Evolution du phénomène toxicomanie et travail social

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Evolution du phénomène toxicomanie et travail social
ACTUALITÉSOCIALE | POINT FORT
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L’équipe du Rel’aids: Sarah Bell, Patricia Fontannaz,
Jean-Jacques Marro, Lionel Vandel
Le Rel’aids, structure de l’Association du
Relais, a vu le jour au tout début des années 1990. C’est sur la base d’une recherche financée par la Confédération que
l’idée d’effectuer un travail social hors
murs (TSHM) est née. A cette époque, le
sida faisait des ravages auprès des personnes consommant des drogues par voie
intraveineuse. Avec un mandat de santé
publique pour le Canton de Vaud, le
Rel’aids s’est approché de ce public à risques, que ce soit en ville ou à la campagne, et s’est investi auprès des personnes
marginalisées par leur toxicomanie avec
l’objectif de réduire les dommages mais
également de favoriser un accès au dispositif existant. Ce dernier s’est considérablement développé au cours de ces quinze
dernières années. L’accès à une cure de
méthadone ou à des centres à seuil bas,
par exemple, est très facile aujourd’hui.
Evolution du phénomène toxicomanie et
travail social de rue
Le travail social hors murs a contribué
aux changements des représentations sur
la toxicomanie par sa spécificité d’intervention qu’est la démarche du «aller
vers», basée sur le principe de la libre
­adhésion et de l’anonymat. Il a amené de
nouvelles perspectives pour une population qui navigue souvent dans une zone
grise. L’équipe du Rel’aids, qui s’est étoffée au fil des ans (4 personnes, 4 véhicules … toujours sans bureau), peut intervenir dans l’urgence, intensivement et à très
court terme. Cette souplesse d’intervention, toujours sur le lieu de l’autre, que ce
soit dans son espace privé ou dans «son»
espace public, a l’avantage de permettre
d’identifier, avec la ou les personnes
concernées, la problématique la plus
criante et d’entrevoir à plusieurs les pistes d’action possibles …
Lors de ces quinze dernières années, nous
avons publié des écrits importants1 dans
le but d’apporter une meilleure compréhension du quotidien des usagers et de
les mobiliser dans des projets qui les
concernent.
La politique suisse des quatre piliers a
permis de prendre en compte les consommateurs de drogues dans les différentes
étapes qui peuvent conduire vers l’abstinence. A notre niveau, sur le terrain, nous
mesurons chaque jour la fragilité des passerelles vers une insertion sociale revendiquée par les personnes que nous rencontrons.
Si aujourd’hui, en Suisse, on meurt moins
du sida et de la drogue, la question du
sens pour une population marginalisée
vieillissante devient centrale.
L’évolution de notre intervention s’inscrit
dans les changements qui ont affecté notre société en général et le travail social
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en particulier. Nous avons choisi d’aborder ici deux évolutions notoires: la chronicisation des situations ainsi que la
­sécurisation des espaces publics et le sentiment d’insécurité.
La chronicisation des situations
Au début des années 1990, l’arrivée du
virus du sida a bouleversé d’un point de
vue de santé publique les représentations
concernant les consommateurs de drogues par voie intraveineuse qui ont été
considérés comme un «groupe cible» par
les programmes de prévention … Dixhuit années plus tard, le répertoire vaudois d’aide aux personnes toxicomanes2
illustre en partie ce développement des
structures et des projets de prévention et
de réduction des risques. Cet accès facilité aux soins est un constat partagé par
les professionnels du terrain. Aujourd’hui,
la question n’est plus de trouver un médecin ou un centre pour entrer en sevrage
de benzodiazépines ou démarrer une
cure de méthadone, mais celle qui nous
est souvent posée par les personnes que
nous rencontrons: «Je fais tout pour m’en
sortir, mais à quoi ça sert si c’est pour me
retrouver sans logement, sans emploi et
avec toutes mes dettes?»
Nous constatons qu’une minorité de personnes ne va plus répondre de manière
durable aux exigences de compétitivité et
d’efficience du marché du travail. Nous
relevons en effet une chronicisation des
personnes marginalisées dans plusieurs
domaines de leur vie quotidienne, comme
l’absence de logement depuis plusieurs
années, l’intégration voire l’enlisement
dans le système de soins et d’assistance
sans perspectives de passerelles3, les cures de méthadone à long terme.
