PRF : LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 18 et 19 octobre 2016

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PRF : LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE 18 et 19 octobre 2016
PRF : LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE
18 et 19 octobre 2016
Lycée Abdel Kader – Beyrouth
Quels points communs peut-on relever entre les deux extraits de Toussaint ?
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1) Lorsque j’ai commencé à passer mes après-midi dans la salle de bain, je ne comptais pas
m’y installer ; non, je coulais là des heures agréables, méditant dans la baignoire, parfois
habillé, tantôt nu. Edmondsson, qui se plaisait à mon chevet, me trouvait plus serein ; il
m’arrivait de plaisanter, nous riions. Je parlais avec de grands gestes, estimant que les
baignoires les plus pratiques étaient celles à bords parallèles, avec dossier incliné, et un fond
droit qui dispense l’usager de l’emploi du butoir cale-pieds.
2) Edmondsson pensait qu’il y avait quelque chose de desséchant dans mon refus de quitter
la salle de bain, mais cela ne l’empêchait pas de me faciliter la vie, subvenant aux besoins du
foyer en travaillant à mi-temps dans une galerie d’art.
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3) Autour de moi se trouvaient des placards, des porte-serviettes, un bidet. Le lavabo était
blanc ; une tablette le surplombait, sur laquelle reposaient brosses à dents et rasoirs. Le mur
qui me faisait face, parsemé de grumeaux, présentait des craquelures ; des cratères çà et là
trouaient la peinture terne. Une fissure semblait gagner du terrain. Pendant des heures, je
guettais ses extrémités, essayant vainement de surprendre un progrès. Parfois, je tentais
d’autres expériences. Je surveillais la surface de mon visage dans un miroir de poche et,
parallèlement, les déplacements de l’aiguille de ma montre. Mais mon visage ne laissait rien
paraître. Jamais.
4) Un matin, j’ai arraché la corde à linge. J’ai vidé tous les placards, débarrassé les étagères.
Ayant entassé les produits de toilette dans un grand sac-poubelle, j’ai commencé à
déménager une partie de ma bibliothèque. Lorsque Edmondsson rentra, je l’accueillis un livre
à la main, allongé, les pieds croisés sur le robinet.
5) Edmondsson a fini par avertir mes parents.
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7) Deux fois par semaine, j’écoutais le compte rendu radiophonique du déroulement de la
journée de championnat de France de football. L’émission durait deux heures. D’un studio
parisien, le présentateur orchestrait les voix des envoyés spéciaux qui suivaient les rencontres
dans les différents stades. Etant d’avis que le football gagnait à être imaginé, je ne ratais
jamais ces rendez-vous. Bercé par de chaudes voix humaines, j’écoutais les reportages la
lumière éteinte, parfois les yeux fermés.
27) Assis sur mon lit, la tête dans les mains (toujours ces positions extrêmes), je me disais que
les gens ne redoutaient pas la pluie ; certains, sortant de chez le coiffeur, la craignaient, mais
nul n’avait vraiment peur qu’elle ne s’arrêtât plus jamais, écoulement continu faisant tout
disparaître – abolissant tout. C’est moi qui, devant ma fenêtre, par une confusion qui justifiait
la crainte que m’avaient inspirée les divers mouvements qui se déroulaient devant mes yeux,
pluie, déplacements des hommes et des voitures, avais eu soudain peur du mauvais temps,
alors que c’était l’écoulement même du temps, une fois de plus, qui m’avait horrifié.
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33) Il y a deux manières de regarder tomber la pluie, chez soi, derrière une vitre. La première
est de maintenir son regard fixé sur un point quelconque de l’espace et de voir la succession
de pluie à l’endroit choisi ; cette manière, reposante pour l’esprit, ne donne aucune idée de
la finalité du mouvement. La deuxième, qui exige de la vue davantage de souplesse, consiste
à suivre des yeux la chute d’une seule goutte à la fois, depuis son intrusion dans le champ de
vision jusqu’à la dispersion de son eau sur le sol. Ainsi est-il possible de se représenter que le
mouvement, aussi fulgurant soit-il en apparence, tend essentiellement vers l’immobilité, et
qu’en conséquence, aussi lent peut-il parfois sembler, entraîne continûment les corps vers la
mort, qui est immobilité. Olé.
