Logement : Première Nécessité

Transcription

Logement : Première Nécessité
N ° OUAP
1196
Logement :
Première Nécessité
1954 - Arles - Architecte Pierre Vago
FICHAFFICHE
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SIÈCLE
FICHAFFICHE
« Il y a deux manières d’accueillir un édifice, on peut l’utiliser ou on peut le regarder. En terme plus précis, l’accueil peut être tactile ou visuel. On méconnaît du tout au tout le sens de cet accueil si on envisage l’attitude
recueillie qu’adoptent des voyageurs lorsqu’ils visitent des monuments célèbres. Dans l’ordre tactile, il n’existe
en effet aucun correspondant à ce qu’est la contemplation dans le domaine visuel. L’accueil tactile se fait moins
par voie d’attention que par voie d’accoutumance. En ce qui concerne l’architecture, cette accoutumance détermine également dans une large mesure, l’accueil visuel. 1 »
Walter Benjamin
Patrimoine des communes des Bouches-du-Rhône
FICHAFFICHE est une publication du CAUE 13, organisme associé du conseil général des Bouches-du-Rhône
Au fil du temps, notre regard sur le patrimoine ne cesse de s’actualiser et de porter son intérêt
à des œuvres de notre passé récent, qui par leur programme et leur qualité artistique ont su
prendre date dans l’ordinaire de notre histoire. Au présent d’en cultiver le meilleur usage.
XX
e
SIÈCLE
N ° OUAP
ARCHITECTURES VOISINES
Tournant le dos à Saint-Honorat, vous quittez les champs
Élysées arlésiens où « des sépultures jonchent le terrain
inégal » 2, tombeaux dont Vincent, dans une lettre à Théo,
décrit la pierre « d’un lilas bleu ».
En sortant des Alyscamps, vous verrez sûrement la voie ferrée
désaffectée qui s’enfonce au nord sous la ville et qui sert, au
sud, de chemin piéton vers les services techniques. En suivant
cette direction vous apercevez la cité H.B.M. 3 de Gaston Castel.
Devant vous, l’alignement tremblé de l’ancienne Cité des
Jardins cadre l’entrée en hémicycle du Tennis Parc. Les blocs
pittoresques et leurs petits décors sont en ordre continu sur
la rive est de la rue, plus dispersés en face. Pour faire une rue
à niveau, Castel a dû remblayer sa rive ouest.
Dans l’échappée des blocs, en contrebas, une prairie rejoint
un alignement de peupliers qui borde la rue Alexandre
Dumas. De l’autre côté de la rue, au ras du sol, vous pouvez
distinguer une enfilade de travées dessinant autant de loges
colorées inscrites dans une suite de refends obliques. On en
compte jusqu’à vingt-cinq. Ce portique habité est limité au
nord comme au sud par de hauts murs de moellons. Au sud,
le mur s’interrompt sur quelques mètres : c’est l’entrée et
c’est de là que nous découvrons le pignon asymétrique de
l’ouvrage. C’est ici le dernier témoignage de la série de
Logements Économiques de Première Nécessité (L.E.P.N.)
réalisés en quelques mois par l’architecte Pierre Vago durant
l’année 1954.
1196
Logement : Première Nécessité
1954 - Arles - Architecte : Pierre Vago
Assisté de Jacques Van Migom, José Imbert
public d’HLM des Bouches-du-Rhône ; aujourd’hui OPAC SUD
Programme 25 Logements Économiques de Première Nécessité
Surface 33,30 m2 habitable par logement
Coût de la construction 18 500 000 F en valeur 1954. Soit 332 445
en valeur 2002 et 13 298 par logement
Maître de l’Ouvrage Office
rue Alexandre Dumas, Les Alyscamps, Arles 13200
43°40’17’’ de latitude N ; 4°37’55’’ longitude est
Accès à Arles prendre le boulevard des Lices, dans le sens des aiguilles d’une montre, au carrefour après
la gendarmerie, à droite, descendre la place de la Croisière, en bas, à gauche, avenue des Alyscamps,
à droite, chemin Marcel Sembat, enfin à gauche rue Alexandre Dumas
Adresse
N
Coupe transversale sur un logement
Arles, commune des Bouches-du-Rhône
Remerciements
Nicole Vago, Jean-Pierre Vago, Maurice Culot, Chantal Deckmyn,
Marc Langevin, Nicolas Mémain
Pour en savoir plus / Bibliographie sommaire
Vago, Pierre, L’Architecture d’aujourd’hui, Paris, 1971.
