Evolution du phénomène toxicomanie et travail social
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Evolution du phénomène toxicomanie et travail social
ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9 L’équipe du Rel’aids: Sarah Bell, Patricia Fontannaz, Jean-Jacques Marro, Lionel Vandel Le Rel’aids, structure de l’Association du Relais, a vu le jour au tout début des années 1990. C’est sur la base d’une recherche financée par la Confédération que l’idée d’effectuer un travail social hors murs (TSHM) est née. A cette époque, le sida faisait des ravages auprès des personnes consommant des drogues par voie intraveineuse. Avec un mandat de santé publique pour le Canton de Vaud, le Rel’aids s’est approché de ce public à risques, que ce soit en ville ou à la campagne, et s’est investi auprès des personnes marginalisées par leur toxicomanie avec l’objectif de réduire les dommages mais également de favoriser un accès au dispositif existant. Ce dernier s’est considérablement développé au cours de ces quinze dernières années. L’accès à une cure de méthadone ou à des centres à seuil bas, par exemple, est très facile aujourd’hui. Evolution du phénomène toxicomanie et travail social de rue Le travail social hors murs a contribué aux changements des représentations sur la toxicomanie par sa spécificité d’intervention qu’est la démarche du «aller vers», basée sur le principe de la libre adhésion et de l’anonymat. Il a amené de nouvelles perspectives pour une population qui navigue souvent dans une zone grise. L’équipe du Rel’aids, qui s’est étoffée au fil des ans (4 personnes, 4 véhicules … toujours sans bureau), peut intervenir dans l’urgence, intensivement et à très court terme. Cette souplesse d’intervention, toujours sur le lieu de l’autre, que ce soit dans son espace privé ou dans «son» espace public, a l’avantage de permettre d’identifier, avec la ou les personnes concernées, la problématique la plus criante et d’entrevoir à plusieurs les pistes d’action possibles … Lors de ces quinze dernières années, nous avons publié des écrits importants1 dans le but d’apporter une meilleure compréhension du quotidien des usagers et de les mobiliser dans des projets qui les concernent. La politique suisse des quatre piliers a permis de prendre en compte les consommateurs de drogues dans les différentes étapes qui peuvent conduire vers l’abstinence. A notre niveau, sur le terrain, nous mesurons chaque jour la fragilité des passerelles vers une insertion sociale revendiquée par les personnes que nous rencontrons. Si aujourd’hui, en Suisse, on meurt moins du sida et de la drogue, la question du sens pour une population marginalisée vieillissante devient centrale. L’évolution de notre intervention s’inscrit dans les changements qui ont affecté notre société en général et le travail social 11 POINT FORT | ACTUALITÉSOCIALE en particulier. Nous avons choisi d’aborder ici deux évolutions notoires: la chronicisation des situations ainsi que la sécurisation des espaces publics et le sentiment d’insécurité. La chronicisation des situations Au début des années 1990, l’arrivée du virus du sida a bouleversé d’un point de vue de santé publique les représentations concernant les consommateurs de drogues par voie intraveineuse qui ont été considérés comme un «groupe cible» par les programmes de prévention … Dixhuit années plus tard, le répertoire vaudois d’aide aux personnes toxicomanes2 illustre en partie ce développement des structures et des projets de prévention et de réduction des risques. Cet accès facilité aux soins est un constat partagé par les professionnels du terrain. Aujourd’hui, la question n’est plus de trouver un médecin ou un centre pour entrer en sevrage de benzodiazépines ou démarrer une cure de méthadone, mais celle qui nous est souvent posée par les personnes que nous rencontrons: «Je fais tout pour m’en sortir, mais à quoi ça sert si c’est pour me retrouver sans logement, sans emploi et avec toutes mes dettes?» Nous constatons qu’une minorité de personnes ne va plus répondre de manière durable aux exigences de compétitivité et d’efficience du marché du travail. Nous relevons en effet une chronicisation des personnes marginalisées dans plusieurs domaines de leur vie quotidienne, comme