Le sentiment d’impuissance et de nonsens face à l’avenir est caractéristique des
personnes et des familles que nous rencontrons. Prendre en compte la complexité des problématiques individuelles
sur le terrain, dans la rue, dans les appartements dans cette démarche spécifique
du «aller vers» du travailleur social hors
murs permet souvent de mobiliser les
ressources insoupçonnées des personnes
en situation de grande précarité.
Paradoxalement, les politiques sociales,
celles en matière de toxicomanie en particulier, n’intègrent pas encore cette vision sociale de la réduction des risques.
Les projets développés qui valorisent l’insertion professionnelle et l’accès à la formation ou à l’occupation semblent se
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heurter à une logique d’un travail social
palliatif qui «pose en effet brutalement la
question des stagnants»4.
Il s’agit de prendre en compte les personnes là où elles sont pour envisager la
construction de passerelles vers d’autres
structures. Pour nous, le travail social
hors murs prend son sens dans la prise en
compte de cette «zone grise» et la création de conditions pour partager des valeurs, des représentations, des projets.
C’est construire ensemble des perspectives d’avenir dignes.
La sécurisation des espaces publics et
le sentiment d’insécurité
Dans notre pratique professionnelle quotidienne, la question de la sécurisation des
espaces publics se pose et notamment la
place du travail social hors murs dans
cette logique sécuritaire grandissante.
Sur le terrain, dans l’accompagnement individuel des usagers, nous sommes régulièrement confrontés aux nouvelles mesures de sécurité qui sont mises en place
par les institutions étatiques et communales. Il n’est pas rare qu’une personne se
rendant dans un service d’aide sociale
doive d’abord passer devant un agent de
sécurité privé avant de se retrouver devant son assistant social. Ces «filtres sécuritaires» sont le révélateur du sentiment
ambiant d’insécurité, qui interpelle par
ailleurs davantage le travailleur social que
l’usager. On ne peut s’empêcher de retourner le questionnement autour des
violences institutionnelles générées.
Cette présence renforce-t-elle la stigmatisation des personnes démunies et/ou
marginalisées? «Ces personnes doivent
être dangereuses s’il faut des agents de
sécurité à la porte ou dans les bouches du
métro …»
Une personne estimant être perçue
­comme «dangereuse» (sans avoir commis
aucun acte violent ou irrespectueux) ne
pourrait-elle pas ressentir ce jugement
comme une agression en soi? En tant que
TSHM, une partie de notre travail se
­passe dans la rue et, notamment, dans les
espaces de rassemblement de diverses
populations. Grâce à cette proximité,
nous pouvons «prendre le pouls» d’une
ville ou d’un quartier, nous rendre ­compte
des préoccupations actuelles des personnes qui occupent l’espace public.
Un des buts des TSHM est en effet de
promouvoir la paix sociale. Toutefois, cet
objectif doit être sans cesse précisé face
aux attentes sécuritaires. Nous pouvons
relever, à titre d’exemple, les difficultés
des nouveaux éducateurs de rue travaillant seuls dans certaines communes5.
Il nous paraît important de prendre en
compte le sentiment d’insécurité, les
peurs légitimes ou irrationnelles des citoyens, voisins, parents, commerçants,
politiciens, face au spectre de la drogue et
à ses consommateurs. Notre rôle de médiateur prend tout son sens lors de nos
interventions familiales mais aussi dans
les enjeux liés à l’occupation de l’espace
public par les personnes marginalisées.
Il s’agit de favoriser les échanges, de
confronter les représentations dans des
projets inscrits dans un processus communautaire légitimé par un mandat politique. En effet, dans un contexte global
qui tend à se rigidifier, nous pensons qu’il
est nécessaire de créer les conditions pour
donner une place et la parole aux personnes marginalisées et stigmatisées par
leurs comportements, et de favoriser les
échanges avec les différents acteurs
concernés par les questions de précarité.
Ces démarches s’inscrivent nécessairement dans la durée, car elles impliquent
un processus de changement à long
­terme.
Et l’avenir?