Ragot, Gilles, « Pierre Vago et les débuts de L’Architecture
d’aujourd’hui, 1930-1940 », La Revue de l’Art, n°89, 1990.
Dion, Martine, Notice Biographique d’architectes français, IFA,
Paris, 1991
Midan, Jean-Pierre, Dictionnaire de l’Architecture du XXe siècle,
Hazan, Paris, 1996.
Vago, Pierre, L’UIA, 1948-1998, Épure, 1998.
Plan de masse
Ont participé à cette publication CAUE 13
Frédéric Vigouroux, président, directeur de publication
Sandrine Dujardin, directrice
Nicolas De Barbarin, directeur artistique, coordination
Rédaction : Thierry Durousseau
Illustration recto : Jean-Christophe Léon Photos : D.R. Illustrations verso, relevé : Marc Langevin
Graphisme : Bik & Book - Impression : Espace imprimerie
Plan de deux logements
CRISE ET LOGEMENTS
À Alger en 1943, De Gaulle, un peu forcé, déclare : « l’habitation peut et doit devenir un service public. » La Libération
imaginera un logement pour tous, mais redécouvrira dès
1945, les tickets de rationnement. Peu après la création des
Habitations à Loyer Modéré (H.L.M.), le Conseil économique
relève en 1953 qu’une part importante de travailleurs pauvres
ne peut accéder aux logements HLM.
La crise du logement touche les grandes villes, mais aussi
celles qui ont subi de lourdes destructions pendant la guerre.
Arles n’est pas en reste, Lucien Clergue a dix ans lorsqu’il
voit la maison familiale détruite, lors du bombardement du
pont ferroviaire à l’été 1944 ; la maison jaune de Van Gogh
disparaîtra de la même façon.
En février 1954, à la suite du décès de plusieurs personnes,
enfants et adultes mal-logés ou expulsés, l’action spectaculaire de l’abbé Pierre amène le Parlement à voter, contre son
gré, la construction de 13 000 L.E.P.N., financés par un artifice budgétaire et la bienveillance de la Caisse des dépôts et
des consignations. Jacques Chaban-Delmas alors à la tête
du ministère de la Reconstruction et du Logement (M.R.U.)
lance un concours architecte-entreprise.
Dans le même temps, l’Office public départemental d’HLM
des Bouches-du-Rhône réalise des logements L.E.P.N. à
Marseille, Aix-en-Provence et dans tout le département. Pierre
Vago étudiera les programmes d’Arles, Port-de-Bouc, PortSaint-Louis, Berre et Martigues.
Construits en quatre mois, par groupe de 25 à 50 logements,
la plupart des L.E.P.N. deviendront ces taudis neufs qui
feront scandale dès 1955, inspirant une réaction de rejet à
l’égard du « préfabriqué », des « cabanes à lapin », dont l’écho
pèsera longtemps sur les constructions neuves.
Aujourd’hui, la plupart de ces logements ont disparu et là
encore, la région de Marseille fait exception : à Arles la réalisation de Pierre Vago est toujours là ! Cinquante-cinq ans
plus tard, les logements des Alyscamps, désormais appelés
Péhenne 4, sont cogérés par le Centre communal d’action
sociale d’Arles (C.C.A.S.) qui les utilise comme logements
relais, pour des personnes en grande précarité. Ainsi les
formes, mais aussi les usages, ont perduré.
