Les études culturelles sont-elles solubles dans les Cultural
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Les études culturelles sont-elles solubles dans les Cultural
ENTRETIENS « Les études culturelles sont-elles solubles dans les Cultural Studies ? », par Marie-Hélène Bourcier, François Cusset et Armand Mattelart Entretiens réalisés par Bernard Darras Université Paris I « Panthéon-Sorbonne » & Centre de recherche Images, cultures et cognitions (CRICC) Études culturelles, ou Cultural Studies ? Bernard Darras. — François Cusset, en général, dans vos textes et interventions, vous insistez pour que l’anglais « Cultural Studies » soit préservé dans l’appellation de ce secteur de recherche. Comment justifiez-vous cette position ? François Cusset. — Je tiens à garder l’appellation anglaise de Cultural Studies pour bien marquer l’absence en France de cette tradition théorique hybride mais cohérente, apparue en Grande-Bretagne dans les années 1960, aux États-Unis au tournant des années 1980, avant d’essaimer dans le reste du champ universitaire mondial au cours des années 1990. Non seulement les Cultural Studies n’ont jamais pénétré la forteresse académique française, mais les diverses approches que recouvre cette formule – analyse britannique des résistances et des singularités culturelles des classes populaires, ou analyse américaine des enjeux de pouvoir et de réappropriation identitaire à l’œuvre dans la culture de masse – mais le contexte dans lequel elles se sont épanouies n’a jamais eu d’équivalent en France. En Grande-Bretagne, ce fut la critique du déterminisme mécaniste simple des marxistes orthodoxes, pour montrer au contraire les logiques autonomes de l’hégémonie (et de la résistance) culturelle, et aux ÉtatsUnis, l’ethnographie ou la théorisation littéraire des formes culturelles de l’expression communautaire ou de la revendication identitaire contre le violent conservatisme reaganien des années 1980. Or en France, ni la dimension fortement interdisciplinaire, ni l’intérêt scientifique pour les sous-cultures (subcultures) ou l’industrie culturelle de masse, ni cette forme culturalisée ou littérarisée de la théorie critique (ou des marxismes) 7 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 n’étaient jusqu’à présent vraiment recevables. Car dans le même temps et pour reprendre chacun de ces termes, l’université française a évolué vers un repli disciplinaire coupé du débat public ; vers l’élitisme renforcé des corpus de textes canoniques et des cultures dominantes (seuls objets dignes d’exégèse), et vers un champ des “humanités” au sens large (littérature, philosophie, sciences humaines et sociales) brusquement et très largement démarxisé. Elle sautait ainsi sans transition du matérialisme dialectique le plus orthodoxe à un néokantisme plus ou moins libéral (ou à “l’individualisme méthodologique” en sociologie). Ceci, sans voir dans le nouveau pluralisme identitaire et l’explosion des industries culturelles les enjeux sociopolitiques, mais aussi théoriques qu’y ont vu, parfois non sans raccourcis, les chefs de file anglo-américains des Cultural Studies. Enfin, ce terme a l’avantage d’éviter la confusion avec les approches plus circonscrites, et plus classiques, que sont l’histoire et la sociologie culturelles. Celles-ci fournissent une trame empirique et un catalogue d’objets d’analyse aux Cultural Studies, mais elles n’en ont ni la forte inflexion littéraire (analyser un concert de Madonna ou une manifestation d’Act Up avec les outils théoriques qui permettent d’éclairer une pièce de Shakespeare ou un roman picaresque) ni l’a priori critique ou politique (consistant à voir dans chaque phénomène culturel une modalité de résistance, ou le théâtre d’une brûlante lutte symbolique). L’intérêt tardif pour les Cultural Studies dans l’université française, s’il faut s’en réjouir, ne saurait donc être que très graduel : c’est encore un objet exotique, un corpus lui-même de textes et de concepts, un méta-discours aussi qui renvoie (fût-ce en négatif) aux singularités de l’éducation supérieure française, mais pas encore cette transversale interdisciplinaire active avec laquelle chercheurs et enseignants auraient développé tout un rapport au long cours, fait d’usage pragmatique et d’autoréflexion scientifique. Cette évolution-là de l’institution universitaire française prendra plus de temps. Bernard Darras. — Marie-Hélène Bourcier comment abordez-vous ce problème de l’appellation, si c’en est un pour vous ? Marie-Hélène Bourcier. — L’omniprésence de la langue anglaise dans le monde scientifique, des affaires et de la politique la désigne logiquement à la vindicte anti-impérialiste. C’est tomber dans le piège qui consiste à faire de l’anglais une langue unifiée dans ses usages, voire territorialisée (les États-Unis de Reagan ou de Bush). L’anglais est aussi l’une des langues les plus utilisées par les minoritaires dans le monde pour contrer précisément l’hégémonie (au sens banal du terme) américaine. Il y a belle lurette que les minoritaires ont compris la leçon de La Malinche. Pour les minorités sexuelles et de genre par exemple, les mots anglais, queer, genderqueer, gay ne sont pas des produits importés de force ou des aliénations culturelles mais des dénominations politiques communes et transnationales. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont globales ou universelles. 8 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart Tout cela pour dire que je ne vois aucun inconvénient à ce que la langue française soit parasitée par des termes anglais. Bien au contraire. Mais on peut aussi choisir de “traduire”. Car la vraie question est celle de la traduction culturelle et celle-ci ne se réduit pas au passage d’une langue dans une autre (obligatoire ou non, régi par l’État ou non). Elle est fonction du contexte et des enjeux politiques. Lorsque nous avons introduit la théorie queer en France en 1996, nous avons sciemment choisi de ne pas traduire “queer” : l’ambiguïté voire l’inintelligibilité du terme permettait de ne pas se faire exclure et marginaliser immédiatement de l’espace intellectuel et public français, traditionnellement très excluant pour les minorités sexuelles et rétif à toutes formes de théories et de politiques sexuelles. Ne pas traduire permettait aussi de garder le potentiel herméneutique du terme (queer, qu’est-ce que c’est ?) et de ne pas coller aux dénominations disponibles qui non seulement étaient inadéquates (homosexuel-le, lesbienne, pédé, tapette, gouine) mais ne donnaient pas accès à l’aspect post-homo de la théorie queer. Ce faisant, nous perdions certes le potentiel politique extrêmement fort du terme en contexte, puisque queer est une injure extrêmement violente (au même titre que nigger) qui était utilisée dans les années cinquante aux États-Unis. Mais la traduction culturelle, qui consistait à ne pas traduire, fut choisie pour des raisons de politique minoritaire dans le contexte français. Une seconde traduction culturelle fit son apparition dans les années 2000 avec la concaténation “transpédégouine” qui résolvait un autre problème de traduction culturelle : celui de ne pas traduire le terme au profit d’une identité sexuelle et de genre en particulier au détriment des autres. On le voit, une traduction est un processus ouvert et qui ne se pose pas, voire de moins en moins, en termes de fidélité à l’original linguistiquement compris. La question de la traduction infidèle ou de l’adaptation au contexte d’arrivée et de passage est inévitable et plus encore lorsqu’il s’agit de traductions locales et/ou minoritaires. Elle l’est également pour la traduction culturelle des “études culturelles” en France. Je ne pense pas pour ma part que cela passe au jour d’aujourd’hui par le fait de garder le terme “Cultural Studies”. L’aperture maximale de ce terme, son caractère extrêmement vague, son côté bienséant me paraissant des atouts paradoxaux. D’autant que le terme est déjà traduit dans les usages qu’en font ses praticiens en France. Qu’ils soient étudiants, enseignants, chercheurs ou activistes, ils parlent d’“études culturelles”. À cela il faut ajouter que la réforme de Bologne (LMD) a permis d’afficher des cursus explicitement culturalistes. Bernard Darras. — Quel intitulé proposeriez-vous ou privilégiez-vous pour nommer ce secteur académique (enseignement et recherche) dans les pays de langue française ? François Cusset. — Justement, je n’ai pas d’autre appellation pour ce secteur naissant en France que son nom anglais de Cultural Studies : comme je l’ai expliqué précédemment, et pour ne pas les confondre avec l’histoire ou la sociologie culturelles telles qu’elles existent en France, 9 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 j’insiste pour en rester à Cultural Studies. Si dans l’avenir elles venaient à se faire une place durable dans l’université française, peut-être parlera-t-on alors littéralement d’“études culturelles”, pour les couper enfin de leurs sources anglo-américaines. Marie-Hélène Bourcier. — Encore une fois, je crois que l’amplitude extrême du terme “études culturelles” a du bon. Ce qui compte, ce sont plutôt les spécifications qui se font et se chassent l’une l’autre au sein même de la démarche culturaliste. Je sais bien que l’on a tendance en France depuis un an ou deux à cristalliser sur la création-localisation des études culturelles dans un centre au sigle stabilisateur et rassurant comme le CCCS de Birmingham. C’est commode pour les historiens classiques des idées. Mais les études culturelles en Angleterre et ailleurs ne se sont pas fondées en se disant : on va faire un département d’études culturelles en soi. Les méthodes, les drôles d’objets, les références des culturalistes sont pratiqués dans nombre de départements. Dans ceux plus classiques de sociologie, d’anthropologie, dans des départements qui préexistaient aux études culturelles, je pense aux American Studies et aux Aera Studies aux États-Unis, dans de nouvelles “disciplines” comme la théorie de l’architecture par exemple avec les travaux de Beatriz Colomina et de Mark Wiggley à Princeton par exemple. Ces départements ne se dénomment pas études culturelles mais ils en font. Ce qui est parfois déroutant mais intéressant avec les études culturelles, c’est