1. Analyse linguistique

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1. Analyse linguistique
1. Analyse linguistique
(Jukka HAVU)
1.1. Bref aperçu de l'évolution de la linguistique
Avant de commencer la présentation des mécanismes de l'analyse linguistique, nous essaierons de
décrire, d'une façon très sommaire, l'évolution historique de la linguistique, c'est-à-dire de la science
du langage.
La linguistique est une science relativement jeune ; dans le sens moderne, elle apparaît au
début du XIXème siècle, lorsque des chercheurs allemands découvrent la parenté d'origine de
langues aussi éloignées les unes des autres que le hindi, le français et le russe. A cette époque des
pionniers de la linguistique, la recherche portait essentiellement sur l'histoire et l'évolution des
langues. Les linguistes essayaient d'étudier la genèse et le développement des familles linguistiques
(les langues indo-européennes, finno-ougriennes, sémitiques, etc.) et d'en reconstruire
l'hypothétique origine. La linguistique servait essentiellement à étudier les grandes lignes évolutives
de l'histoire de l'humanité. Pourtant, au début du XXème siècle, les nouvelles études sur la
psychologie humaine poussent la linguistique à adopter une orientation différente; ce sont les
structures de la langue elle-même qui commencent à être étudiées (d'où le nom « linguistique
structuraliste »). Les linguistes cherchent à analyser le fonctionnement des mécanismes qui rendent
possible la communication verbale. Encouragés par le développement des sciences pédagogiques,
les linguistes s'intéressent également aux procès de l'apprentissage de la langue maternelle ou d'une
langue étrangère. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, c'est la nature universelle de chaque langue
particulière qui suscite l'intérêt de nombreux linguistes ; on essaie d'analyser ce qui est commun à
toutes les langues humaines pour pouvoir ensuite étudier les mécanismes cognitifs grâce auxquels
l'homme peut structurer son monde.
Il est très important de comprendre que la linguistique n'est pas de nature prescriptive ; un
linguiste n'essaie pas d'enseigner comment il faut parler, mais il étudie les phénomènes qui se
manifestent dans les différents registres (écrit, oral, formel, informel, etc.) d'une langue ou de
plusieurs langues. Par exemple, une expression familière ou argotique, comme Dis-le pas est tout
aussi intéressante pour le linguiste que la forme normative Ne le dis pas, car elle permet l'étude d'un
changement structural du français moderne, en l'occurrence la disparition de la particule négative
ne, qui pourra même avoir des conséquences profondes à l'intérieur d'autres sous-systèmes de la
langue.
La linguistique moderne englobe des applications fonctionnelles et des orientations
théoriques très variées. La sociolinguistique étudie la variation sociale d'une langue, la dialectologie
examine les particularités des dialectes et patois d'une langue particulière, la linguistique
computationnelle a pour objectif le traitement informatisé des données linguistiques, etc. Même
pour l'analyse linguistique, qui constitue le sujet de ce chapitre, il y a plusieurs modèles théoriques
qui sont souvent très différents les uns des autres.
Ce bref aperçu sur l'histoire de la linguistique explique les raisons pour lesquelles il est
nécessaire de présenter quelques notions préliminaires qui constituent obligatoirement le point de
départ théorique de chaque étude linguistique. Cela ne veut pas dire qu'il s'agisse de notions
axiomatiques ; le développement ultérieur de la linguistique peut conduire à l'élimination de
certaines d’entre elles ou à une diminution de leur force interprétative.
1.2. Présentation générale de notions fondamentales pour l'analyse
linguistique
LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE vs. LINGUISTIQUE SYNCHRONIQUE. La linguistique
diachronique étudie l'évolution historique d'une langue ou d'un groupe de langues. Au XIXème
siècle, la linguistique était essentiellement de nature diachronique. La linguistique synchronique a
pour objet d'étude le système fonctionnel d'une langue donnée à une époque donnée. Cette
distinction, qui au début du XXème siècle semblait constituer une véritable opposition, a été
relativisée par la suite, car on s'est rendu compte qu'il n'est pas possible de séparer l'état actuel d'une
langue de son histoire. Par exemple, la position structurale de l'imparfait du subjonctif en français,
forme complètement disparue de la langue parlée, illustre le fait que chaque locuteur du français
possède une connaissance au moins superficielle de l'évolution de la langue (un français du XXI ème
siècle pourrait observer qu'on ne dit plus : « Je voulais que tu vinsses, » on dit : « Je voulais que tu
viennes ».
LINGUISTIQUE GÉNÉRALE vs. LINGUISTIQUES PARTICULIÈRES. La linguistique
générale cherche à développer des méthodes d'analyse adéquates pour étudier n'importe quelle
langue humaine, ainsi qu'à identifier les mécanismes universels du langage humain. Les
linguistiques particulières traitent des linguistiques portant sur une langue spécifique.
