letoile-aux-yeux

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letoile-aux-yeux
L’Etoile aux yeux tristes
« Ce soir dans votre ville, Les Etoiles de Bruxelles sont là ! Venez voir leurs acrobates,
venez voir leurs fauves ! Venez les voir, et voyez comme ils sont beaux ! »
Les prospectus volent hors de la fourgonnette bleue aux dessins criards. Le jeune home
en attrape un. Ce soir, on est lundi, et il n’a rien à faire. Pourquoi pas ? Les regards l’attirent.
Il sourit. Oui, ce soir, il ira au cirque. Ce qu’il ne sait pas c’est qu’il y retournera bien souvent
cette semaine. Et tout ça … pour elle.
Elle regarde droit devant elle. Son dos est droit, très droit. Ses jambes sont longues, très
longues. Ses articulations sont souples, très souples. Elle a les jambes à la perpendiculaire
de son buste, elles touchent le sol. Elle est arrivée à cette position avec la même facilité que
lorsqu’elle met un pied devant l’autre. Elle se cambre un peu, creuse ses reins. Puis, peu à
peu, elle se cambre beaucoup, beaucoup, et ses cheveux effleurent le sol, puis s’y étalent.
Ensuite, c’est sa tête qui entre en contact avec la terre battue. Son dos entier est courbé, et
elle n’a pas mal, elle y est arrivée sans difficulté. Elle se demande parfois comment c’est
possible. Mais la réponse vient d’elle-même, parfois même sans que la question soit posée.
Depuis que son cœur a commencé à battre, elle est faite pour ça. Comment échapper à un
destin tout tracé ?
D’une impulsion, d’un coup de reins, elle se redresse, très vite, très facilement. Comme
si de rien n’était. Puis, elle replie sa jambe droite, sans jambe gauche, pose ses pieds à terre
et se relève tout à fait. Debout, elle paraît grande. E fait, c’est la finesse de sn corps qui est
trompeuse. Elle n’a qu’une taille moyenne. Ses yeux cobalt trouvent un visage face à elle,
un visage qu’elle aime. Elle marche d’un pas élastique vers ce jeune homme, à qui elle fait la
bise. Elle n’est pas la seule à manquer de sommeil apparemment. Il lui fait remarquer ses
yeux cernés, et elle rit. Il va s’échauffer, dit-il, et puis ils travailleront ensemble. Elle hoche la
tête. De toute façon, elle n’a pas le choix, alors … Elle se met sur la pointe des pieds, et lance
son buste en avant. Se mains sont à plat sur le sol, se coudes un peu pliés. Sa poitrine est
plaquée contre ses jambes. Ce n’est pas humainement possible et elle le sait. Pourtant elle
est humaine. Elle ne peut pas soupirer, car l’espace lui manque, mais sinon, elle l’aurait fait.
Elle prend un peu plus appui sur se mains, et lance ses jambes par-dessus elle. Elle reste
ainsi un instant, puis envoie ses pieds vers l’avant, et d’un mouvement parfaitement
élégant, ses redresse. On ne la regarde même plus, on s’y est habitués. Elle effectue encore
quelques mouvements ave une facilité déconcertante en attendant son partenaire. La
fatigue se fait sentir, doucement, mais elle l’ignore. C’est toujours un peu pareil de toute
façon …
Puis il arrive et lui sourit. Le véritable entraînement va pouvoir commencer. Il la soutient
sans problèmes, elle, le poids plume, la fille fil de fer. C’est même un plaisir pour lui de
travailler avec elle tant elle est simple à manipuler. Leurs figures sont toujours plus
complexes, plus travaillées. Il s’efforce d’ignorer l’odeur de ses cheveux, le toucher de sa
peau, mais c’est dur. Elle l’attire, mais elle s’en fiche. Elle le sait évidemment, tout le monde
le sait. Comment une telle chose pourrait-elle rester secrète longtemps ? Il sourit pour faire
bonne impression mais est sûr d’une chose : jamais ils ne seront autres choses que collègues
de travail. Ses rêves à elle semblent bien lointains des siens. Parfois, il lui semble voir trop
briller ses yeux lorsqu’ils voient un couple avec un enfant, ou quand elle voit une maison où
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semblent résonner les rires d’une famille. Il ne veut pas comprendre. Il sait pourtant.
Lorsque ses jambes s’enroulent autour de lui, il sent son cœur battre plus fort, et lorsque ses
cheveux lui effleurent le visage, il sent les larmes monter. Elle est inaccessible, et le restera.
Il est distrait et fatigué, mais comme toujours tout se passe bien. Il transpire, comme elle.
Les mouvements ont beau paraître être faits naturellement, ils sont complexes et
demandent du travail, beaucoup de travail. Il la lâche, et si, à son goût c’est trop tôt, elle
semble heureuse d’avoir fini, et s’éloigne après un sourire. Dans quelques heures ce sera le
moment. Elle se dirige à grand pas vers sa caravane, et il la perd de vue.