que leur découpe instable ne correspond pas à un secteur, “n’épouse pas” comme on disait dans l’ancien temps une discipline. Il serait à peu près aussi inexact de dire que l’on a affaire à des départements interdisciplinaires : ceux-ci rassembleraient quelles disciplines connues ? Est-ce que la critical theory est une discipline ? Les études culturelles ne sont ni une théorie ni un champ unifié et elles ne cherchent pas à l’être. C’est cela qui est récent dans “l’histoire des humanités”. Elles ne proposent pas les coalescences institutionnelles habituelles (ce qui ne veut pas dire qu’elles sont à l’abri de l’institutionnalisation et des enjeux de pouvoirs). Il me semble que c’est aussi parce qu’elles n’ont pas le même rapport à la théorie, parce qu’elles envisagent les relations entre méthodes et théorie, théorie et pratique différemment qu’elles ne se sectorialisent pas. De fait, les études culturelles construisent leur développement (le terme est très mauvais) en fonction des contextes qui incluent pleinement différents positionnements épistémiques et les situations politiques (ce que j’appelle l’épistémopolitique). Dans les meilleurs des cas, les études culturelles se fichent d’appliquer ou de tester une théorie et encore moins d’en produire une ou plusieurs. Elles se moquent d’imposer une lecture ou une grille, ce qui fut le souci des grands systèmes / idéologies théoriques du XXe siècle. Elles sont plus intéressées par les relectures théoriques des références théoriques et la création d’univers référentiels inattendus, mixtes et efficaces. Le présupposé des études culturelles n’est guère familier à l’esprit français et pourtant c’est le suivant : les théories sont fondamentalement insuffisantes et c’est généralement de leurs manquements, de leurs zones aveugles que 10 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart l’on peut partir. Les études culturelles, c’est un peu un constant “théorie interruptus” par les pratiques et les contextes. Enfin et peut-être surtout, les études culturelles se manifestent bien plutôt par des re-thématisations constantes en fonction des contextes. Ce qui explique que l’on assiste selon un rythme bien éloigné des institutions à une prolifération de regroupements disciplinaires hirsutes autour de problématiques actuelles : par exemple les Terrorist Studies, les Trauma Studies, les Visual Studies, etc. La recomposition des thématiques détermine celle du champ. Pour toutes ces raisons et à cause des détours que je viens de faire pour répondre à votre question, je dirais que tracer un espace pour les études culturelles ne va pas sans cette constante re-thématisation et que c’est cette manière de faire qui peut donner lieu à d’autres études, d’autres champs, d’autres objets dont nous n’avons pas encore idée dans et en dehors des dites études culturelles. Dans cette manière si peu française de faire apparaître de nouvelles études ou la critique, une part importante revient à la porosité du “secteur” et de l’université, de leur capacité à se laisser déformer par l’extérieur, par le « dirty world » pour reprendre une expression de Stuart Hall et donc de leur capacité de laisser s’exprimer dans l’espace universitaire les voix de ceux-celles qui veulent faire des études culturelles. Les études culturelles relèvent de et proposent ce type de plasticité. Bernard Darras. — Je crains que le maintien de l’appellation d’origine ne pose trois principaux problèmes. D’une part, ainsi dénommées, les Cultural Studies risqueraient d’être confinées à l’étude du phénomène anglo-saxon. D’autre part, la résistance française à leur intégration s’afficherait par l’incapacité à proposer une traduction dans la culture académique et scientifique. Enfin, dans la mesure où l’approche culturaliste combine une ambition scientifique générale, à la relativité et à la critique du pseudo-universalisme, ne faut-il pas éviter de limiter son extension dans l’espace et le temps. Faut-il redouter l’impérialisme épistémologique des Cultural Studies ? Marie-Hélène Bourcier. — Fort heureusement, je pense qu’il n’y a pas d’AOC des études culturelles ! Et je m’en explique dans mon article en insistant sur le caractère non national et dénationalisant des études culturelles. Je suis par ailleurs convaincue que la modification en cours des études culturelles dans des pays ou des zones qui se considèrent comme des culturalistes subalternes et qui s’interrogent sur la construction du post-colonial, du diasporic et du subaltern par les culturalistes occidentaux va faire bouger les lignes. À cet égard, la critique de Saïd et de Jameson par Aijaz Ahmad est sans appel. Et elle date de 1992. À la conférence Trajectories : Towards a New Internationalist Cultural Studies organisée à l’université nationale de Tsing Huan en 1992, la “dé-westernisation” était bien à l’ordre du jour. Donc, pour ce qui est de l’impérialisme épistémologique des études culturelles, les vers sont dans les bons fruits. Formés aux études culturalistes occidentales dans les meilleures universités… les Malinches sont prêts. 11 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Le potentiel culturaliste des French Theories Bernard Darras. — François Cusset, dans votre ouvrage French Theories, vous faites le point sur les contributions françaises aux Cultural Studies, en montrant notamment qu’elles ont été réinterprétées dans les contextes anglo-saxons qui les ont politisées. Mais ne peut-on dire que ces théories françaises représentaient un potentiel “culturaliste” qui n’a pas pu émerger sous cette forme ? François Cusset. — Qu’il s’agisse d’analyser les mécanismes de la culture industrielle, de théoriser télévision et cinéma, de mettre l’accent sur la domination culturelle ou sur les résistances des usagers, et plus encore récemment avec les études postcoloniales, les Cultural Studies ont toujours fait référence à un ensemble de textes et d’auteurs français – surtout Foucault, Deleuze, Derrida, Althusser, Lacan, Certeau, Baudrillard, Debord et Bourdieu, et pour ce qui est de la génération intellectuelle critique suivante, Latour, Rancière et Badiou. Mais la référence fonctionne ici par arrachement contextuel et réappropriation dans un autre contexte : on extrait certains textes français ou même certains concepts, « savoir-pouvoir » ou « anti-discipline », de l’œuvre dont ils découlaient et de sa logique d’ensemble, mais aussi du terreau sociopolitique qui les a nourris (l’Amérique des années 1990 n’est pas la France des années 1970), et on les applique directement aux réalités culturelles et textuelles que scrutent les Cultural Studies. Ces “contributions (théoriques) françaises” bien involontaires se trouvent ainsi dépolitisées, désamorcées même, et tirées vers des objets qui leur sont souvent étrangers, moyennant une “culturalisation” sinon une “littérarisation” ou une “textualisation” de ces mêmes auteurs : en traitant le roman victorien comme « institution disciplinaire » (ce qu’est la prison chez Foucault) ou la télévision comme « simulacre » (principe théorique et intransitif chez Baudrillard). Ce travail de détournement et de remise en circulation a eu aussi, parfois, sa fécondité théorique et même ses effets politiques, quand ces mêmes références françaises en viennent à fournir une caution intellectuelle de prestige aux politiques identitaires, ethniques ou sexuelles, élaborées sur les campus. Mais il est vrai aussi que les apports de Foucault au plan de la théorie du pouvoir, de Bourdieu sur l’habitus et la domination, ou de Derrida pour penser la textualité vont tous dans le sens d’une relativité anthropologique, d’un regard distant, d’une méfiance envers les essences conceptuelles et les universalismes abstraits – et non pas d’un “relativisme” généralisé, comme le leur ont reproché les conservateurs américains et français – qui ne forment pas par hasard le modus operandi des Cultural Studies. Sauf qu’ici, les apports ne sont pas seulement français – l’anthropologie de Clifford Geertz ou la théorie critique de l’École de Francfort sont d’autres grands modèles d’une telle distance (et acuité) du regard. Marie-Hélène Bourcier. — La French Theory à l’instar du French Feminism est une fiction intéressante, un pack américain qui en dit long sur leur fantasme de la francité, de la théorie voire d’une nostalgie pour des rôles 12 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart qui n’existent pas dans l’espace public américain : l’intellectuel. Ce qui est intéressant, c’est que les lectures perverses, obliques, qu’ont faites les Américains de certains auteurs aient effectivement pu fonctionner comme une repolitisation pour certains lecteurs et lectrices français essentiellement sur la question de la politique des identités (féminisme, post-féminisme, féminisme pro-sexe, théorie queer, études transgenres, études gaies et lesbiennes, Post-Colonial Studies…). Voilà qui leur a permis de critiquer le provincialisme mais aussi l’eurocentrisme, le racisme et l’hétérocentrisme à la française. Que les Français aient raté le cultural turn, c’est leur affaire, c’est un passé dont on peut faire la généalogie. Il s’explique par le contexte universaliste et républicain français. Mais il faut ajouter que la plupart des membres proéminents de la French Theory ont contribué à cet évitement en connaissance de cause. C’est le cas pour Derrida, Foucault, Kristeva et bien d’autres. Ils “passaient” outreatlantique en servant à leur public un discours attendu qu’ils n’auraient jamais tenu en France. Leur stratégie a été de ne jamais reverser en France les lectures critiques made in USA auxquelles ils étaient parfois sensibles (je pense à Derrida notamment). C’est à eux que revient également cette responsabilité, ce choix de non diffusion de leurs Travelling Theories qu’ils n’ont pas toujours ressenties comme des trahisons loin de là. Quid de cette duplicité culturelle ? Pourquoi parler « féministe outreatlantique » et « génie féminin » dans l’Hexagone par exemple. Le “potentiel culturaliste français”, si tant est qu’il ait existé, c’est aussi par ces voyageurs théoriques qu’il aurait pu être introduit, facilité en France. Il serait intéressant de se demander pourquoi des intellectuels du calibre de Derrida ou Foucault étaient au placard en France, taisant