LE PÉHENNE
Le panneau de façade en bois à lames verticales trahit à
peine la présence d’une porte et d’une fenêtre. Bien sûr les
lames sont plus étroites en haut, sur la retombée, que celles
du volet, et le volet lui-même est souligné par une lisse horizontale qui se prolonge jusqu’à la porte. Et puis il y a cette
petite équerre d’ombre qui laisse deviner un renfoncement,
un nu arrière. Vous pouvez y aller, ça marche encore,
cinquante-cinq ans après. Au début le panneau a du mal, il
couine un peu, ça ne coulisse plus complètement ; mais à
force, le contrevent suit le rail auquel il est suspendu. Peu à
peu le panneau cent fois réajusté laisse paraître une fente qui
Vago, Pierre, Une vie intense, Archives d’Architecture Moderne,
Bruxelles, 2000.
Bonthoux, Lucille, Pierre Vago, TPFE, ENSA Marseille, 2002.
Documentation
Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 7 ETP 363
Archiwebture - Fonds Pierre Vago (1910-2002). 064 IFA.
http://archiwebture.citechaillot.fr/awt/fonds.html
© 2009 - CAUE 13 - Conseil d’Architecture d’Urbanisme et de l’Environnement
35 rue Montgrand, 13006 Marseille - Tél. : 04 91 33 02 02 - Courriel : [email protected]
lentement s’élargit. Comme un rideau de scène, on découvre
une fenêtre, enfin un dormant, un montant, des traverses, un
meneau de bois qui étirent la division des six carreaux : pas
de doute, c’est une fenêtre, qui elle-même coulisse. Cela fait
un petit diorama qui au final laisse échapper les plis d’un
modeste rideau, signe amical de l’intérieur à l’attention des
passants que nous sommes.
Ce qu’on pensait être une porte se révèle être d’abord un
volet battant qui protège une porte-fenêtre vitrée dont les
divisions reprennent celles de la fenêtre coulissante. Tout cela
est dessiné, divisé, calculé : deux largeurs de portes dans
la fenêtre, deux largeurs de fenêtre pour ouvrir le volet, soit
cinq largeurs de porte dans la façade de bois inscrite dans la
travée de béton clair.
« J’ai conçu des panneaux-façades allant d’un refend à
l’autre, comportant une fenêtre horizontale avec allège isolante…
J’avais mis au point ce système dans des réalisations beaucoup plus modestes, le principe de refends porteurs et
panneaux-façades prêts à la pose et mis en place de l’extérieur, pour les quatre groupes des logements d’urgence réalisés en Provence. » 5
Pierre Vago en architecte moderne, cherche à résoudre structurellement les questions d’un programme très économique
sinon spartiate, celles de la série et de l’abri élémentaire.
La structure de béton clair forme pour chaque travée une
sorte de tunnel de 3,60 m de portée, avec des voiles de
0,20 m, deux joints de dilatation et une toiture en V dissymétrique. Le tout offre 33,30 m2 habitable. Au centre, et point
bas de la toiture, les pièces humides et ventilées : W.-C. à la
turque, évier et salle de bain. À l’ouest, la chambre des parents
qui accueille un lit double et le berceau du nouveau-né,
donne sur un long jardin, cantonné d’un cellier ajouré de lames
en béton. À l’est la pièce commune où peuvent dormir deux
enfants et où la famille de cinq personnes prend ses repas.
Côté rue, la pièce commune ouvre sur un large trottoir, à
travers une loge formée des abouts de voiles saillants, et
couverte de la poursuite du toit de béton aminci d’un chanfrein. C’est un seuil, un entre-deux, on peut y mettre un banc.
À l’origine les panneaux-façades sont d’une même couleur,
probablement verte, en s’individualisant – un panneau, une
couleur – ils accordent à chaque habitation son identité. Brun,
rouge, marron, vert, bleu, marron, mauve, vert, noir, beige, vert,
gris, sertis de béton clair.
Les panneaux-façades, avec leur système assez sophistiqué
de menuiseries
ou battantes,
sont aussi
aussi une
menuiseries coulissantes
coulissantes ou
battantes, sont
façon de tempérer l’écriture
l’écriture tout
tout béton
béton qui en forme la trame
claire du projet. À l’inverse du béton d’ingénieur, le bois dans
ses assemblages de lames, donne une lecture accessible de
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Disney ; Bernard Stiegler parlait de misère symbolique 5 : à
Arles allez voir de l’architecture rue Alexandre Dumas.
