le journal d`atelier
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Réflexion LE JOURNAL D’ATELIER de Louis Treserras, suivez l’artiste sur les chemins de la création L’été 2008 sera pour moi un été de travail dans la perspective d’une exposition à Beaune (Galerie Espace Contemporain) en compagnie du sculpteur Berit Hildre, mon épouse. J’ai décidé de partager avec vous quelques moments choisis de ces préparations toujours exaltantes et quelques peu stressantes. Lundi 14 juillet 2008, Anaïs Aujourd’hui, lundi 14 juillet, je ne suis pas au défilé, mais dans mon atelier depuis 6h du matin, et je cherche à saisir le regard d’Anaïs. Ma toute première idée était de jouer avec le côté provocant et évocateur de cette pose, et d’intituler le tableau «jeu dangereux», mais plus le temps passe, plus je me rends compte que je suis moi même gêné par ce regard. Je la verrais plutôt rêveuse, plongée dans quelques songes inaccessibles. C’est la première fois que je peins Anaïs, et je me rends compte à quel point il m’est nécessaire de bien connaître un modèle avant d’espérer me l’approprier pour lui faire pénétrer mon univers intime. En définitive, je ne peins bien quelqu’un qu’à partir du momet où je peux, non pas m’identifier à lui, mais habiter ce corps. Le modèle est comme une pâte malléable que je malaxe inlassablement, lui donnant progressivement forme en l’imprégnant de mes propres ressentis. Je n’y parviens tout à fait qu’après plusieurs tentatives. 62 Donner la vie à un personnage peint ne veut pas dire bien le peindre, ou parfaitement le peindre dans les moindres détails de son anatomie, mais l’investir d’une émotion, une peine, une lassitude, une profondeur, une joie, un désir, une attente, une respiration du moment. Si je ne suis pas moi-même capable de ressentir cette sensation au moment où je prends mes pinceaux, et plus encore à travers la peau et les traits du personnage que je peins, il est vain d’espérer transmettre autre chose qu’un travail bien réalisé, le personnage ne sera qu’une coque vide, vaguement esthétique, mais dénué de sens. Dessins et Peintures THÉMATIQUES N° 16 « Donner la vie à un personnage peint ne veut pas dire bien le peindre, ou parfaitement le peindre dans les moindres détails de son anatomie » par Louis Treserras Réflexion Mercredi 23 juillet Jeudi 17 juillet Aujourd’hui encore, comme hier et demain, entrer en communication avec ce regard, et m’y perdre dans les tréfonds. J’aime ce visage rond, plein, voluptueux et intemporel, très dessiné, et ce regard à la fois scrutateur et indifférent, lascif et distant... Rien ne semble pouvoir l’atteindre. La préparation d’une toile est toujours un moment de réflexion. Le dessin préparatoire est terminé, et j’ai eu largement le temps d’en juger l’effet, d’en corriger les petits détails, d’en penser les dimensions (lui donner son espace vital). En effet, une fois l’idée première esquissée avec force détails sur une grande feuille de papier, il peut passer plusieurs semaines avant que je ne décide de la mener au bout. Je travaille habituellement mes dessins préparatoires sur des grandes feuilles de papier que je scotche entre elles si nécessaire afin de ne pas être limité dans l’espace. Mes personnages sont proches de la taille réelle et j’éprouve de grandes difficultés à les réduire, au grand dam des galéristes, qui ne possèdent pas des murs extensibles. Une fois le personnage dessiné, je juge de l’espace vital nécessaire autour de lui, et détermine donc le format de mon tableau. Je ne me plie jamais à la démarche inverse, qui consiste à faire entrer un personnage dans une toile existante au format standard. La préparation de mes toiles est relativement longue, et comporte entre dix et quinze étapes avant que je ne puisse commencer le travail proprement dit de peinture. Sans entrer dans les détails, il s’agit de la préparation du châssis, de l’entoilage, d’un travail de structure à l’enduit, de différents collages de papiers, de la peinture de ceux-ci aux encres, et de vernis de protection qui isolent les couleurs délébiles. Ce temps de préparation additionné au travail préparatoire sur mes croquis et mes dessins me permet d’aborder le tableau de façon sereine. Je fabrique mes chassis avec une plaque de contreplaqué de 8mm, renforcé sur les bords par des carrelets de 30x30 mm. Après avoir découpé la toile dans un rouleau de toile de lin préparé avec un enduit universel transparent, je tends et agrafe la toile grâce à une pince à tendre et une agrafeuse électrique. 