leur American persona et une sexualité différente outre-Atlantique. Ceci étant dit, il est peut-être moins urgent de revenir sur des possibilités qui n’ont pas eu lieu et de se demander pourquoi Barthes a loupé le coche. Par contre, il y a tout un travail à faire pour analyser la politique de la francité anticulturaliste dans l’université, dans les médias comme chez les éditeurs. Les raisons de la résistance française aux études culturelles Bernard Darras. — François Cusset, vous relevez trois principaux motifs de blocage de l’intégration des Cultural Studies en France notamment : d’une part, l’immobilisme universitaire et son protectionnisme disciplinaire ; d’autre part, politique, en ce sens que l’ère Thatcher – Reagan n’a pas eu de réel équivalent en France ; culturel, enfin. Mais au sujet de l’enseignement supérieur français, ne peut-on dire qu’il y a eu autant – voire plus – d’ignorance de ce qui se faisait outre-manche et outre-atlantique que de résistances idéologiques et méthodologiques ou de repli nationaliste ? Le francocentrisme linguistique et ses effets bibliographiques – et en conséquence l’absence de traduction – n’ont-ils pas été des obstacles majeurs à l’ouverture scientifique des universitaires francophones ? François Cusset. — La très faible ouverture française aux traductions en sciences humaines – un retard que contribue aujourd’hui à rattraper un 13 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 nouveau type de petit éditeur militant, comme Kargo ou les Éditions Amsterdam – mais aussi le monolinguisme des chercheurs français – là aussi, les choses commencent à changer – sont les obstacles les plus directs à la dissémination des Cultural Studies dans le champ universitaire français. On ne traduit pas, on ne lit pas, on ne parle pas ce qui s’écrit ailleurs. Mais ce “franco-centrisme linguistique” fait aussi symptôme, il est indissociable d’un certain provincialisme intellectuel, mélange de repli sur le débat d’idées franco-français et d’un vieux complexe de supériorité de moins en moins justifié, s’il le fut jamais. La fermeture sur l’étranger des factions intellectuelles qui ont émergé pendant les années 1980 (c’est l’objet de mon dernier livre, La décennie), des politistes tocquevilliens aux sociologues boudonniens et à tous les moralistes médiatiques, peut être assimilée aussi à une stratégie idéologique, dans la mesure où l’on évite ainsi de faire connaître des pensées critiques non françaises qui invalideraient beaucoup de leurs conclusions. La difficulté à faire traduire en français le travail de l’historien anglais Éric Hobsbawm, de l’historienne des idées Kristin Ross sur Mai 1968 et ses réécritures françaises, ou de la philosophe américaine Judith Butler sur la construction performative des genres sexuels n’est pas seulement une difficulté financière ou linguistique. Ces approches-là ne sont simplement pas au goût des prescripteurs intellectuels français officiels. Mais ici encore, les choses changent rapidement, et une nouvelle génération de chercheurs et de militants français permet aujourd’hui de reconnecter enfin certains segments de l’université française sur un champ universitaire mondialisé auquel elle ne participait plus depuis longtemps. Marie-Hélène Bourcier. — Il y aurait beaucoup à dire sur les politiques de la traduction et de l’édition en France. Après plus de dix ans de blocage, quelques titres sortent… Mais il faut voir dans quelles et à quelles conditions. Il y a dix ans des titres comme Gender Trouble par exemple étaient refusés par de “grands éditeurs” au motif que Judith Butler était « folle ». Proposés par des “intellectuels” qui instrumentalisent les études culturelles et singulièrement les Gender Studies, les Post-Colonial Studies et autres Minorities Studies, ils sont publiés dans des collections qui ne sauraient être élaborées collectivement. J’en veux pour exemple la collection qui vient de s’ouvrir aux Éditions de La Découverte sous la houlette d’Éric Fassin. Initialement, elle devait être codirigée par une féministe, qui s’est rapidement vue éjectée du projet. Mais l’autre sujet qui n’est jamais abordé, c’est la question des presses universitaires, et le retard pris dans ce domaine en France. D’autant qu’il existe des presses universitaires mais très souvent, elles publient des livres morts, non diffusés et indiffusables. Engouement récent Bernard Darras. — Armand Mattelart, dans le livre Introduction aux Cultural Studies que vous avez rédigé avec Érik Neveu, vous présentez la généalogie de ce 14 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart mouvement de pensée anglo-saxon et vous pointez une partie des raisons qui ont bloqué l’expansion de ce secteur théorique, critique et pratique dans le monde académique francophone. Aujourd’hui, il semble qu’un changement s’initie, des chercheurs de plus en plus nombreux se réclament des Cultural Studies, des maisons d’édition publient les traductions de textes anglo-saxons, et des formations universitaires ont été habilitées dans ce domaine. Que pensez-vous de ce changement ? Armand Mattelart. — On ne peut que se réjouir de la traduction au français de ces textes. Engouement, je ne sais pas. Sans proportion, en tout cas, avec ce qui s’est passé dans d’autres pays. Encore faudrait-il faire une distinction dans l’“aire francophone” entre la France et le Québec, qui s’est trouvé très tôt au contact avec ce courant de recherches. Mais ce n’est pas mon propos ici. Ce qui est sûr, c’est que la visibilité acquise en France au cours des dernières années, en particulier par la problématique des cultures diasporiques, les études de genre et les études postcoloniales, est notoire. Les questions que soulève chacun de ces champs renvoient à des débats qui engagent des enjeux sociétaux majeurs qui fâchent et divisent. Là est l’important. Elles tombent dans un environnement qui leur est propice, travaillé par les débats sur l’immigration, la “question coloniale” ou la parité, entre autres. Pour les études de genre par exemple, sans avoir obligatoirement un lien direct de cause à effet, l’arrivée des études anglo-saxonnes intervient à un moment où, après un long silence, des chercheuses et des chercheurs ouvrent enfin un vrai chantier de recherches empiriques et théoriques sur le rapport femmes– communication–culture–technologie et s’interrogent sur les raisons qui expliquent pourquoi il a fallu tant de temps en France pour attendre une telle ouverture. La publication récente des dossiers sur le sujet dans les revues MEI 1 et Réseaux 2 favorise de ce point de vue une appropriation raisonnée des Gender Studies. À son insu, le long blocage de l’expansion de ces secteurs théoriques dans l’Hexagone a ceci de bon que le déblocage se fait à un moment où, de l’intérieur même des Cultural Studies, s’élèvent des voix critiques et des controverses sur certains aspects de leurs dérives. Je pense par exemple à l’ouvrage publié récemment par David Morley (Media, Modernity and Technology. The Geography of the New), pionnier des études de réception, qui pose lucidement la nécessité des approches interdisciplinaires afin de remédier aux travers et béances des « so-called cultural studies », comme il ne craint pas de les nommer. Se réclamer des Cultural Studies ? En vérité, je ne sais pas ce que cela veut dire. Tout engouement pour une école de pensée est gros d’un risque : celui de faire l’impasse sur ses conditions de production. Le positionne1 2 MEI, nº 20 (« Sexe et communication », sous la dir. de J. Bouchard & P. Froissart), 2004. Réseaux, vol. 21, nº 120 (« Une communication sexuée ? », sous la dir. de S. Bonnafous, J. Jouët, R. Rieffel), 2003. 15 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 ment épistémologique me semble un passage obligé pour ne pas réduire l’import à une vaste boîte à outil conceptuelle coupée de la mémoire qui lui confère un sens et à partir de laquelle il est possible de faire dialoguer des paradigmes. Le lien entre internationalisation mal contextualisée et théoricisme est clair. C’est Morley lui-même qui nous met en garde dans un autre texte, que Érik et moi citions dans notre livre : « Pour le dire brutalement, des niveaux plus élevés d’abstraction (la “théorie”) peuvent être vendus de façon plus extensive, et non uniquement dans un cadre national spécifique. Dès lors, ils tendent simultanément à des niveaux plus élevés de profitabilité pour l’éditeur et à une réputation élargie pour le théoricien. Bref, c’est la “théorie” qui voyage le mieux ». Quels programmes de recherche ? Bernard Darras. — Les contextes sociopolitiques ne cessent de se transformer ; aussi l’émergence des études culturelles dans l’université française et francophone ne sauraitelle conduire à une réédition des expériences anglo-saxonnes. Quels programmes pourraient animer nos études culturalistes ? François Cusset. — Le contexte français actuel, avec ses tensions postcoloniales, suburbaines et d’identité(s) nationale(s), se prête bien à certaines approches des Cultural Studies. En découvrant leurs grands textes anglo-américains, de Dick Hebdige à Homi Bhabha, je me suis dit qu’il serait intéressant d’analyser dans la même logique les rapports entre ségrégation urbaine et mémoire coloniale en France, ou entre l’ostentation–détournement des marques américaines et la construction de soi dans les cités, ou encore entre récit de soi et subjectivation homosexuelle dans le cadre universaliste français. À chaque fois, ces tensions entre identités tactiques, ou de situation, et expression culturelle, ou entre diagonales sociales et identitaires, pourraient être éclairées par les approches culturalistes et post-identitaires des Cultural Studies. Celles-ci, en un sens, ont été mises au point aux États-Unis pour y comprendre notamment la marginalisation des minorités, en Angleterre pour sa situation postcoloniale, ou en Amérique latine où s’articulent sur un mode inédit luttes sociales et mouvements indigènes. La démarche comparatiste suscite elle-même, sur ces sujets, de fortes réticences. Bernard Darras. — Marie-Hélène Bourcier, quelle est votre position sur ces sujets ? Pensez-vous que les pays de l’aire francophone qui ont été récalcitrants au questionnement culturaliste ont intérêt à rejoindre ce