LINGUISTIQUE DESCRIPTIVE vs. LINGUISTIQUE PRESCRIPTIVE. Un linguiste qui se
consacre à la linguistique descriptive a pour objectif l’étude d’une langue ou des langues en tenant
compte de leur variation (grammaticale, sociale, géographique, stylistique, etc.) et en se fondant sur
un matériel empirique suffisant pour vérifier ses hypothèses (il peut avoir recours à un corpus très
grand de textes écrits et / ou oraux ou il peut se fier à l'intuition linguistique d'un seul locuteur). La
linguistique prescriptive est une notion pédagogique qui se réfère à la norme linguistique d'une
langue donnée, souvent sanctionnée par des institutions officielles dont la tâche est de normativiser
et de standardiser les structures grammaticales et le vocabulaire d'une langue.
LINGUISTIQUE vs. PHILOLOGIE. La linguistique signifie une recherche qui porte sur la langue
dans toutes ses manifestations. Elle peut adopter plusieurs points de départ, social (la
sociolinguistique), psychologique (la psycholinguistique), comparé (un examen contrastif entre
deux ou plusieurs langues), etc. Le but de la philologie est surtout d’étudier et d’interpréter
l'évolution et les structures d'une langue particulière à partir de l'examen de textes écrits en cette
langue et des rapports avec la culture qui les a produits.
LANGUE vs. PAROLE. C'est au début du XXème siècle que les linguistes ont établi la différence
entre langue, le système linguistique commun à une collectivité humaine et indépendant du locuteur
individuel, et parole, qui est la manifestation concrète de la « langue », son actualisation. La
production linguistique concrète, « parole », varie beaucoup selon l'âge, le sexe, l'origine
géographique, etc., des locuteurs, mais elle est toujours en rapport avec la « langue », système
abstrait qui assure la compréhension mutuelle. La « langue » change très lentement, tandis que les
changements qui se produisent dans les mécanismes de la « parole », peuvent être beaucoup plus
rapides. Par exemple, le passage du latin en français a entraîné l'élimination du système casuel (le
latin avait 5 cas) et une complexité croissante du système prépositionnel (le français, qui n'a pas de
cas morphologiques, exprime une bonne partie des relations syntaxiques avec des prépositions) ; il
s'agit d'un changement de « langue ». Par contre, la disparition du passé simple est un changement
de « parole », car le français conserve toujours la possibilité d'exprimer une action achevée dans le
passé, mais c'est le passé composé qui a envahi le champ sémantique du passé simple surtout dans
la langue parlée (il parla vs. il a parlé). Dans des théories plus récentes, on a parfois évoqué les
notions de compétence et de performance, qui sont proches de la distinction « langue » et
« parole ». La « compétence » se réfère à une structure globale qui nous permet de comprendre par
exemple des formes et structures dialectales que nous serions incapables de produire nous-mêmes.
La « performance », par contre, est une notion proche de la « parole »; il s'agit de la manifestation
concrète de la "compétence".
SIGNIFIÉ vs. SIGNIFIANT. En gros, le mot « table » en français et le mot « pöytä » en finnois
désignent le même genre d'objet dans la réalité objective ; il s'agit donc de deux signifiants qui se
rapportent à un seul signifié. Cet exemple démontre que la relation qui existe entre le signifié et le
signifiant est arbitraire ; il n'est pas possible d'établir un rapport objectif entre le mot « table » et
l'objet qu'il représente.
GRAMMAIRE PARTICULIÈRE vs. GRAMMAIRE UNIVERSELLE. Chaque langue humaine
possède sa structure grammaticale, sa grammaire particulière. Pourtant, toutes les langues
humaines présentent des similitudes, et un enfant est capable d'apprendre parfaitement n'importe
quelle langue humaine. Ce fait semble indiquer qu'il peut y avoir une grammaire universelle, c'està-dire une structure sous-jacente commune dont les langues naturelles sont des manifestations
concrètes.
ACQUISITION DU LANGAGE vs. APPRENTISSAGE DU LANGAGE. Le terme acquisition du
langage décrit le procès qui aboutit à une maîtrise parfaite de la langue maternelle. Un être humain
n'est pas généralement capable d'identifier d'une manière systématique les structures et les règles de
sa propre langue dont la connaissance est le résultat d'un procès inconscient et spontané.
L'apprentissage du langage est un effort conscient qui se réfère à l'étude des structures
grammaticales et du vocabulaire d'une langue étrangère.
Une langue humaine est constituée de plusieurs composants dont chacun possède ses propres
structures, mais qui sont interdépendants. Ces composants sont essentiellement :
phonétique et phonologie >
morphologie >
syntaxe >
sémantique >
pragmatique >
étude des sons
étude des formes
étude de la formation des phrases
étude du sens des expressions linguistiques
étude de l’influence du contexte communicatif sur le
sens des expressions linguistiques
1.3. Phonétique et phonologie
La phonétique est l’étude empirique des sons d’une langue naturelle. La phonologie étudie
les traits pertinents, c'est-à-dire ceux qui caractérisent les différents sons à l'intérieur d'un système
en termes de distinctions sémantiques.