Lorsqu’elle atteint sa demeure, elle en ferme vite la porte, pour aller s’effondrer sur son
lit. Ses yeux se ferment, et elle s’endort, pour mieux se réveiller de longues minutes plus
tard. Elle se lève d’un bond, et enfile son costume de scène. Il colle à son corps mince. C’est
une combinaison bleue et blanche, légèrement brillante, transparente par endroits. C’est
aussi une seconde peau sans laquelle le numéro serait moins beau. Elle est un peu en retard
mais s’en, fiche. Elle aurait bien le temps de rejoindre les coulisses avant son tour, même si
son partenaire allait être fou de rage. Elle s’assoit face à son miroir. Elle étale la crème sur
son visage, évitant que son regard ne croise la photo de ses parents. Quelque part, elle leur
en veut. Ils lui ont imposé une vie, un destin. Elle n’a jamais eu le choix. Elle applique
consciencieusement le fond de teint sur sa peau, avant de s’interrompre et de foudroyer son
reflet des yeux. Bon sang, elle allait oublier d’attacher ses cheveux ! Elle attrape la brosse et
tira pour ramasser sa crinière blonde en une queue de cheval serrée. Aucune mèche ne s’en
échapperait une fois que le gel serait mis. Puis, elle recommence à se maquiller, pensant à
ses géniteurs alors qu’elle trace un trait noir au dessus de sa paupière gauche. Depuis toute
petite, elle a vécu entre ses gens. Elle ne s’est jamais posée dans une ville, et a toujours suivi
les caravanes. L’école ? C’était quand chacun avait le temps qu’on lui apprenait quelques
trucs de ci, de là. Officiellement, sa maîtresse état sa maman … Sa maman … La trapéziste
la plus admirée s’était brisé la nuque douze ans après la naissance de sa fille. Une mauvaise
chute, tout bêtement. Et pourtant, le choix ne s’était toujours pas présenté. Son père l’avait
faite travailler, encore, encore. Du jour où elle avait su marcher au jour où il était mort,
emporté par un cancer malin, il avait fait travailler sa fille sans relâche. Et elle a fait ce qu’il
voulait. Elle est acrobate reconnue et n’a pas vingt cinq ans. Ses yeux s’emplissent soudain
de larmes qu’elle ravale. Il ne fallait pas qu’elle pleure, cela allait gâcher tout son maquillage,
et ce serait bête car elle serait forcée de recommencer. Mais elle, elle rêve d’autre chose.
Elle ce qu’elle veut, c’est devenir médecin. Elle rêve d’une vie tranquille et sédentaire en
campagne, avec un chien, un chat, un mari et des enfants qui auraient le choix de leur vie.
Mais tout ceci lui parait irréalisable, bien trop lointain. Elle applique la dernière paillette au
coin de ses yeux, puis se lève. Elle sèche son œil avec un mouchoir et enfile des baskets puis
un long manteau. Et se dirige vers le chapiteau déjà plein. Elle entend la musique, les cris
des enfants, la voix de leur Loyal à eux. Elle entre dans les coulisses et est accueillie par un
soupir soulagé, avant que ne reprennent les conversations nerveuses et les étirements. Le
spectacle a commencé. Elle se débarrasse de son manteau et de ses chaussures. Elle
regarde les autres un instant. Elle les connait tous, depuis toujours lui semble-t-il. Elle sait,
elle est persuadée que jamais elle ne pourrait les quitter. Et elle s’échauffe. Se faire un
claquage sur scène, ce serait si bête. Cela voudrait dire ne plus travailler, ne plus gagner sa
vie. Peut-être être exclue. Les quitter, oui, être chassée, non. Alors elle s’échauffe. Et son
instant arrive, on appelle son nom sur la piste. Elle prend la main de son partenaire. Le
rideau s’ouvre.
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Face à eux, il y a un public qui sourit. Face à eux, il y a des gens heureux. Face à eux, il y a
des gens qui les attendent. Face à eux il y a des gens qui ont payé pour voir un spectacle. Et
ces gens, ils ne doivent pas les décevoir surtout pas. La musique arrive. Le numéro démarre.
Le numéro, elle en est sûre, sera toujours le même, même si les figures changeront. Elle
est persuadée qu’elle le jouera toute sa vie, jusqu’à ce qu’elle aussi ne meure ou qu’elle
devienne trop vieille. Elle ne voit pas la porte qui s’ouvre à elle avec ce jeune homme qui la
regarde de façon si intense.
Il est là depuis cinq soirs. Il l’a vue, et il veut lui parler. Il voudrait savoir qui elle est, cette
blonde au regard triste. Il veut savoir pourquoi son regard est triste. Il est étudiant en droit,
et aimerait devenir avocat. Et ce soir, il va aller l’attendre à la sortie. Et il lui parlera, oui,
c’est décidé. Parce que, dimanche elle partira avec les autres, et que ce soir c’est vendredi.
Et que les vendredis ont toujours été ses jours de chance. Il sourit.
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