mouvement. Comment le vivez-vous en tant qu’enseignante ? Marie-Hélène Bourcier. — Les études culturelles qui se sont développées dans certaines parties du monde ne l’ont pas nécessairement fait en référence à un hypothétique modèle national, britannique ou états-unien. C’est le cas en Amérique latine notamment. C’est vrai pour le département de Performance Studies monté par Richard Schechner à NYU (New York) et qui n’est pas estampillé “études culturelles”. Personne ne copie personne pour construire un département d’études culturelles. Ce qui ne 16 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart veut pas dire qu’il n’y a pas de problématiques communes, et tout le monde les a bien repérées : ce sont celles posées par les politiques des identités et des cultures à l’ère post-fordiste et globale. Et c’est en ce sens que j’ai construit mon enseignement dans le cadre de la licence « Arts et cultures » à l’Université de Lille III. Mais à défaut d’avoir pu construire un département autrement que par une agglomération “interdisciplinaire” décrétée (en fonction des impératifs du LMD), nous ne pouvons mettre à disposition des étudiants tous les enseignements dont ils auraient vraiment besoin en matière d’études culturelles. Il faut dire au passage que cette réforme relève plutôt d’une volonté aveugle de rationaliser les disciplines au sens économique du terme, ce qui a eu pour inévitable effet de lancer les disciplines constituées dans des guerres de territoires. Les programmes sont fonction du contexte au sens culturaliste du terme mais surtout de la capacité des universités à permettre le regroupement d’enseignants, d’intervenants et d’étudiants qui ont besoin de travailler ensemble. Or, le type de recrutement des enseignants tel qu’il se pratique actuellement en France est un sérieux obstacle à la constitution de projets cohérents dans des temps raisonnables. Sans parler du manque de ressources. Ceci étant dit, voilà le programme idéal : mobilité et coalition. Mobilité linguistique et géographique, ça va de soi, mais ce n’est guère possible vu le niveau et le minimalisme des programmes d’échanges qui sont proposés à nos étudiants. Je ne parle même pas du fait qu’il est impossible d’inviter régulièrement des conférenciers de haut niveau. Mobilité transthéorique plutôt que transdisciplinaire. L’un des atouts majeurs des études culturelles est leur efficacité dans le transfert des technologies de pensée : Williams projette la critique littéraire sur la télévision, les féministes de Screen confrontent le stade du miroir et le Lacan’s gaze au male gaze des films d’Hollywood, de Lauretis concatène Foucault avec son impensé radical (les genres) en reformulant la notion de technologie. Mais la difficulté est que les étudiants français, à la différence des étudiants allemands, anglais ou américains ne connaissent rien à Lacan, Marx, Freud, Althusser, Foucault, Irigaray, Wittig, Deleuze & Guattari pour ne parler que des références européennes… Coalition : non seulement les programmes doivent briser avec l’universalisme et le républicanisme français, mais également en finir avec notre arrogance épistémologique : un département d’études culturelles réunit à tous les niveaux (étudiants, intervenants, enseignants) tous les points de vue mais doit aussi constituer un espace inclusif marqué comme tel qui se donne pour tâche politique d’inclure et de favoriser le développement d’enseignements, de doctorats avec et non sur les minorités et les exclus de quelques siècles d’universalisme impérialiste ou en crise. Et ceci, explicitement. 17 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Bernard Darras. *1 — Dans l’hypothèse de démarrage d’un mouvement culturaliste francophone, pensez-vous que l’on soit obligé d’en repasser par les théories françaises qui ont inspiré les Anglo-Saxons ou faut-il en profiter pour faire un saut de paradigme qui n’ignorerait pas l’histoire des idées ? Pensez-vous que ce soit une bonne initiative que de repartir de ces recherches fondatrices et de les appliquer à des objets d’étude moins élitistes et mieux adaptés aux conditions socio-économiques françaises actuelles ? Marie-Hélène Bourcier. — Je ne crois pas aux recherches fondatrices, pas plus qu’aux textes fondateurs. Il est indispensable de lire les textes des culturalistes “stars”, mais aussi tous ces textes de culturalistes inconnus qui vous retournent la tête en proposant une lecture inattendue, intelligente et politique de Playboy ou de l’histoire du corset. À ma connaissance, le peu d’études culturelles qui se fait çà et là en France consiste à rattraper le temps perdu sur les mauvais objets d’hier, comme la télévision par exemple. Il y a une manière de faire les études culturelles en France qui consiste à se focaliser sur les médias de masse en minimisant ce qui fait le succès, le caractère incontournable et transnational des études culturelles : la dimension politique des identités et des cultures et l’impératif d’hyperréflexivité qu’elles nous imposent. J’entends trop de mauvaises blagues dans les salles de professeurs et ailleurs, où des culturalistes fraîchement acquis à la cause se gaussent du fait qu’ils font des Cultural Studies alors qu’ils sont blancs, masculins et hétérosexuels et font bosser des minoritaires sur les traductions de textes dont ils ne maîtrisent même pas la langue. Qu’importe, ils signeront le recueil. Idem pour ceux qui pensent faire œuvre postcoloniale homéopathique en se réjouissant du fait que Stuart Hall soit Jamaïcain et qui ne verraient aucun inconvénient à ce que d’hypothétiques Black Studies soient faites par des universitaires de culture blanche ou que les bienfaits de “l’homosexualité” soient mis en valeur pour les homosexuels (merci pour eux) par des intellectuels straights. Il y a là une jouissance bien française qui est une forme ultime de refus de la critique que proposent les études culturelles. De ce point de vue, le Whiteness, ce qui fait la blancheur, l’identité française, cette “exception culturelle” française qu’est l’intellectuel me paraissent être des objets prioritaires dans nos cursus afin que ne se remettent pas en place un exotisme curieux pour les minoritaires ou une captation de leurs expériences, de leurs savoirs et du rôle qu’ils ont à jouer dans le décentrement de la culture “française”. Quant au canon, c’est-à-dire en ce qui concerne un corpus de références et de textes, il y a à la fois urgence à introduire et donc traduire ce que nous avons raté, tout en ne perdant pas de vue que nous devons aussi franchir le pas. Il est intéressant de lire les culturalistes occidentaux à condition de lire aussi leurs contradicteurs, notamment dans le champ de la théorie dite postcoloniale. Saïd oui, mais pas sans Ahmad, qui nous fait relire l’avant-Saïd. 1 Je remercie Sarah Belkhamsa, doctorante au CRICC, pour sa contribution à l’élaboration des questions marquées d’un astérisque. 18 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart Bernard Darras. — En raison de l’accélération des mutations sociopolitiques et médiatiques liées à la globalisation de l’économie et des moyens de communication, l’émergence des études culturelles dans le monde académique francophone ne saurait conduire à une stricte réédition des expériences et recherches anglo-saxonnes. Sans tomber dans le piège des visions nationales étriquées, selon vous quels domaines faudrait-il inscrire d’urgence au programme de recherche des études culturalistes francophones ? Armand Mattelart. — L’“international” a traditionnellement été un point aveugle de la recherche française. Et non seulement dans le domaine qui nous occupe. C’est le constat que, au début des années quatre-vingt, faisaient aussi bien le Rapport Godelier sur l’état des sciences de l’homme et de la société que le Rapport Mattelart-Stourdzé sur les recherches sur la trilogie “technologie, culture et communication”. Interculturalité. C’est un des deux requis pour éviter le piège des visions nationales étriquées. Je crois qu’une bonne part de la jeune génération de chercheurs dans le domaine de la culture et des médias montre qu’elle s’y frotte et qu’elle a commencé à repérer les quatre coins cardinaux du monde. Il n’est besoin que de voir l’évolution des thèmes de mémoires et des objets de recherche choisis par les thésards et thésardes ainsi que la diversité linguistique de leurs références bibliographiques au cours des dernières années. Et ce n’est sans doute qu’un début. Second requis : l’interdisciplinarité. Il s’agit d’exploiter la diversité des approches de la culture qui caractérisent la configuration intellectuelle française. Il est évident que l’expérience des Cultural Studies n’est pas reproductible. Car elle est ancrée dans une histoire socioculturelle. Ce n’est pas pour rien que le livre fondateur (1958) de ce courant de pensée écrit par Raymond Williams porte sur la culture et la société britannique entre 1780 et 1950. La question centrale en est : d’où parler avec cette autre configuration pour que l’une et l’autre s’entendent et se fécondent mutuellement ? Si nous ne pouvons cloner les Cultural Studies, nous pouvons au moins tirer une leçon de leur histoire telle que Williams l’a incarnée à travers son projet de construction d’un « matérialisme culturel » : tenter l’articulation entre culture et économie, entre analyse des discours et celle des industries, dispositifs et équipements culturels. C’est précisément pour avoir négligé cette articulation que les dérives vers l’enfermement des études ethnographiques sur les audiences ont trouvé un terrain fertile en Grande-Bretagne. Toutes ces raisons font que je n’aime guère l’expression “études culturalistes”. Car comme le notait Michel de Certeau dans La culture au pluriel, le « culturalisme » qu’il caractérisait comme le « culte de la culture » conduit à l’oubli de la société et de ses conflits. Tout comme le fait, de son côté et à sa manière, l’« économisme ». Un des points de départ d’un programme de recherches sur la culture est de tenter de faire dialoguer des approches qui ont cheminé sans inventer de carrefour, voire s’ignorant et “s’anathémisant”. Oubli du symbolique, d’un côté ; oubli de sa matérialité, de l’autre. Tensions récurrentes entre 19 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 