Pour mieux comprendre la différence entre la phonétique et la phonologie, il est utile de
retourner à la distinction « parole » et « langue » (cf. chapitre1.2). La phonétique relève de la
« parole » ; il s'agit de réalisations langagières concrètes. La phonologie est un phénomène de
« langue », c’est-à-dire un système abstrait qui régit les manifestations phonétiques concrètes, les
actes de « parole ». Dans les paragraphes qui suivent, nous essaierons de mieux caractériser cette
double nature du système des sons d’une langue humaine.
La phonétique étudie les sons produits par les locuteurs d'une langue ; or, il est facile de
démontrer, même sans recourir à des tests empiriques, que les sons émis par un enfant ou une
femme sont en règle générale d'une fréquence sonore bien plus élevée que ceux produits par un
homme. On peut même prouver, si l’équipement technique le permet, que chaque locuteur du
français a sa propre diction, sa manière de prononcer individuelle. Alors, si chacun prononce
différemment les sons, comment peut-on se comprendre ?
De ce qui vient d’être dit, nous pouvons déduire qu’il y a des phénomènes sonores qui ne
sont pas sémantiquement informatifs. Par exemple, malgré la différence de la hauteur de la voix, le
mot pain prononcé par un enfant, une femme ou un homme est compris de la même façon. La
différence en fréquence sonore n'est donc pas un trait sémantiquement pertinent. Il n’en va pas de
même pour l’opposition pain et sain ; ici il s’agit clairement de deux mots différents. Par
conséquent, il doit y avoir des traits sémantiquement informatifs actualisés par les sons [s] et [p],
respectivement. Si nous analysons la manière dont ces sons sont produits, nous pouvons nous
rendre compte immédiatement qu'en prononçant le son [s], les lèvres s’ouvrent légèrement, la
pointe de la langue touche la partie antérieure du palais et un courant d’air passe par le canal
articulatoire. Le son [p], par contre, est produit en fermant les lèvres hermétiquement et en les
ouvrant ensuite brusquement pour laisser l’air sortir du canal articulatoire. L'opposition sain et pain
nous permet de constater que les premiers sons dont ces mots se composent, ne se prononcent pas
au même lieu d'articulation.
Cherchons à analyser un autre exemple ; le mot bain est clairement différent du mot pain.
Pourtant, les sons qui différencient ces deux mots, [p] et [b], se produisent de la même façon en ce
qui concerne la position des lèvres. Il doit y avoir un autre trait qui nous permet de faire la
distinction entre les deux. Ce trait existe, effectivement. Lorsqu'on prononce [b], il est facile
d’observer qu’avant l’ouverture des lèvres, un bruit distinct est audible. Ce bruit, produit par la
vibration des cordes vocales, distingue le son [b] du son [p]. À la différence de sain et pain, les
mots pain et bain ne se différencient donc pas par leur lieu d'articulation, mais par leur mode
d'articulation. La différence entre [b], [p] et [s] est donc une différence phonologique.
En phonologie, le terme phonologique phonème est préféré à la notion phonétique de
« son ». À l’écrit, on a recours à la transcription phonologique pour montrer qu’il s’agit d’un
phonème d’une langue humaine et non pas d’une lettre de l’alphabet. La notation habituelle
représente les phonèmes entre crochets, [s], [p], [b], etc.
La différence sémantique entre pain et sain, d'une part, et entre bain et pain, de l'autre, nous
permet d'identifier trois notions de base de l'analyse phonologique :
paire minimale (p.ex. sain - pain ; pain deux unités sémantiques complexes qui
- bain ; sain - bain)
se distinguent par la différence
phonique d’un seul des sons dont elles
se composent.
phonème (p. ex. [s], [p], [b], etc.)
unité minimale d’une langue humaine
ayant une valeur fonctionnelle
trait pertinent ou distinctif
caractéristique
phonique
ou
articulatoire qui permet l’identification
des phonèmes
Pour chaque phonème d’une langue, nous pouvons distinguer le lieu d’articulation, c’est-à-dire
l’endroit où il se prononce, et le mode d’articulation, la façon dont il se produit. Dans le cas du
phonème [s], le lieu d’articulation est défini par la position de la pointe de la langue par rapport au
palais ; il s’agit d’un son apico-alvéolaire. Le phonème [b], par contre, se produit grâce au contact
des deux lèvres ; c’est un phonème bilabial. Du point de vue du mode d’articulation, le son [s] est
une chuintante sourde (chuintante = un courant d’air passe par le canal articulatoire, resserré pour
produire le son caractéristique ; sourd = le son n'est pas accompagné de vibrations des cordes
vocales), le phonème [b] une occlusive sonore (occlusive = le canal articulatoire est fermé
momentanément et rouvert tout de suite après ; sonore = le son est accompagné de vibrations des
cordes vocales). Ces phénomènes nous permettent de compléter la notion de « trait pertinent »,
indiquée plus haut :
mode d’articulation = sonore,
sourd, occlusive, etc. ;
lieu d’articulation = bilabial,
uvulaire, apico-alvéolaire, etc.)