l’absence de logement depuis plusieurs années, l’intégration voire l’enlisement dans le système de soins et d’assistance sans perspectives de passerelles3, les cures de méthadone à long terme. Le sentiment d’impuissance et de nonsens face à l’avenir est caractéristique des personnes et des familles que nous rencontrons. Prendre en compte la complexité des problématiques individuelles sur le terrain, dans la rue, dans les appartements dans cette démarche spécifique du «aller vers» du travailleur social hors murs permet souvent de mobiliser les ressources insoupçonnées des personnes en situation de grande précarité. Paradoxalement, les politiques sociales, celles en matière de toxicomanie en particulier, n’intègrent pas encore cette vision sociale de la réduction des risques. Les projets développés qui valorisent l’insertion professionnelle et l’accès à la formation ou à l’occupation semblent se 12 N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9 heurter à une logique d’un travail social palliatif qui «pose en effet brutalement la question des stagnants»4. Il s’agit de prendre en compte les personnes là où elles sont pour envisager la construction de passerelles vers d’autres structures. Pour nous, le travail social hors murs prend son sens dans la prise en compte de cette «zone grise» et la création de conditions pour partager des valeurs, des représentations, des projets. C’est construire ensemble des perspectives d’avenir dignes. La sécurisation des espaces publics et le sentiment d’insécurité Dans notre pratique professionnelle quotidienne, la question de la sécurisation des espaces publics se pose et notamment la place du travail social hors murs dans cette logique sécuritaire grandissante. Sur le terrain, dans l’accompagnement individuel des usagers, nous sommes régulièrement confrontés aux nouvelles mesures de sécurité qui sont mises en place par les institutions étatiques et communales. Il n’est pas rare qu’une personne se rendant dans un service d’aide sociale doive d’abord passer devant un agent de sécurité privé avant de se retrouver devant son assistant social. Ces «filtres sécuritaires» sont le révélateur du sentiment ambiant d’insécurité, qui interpelle par ailleurs davantage le travailleur social que l’usager. On ne peut s’empêcher de retourner le questionnement autour des violences institutionnelles générées. Cette présence renforce-t-elle la stigmatisation des personnes démunies et/ou marginalisées? «Ces personnes doivent être dangereuses s’il faut des agents de sécurité à la porte ou dans les bouches du métro …» Une personne estimant être perçue comme «dangereuse» (sans avoir commis aucun acte violent ou irrespectueux) ne pourrait-elle pas ressentir ce jugement comme une agression en soi? En tant que TSHM, une partie de notre travail se passe dans la rue et, notamment, dans les espaces de rassemblement de diverses populations. Grâce à cette proximité, nous pouvons «prendre le pouls» d’une ville ou d’un quartier, nous rendre compte des préoccupations actuelles des personnes qui occupent l’espace public. Un des buts des TSHM est en effet de promouvoir la paix sociale. Toutefois, cet objectif doit être sans cesse précisé face aux attentes sécuritaires. Nous pouvons relever, à titre d’exemple, les difficultés des nouveaux éducateurs de rue travaillant seuls dans certaines communes5. Il nous paraît important de prendre en compte le sentiment d’insécurité, les peurs légitimes ou irrationnelles des citoyens, voisins, parents, commerçants, politiciens, face au spectre de la drogue et à ses consommateurs. Notre rôle de médiateur prend tout son sens lors de nos interventions familiales mais aussi dans les enjeux liés à l’occupation de l’espace public par les personnes marginalisées. Il s’agit de favoriser les échanges, de confronter les représentations dans des projets inscrits dans un processus communautaire légitimé par un mandat politique. En effet, dans un contexte global qui tend à se rigidifier, nous pensons qu’il est nécessaire de créer les conditions pour donner une place et la parole aux personnes marginalisées et stigmatisées par leurs comportements, et de favoriser les échanges avec les différents acteurs concernés par les questions de précarité. Ces démarches