les perspectives micro et macro, village et globe, acteur et système, individu et société, libre-arbitre et déterminismes sociaux. La configuration de la recherche française est pourtant riche d’une spécificité à plusieurs strates : une sémiotique ; une science de l’État et des politiques publiques ; une économie politique de la culture et de la communication ; une sociologie des usages des artefacts ; une sociologie de la culture ; une anthropologie des mondes contemporains. Riche aussi d’un ensemble d’approches de l’histoire dont témoignent plus spécialement l’École des Annales, Braudel, Foucault, Certeau, sans oublier l’apport des ethnohistoriens. Des approches historiques qui témoignent d’une pensée ouverte sur le monde et fondée sur la reconnaissance des différences. Par ailleurs, il est sûr que la centralité acquise par l’économie et la géopolitique de l’immatériel suscite l’investissement d’un nombre croissant de disciplines dans l’étude de la culture et des cultures. Cultures et culture Bernard Darras. — Précisément, nous savons que la culture est un concept très anthropologique dans le monde anglo-saxon alors que ce concept demeure très aristocratique et artistique en France. Pensez-vous que cette conception clivée et hiérarchisée de l’art et de la culture ait pu entraver le développement d’une pensée plus politique et politisée de la culture et des cultures ? François Cusset. — Le point de départ des Cultural Studies, leur scène primitive en quelque sorte, chez les marxistes de Birmingham comme chez les penseurs de l’identité à Duke University, consiste à substituer à la notion normative de culture (qui sous-entend la “haute”, la “bonne”, “l’universelle” donc occidentale culture) un concept à la fois anthropologique et critique de culture : comme un ensemble d’énoncés contextualisés et de rapports sociaux, et comme le terrain (le champ, disent les Bourdieusiens) d’un double processus de domination et de résistance. Un tel tournant anthropologique, effectué en France en pionniers, chacun dans sa logique, par Lévi-Strauss, Barthes ou Foucault, n’a pas eu lieu partout dans le champ intellectuel français, où aujourd’hui encore, même en histoire, en littérature ou en philosophie, les postulats de la culture générale, du génie éternel et du canon des grandes œuvres restent largement impensés. Si bien qu’en face, ou plutôt tout en bas, à l’autre bout du spectre, la culture “de masse” ou “populaire” n’a toujours pas droit à son exégèse, toujours indigne de l’attention sur leur pauvre grouillement des nobles humanités. C’est de tout cela qu’on sort actuellement en France, mais très graduellement, très ponctuellement, péniblement et non sans mille résistances, et les sempiternels stéréotypes sur les “délires” universitaires américains ou l’archéo-marxisme prêté à la moindre esquisse de critique sociale. Clichés franco-français qui ne seront bientôt, espérons-le, plus que des souvenirs. 20 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart Marie-Hélène Bourcier. — La culture en France est restée un domaine réservé, élitiste où prédomine la fonction esthétique. On reconnaît là une politique de la culture bien précise, celle moderniste et masculiniste, soidisant apolitique et rétive pour toutes ces raisons à ce qui a fait la nécessité des études culturelles : mouvements sociaux des civil rights à nos jours, mouvements féministes, émergence des cultures jeunes et des subcultures urbaines, politisation des minorités sexuelles, de genre et ethniques, débordement des “œuvres” par les lectures improbables qu’elles suscitent, renversements d’expertise divers… Tous ces mouvements ont généré des politiques, des théorisations et des modes de vie différents et innovants. À défaut de pouvoir bloquer les mouvements culturels et sociaux, la France, c’est-à-dire l’université, les médias et les éditeurs, ont réussi à bloquer la diffusion de ces théorisations, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence sur la capacité créative intellectuelle dans l’Hexagone. Et cette France réussit encore assez bien à les exclure de la représentation nationale et de l’espace public. Quand l’Assemblée nationale ne veut pas voter le PACS, ce sont Lévi-Strauss et Lacan qui sont les invités-références des séances de nuit gardiennes de l’ordre symbolique. Le tropisme artistique et auteuriste français joue un rôle décisif dans cette “politique” de dépolitisation des cultures et de l’art au profit de l’art pour l’art. L’affaire Brisseau en est un exemple parfait. Hypervisibilisation de l’artiste en victime de la censure, défense de l’Art, du cinéma qui parle au cinéma par les chantres de l’auteurisme au cinéma que sont les héritiers des Cahiers du cinéma. Pourtant, avec Les anges exterminateurs, l’on a affaire à un banal dispositif de production de la jouissance dite féminine pour un public masculin qui place Brisseau aux côtés des pornographes modernes, de Charcot et de Muybridge, experts ès mystères de la féminité. L’un des aspects de mes recherches actuelles consiste à déconstruire cette posture auteuriste française que partagent aussi bien Ovidie, Catherine Breillat que Bonello. Bernard Darras. — Pour les approches culturalistes, la culture n’est plus un objet de dévotion ou d’érudition, mais un questionnement de son rapport aux pouvoirs, ainsi qu’une étude des processus de domination qui s’exercent entre les différentes cultures. Sur ce point, la recherche francophone et notamment française fait aussi exception. Ainsi les études qui osent critiquer les politiques de “démocratisation culturelle”, en montrant par exemple que ce sont surtout des stratégies d’élargissement des pratiques culturelles des élites, sont toujours rares. De même, les valeurs et critères de jugements issus du monde des arts “majeurs” conditionnent toujours les approches des médias et des industries culturelles. Armand Mattelart, quelles sont vos positions sur ces sujets ? Armand Mattelart. — Oui, historiquement, les valeurs et critères du monde de la “haute culture” ont longtemps grevé en France les approches des médias et des industries culturelles. C’est d’ailleurs un des facteurs – uni au manque de prise de conscience des logiques d’internationalisation – qui expliquent la lenteur de l’institutionnalisation de ce champ de recherches et les réticences de la haute intelligentsia académique à son égard, les objections à l’admettre dans l’organigramme des “sciences nobles”. Il n’est besoin que de rappeler la difficulté à légitimer 21 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 la notion, pourtant d’origine philosophique, d’“industrie culturelle”, forgée par l’École de Francfort dès le début des années quarante. La petite phrase lancée en 1932 par la cinéaste du muet Germaine Dulac : « le cinéma est un art mais est aussi une industrie » et reprise par Malraux en 1939 dans sa Psychologie du cinéma, qui déjà contrevenait à un imaginaire qui faisait la part belle à la figure unique du génie créateur et de son œuvre et qui se montrait réfractaire aux noces de l’esthétique et de la logique de production industrielle en matière de “culture”, heurtera toujours autant lorsque dans les années quatre-vingt, le ministre de la Culture Jack Lang lancera « Culture et économie, même combat ! ». Soit dit en passant, tout vice a sa vertu ! Et c’est sans doute cette conception sacralisée de la culture qui a fait que la France s’est retrouvée depuis les années quatre-vingt-dix menant la danse dans les institutions internationales en faveur de l’adoption des principes d’“exception culturelle”, de “diversité culturelle” et de “dialogue des cultures”. Mais, même si l’habitus auratique est toujours bien présent dans certains milieux, on peut dire que, dans les quinze dernières années, les approches des médias et des industries culturelles ont gagné en crédibilité scientifique et politique. Rappelons que c’est en partant de la critique des politiques de démocratisation culturelle dès la fin des années soixante-dix que s’est progressivement construit le champ de l’économie politique de la culture et de la communication. Quant à la première partie de la question, je ne discerne pas bien à quelles “approches culturalistes” vous vous référez pour affirmer que, pour elles, la culture n’est plus un objet de dévotion ou d’érudition, mais un questionnement de son rapport aux pouvoirs, ainsi qu’une étude des processus de domination qui s’exercent entre les différentes cultures. Si ce sont celles qui caractérisent les Cultural Studies, je vous dirais qu’effectivement elles ont contribué à aller à l’encontre d’une vision “cultuelle” de la culture. Et c’est là un grand mérite. Mais quant à leur contribution au questionnement du rapport de la culture aux pouvoirs, je serais plus réservé. Si les deux premières générations des études culturelles se sont clairement inscrites dans une perspective critique du pouvoir et des pouvoirs, les études émanant du “linguistic turn” ou du virage ethnographique des années quatre-vingt, au plus fort du régime néolibéral de Thatcher, ont mis une sourdine à cette problématique. La focalisation sur les audiences, les exceptions confirmant la règle, est allée de pair avec une rhétorique du récepteur comme “résistant” qui cache mal l’absence d’interrogation sur les rapports de forces géopolitiques et géoéconomiques entre les diverses cultures. L’héroïsation néo-populiste du “récepteur actif” a rejoint l’apologie néolibérale de la souveraineté absolue du consommateur. En même temps que la notion de rapport de forces a disparu de l’univers cognitif, celle de “dominé”. Et l’une des pensées rebelles qui en a fait les frais est celle de Michel de Certeau, dont le retour au récepteur s’est en partie inspiré. Ses analyses corrosives sur les mécanismes de la subversion–domination des « pratiquants » des dispositifs médiatiques et culturels ont été “désamorcées”. Ce n’est que depuis 22 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart peu que des chercheurs comme David Morley reprennent les problématiques des rapports de force entre les cultures. Notamment en revisitant les notions de domination culturelle et d’impérialisme culturel, trop vite expulsées à la faveur des retrouvailles avec la libération consommatoire. Et ce