J.-P. TOUSSAINT, La Salle de bain, Ed. de Minuit, 1985
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Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien, un ciel blanc nuancé de nuages gris
aux reflets bleutés, un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande,
Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il
éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade
olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde
football.
Sans doute ne fut-il question que de forme et de mélancolie le soir de cette finale.
D’abord, immédiatement, la forme à l’état pur, le penalty transformé à la septième minute,
une Panenka indolente qui toucha la barre transversale pour passer la ligne et ressortir du
but, trajectoire de billard qui flirtait déjà avec le tir de légende de Geoff Hurst à Wembley en
1966. Mais ce n’était encore qu’une citation, un hommage involontaire à un épisode
légendaire de la Coupe du monde. Le vrai geste de Zidane le soir de cette finale - geste soudain
comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire - ne surviendra que plus tard et
oublier le reste, la fin du match et les prolongations, les tirs au but et le vainqueur, geste
décisif, brutal, prosaïque et romanesque : un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin,
quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion,
entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit.
Le coup de tête de Zidane a eu la soudaineté et le délié d’un geste de calligraphie. S’il
n’a fallu que quelques secondes pour l’accomplir, il n’a pu survenir qu’au terme d’un lent
processus de maturation, d’une longue genèse invisible et secrète. Le geste de Zidane ignore
les catégories esthétiques du beau et du sublime, il se situe au-delà des catégories morales
du bien et du mal, sa valeur, sa force et sa substance ne tiennent qu’à leur adéquation
irréductible à l’instant précis du temps où il est survenu. Deux vastes courants souterrains ont
dû le porter de très loin, le premier, de fond, large, silencieux, puissant, inexorable, qui ressort
autant de la pure mélancolie que de la perception douloureuse de l’écoulement du temps,
est lié à la tristesse de la fin annoncée, à l’amertume du joueur qui dispute le dernier match
de sa carrière et ne peut se résoudre à finir. Zidane n’a jamais pu se résoudre à finir, il est
familier des fausses sorties (contre la Grèce) ou des sorties ratées (contre l a Corée du Sud). Il
y a toujours chez lui l’impossibilité de mettre un terme à sa carrière, et de même, et surtout,
en beauté, car finir en beauté, c’est néanmoins finir, c’est clore la légende : brandir la coupe
du monde, c’est accepter sa mort, alors que rater sa sortie laisse des perspectives ouvertes,
inconnues et vivantes. L’autre courant qui a porté son geste, courant parallèle et
contradictoire, nourri d’un excès d’atrabile et d’influences saturniennes, est l’envie d’en finir
au plus vite, l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux
vestiaires (je partis brusquement et sans prévenir), car la lassitude est là, soudain,
incommensurable, la fatigue, l’épuisement, l’épaule qui fait mal, Zidane ne parvient pas à
marquer, il n’en peut plus de ses partenaires, de ses adversaires, il n’en peut plus du monde
et de soi-même. La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie, je
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l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, les heures paraissent
appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables. Il se sent fourbu et il devient
vulnérable. Quelque chose en nous se tourne contre nous - et, dans une ivresse de fatigue et
de tension nerveuse, Zidane ne peut qu’accomplir l’acte de violence qui délivre, ou de fuite
qui soulage, incapable de dénouer autrement la tension nerveuse qui l’oppresse (et c’est la
fuite finale devant l’accomplissement de l’œuvre). Depuis le début des prolongations, Zidane
n’a d’ailleurs cessé d’exprimer sa lassitude de façon inconsciente avec son brassard de
capitaine qui n’arrête pas de tomber, son brassard qui se délite et qu’il n’en finit pas de
réajuster maladroitement sur son bras. Zidane signifie ainsi malgré lui qu’il veut abandonner
le terrain et rentrer aux vestiaires. Il n’a plus les moyens, ou la force, l’énergie, la volonté, de
réussir un dernier coup d’éclat, un dernier geste de pure forme - la tête, de toute beauté,
repoussée par Buffon quelques instants plus tôt lui ouvrira définitivement les yeux sur son
impuissance irrémédiable. La forme, à présent, lui résiste - et c’est inacceptable pour un
artiste, on sait les liens intimes qui unissent l’art à la mélancolie. Incapable de marquer un
but, il marquera les esprits.