1 Benjamin, Walter, L’homme, le langage et la culture, Gonthier, Paris, 1974.
2 Dante, Alighieri, La Divine Comédie, traduction Jacqueline Bisset, GF
Flammarion, Paris, 2004.
3 Habitations à Bon Marché, instituées en 1894 par les lois Siegfried.
Pierre Vago est né en 1910 à Budapest, c’est le fils de Ghita
Lenart, cantatrice célèbre et de l’architecte Joseph Vago, un
des lauréats du concours de la Société des Nations en 1927.
Sa formation passe par l’École spéciale d’architecture dans
l’atelier d’Auguste Perret ; il est diplômé en 1932. À vingt-deux
ans, il devient rédacteur en chef de la revue L’Architecture
d’aujourd’hui qu’André Bloch vient de fonder. Il publie des
numéros spéciaux sur Auguste Perret ou Le Corbusier, Eugène
Beaudouin, André Lurçat et sur des architectures du monde
entier.
Marié à une aixoise, il est à Marseille pendant la guerre où il
fait la connaissance de Jacques Couëlle chez qui il travaille
à la mise au point d’un système de construction à partir de
fusées céramiques, puis partage des locaux avec Fernand
Pouillon. Résistant, il est emprisonné avec Joseph Imbert,
ancien maire socialiste d’Arles et Louis Féraud qui deviendra
un grand couturier. La radio de Londres signale son arrestation par « Eupalinos ne répond plus. »
La Libération le voit de retour dans la région, entre 1945 et
1947, il réalise les plans de reconstruction d’Arles, de Tarascon
et de Beaucaire en tant qu’architecte en chef. Quelques
constructions accompagnent cette mission : l’ensemble de
Trinquetaille sur les bords du Rhône, des écoles, des églises
ou encore l’usine de traitement des eaux d’Arles, aujourd’hui
disparue. Dans ce cadre, il n’est pas étonnant qu’il se soit
engagé dans l’aventure des logements de première nécessité d’Arles. En 1951, il participe avec Pierre Dupré et AndréJacques Dunoyer de Segonzac, au concours de Strabourg
pour le Secteur Industrialisé, leur projet sera classé cinquième
et Eugène Beaudouin l’emportera.
Son grand œuvre de l’après-guerre reste la basilique SaintPie X à Lourdes, église ellipsoïdale entièrement construite
sous terre qu’il réalise entre 1955 et 1958, avec l’ingénieur
Eugène Freyssinet.
L’autre grand projet, outre la reprise de L’Architecture d’aujourd’hui, censurée dès le début de la guerre, c’est la création
de l’Union internationale des architectes, dont il sera le secrétaire général. Cette œuvre de paix sera un lieu d’échanges, de
débats et de réformes des diverses formes du métier d’architecte. Mais aussi une façon de concurrencer les Congrès
Internationaux des Architectes Modernes, les CIAM.
De lui, le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot à écrit : « Disciple
de Perret, Pierre Vago est resté fidèle à cette définition qui veut
que l’architecture soit le résultat d’un programme exprimé par
une technique. Il prône une architecture sobre, refuse tout
lyrisme, tout ce qui ne semble pas répondre aux nécessités
structurelles et qui constitue un mensonge technique. [...]
Pierre Vago est resté fidèle à ce parti de simplicité, voire de
modestie conceptuelle. 6 ».
Pierre Vago disparaît en 2002 : « Eupalinos ne répond plus. »
4 L.E.P.N. devient le PN, et se prononce le Péhenne.
5 Vago, Pierre, Une vie intense, AAM, Bruxelles, 2000, op. cit. supra.
Neuf variations sur les ouvertures d'un panneau de façade en bois
6 Journal Le Monde du 10 octobre 2003.
Thierry Durousseau
été 2009

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