n’est pas étonnant qu’il le fasse, comme je le disais plus haut, en posant ouvertement la question de la nécessaire interdisciplinarité. Quant à dire que ce retour critique à l’articulation macro–micro est partagé par l’ensemble du secteur, rien n’est moins sûr. Réflexe universaliste Bernard Darras. — Les Cultural Studies se sont fait une spécialité du questionnement du réflexe universaliste qui est le plus souvent conçu comme un particularisme occidental et même très français. Marie-Hélène Bourcier, quelle est votre position sur ce point ? Marie-Hélène Bourcier. — L’universalisme n’est pas l’apanage de la France, mais il est vrai que le tandem universalisme–républicanisme est une particularité française, et que la France fait preuve d’une longévité inégalée dans ce domaine. Cette conception universaliste, de nos jours en pleine crise, a logiquement conduit à des entreprises formalistes universalistes, comme le structuralisme qui a contribué à éloigner la France des études culturelles, il ne faut pas l’oublier. Ne pas oublier non plus que c’est le féminisme à la fois universaliste et essentialiste de la différence sexuelle de Psy & Po (Cixous et Fouque) qui a dépolitisé le mouvement féministe français. Les effets de l’universalisme disciplinaire sont donc réels, pour ne pas parler des effets excluant de l’universalisme français masculin blanc hétérosexuel, visibles au quotidien. La critique de cet universalisme républicain est donc une nécessité, de même que son pendant psychanalytique, en l’espèce de l’ordre symbolique qui cautionne la psychiatrisation des personnes et des cultures transsexuelles et transgenres dans notre pays. Cette critique est au cœur des études culturelles et elle ne leur est pas réservée. Mais leur hypersensibilité à cette question de l’universalisme et de ses liens avec le développement des sciences humaines et des disciplines est un réflexe critique précieux. Les prestiges et les privilèges de la discipline sont loin d’avoir été abolis et lorsque le charme agit de nouveau, l’universalisme revient au galop. J’en veux pour exemple le néo-universalisme rampant, compréhensible dans sa version macho européenne avec Zizeck mais il semblerait que l’on y prenne aussi goût dans les sphères culturalistes américaines. Prenez l’intronisation tardive, régulée, contrôlée, affadie de Judith Butler en France avec la traduction moult fois retardée de Gender Trouble. Elle se fait sous les auspices d’un universalisme modifié ou re-signifié, redevenu le Sésame de la philosophie européenne, dans le sillage de la traduction de son dernier Défaire le genre qui, à bien des égards est aussi un Défaire Gender Trouble. Le Monde et Arte avec un documentaire sur Judith Butler statufiant, se félicitent de ce que la féministe lesbienne culturaliste ne se réduise pas à 23 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 “ça” et saluent la philosophe qui pose des questions universelles et à la platitude convenue. Fascinant, non, après des années de déconstruction derridienne de la philosophie… Bernard Darras. — Armand Mattelart, quelle est votre position sur la critique du réflexe universaliste à l’occidentale ? Armand Mattelart. — C’est le cas si vous vous référez plus particulièrement au champ des études postcoloniales. Pour qui travaille sur l’articulation entre mondialisation et diversité culturelle, ces études s’avèrent importantes parce qu’elles contribuent à soustraire les visions du monde à l’emprise de l’universalisme du logos occidental. D’autant plus qu’elles sont attentives à l’asymétrie des échanges et à son histoire. Ce décentrement va de pair avec la réhabilitation des sensibilités indissociables des lieux, des situations géoculturelles où se joue la tension entre le national et la sphère transnationale. Les controverses qui habitent ce champ sur l’ambiguïté et l’ambivalence des notions d’hybridation, de créolisation, de métissage culturels sont de ce point de vue incontournables. Si vous vous référez à l’ensemble des études culturelles, je serais nettement plus circonspect. La conception de l’“universalisme” sous-jacente à une pléthore d’études sur le rapport culture–globalisation–globalisation culturelle, m’y porte. Car elles ont d’emblée assumé une notion aseptisée de globalisation sans la moindre précaution épistémologique. Faisant ainsi fi de la longue accumulation réalisée par l’histoire et les sciences humaines sur les processus d’internationalisation, se lançant dans une fuite en avant à la poursuite d’un phénomène qu’elles ont circonscrit à deux décennies au plus. Atopique donc nécessairement radicalement nouveau. Il en a résulté un ensemble de méta discours sur les flux transnationaux, le post-national et la “glocalisation” bâtis sans ancrage dans des sources de première main ou des enquêtes dignes de ce nom. Des cathédrales théoriques se sont construites sur des échantillons extrêmement ténus et ont fait dire au constat ethnographique sur des micropratiques ce que, de par son objet et ses méthodes, il ne pouvait d’aucune façon signifier au niveau sociologique. Un anthropologue indien enseignant aux États-Unis a même pu traiter de l’appropriation locale d’un phénomène international en donnant comme seule référence empirique l’appropriation du cricket par ses compatriotes. À défaut d’une distanciation critique attentive à l’échange inégal entre cultures et économies, ces études se sont détournées de l’interrogation sur le sens de l’ordre social et productif en gestation à l’échelle mondiale, avalisant une notion particulière d’“universalisme” : celle véhiculée par le modèle existant d’intégration mondiale par libre-échangisme incarné par la global democratic marketplace et son étalon : un consommateur qui se substitue au citoyen. Le mythe du post-national et de la fin de l’État-nation a scellé la convergence des théories postmodernes et celles du management à l’échelle mondiale. Installée comme sens commun, cette vision, confite dans la fatalité, du mouvement vers l’unification mondiale a non seulement rapproché un 24 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart secteur important des Cultural Studies des demandes en provenance des acteurs du marché, mais elle a eu des effets de réalité dans les institutions internationales. Par exemple, l’Unesco à la recherche d’une pensée molle qui lui évite d’aborder le couple indissociable globalisation–dérégulation et les logiques de concentration capitalistique des dispositifs culturels et médiatiques qui les accompagnent. Diversité culturelle, oui, trois fois oui. Diversité médiatique, abstenons-nous. La question de la catégorisation sur les classes sociales et les races Bernard Darras. — Pour Gilles Lipovetsky, dans notre société, « tous les éléments prémodernes ne se sont pas volatilisés, mais ils fonctionnent selon une logique moderne dérégulée et désinstitutionnalisée ». Selon lui, « même les classes et les cultures de classes s’estompent au profit de l’individualité autonome ». 1 Le concept de classe sociale comme processus de catégorisation ou d’assignation est abondamment utilisé dans les Cultural Studies, pensez-vous qu’il soit encore opératoire ? De même, le concept de race est lui aussi abondamment utilisé par les Cultural Studies sans être toujours clairement référencé comme une catégorie d’assignation. Marie-Hélène Bourcier. — Le concept de “classe” revient depuis un an ou deux dans les études culturelles parfois de manière peu convaincante, il faut l’avouer. Mais l’approche culturaliste arrive très bien à croiser “race” et “classe” dans un contexte où la classe au sens marxiste du terme reste une catégorie d’analyse pertinente. C’est le cas avec la magistrale analyse des rapports entre domesticité, genre et colonialisme en métropole dans Imperial Leather, le livre de McClintock. C’est le cas dans le cursus du département d’History of Consciousness de l’Université de Santa Cruz, qui fut l’un des premiers regroupements culturalistes aux ÉtatsUnis et où enseignent aussi bien Angela Davis que Teresa de Lauretis ou Donna Haraway. De nos jours, le revival du terme de “classe” dans les titres des ouvrages renvoie à une volonté sincère de reprendre en compte autrement les déterminations économiques sans pour autant réifier la séparation entre discours et matérialité. Cette disparition–réapparition du terme de “classe” doit se lire par rapport à la place qu’il occupe dans le triptyque “race, genre, classe” dans lequel il fait sens. Le terme de “classe” a un statut particulier dans cette liste d’angles imposés pour des raisons historiques. Les études culturelles se sont constituées à partir d’une critique des Blancs du marxisme, de son réductionnisme économique et de sa fixation sur la classe, après la perte du moteur de l’utopie marxiste qu’était la dialectique. Le terme de 1 Lipovetsky, G. et Charles, S., 2004. Les temps hypermodernes. Paris : Grasset, p. 74 25 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 “classe” a fonctionné comme un véritable foyer problématique qui a permis aux culturalistes proches du marxisme de poser toute une série de questions essentielles : comment ne pas faire de la détermination ou de la surdétermination économique un nouvel essentialisme ? N’est-ce pas le piège dans lequel tombe Althusser en concluant à l’économie comme ultime instance déterminante ? Comment rompre avec des explications à la fois logiques et mono-causales de l’oppression ou de la détermination qui ne sont plus adaptées aux formations hégémoniques contemporaines, qu’elles s’appellent “institutions”, “agents”, “formes d’organisations”, et comment ne pas les essentialiser à leur tour ? Comment penser les relations entre ces différents éléments eux-mêmes soumis à des causalités multiples ? Si l’on veut briser avec une vision essentialiste du social ou avec l’idée que la société est un principe sous-jacent presque immanent, comment faire ? Enfin, si l’identité des “opprimés” ou “dominés” n’est pas constituée que par la classe (et en fonction du mode de production), comment prendre en compte le caractère contingent, relationnel et pluriel de l’identité des groupes ou des subcultures ? C’est à partir de l’inadaptation de l’explication classiste économiste que, bon an mal an, de gré ou de force (les féministes imposent