caractéristiques phoniques ou
articulatoires qui permettent
l’identification des phonèmes
Nous avons vu plus haut que tous les phénomènes phoniques, par exemple la hauteur de la
voix, ne sont pas sémantiquement informatifs. Or, la hauteur de la voix est indépendante des sons
individuels. Nous trouvons aussi des exemples de traits phoniques associés à des sons individuels
qui ne sont pas sémantiquement pertinents. Par exemple, dans beaucoup de dialectes français (le
bourguignon, le berrichon etc.), on « roule » le [r], comme en finnois. Néanmoins, la plupart des
français prononcent un [R] uvulaire, un son qui est souvent difficile pour un Finlandais. Il ne s'agit
pourtant pas de trait distinctif, car un mot comme « regarder » serait compris de la même façon par
tous les Français, indépendamment du caractère uvulaire ou apico-alvéolaire du phonème [r]. En
français, [r] et [R] sont des variantes individuelles. Il y a aussi des variantes combinatoires ; en
français, le [R] ou [r] sont des phonèmes sonores, mais ils perdent leur sonorité après une occlusive
sourde, comme dans le mot « quatre ». Par contre, il y a une différence fonctionnelle entre le [l] et
le [r] ; la différence sémantique entre « rien » et « lien » prouve que [r] et [l] son deux phonèmes
différents dans le système. Ce n’est pas le cas de toutes les langues ; en japonais, par exemple, il
s'agit de deux variantes d’un phonème. Voici la caractérisation des deux types de variantes :
variante libre individuelle
(p.ex. [r] et [R] en français)
variante libre combinatoire
(p.ex. le [R] français perd sa sonorité
après une occlusive sourde)
deux réalisations phonétiques d’un
phonème qui ne sont pas
sémantiquement pertinentes
deux réalisations phonétiques d'un
phonème qui, tout en n'étant pas
sémantiquement pertinentes, présentent
une régularité systématique dans des
contextes phonétiques déterminés
C'est en étudiant les paires minimales d'une langue que nous pouvons en répertorier les phonèmes.
Nous pouvons ensuite analyser les traits pertinents de chaque phonème pour arriver à une
caractérisation aussi complète que possible du système phonologique fondamental de cette langue.
Il y a bien des phénomènes de langue intimement associés à la phonétique et à la
phonologie. Dans les paragraphes suivants, nous cherchons à donner un bref aperçu de ces
phénomènes, qui sont, très souvent, extrêmement importants pour la bonne formation des messages
linguistiques.
L'observation initiale (cf. plus haut) sur l'interdépendance des composants grammaticaux
d'une langue se justifie très clairement par le rapport qui existe entre la phonologie et la
morphologie (cf. chapitre 1.4). La branche de la linguistique qui étudie ce rapport s'appelle la
morphophonologie. Par exemple, la liaison, très fréquente en français, est un phénomène dont les
réalisations phonologiques sont toujours conditionnées par la structure morphologique de la langue
(p.ex. les eaux [lezo] et les sots [leso]).
Tant en finnois qu'en français, l'accent tonique est fixe ; en finnois, c'est toujours la
première syllabe qui est accentuée, en français c'est la dernière. Dans ces deux langues, l'accent
tonique n'est pas un phénomène sémantiquement pertinent, car il n'y a pas de mots qui se
différencient au moyen de l'accentuation. Pourtant, en français il est important de comprendre que
l'accent tonique n'est pas lexical, mais syntagmatique. Cela veut dire qu'à l'intérieur d'un groupe
syntaxique (cf. chap.1.5) il n'y a qu'une seule syllabe accentuée, par exemple la petite étudiante
[laptitetydiãt]. Cela illustre bien un des traits caractéristiques du français ; le mot individuel n'a pas
d'indépendance, mais il entre normalement dans une unité plus grande, le syntagme ou groupe
syntaxique, à l'intérieur de laquelle il s'unit aux autres éléments constitutifs du groupe.
La prosodie signifie tout ce qui a trait à l’intonation. Par exemple, l’intonation peut avoir
une fonction grammaticale précise ; l’intonation montante peut distinguer une proposition
interrogative d’une proposition assertive (p.ex. Pierre est canadien = intonation descendante >
proposition assertive ; Pierre est canadien ? = intonation montante > proposition interrogative). À
l'aide de l'intonation le locuteur peut donner à son énoncé une nuance émotive, p.ex. de crainte,
surprise, haine, joie ; l'interprétation exacte de l'énoncé Pierre est canadien ! dépend de l'intonation
appliquée.
L'orthographe est un phénomène étroitement lié à la phonétique et à la phonologie.