s’inscrivent nécessairement dans la durée, car elles impliquent un processus de changement à long terme. Et l’avenir? Les TSHM ne sont aujourd’hui plus épargnés par la logique de certification et la volonté de standardisation des procédures et des outils qui tend à uniformiser les pratiques professionnelles. Contrats de prestations, case management bas seuil, protocoles de collaboration interinstitutionnelle, dispositif d’indication nourrissent un véritable fantasme technocratique. Il convient de réaffirmer la primauté de la relation dans notre travail et de définir de réels indicateurs d’évaluation de nos pratiques qui reflètent la complexité de nos terrains d’intervention. Au delà de la standardisation des procédures et des outils, l’usager reste l’acteur de son changement, lequel changement repose et se nourrit de la relation de confiance instaurée entre l’usager et le travailleur social. Cette approche standardisée des pratiques peut être dangereuse en ce qu’elle induit comme modèle de société normalisée tous azimuts. L’agriculture et l’industrie agroalimentaire nous démontrent tous les jours les limites de ce type de modèle, où efficience, traçabilité, sont les maîtres mots. On peut légitimement s’inquiéter de voir ces logiques à l’œuvre dans des domaines aussi complexes que ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT N o1 8 _ J A N V I E R – F É V R I E R 2 0 0 9 la relation d’aide et l’accompagnement psychosocial. Si notre travail d’accompagnement dans sa dimension relationnelle peut lui aussi être repéré, borné, conceptualisé (écoute active, communication non verbale, entretien motivationnel, intervision, repérage des résonances personnelles, etc.), il reste inscrit dans une relation humaine duale: une alchimie entre deux personnes dans un environnement socioculturel précis, à un moment donné. Au nom de l’équité de traitement, de l’objectivité du regard, et de l’analyse de la situation, on tend à gommer les différences entre professionnels dans les réponses qu’ils peuvent apporter. Plutôt que de gommer ces différences, on devrait mieux les cultiver pour prendre en compte la complexité des enjeux actuels. Pour conclure … Le toxicomane n’est plus le délinquant des années 1970–1980 esclave d’un produit duquel on se doit de le soustraire, y compris en l’enfermant. Désormais, au niveau de la personne, le toxicomane est un malade. Au niveau sociétal, le phénomène ne pouvant être résolu, la toxicomanie est devenue une maladie … chronique. Facile et arrangeant pour la science, dont la toutepuissance est conservée et qui se retrouve à faire le même constat d’échec pour juguler le phénomène que celui fait, hier, par l’appareil répressif habituel (police, jus tice). Désormais c’est la médecine qui porte la responsabilité de traiter cette maladie sociale chronique et ses patients, hier asociaux et manipulateurs, aujourd’hui bipolaires ou co-morbides. Comme il y a dix ans, la question du sens se pose toujours pour les toxicomanes. Non pas le sens de la consommation. La science s’en charge. Nous évoquons le sens, le grand, celui que chacun souhaite trouver ou donner à sa vie. En tant que TSHM, le défi à relever est de développer nos actions pour améliorer la cohésion sociale. Concernant plus spécifiquement les toxicomanes et particulièrement ceux que nous côtoyons sur la place lausannoise de la Riponne, nous posons l’interrogation suivante: en ces périodes de réchauffement climatique, les bipolaires ont-ils encore une place sur leur banc(quise) public? | Notes 1 Guy André et Maïke Bleeker, Approche du sida en milieu nocturne, 1990; Rel’aids avec l’IUMSP, Enquête sur les pharmacies, 1993; Je suis toxico … et vous? 1997; Alexandre Pollien, D épendance et liens sociaux, 2002 2 Répertoire de rel’ier, www.relais.ch 3 Alexandre Pollien, Dépendance et liens sociaux, 2002 4 Article de Marc-Henri Soulet dans Dépendances, no 33 5 Pour éviter des dérapages et pour fédérer les travailleurseuses de rue autour d’un concept commun, une Charte du travail social «hors murs» a été créée en 2005 (www.greataria.ch). De même, la plateforme des travailleurs sociaux de proximité vaudois coordonnée par Rel’ier développe un outil de référence pour les communes qui souhaitent mettre en place un poste de TSHM. 13