la prise en compte du genre aux culturalistes de Birmingham), que les études culturelles se mettent en quête de modes explicatifs qui rendent compte de l’interconnexion des oppressions en intégrant le fait qu’ils vont identifier des articulations éphémères entre des séries d’éléments liés de manière contingente et non logique. Pas de principe, encore moins de structures sous-jacentes ne viennent expliquer la complexité des phénomènes dits sociaux : il n’y a que des articulations constatées. Pour Hall qui s’inspire de cette conception de l’articulation selon Laclau, l’articulation constatée par le culturaliste est également la méthode et la théorie qui permettent d’identifier ces nœuds explicatifs provisoires. La “classe”, compte tenu de ce qu’elle “invisibilisait”, a donc permis de déclencher un contreréductionnisme économique et identitaire et donc de prendre en compte la dimension du genre et de la race dans les analyses et les points de vue. Dans le contexte français et malgré les efforts des féministes matérialistes pour introduire la classe des femmes dans la classe (le genre), la posture universaliste (masculiniste non marqué) a largement triomphé. D’où la pertinence programmatique actuelle de la suite race–classe– genre. L’affirmation du caractère relationnel de chacun des éléments, voire de toute identité ainsi que le caractère contingent transitoire des relations qui vont les lier entre eux n’aboutissent pas à un relativisme en suspens. Réarticuler sans arrêt, c’est éviter de figer les explications et de limiter leur source aux experts observateurs. L’histoire de l’imposition du terme de “race” est radicalement différente de celle du terme de “classe”, puisque le terme émane des théories et des politiques raciales. Mais là encore, il sert à critiquer toutes les démarches disciplinaires et de sciences humaines dans leur réductionnisme blanc, cette fois de la même manière que le terme de genre pointe le réductionnisme masculiniste. Cette troïka de termes, dont on peut discuter de la pertinence interne et de 26 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart l’incomplétude, est un affichage indispensable dans la critique du tropisme essentialiste et universaliste français. Ce qui n’empêche pas de critiquer les études culturelles elles-mêmes quand elles échouent à articuler la prise en compte des multiples niveaux d’explications, d’oppression et d’intersection identitaires. Et c’est plus que fréquent. De l’identité Bernard Darras. * — Dans le contexte social et politique français actuel de déchirement communautaire, de problèmes identitaires, de développement de minorités marginalisées, d’interrogation du modèle d’intégration, mais aussi de production de subcultures, etc., pourquoi l’université rechigne-t-elle autant à s’investir dans l’étude de phénomènes sociaux et culturels qui se développent depuis des décennies sous ses yeux ? Pourquoi autant de résistance, d’aveuglement, de récalcitrance ? Faut-il considérer que cette frilosité est élitiste, protectionniste, corporatiste ? Ne faut-il pas aussi considérer que l’inadaptation des outils méthodologiques et théoriques est aussi responsable de ce manque d’engagement ? Les universitaires refuseraient-ils de voir qu’un éléphant s’est installé dans leur salon, ou ne disposent-ils pas des outils nécessaires pour le voir et l’étudier ? Marie-Hélène Bourcier. — Je ne sais pas si je suis d’accord pour parler de déchirement communautaire, de problèmes, etc. L’hétérosexualité, l’universalisme, l’identité française raciale (car elle est bien articulée racialement), sont en crise. Des identités qui ont cette particularité que leur a communiquée l’universalisme parce qu’il les a inventées, celle d’être constructivistes “dans l’âme” résistent, s’émancipent, s’affirment, voyagent et continuent d’être, sont contraintes. Bien sûr, cela crée des effets de backlash, mais le processus est irréversible. C’est en cela qu’elles sont identitaires et post-identitaires mais aussi hybrides et transnationales. C’est d’elles que les vieilles identités nationales ont à apprendre. Et c’est de là que viennent et progressent les études culturelles. Elles critiquent le repli nationaliste communautaire majoritaire. Bernard Darras. * — Actuellement, dans la phase du postmodernisme finissant ou de l’hypermodernisme débutant les questions dites “identitaires” émergent à nouveau en France et en Europe, mais aussi dans le monde entier. Quel peut être l’apport des études culturelles dans la compréhension de ces phénomènes ? La reformulation du problème par son dépassement post-identitaire est-elle satisfaisante ? En tant que chercheur et théoricien, quelle est votre approche de la question de l’identité ? Marie-Hélène Bourcier. — Autant je suis bien persuadée que nous avons bien vécu théoriquement et politiquement quelque chose comme un postmodernisme, où le “post” doit être compris non comme une étape sur un axe temporel mais comme un sursaut critique réflexif (comme dans le “post-féminisme”), autant je pense que le ciblage des identités dans cette affaire a été une erreur, vues les évolutions dans un sens évidemment pas essentialiste qu’ont connu les politiques des identités minoritaires. Je suis donc très sensible à la critique qui a été formulée très 27 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 rapidement dans les années quatre-vingt-dix par bell hooks (dont le nom s’écrit délibérément en bas de casse) et beaucoup d’autres, des féministes mais aussi des théoriciennes lesbiennes, et selon laquelle il est tout de même étrange de voir que c’est précisément au moment où des stratégies identitaires et microculturelles commencent à prendre un certain poids que le postmodernisme (et je ne peux m’empêcher d’y voir le spectre post-structural français) vient expliquer que les politiques de l’identité, c’est très mal. Et ce qui se redistribue actuellement à l’échelle transnationale, les “questions” identitaires que vous évoquez, le prouve assez. Le postmodernisme est décontextualisant, pour ne pas dire “EurAméricanocentriste”, et on le sait bien, hyperformaliste. Il est une injection de botox pour la pensée et l’action. Aujourd’hui, il se prend dans la figure la géographie, l’extension de la spatialisation que nous vivons, mais aussi son “grand récit”. C’est plutôt bon signe. La démarche « identitaire post-identitaire » que j’ai formulée et pratiquée dans Queer Zones 1 (réédité chez Amsterdam en 2006) et Queer Zones 2 (Sexpolitiques, La Fabrique, 2005) prend en compte la force et la flexibilité des identités ainsi que les problèmes qu’elle se doit de résoudre : intersectionnalité, articulation etc. Et ça marche : l’identité gay, lesbienne, noire, transsexuelle, peut à la fois se cristalliser (enfin) et générer en un temps record ses antidotes à l’enfermement et à l’uniformisation interne : avec des identités queer, genderqueer, transgenres et ethniques affirmées comme telles par exemple qui mettent fin à la machine moderne de production des identités qui avait inventé l’homosexuel, le “Nègre”, le Noir. Armand Mattelart. — Immigrants, diasporas, mixtes culturels, “paniques identitaires” chez ceux qui s’alarment du brassage venu du dehors. La force des études culturelles est certainement d’avoir commencé à expliquer ces phénomènes en tissant de nouvelles interdisciplinarités depuis la fin des années quatre-vingt-dix, donnant une approche concrète des formes et effets de la mondialisation. Elles sont aussi le lieu d’une confrontation à de nouvelles mythologies sociales. L’hydre du “multiculturalisme” en est un cas majeur. Les pratiques des immigrés en matière de télévision par exemple malmènent par exemple ses a priori. Ces pratiques sont étrangères à une monoculture de l’identité ou des investissements culturels. Les événements majeurs des toutes dernières années ont conféré une dimension stratégique aux questions identitaires et communautaires. Tensions renforcées avec les communautés arabo-musulmanes à la suite du 11-septembre, en Europe et aux États-Unis, irruption protestataire d’un mouvement pro-immigrant Latino de masse au cœur même des États-Unis, explosions sociales dans les banlieues, à forte connotation ethnique, en France. Des chantiers qui attendent d’être ouverts. Ce qui implique entre autres de se pencher sur la zone d’ombre que sont les effets de la “culture de la sécurité” et du redéploiement de ses artefacts. 28 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart Agency Bernard Darras. * — Les études culturelles utilisent abondamment le concept d’“agency” dont la traduction en français pose problème. Comment comprenez-vous ce paradigme et comment l’utilisez-vous dans votre travail de recherche ? Marie-Hélène Bourcier. — Le problème de l’“agency” est central dans la théorie contemporaine post-structurale, qui s’en donne à cœur joie sur ce sujet… Mais le vrai problème, c’est l’impact de ces débats sur les politiques identitaires et/ou culturalistes. En termes de traduction en français, on est passé de la non-traduction à “capacité d’agir” ou “puissance d’agir” en évitant soigneusement “agentivité”. On peut discuter du partage que j’esquisse volontairement ci-dessus entre des théoriciens et des culturalistes placés du côté politique pragmatique. Mais de fait, c’est aux culturalistes qu’il revient d’avoir mis en évidence à travers leurs terrains, leur reformulation de l’hégémonie, leur intérêt pour des subcultures et des pratiques culturelles des formes d’action qu’ils nomment peut-être plus volontiers “résistances” ou “négociations”. Quand ils proposent des « reading against the grain », celles-ci fonctionnent. Ils repèrent des stratégies, des contextes et des agents là où, à mon avis, les théoriciens qui sont plus pris par le désir de faire de la théorie pour la théorie, nous entraînent dans des débats qui concluent tous à de drôles de capacités d’agir, incertaines, fragiles et bien trop dépendantes de la psychanalyse lacanienne et de l’héritage discursif post-structural. On en arrive à des formes d’agency sans sujets (le sujet est mort, cela va de soi…), sans objets, bref, complètement intransitives ou des “sites d’agir” ouverts à tous vents ; c’est le cas par exemple avec la question de savoir qui fait quoi dans le genre entendu comme une performance. À force de vouloir en finir avec toute forme de volition, d’intentionnalité du sujet, avec toute forme de “fondationnalisme” réducteur (un sujet pour la politique) et nécessairement excluant, toute nomination réductrice des différences, on tourne en rond. Les solutions sont maigres. On a le choix entre « l’essentialisme stratégique » selon Spivak, ou des stratégies discursivistes “en l’air” (c’est-à-dire sans sujet, sans objet), à peine délinées par une historicité abstraite convoquée en urgence : c’est le cas pour la resignification ou la performativité par exemple. Je crois qu’il est temps de rompre avec ce questionnement théorique chic qui coalesce trop rapidement “sujet” “subjectivité–subjectivation” et “identités”. D’autant que l’on ressent très vite les limites de ces théories qui participent d’une mauvaise conscience moderniste : il y a toujours un sujet qui refait son apparition pour “juger” de la bonne ou mauvaise, efficace ou inefficace resignification par exemple. Avec la proposition qui consiste à remplacer les politiques des identités post-identitaires par celles de la reconnaissance (culturelle), l’agency passe du côté des intellectuels et autres acteurs censés rendre la justice. Résultat des courses : encore moins d’agency côté subalterne, pour ne pas dire une double vulnérabilisation : une victimisation pour les dominés et la vulnérabilisation érigée au statut de condition de possibilité du sujet craquelé de partout. 