L’orthographe signifie la forme graphique des sons d'une langue, la façon de les écrire. Chaque
étudiant étranger connaît les difficultés de l'orthographe française, où le rapport de correspondance
entre la forme phonique d'un mot et sa forme orthographique paraît souvent très arbitraire. Par
exemple, la graphie -s à la fin des noms et des adjectifs distingue le singulier du pluriel, mais elle ne
se réalise phonétiquement que dans des contextes morphophonologiques spécifiques. En règle
générale, c'est grâce à la forme de l'article que nous pouvons distinguer, à l'oral, le singulier du
pluriel, cf. la ville [lavil] vs. les villes [levil]. Les caractéristiques de l'orthographe française sont
dues à l'évolution du système phonologique du français ; l'orthographe, plus conservatrice que la
prononciation, représente très souvent une phase ancienne. Une étude de phonétique historique
nous révèle que la prononciation actuelle du mot latin regem « roi » a passé par différentes étapes
[rei] > [roi] > [rue] > [rwe] pour aboutir à la forme phonique actuelle [rwa]. C'est également pour
des motifs historiques qu'il y a bien des mots homophones qui se distinguent dans l’orthographe
mais pas dans la prononciation, comme par exemple verre [= lasi], vers [= säe ; kohti], vert [=
vihreä], ver [= mato].
Pour un étudiant finlandais, la phonétique française est souvent assez difficile à apprendre,
car le finnois et le français sont très différents en ce qui concerne la structure phonique. Le système
des sons du finnois permet de franchir le seuil de compréhension avec un très petit effort
musculaire, tandis que les sons du français exigent un effort articulatoire beaucoup plus grand. Les
mots français étant souvent très courts, une prononciation claire est indispensable.
1.4. La morphologie
La morphologie est l'étude des formes et des mots. L'unité de base de la morphologie est le
morphème, notion qui peut être divisée en deux sous-catégories ; examinons les expressions
suivantes :
le cheval
les chevaux
le chevalier
le cheval de bataille
Nous pouvons observer que ces expressions se composent de deux types d'éléments. Cheval,
chevalier et bataille, pris isolément, sont des « signifiants » (cf. page1.2) qui dénotent des
« signifiés », entités de la réalité extralinguistique ; dans le cas de cheval il s'agit d'un grand
mammifère ongulé à crinière, plus grand que l'âne, domestiqué par l'homme comme animal de trait
et de transport (Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1995, s.v. « cheval »).
Cheval, chevalier et bataille sont communément appelés des morphèmes lexicaux. Par contre, le,
les, de, -aux, et -ier n'existent que comme éléments linguistiques et ne possèdent aucune valeur
lexicale indépendante ; ce sont des morphèmes grammaticaux.
Il est facile d'observer, pourtant, que les morphèmes grammaticaux et les morphèmes
lexicaux constituent deux catégories très différentes l'une de l'autre. C'est pourquoi il est justifié
d'employer le terme lexème au lieu de l'expression « morphème lexical ». Les raisons pour
lesquelles il est préférable de réaliser la distinction terminologique entre les lexèmes et les
morphèmes grammaticaux sont les suivantes :
i) Les lexèmes appartiennent à une classe ouverte d'éléments, tandis que les morphèmes
grammaticaux sont en nombre limité.
ii) Les lexèmes peuvent se manifester non accompagnés de morphèmes grammaticaux (p.ex.
Feu!), tandis que ceux-ci ne se réalisent qu'avec le support de lexèmes.
iii) Les lexèmes dénotent des « signifiés » allant du concret (p.ex. cheval) à l'abstrait (p.ex.
divin). Les morphèmes grammaticaux, par contre,
— qualifient ou actualisent cette fonction dénotationnelle des lexèmes (un homme,
cet homme, des hommes, les hommes, etc. ; Pierre parle, Pierre parlait, Pierre
parlerait, etc. ; la voiture de Jacques, mon voyage à Paris, etc.) ;
— servent à former de nouveaux lexèmes à partir des lexèmes déjà existants au
moyen de la dérivation (national > international) et de la composition (pomme, terre
> pomme de terre) ;
— assurent la bonne formation d'un texte en établissant des relations textuelles entre
les propositions dont il se compose (conjonctions, connecteurs, etc. je ne sors pas,
car je suis malade ; Pierre ne vient pas ; par contre, son collègue viendra, etc.).
La limite entre les morphèmes grammaticaux et les lexèmes n'est pourtant pas tout à fait
nette ; par exemple, un déterminant comme ce, cette, etc., est certainement un morphème
grammatical, car il n'est utilisable qu'en association avec un lexème (ce livre, cette femme, etc.),
mais il évoque, d'une manière imprécise, une idée référentielle.