La nuit, maintenant, est tombée sur Berlin, l’intensité lumineuse a baissé et Zidane a
senti soudain physiquement le ciel s’assombrir au-dessus de ses épaules, ne laissant plus
subsister au firmament que des trainées écorchées de nuages crépusculaires noirs et roses.
L’eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir. Personne, dans le stade,
n’a compris ce qui s’était passé. De ma place dans les tribunes du stade olympique, j’ai vu le
match reprendre, les Italiens qui repartaient à l’attaque et l’action qui s’éloignait vers le but
opposé. Un joueur italien était resté au sol, le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par
les divinités hostiles de la mélancolie. L’arbitre a arrêté la partie, et on se mit à courir en tous
sens sur la pelouse, vers le joueur allongé et en direction du juge de touche, que des joueurs
italiens entouraient, mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé
Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en
maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain son visage en très gros plan dans le
viseur de mes jumelles, et Buffon, le gardien de but italien, qui surgit et se met à lui parler et
à lui masser la tête, lui malaxer le crâne et la nuque, dans un geste surprenant, caressant,
enveloppant, dans un geste qui oint, comme on le ferait à un enfant, un nouveau -né, pour
l’apaiser, pour le calmer. Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade ne
comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait
Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai
compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie.
Le geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a
pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits
dans le stade et à la confiance légitime qu’on peut accorder à nos sens, personne n ’a rien vu,
ni les spectateurs ni les arbitres. Non seulement le geste de Zidane n’a pas eu lieu, mais quand
bien aurait-il eu lieu, quand même Zidane aurait-il eu la folle intention, le désir ou le fantasme,
de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n’aurait jamais dû ou pu
atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du
chemin qui la séparait du torse de l’adversaire, il lui en serait resté encore une autre moitié à
parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement,
de sorte que la tête de Zidane, progressant toujours vers sa cible mais ne l’atteignant jamais,
comme dans un immense ralenti monté en boucle à l’infini, ne pourra pas, jamais, c’est
physiquement et mathématiquement impossible (c’est le paradoxe de Zidane, si ce n’est pas
celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l’adversaire - jamais, seule la fugitive
pulsion qui a traversé l’esprit de Zidane a été visible aux yeux du téléspectateurs du monde
entier.
J.-P. TOUSSAINT, La Mélancolie de Zidane, Ed. de Minuit, 2006
Un roman minimaliste ?
Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé par Laurent Demoulin à Bruxelles le 25 mars 2005
(…)
Comment vous situez-vous par rapport aux auteurs du Nouveau Roman ?
Comme mes livres sont publiés aux Éditions de Minuit, il y a une sorte de continuation naturelle dans
l’esprit des journalistes et des critiques. Ce n’est d’ailleurs pas faux. Il me semble que la littérature la
plus intéressante en France dans les années 50 et 60, c’est le Nouveau Roman. J’ai été influencé par
les auteurs du Nouveau Roman, Beckett bien sûr, mais aussi Duras, Claude Simon, Robbe-Grillet, mais
pas nécessairement tout Claude Simon ou tout Robbe-Grillet. Je ne suis pas un continuateur ou un
disciple, je ne me sens tenu par aucun engagement. À l’époque, les auteurs du nouveau roman ont été
violemment attaqués par la partie la plus conservatrice de la critique, on disait qu’ils ne racontaient
plus d’histoire ou qu’il n’y avait plus de personnage, que le nouveau roman tuait la littérature. Il y a eu
une polémique assez violente, qui s’est un peu tassée par la suite. Je suis en quelque sorte arrivé après
la bataille. Quand j’ai commencé à écrire, le terrain avait été largement déblayé, la voie avait été
ouverte, je n’avais plus besoin d’être radical, ou dogmatique, si j’avais envie de raconter un peu
d’histoire, ou si j’avais envie de développer des personnages, je n’allais pas me gêner...