29 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 Partons des identités, elles prolifèrent, elles se transforment et sont transformatrices. Prenons le cas des identités de genre : nous assistons à une déstabilisation sans précédent des contraintes naturalistes et binaristes de la différence sexuelle et à une production de corps et d’identités différentes dans des contextes plus “safe”, ni individualistes, ni idiosyncrasiques. Ce qui manque aux dissidents des genres normatifs et qui sont bien plus nombreux qu’on ne le croit et ne correspondent pas nécessairement à une minorité de genre identifiée comme telle, c’est précisément de plus de puissance d’agir. Et cela se mesure plus à l’aune économique que dans la déconstruction permanente de l’agency minoritaire ou d’un hypothétique désir de normes qui agiterait tout le monde. Réception et collaboration de masse Bernard Darras. — Sur le terrain de la lutte pour la maîtrise et la construction des représentations et sémioses, pensez-vous que les “récepteurs” parviennent vraiment à penser leur aliénation et à résister aux assauts des grands médias et à toutes les formes de marketing ? Simultanément, ne peut-on dire que la logique de circulation de l’information du haut vers le bas s’essouffle et que les gens rejettent les informations filtrées, lissées et mises en scène par les médias, les institutions et les industries culturelles ? Le succès des forums, des chats, des blogs, de YouTube, de MySpace, de Wikipedia et de toutes les formes de collaboration de masse n’en est-il pas le signe ? Mieux que la force d’inertie dont Hoggart faisait l’un des piliers de la résistance nonchalante, l’appropriation des médias interactifs par des millions d’individus ne constitue-t-elle pas une réplique créative aux pouvoirs constitués ? N’est-ce pas la révolution culturelle annoncée par les Cultural Studies ? Armand Mattelart. — Oui, lesdits récepteurs peuvent “résister”. Pas depuis leur isolement individuel de consommateur ou d’usager, mais comme citoyen avec d’autres citoyens cherchant à s’organiser pour faire contrepoids en mettant en œuvre une conscience réflexive. C’est le défi que doit relever notre siècle pour que la démocratie ne se vide pas de son sens. Ou s’accomplit un saut qualitatif dans la participation des divers sujets sociaux et de tous les citoyens à la gestion de la société où l’on va vers une gestion chaque fois plus autoritaire du pouvoir et vers une négation des droits. Dans ce contexte, la communication, les droits à la communication comme partie intégrante des nouveaux droits sociaux jouent un rôle fondamental. Non seulement le droit de tous et de chacun à recevoir, mais aussi à produire l’information et à créer et expérimenter de nouvelles formes de communication. C’est là tout l’enjeu des revendications des mouvements citoyens dans les tribunes où se négocie l’architecture de ladite société de l’information ou de la connaissance et l’espace qui sera réservé aux sujets dans leur diversité. Les grandes structures s’essoufflent. Certes. Mais elles sont toujours là, capables de se régénérer. Elles allient pouvoir économique, pouvoir politique et pouvoir idéologique. Et si nous ne poussons pas pour les changer, les macrosujets renforceront leur emprise. Malgré le ras-le-bol à 30 Entretiens avec M.-H. Bourcier, F. Cusset et A. Mattelart intervalles réguliers des “usagers”. Service public, secteur privé, tiers-secteur plus que jamais sont des lieux de lutte culturelle où se joue la possibilité de mise en œuvre de ces droits. D’où l’urgence de revenir à la notion de politique publique, non à partir de l’État, mais de l’action citoyenne. C’est dans cette même perspective que chemine l’idée d’observatoire des médias, liant journalistes, chercheurs et monde associatif. Oui, les nouvelles possibilités de circulation et de production horizontale de savoir et d’information sont décisives. À condition, toutefois, de ne pas recycler à leur propos la vision techno-rédemptrice et de leur demander ce qu’elles ne peuvent donner. Les technologies fussent-elles interactives ne sont pas en soi démocratiques. C’est leur mode d’appropriation par les collectifs qui les fait rentrer dans un projet de réplique aux pouvoirs constitués. Dans les millions de forums, de chats, de blogs, tous n’ont certainement pas cet objectif majeur. Tous n’échappent pas aux comportements individualistes qui fondent le Web. Le grouillement multitudinaire de la blogosphère camoufle le fait que plus de 90 % des blogs ne participent aucunement à la création de l’espace public. Les initiatives de partage volontaire de création (accès libre des publications scientifiques à travers la Public Library of Science – PloS –, le site Wikipedia, gigantesque encyclopédie libre, multilingue, où l’internaute est invité à créer ou à améliorer les articles sous la supervision des autres) n’invalident aucunement la nécessité de participer aux combats contre la patrimonialisation de l’information, la connaissance et le savoir sous la gouverne des grands groupes de l’économie globale, contre la globalisation des normes définies unilatéralement par les seuls opérateurs du marché. Les représentations et célébrations hédonistes de la navigation sur le Web que l’on peut parfaitement comprendre ne doivent pas pour autant éclipser la réflexion sur ces impératifs catégoriques. Grands médias, institutions et industries culturelles tout autant que les nouvelles technologies, la mobilisation citoyenne n’est pas donnée. Même si sa nécessité n’est jamais apparue aussi historiquement pertinente. Elle se conquiert. Boulimie Bernard Darras. — Vous jugez sévèrement la boulimie des études culturelles qui s’autorisent à aborder tous les sujets. Mais ne peut-on en dire autant de la sociologie et des sciences humaines en général ? Pensez-vous que la prolifération et la dispersion des objets d’étude puissent nuire au travail théorique ? Pensez-vous que cette boulimie des objets d’étude est soumise à des modes ou à des stratégies de provocation typiques de la société du spectacle et de l’hyper-modernité ? Armand Mattelart. — Ni Érik ni moi-même ne sommes suspects de légitimisme. Cela ne nous dérange donc pas que les Cultural Studies abordent une multitude de sujets. Ce qui est dérangeant, ce sont les sujets que, dans leurs dérives, elles ont choisi de traiter – les tropismes d’une 31 MEI, nos 24-25 (« Études culturelles / Cultural Studies »), 2006 société de plein accès à l’idéal consommatoire qui est aussi ceux d’une classe pivot de la société du spectacle – et ceux qu’elles ont choisi d’ignorer, à savoir ce que j’appelle les réseaux asymétriques du « marché noir de la vie ». La boulimie fait jeu avec l’hubris qui consiste à prétendre à une postdiscipline souveraine, un au-delà des disciplines. Et ce, au détriment d’une construction patiente faite de confrontations et de dialogues avec d’autres disciplines, au nom de la nécessité d’une intelligibilité plurielle que requiert un monde complexe. Désengagement et activisme Bernard Darras. — Vous semblez nostalgique de la phase d’implication des études culturelles dans les processus de changement et vous regrettez le désengagement des chercheurs des Cultural Studies, leurs dérives populistes ou leur « radicalisme de campus ». Selon vous, est-ce un effet de la normalisation des études culturelles, un effet pervers de la compétition universitaire et de ses luttes de pouvoir, voire du marketing des idées ? Est-ce le signe d’un épuisement méthodologique et théorique ou celui de la tétanie critique provoqué par la globalisation des problèmes ? Armand Mattelart. — Aucune nostalgie. Ce qui à Érik et moi paraît important est de contribuer à mettre à l’ordre du jour la question du rapport du chercheur à la société. Et ce, à un moment où, de toutes parts, celui-ci est sollicité pour participer à la valorisation de savoirs et de sources de création laissés jusqu’ici en marge des besoins marchands et financiers. Comme nous l’affirmons dans notre introduction, notre propos n’est pas seulement de restituer des travaux et des débats. Il est d’introduire deux questionnements qui concernent toutes les sciences sociales. Je cite : « Il veut rappeler qu’un engagement critique des chercheurs – s’il se soumet aux contrôles organisés d’une communauté scientifique – n’est ni une concession à une vision désuète de l’intellectuel engagé, ni une entrave au savoir, mais peut constituer le moteur d’une intelligence des faits sociaux. En des temps où chercheurs et intellectuels sont invités à se comporter en experts et ingénieurs du social, répondant aux demandes des pouvoirs, où un empirisme instrumental voudrait disqualifier les questions sur les conditions de production du savoir, une lecture généalogique ne peut que réintroduire des questions essentielles. » 32