64 Dessins et Peintures THÉMATIQUES N° 16 Mardi 5 août Elle est là, posée, lascive, nonchalamment appuyée contre le mur, les mains croisées dans le dos, offrant ce ventre rond et vulnérable, le visage légèrement tourné comme si notre présence soudaine la tirait de sa lente contemplation, de ses rêveries hors du temps, sans pour autant l’effrayer un instant, la décontenancer dans sa fragile nudité, ou troubler la quiétude éternelle dans laquelle elle semble voilée. Pour autant, son regard est interrogateur, paisible, mais cherchant à saisir la raison ou la finalité de notre présence. Les jambes croisées contrastent avec la désinvolture de la pose générale, et la distance que le regard impose témoigne du fait que si la forteresse est prenable, ce ne sera pas sans sacrifice, ni renoncement. Quelque chose me gêne dans la silhouette de ce visage, la mâchoire a quelque chose d’agressif, de tranchant, il me faudra ajouter de la matière, pour en arrondir la ligne extérieure. L’oeil gauche parait effarouché, alors que le droit est plus paisible, plus pénétrant, plus proche de ce que je souhaite lui voir transmettre. Je dois modifier le dessin de l’iris et alourdir un peu la paupière afin de trouver plus de cohérence. Au final, j’accentuerai l’arcade sourcilière et la pommette puis grossirai les iris pour conférer à ses yeux ce regard sombre et profond. Mon travail consistera ensuite à donner, à l’aide de glacis successifs, la profondeur nécessaire derrière le personnage et par ce biais, créer le mystère. De quels univers intimes et voluptueux, de quels trésors inestimables, de quels inconcevables secrets est-elle la paisible sentinelle ? par Louis Treserras Réflexion Vendredi 8 août Aujourd’hui je ne ferraillerai pas avec la force tranquille et désinvolte d’une sentinelle imaginaire. Elle vient à moi dans sa plus simple expression, dans une humilité bien plus puissante que des armées entières, les trésors ne sont plus gardés, mais offerts, les secrets dévoilés. Regard et tête baissés, les épaules relâchées dans un total abandon... Une rémission, pour continuer dans la métaphore guerrière. Mon idée est de jouer, par l’intermédiaire de ce petit carré de papier marouflé sur la toile, et grâce à une deuxième toile formant un diptyque, à un jeu de devantderrière, caché-dévoilé, présence-absence. Mais pour l’instant, je dois dans ce premier travail faire surgir ce personnage de la toile. Je le fais de façon spontanée et libre à grands coups de brosse, sans lier mes touches, me concentrant uniquement sur les contrastes, les jeux d’ombreset de lumières. Les nuances plus fines sont réservées aux couches suivantes, voir aux glacis finaux. Une première impression est donnée au chemisier en respectant lumières et valeurs, puis je reprends dans le frais et de façon plus empâtée les hautes lumières sur le visage et la poitrine par des touches grasses et soyeuses dont le sens reste visible. À ce stade, je ne sais pas encore si je lisserai mon travail à la deuxième couche, ou si, au contraire, je garderai cet aspect un peu enlevé qui aujourd’hui correspond mieux à mon humeur du jour. Malgré tout, il me semble que la délicatesse de la pose nécessite un travail plus fin, plus léché. Le temps nécessaire de séchage d’environ une semaine à dix jours me laissera le loisir de réfléchir à cela. Plus tard... En effet, décision fut prise de pousser ce travail jusqu’à l’obtention du velouté de la peau afin qu’aucun obstacle visuel ne vienne perturber ce beau visage au cœur de cette intimité dévoilée. Dans la toile de gauche du diptyque, seule une esquisse du même visage, mais délimitée par le papier de soie. On a ainsi l’impression que le personnage s’est matérialisé, en passant devant ce carré, ou cette fenêtre, en faisant un pas en notre direction, donnant ainsi une impression de mouvement. Dimanche 17 août J’aimerais aujourd’hui peindre Élise dans ce portrait en contre-plongée car je trouve stimulant et l’angle de vue délicat, et la lumière qui glisse sur ce visage. Je n’ai pas beaucoup de temps et choisis donc la manière alla prima pour peindre ce portrait qui restera une étude, somme toute. La technique alla prima consiste à peindre en une seule séance, et donc dans le frais. Cela demande de travailler la forme (dessin), les lumières (les valeurs), et les couleurs (nuances) dans la même séance. C’est la raison pour laquelle le travail est tout de suite poussé dans les détails, même s’il reste inachevé par endroits. Un jus d’ombre naturelle + ombre brûlée est placé sur le fond pour détacher le visage et l’épaule, et pour donner plus d’éclat à la lumière qui nimbe ce profil. Les cheveux sont traités en une masse sombre (ombre brûlée + bleu outremer) sans souci de détails excessifs. Ce portrait restera effectivement au point d’étude, car il me semble que tout y est déjà dit et qu’il faut savoir s’arrêter à temps. L’exposition approche Peindre est pour moi l’occasion d’aller à la rencontre de ces personnages qui peuplent mon imaginaire. Ils hantent mon atelier, d’abord sous forme de dessins, puis de peintures plus ou moins achevées jusqu’à parfois recouvrir des murs entiers de ces corps et visages 66 Dessins et Peintures THÉMATIQUES N° 16 Dessins et Peintures THÉMATIQUES N° 16 graciles et pénétrés, m’accompagnant dans ce monde parallèle que je découvre un peu plus chaque jour, dès le seuil de mon atelier franchi. Il est inutile de préciser que le franchissement inverse est parfois douloureux... Quoi qu’il en soit, les périodes de travail intense que présuppose la préparation d’une grande exposition sont toujours l’occasion d’un grand plongeon dans un univers dont on ressort souvent groggy, vidé, mais avec la plénitude engendrée par la satisfaction du travail accompli. 67