(…)
Reste un auteur que l’on a souvent évoqué à votre propos et que vous citez vous-même en anglais
dans La Salle de bain, c’est Pascal.
Pendant que j’écrivais La Salle de bain, il m’est apparu qu’il y avait quelque chose en commun,
thématiquement, je dirais, entre ce que j’étais en train d’écrire et les Pensées. Je ne connaissais pas
particulièrement bien l’œuvre de Pascal à ce moment-là, même si j’avais en tête la fameuse phrase «
Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos,
dans une chambre ». Je vivais en Algérie à l’époque, il n’y avait ni librairie ni bibliothèque. Je me suis
fait prêter Les Pensées par un ami, et je les ai lues dans la perspective du livre que j’étais en train
d’écrire. J’ai été particulièrement intéressé par les passages sur le divertissement, et j’ai alors,
consciemment, parsemé mon livre de références au divertissement pascalien, en déclinant en quelque
sorte les notions de divertissement, de diversion, de distraction. Mais, au moment de citer Pascal dans
le livre, j’ai préféré le citer en anglais, ça créait un décalage, ça évitait de faire trop sérieux (…)
La reconnaissance a été très rapide, mais, tout de même, il est assez logique qu’au moment de la sortie
de mon premier roman, on n’ait pas parlé de mouvement littéraire. Mais, dès 1989, avec mon
troisième livre, L’Appareil-photo, et Lac d’Echenoz, Les Éditions de Minuit ont fait paraître une page de
publicité dans la presse en parlant de romans impassibles. À la même époque, Jacques-Pierre Amette,
dans un article du Point, a utilisé l’expression « Nouveau nouveau roman ». Quelque chose était en
train de prendre corps.
Quelle était votre position ?
Cela m’était un peu égal, ce n’était pas une de mes préoccupations. Mais, aujourd’hui, je suis persuadé
que Jérôme Lindon avait raison : si l’on avait trouvé à ce moment-là une appellation qui avait fait
l’unanimité, cela aurait clarifié les choses par rapport à l’université et à la presse, au public, aux
opposants, aux attaques, à la défense... Mais aucun mot, aucun adjectif, ne s’est vraiment imposé. Ce
n’est pas très grave non plus, d’ailleurs, cela ne nous a pas empêché d ’écrire... Cette absence de terme
précis correspond peut-être à une réalité puisque, comme de nombreux critiques l’ont souligné, il ne
s’agit pas d’une école, ni d’un mouvement, mais d’une sorte de champ littéraire aux contours assez
flous.
Cela nous amène à cette autre appellation, un peu plus tardive, celle de « minimaliste ».
L’expression « les écrivains minimalistes » vient du monde universitaire allemand et néerlandais.
Ce terme n’est-il pas quelque peu péjoratif ?
Il ne me dérange pas, non. L’idée de minimalisme, ou plutôt de concision, me semble même être une
valeur esthétique importante. Le théorème de Pythagore, que je cite en exergue de La Salle de bain,
n’annonce pas seulement la structure du livre, mais aussi un idéal de style. En effet, quoi de plus
simple, de plus ramassé et de plus universel qu’un théorème mathématique ? Je voulais que cet
épigraphe soit emblématique d’un style littéraire : dire une expérience de la réalité de la manière la
plus concise, complète et élégante qui soit. L’inconvénient du mot « minimalisme » est qu’il a un sens
très précis en arts plastiques ou en architecture et qu’il a déjà servi à décrire un mouvement littéraire
américain. C’est dommage que le terme n’ait pas été libre. Mais le mot ne me gêne pas, dans la mesure
où ce que j’écris, tout compte fait, est assez minimaliste. Oui, je suis un écrivain minimaliste (mais je
n’en dirai pas plus).