Les TSHM ne sont aujourd’hui plus épargnés par la logique de certification et la
volonté de standardisation des procédures et des outils qui tend à uniformiser les
pratiques professionnelles. Contrats de
prestations, case management bas seuil,
protocoles de collaboration interinstitutionnelle, dispositif d’indication nourrissent un véritable fantasme technocratique. Il convient de réaffirmer la primauté
de la relation dans notre travail et de
­définir de réels indicateurs d’évaluation
de nos pratiques qui reflètent la complexité de nos terrains d’intervention. Au
delà de la standardisation des procédures
et des outils, l’usager reste l’acteur de son
changement, lequel changement repose
et se nourrit de la relation de confiance
instaurée entre l’usager et le travailleur
social. Cette approche standardisée des
pratiques peut être dangereuse en ce
qu’elle induit comme modèle de société
normalisée tous azimuts. L’agriculture et
l’industrie agroalimentaire nous démontrent tous les jours les limites de ce type
de modèle, où efficience, traçabilité, sont
les maîtres mots. On peut légitimement
s’inquiéter de voir ces logiques à l’œuvre
dans des domaines aussi complexes que
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la relation d’aide et l’accompagnement
psychosocial.
Si notre travail d’accompagnement dans
sa dimension relationnelle peut lui aussi
être repéré, borné, conceptualisé (écoute
active, communication non verbale, entretien motivationnel, intervision, repérage des résonances personnelles, etc.), il
reste inscrit dans une relation humaine
duale: une alchimie entre deux personnes
dans un environnement socioculturel
précis, à un moment donné. Au nom de
l’équité de traitement, de l’objectivité du
regard, et de l’analyse de la situation, on
tend à gommer les différences entre professionnels dans les réponses qu’ils peuvent apporter. Plutôt que de gommer ces
différences, on devrait mieux les cultiver
pour prendre en compte la complexité
des enjeux actuels.
Pour conclure …
Le toxicomane n’est plus le délinquant des
années 1970–1980 esclave d’un produit
duquel on se doit de le soustraire, y compris en l’enfermant. Désormais, au niveau
de la personne, le toxicomane est un malade. Au niveau sociétal, le phénomène ne
pouvant être résolu, la toxicomanie est devenue une maladie … chronique. Facile et
arrangeant pour la science, dont la toutepuissance est conservée et qui se retrouve
à faire le même constat d’échec pour juguler le phénomène que celui fait, hier, par
l’appareil répressif habituel (police, jus­
tice). Désormais c’est la médecine qui
porte la responsabilité de traiter cette maladie sociale chronique et ses patients, hier
asociaux et manipulateurs, aujourd’hui bipolaires ou co-morbides.
Comme il y a dix ans, la question du sens
se pose toujours pour les toxicomanes.
Non pas le sens de la consommation. La
science s’en charge. Nous évoquons le
sens, le grand, celui que chacun souhaite
trouver ou donner à sa vie. En tant que
TSHM, le défi à relever est de développer
nos actions pour améliorer la cohésion
sociale.
Concernant plus spécifiquement les toxicomanes et particulièrement ceux que
nous côtoyons sur la place lausannoise de
la Riponne, nous posons l’interrogation
suivante: en ces périodes de réchauffement climatique, les bipolaires ont-ils encore une place sur leur banc(quise) public?
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Notes
1 Guy André et Maïke Bleeker, Approche du sida en milieu nocturne, 1990; Rel’aids avec l’IUMSP, Enquête sur les pharmacies,
1993; Je suis toxico … et vous? 1997; Alexandre Pollien,
D
­ épendance et liens sociaux, 2002
2 Répertoire de rel’ier, www.relais.ch
3 Alexandre Pollien, Dépendance et liens sociaux, 2002
4 Article de Marc-Henri Soulet dans Dépendances, no 33
5 Pour éviter des dérapages et pour fédérer les travailleurseuses de rue autour d’un concept commun, une Charte du
­travail social «hors murs» a été créée en 2005 (www.greataria.ch). De même, la plateforme des travailleurs sociaux de
proximité vaudois coordonnée par Rel’ier développe un outil
de référence pour les communes qui souhaitent mettre en
­place un poste de TSHM.
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