Nous pouvons avancer une définition préliminaire des morphèmes et des lexèmes :
lexème
unité linguistique qui entre directement dans la
formation des phrases
morphème grammatical
unité linguistique qui
- sert à exprimer des relations grammaticales entre
les lexèmes d'une phrase ;
- établit un rapport avec le contexte
conversationnel ;
- entre dans les systèmes de dérivation ou de
composition ou
- permet d'établir des relations textuelles entre les
différents éléments d'un texte
Dans une expression comme les chevaux, les morphèmes grammaticaux le, les et -aux
possèdent des fonctions grammaticales (article défini et pluriel, respectivement) qui actualisent le
lexème auquel ils se rattachent. Il y a pourtant une différence importante entre le, les et -aux. Le et
les sont des morphèmes grammaticaux libres ou non liés, tandis que -aux, terminaison du pluriel
qui se rattache directement au lexème, est un morphème flexionnel ou lié.
Dans les sections suivantes, nous présenterons brièvement les principales caractéristiques de
la morphologie grammaticale et du vocabulaire du français.
1.4.1. La morphologie grammaticale
La morphologie grammaticale peut être divisée en cinq sous-catégories, dont les trois
dernières constituent la morphologie grammaticale lexicale (formation de nouveaux lexèmes) :
a) la morphologie flexionnelle
b) la morphologie des éléments grammaticaux libres
c) la morphologie dérivationnelle
d) la morphologie de la composition
e) la conversion
1.4.1.1. La morphologie flexionnelle
La morphologie flexionnelle comprend les éléments grammaticaux qui s'incorporent directement
dans un lexème (des morphèmes flexionnels ou liés). Les langues qui possèdent une morphologie
flexionnelle riche, sont souvent appelées synthétiques (p.ex. le finnois), tandis que les langues avec
une morphologie flexionnelle pauvre sont des langues « analytiques » (p.ex. le suédois). Le français
se situe entre ces deux extrêmes, car, en français, la flexion nominale (divisée en flexion
substantivale et flexion adjectivale) n'est pas très riche, mais la flexion verbale l'est davantage :
- Flexion substantivale
cheval >
chevaux
Il est à noter, cependant, que très souvent la différence entre le singulier et le pluriel ne se réalise
que dans l'orthographe (homme vs. hommes). Une particularité du système français est que lorsqu'il
y a une différence phonique entre le singulier et le pluriel, c'est ce dernier qui est plus court, p.ex.
travail [travaj] > travaux [travo] ; œuf [œf] > œufs [ø].
- Flexion adjectivale
petit >
petits >
petite
petites
Il y a quelques adjectifs qui ont cinq formes (vieux, vieil, vieille, vieux, vieilles), des adjectifs qui
n'ont que deux formes, p.ex. pauvre, pauvres, ou une seule, p.ex. marron.
- Flexion verbale (nous n'indiquons ici que cinq formes ; le lecteur peut compléter la liste)
présent
imparfait
conditionnel
(je) fais
(tu) fais
(il, elle) fait
(nous) faisons
(je) faisais
(tu) faisais, etc.
(je) ferais
(tu) ferais, etc.
futur
prés. du subj.
(vous) faites
(ils, elles) font
(je) ferai
(tu) feras, etc.
(je) fasse
(tu) fasses, etc.
La complexité de la flexion verbale s'explique par la grande quantité d'informations que
communique le verbe (la personne, le temps et le mode).
1.4.1.2. Les morphèmes grammaticaux libres
Les morphèmes grammaticaux libres sont des éléments indépendants qui remplissent
essentiellement deux fonctions :
— ils entrent dans la constitution de groupes syntaxiques (un groupe syntaxique est un ensemble de
mots et de morphèmes qui ont un sens à l'intérieur des phrases, cf. chap.1.5) et dans la formation de
phrases et de séquences textuelles ; ces morphèmes sont des éléments de relation.
— les morphèmes d'actualisation actualisent les lexèmes dont est constituée la phrase en établissant
un rapport avec le contexte textuel ou conversationnel ; la fonction actualisatrice peut être, entre
autres, celle de détermination (le / la, ce / cette, etc.), quantification (chaque, tout, etc.), temps
(bientôt, désormais, etc.).
Examinons la séquence suivante :
.
Depuis l'aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d'herbe où le cheval et le cavalier
disparaissaient parfois complètement ; /../ (R. Gary, Les racines du ciel. Gallimard, 1980)
Ce texte comprend 12 lexèmes : aube, chemin, suiv(re), colline, fouillis, bambous, herbe, cheval,
cavalier, disparaît(re), parfois, complètement. En plus, il y a un morphème dérivationnel, -ment de
complètement et trois morphèmes flexionnels, -ait (suivait), -s (de bambous ), -ssaient (de
disparaissaient ). Tous les autres éléments sont des morphèmes de relation ou d'actualisation.
Par exemple, dans l'expression depuis l'aube, ce sont les morphèmes grammaticaux depuis
et l' (forme élidée de la) qui qualifient et actualisent le lexème aube. La préposition depuis évoque
l'idée d'un point de départ spatial ou temporel. L'article défini l' actualise l'information véhiculée
par le lexème aube ; il ne s'agit pas de n'importe quelle aube, mais c'est l'aube du jour où se situe la
narration. Comme il a déjà été indiqué plus haut, très souvent les morphèmes d'actualisation
évoquent une image référentielle imprécise, qui se concrétise lorsqu'ils sont rattachés à un lexème à
l'intérieur d'une phrase. C'est ainsi que ces morphèmes permettent de situer une expression ou une
phrase dans un contexte textuel ou conversationnel.
1.4.1.3. La morphologie dérivationnelle
Examinons le cas du mot chevalier; il s'agit d'un lexème qui désigne celui qui appartenait à
l'aristocratie militaire du Moyen Âge ou le membre d'un ordre de chevalerie moderne (distinction
obtenue généralement grâce à des mérites personnels). Pourtant, il est facile de constater que
chevalier est étroitement lié au mot cheval. S'il est comparé à d'autres lexèmes semblables
jardin > jardinier
école > écolier
sauce > saucier, etc.
nous pouvons affirmer que nous avons affaire à un procédé grammatical relativement
systématique ; il s'agit de former de nouveaux mots à partir d'un lexème déjà existant. Ce
phénomène morphologique est appelé dérivation.
En français (et dans beaucoup d'autres langues aussi) la morphologie dérivationnelle est
essentiellement affixale, c'est-à-dire qu'elle comprend des morphèmes dérivationnels qui sont
rattachés à une base lexicale. La dérivation affixale comprend trois sous-catégories :
i) dérivation préfixale
Les préfixes sont des éléments morphologiques qui précèdent la base lexicale. La dérivation
préfixale a pour but de former de nouveaux lexèmes qui appartiennent à la même catégorie
grammaticale que le lexème de base (marché > supermarché ; hypermarché). En règle générale, les
préfixes évoquent, tout comme les morphèmes de relation, un sens difficile à déterminer avec
précision. En outre, très souvent, un lexème muni d'un préfixe s'éloigne, du point de vue
sémantique, du lexème de base ; le sens de l'adjectif indifférent ne peut être déduit de celui de
l'adjectif différent, bien que, en règle générale, le préfixe in- serve à former des adjectifs de sens
opposé à celui du lexème de base. Le sens précis des éléments préfixaux se définit très souvent par
celui du lexème auquel ils se rattachent ; par exemple, les produits précuits doivent être réchauffés
ou cuits de nouveau, mais les produits préemballés ne vont pas être réemballés par le client qui se
les procure. À l'intérieur de la catégorie des préfixes, il y a des éléments dont le sens est très général
(p.ex. a-, de-, in-, re-, etc.) et d'autres qui possèdent une signification plus restreinte et plus précise
(p.ex. anti-, extra-, hyper-, super, etc.). Associés avec des morphèmes suffixaux ou flexionnels, les
préfixes peuvent fonctionner comme éléments de dérivation dite parasynthétique (p.ex. grave >
aggraver).
Voici quelques exemples de lexèmes qui se forment à l'aide d'une base et d’un préfixe.
Parfois la base n'a pas d'existence indépendante ; elle n'existe qu'à l'intérieur du système de
dérivation (comme, par exemple, dans la paire antonymique sympathique vs. antipathique ; il n'y a
pas de mot pathique). La liste est loin d'être complète :
a- normal > anormal
anti- nucléaire > antinucléaire
dé(s)- mentir > démentir ; agréable > désagréable
ex- ministre > ex-ministre
in- (il-, im-, ir-) efficace > inefficace ; poli > impoli ; légal > illégal
pré- emballer > préemballer ; histoire > préhistoire
re- (r-, ré-, res-) voir > revoir ; entrer > rentrer ; écrire > réécrire
etc.
ii) dérivation infixale
Les infixes se placent à l'intérieur d'un mot. Comme éléments flexionnels, nous trouvons en
français des mécanismes infixaux (je finis > nous finissons), mais dans la dérivation ils sont rares,
voire inexistants. D'après certains grammairiens, nous aurions affaire à la dérivation infixale dans le
cas des verbes dérivés d'un verbe de base, comme, par exemple, sauter > sautiller, mais il serait
également possible de considérer l'élément -ill - comme un suffixe rattaché à la base lexicale saut-,
complété ensuite par le rajout de l'élément flexionnel -er.
iii) dérivation suffixale
La dérivation suffixale est plus riche que la dérivation préfixale ou infixale. La suffixation
permet la transposition d'une catégorie grammaticale en une autre (lent [adj.] > lentement [adv.]).
Les suffixes peuvent être divisés en suffixes productifs et suffixes improductifs. En linguistique, la
productivité d'un élément signifie son degré d'applicabilité à des contextes nouveaux. Les suffixes isme et -iste sont extrêmement productifs (Clinton > clintonisme, -iste, mots qu'on ne trouverait
dans aucun dictionnaire, mais dont le sens est clair pour tout locuteur français), tandis que le suffixe
-son (lier > liaison ; pendre > pendaison) ne sert plus à former de nouveaux lexèmes.
Le nombre des suffixes est très élevé. La classification traditionnelle distingue les suffixes i)
nominaux, ii) verbaux et iii) adverbiaux qui, à partir de bases substantivales, adjectivales et verbales
servent à former de nouveaux substantifs, adjectifs, verbes et adverbes. Ci-dessous nous donnons
quelques exemples de mécanismes de suffixation ; une liste complète des suffixes français
dépasserait les objectifs de cet ouvrage :
subst. > subst.
verbe / adj. > subst
adj. > subst.
verbe > subst.
subst. > adj.
verbe > adj.
adj. > adj.
adj. > verbe
adj. > adv.
-at
-age
-ier
-eur
-(i/e)té
-esse
-ise
-age
-ment
-(a/i)tion
-(t)ure
-al
-el
-eux
-ier
-able
-aud
-iser
-iter
-ment
etc.
professeur > professorat
pays > paysage
cheval > chevalier
porter > porteur ; rouge > rougeur
sonore > sonorité ; pauvre > pauvreté
petit > petitesse
gourmand > gourmandise
démarrer > démarrage
sentir > sentiment
citer > citation ; opposer > opposition
fermer > fermeture ; scier > sciure
continent > continental
mort > mortel
peur > peureux
famille > familier
aimer > aimable
lourd > lourdaud
légal > légaliser
facile > faciliter
admirable > admirablement
Il existe aussi des moyens de dérivation qui permettent de passer d'une catégorie grammaticale à
une autre sans le rajout d'un élément flexionnel. Dans ces cas, nous parlons de suffixation zéro. Ce
mécanisme peut être complété par la présence d'un préfixe pour donner un sens spécifique au
nouveau lexème. Par exemple, grandir veut dire devenir grand, tandis que agrandir signifie
rendre grand :
subst. > verbe
adj. > verbe
verbe > subst.
réforme > réformer
grand > grandir, agrandir ; bleu > bleuir ; large > élargir
marcher > marche
Le système de dérivation suffixale est pourtant extrêmement complexe. Dans les
paragraphes précédents nous n'avons pu donner qu'un aperçu très sommaire des principes les plus
généraux. La forme et la possibilité d’emploi de bien des préfixes et suffixes présentent des
éléments qui sont difficilement classifiables. Par exemple, que dirons-nous du mot cavalier ? Il est
évident que le suffixe -ier évoque le même mécanisme que nous trouvons dans chevalier, écolier,
etc. Pourtant, la base lexicale caval- n'existe pas. Originalement, cavalier est un mot d'emprunt de
l'italien cavaliere, mais pour un français moderne cette origine est impénétrable et il a tendance à
associer le mot cavalier comme une forme française dérivée sans base lexicale indépendante (d'où
d'autres mots semblables, cavalcade, cavalerie). La suffixation présente beaucoup de phénomènes
qui, n'étant pas systématiques, doivent simplement être mémorisés par l'étudiant étranger (p.ex.
pourquoi dit-on blanchir < blanc, blanche, mais noircir < noir, noire ?).
1.4.1.4. La morphologie de la composition
L'expression cheval de bataille peut signifier deux choses ; ou bien il s'agit i) de la monture
d'un soldat, ou ii) d'un argument de débat, employé d'une façon répétée par un des participants à la
discussion. Dans les deux cas, c'est une expression complexe qui dénote une notion simple dans la
réalité objective. Pourtant, elle est formée de deux lexèmes simples, cheval et bataille, qui sont unis
par la préposition de, de sorte que le second élément qualifie le premier. Cette procédure est
également assez systématique. Comparez, par exemple :
chef d'État
maison de poupées
main-d'œuvre,
etc.
Ici aussi, il s'agit d'un procédé d'enrichissement du vocabulaire par un mécanisme grammatical,
appelé composition.
En règle générale, les mots composés forment une seule unité notionnelle, c'est-à-dire que le
sens de l'expression est un ensemble solidaire où l'interaction sémantique des deux éléments qui le
composent produit les sens définitifs. Par exemple, la définition du mot composé main-d'œuvre
selon un dictionnaire unilingue est 1) Travail de l'ouvrier ou des ouvriers participant à la
confection d'un ouvrage ; 2) L'ensemble des salariés. (Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le
Robert, Paris, 1995, s.v. main-d'œuvre). Dans le cas de main-d'œuvre, le sens de l'expression n'est
pas déductible de celui de ses composantes. Il s'agit d'une unité notionnelle indépendante, et cela se
reflète même dans la forme orthographique du mot ; il y a un trait d'union qui permet de constituer
une seule unité orthographique.
Une autre caractéristique des mots composés est le fait que leurs composantes ne peuvent
pas généralement être déterminées séparément. Nous ne disons pas * un chef très âgé d'État,1 mais
un chef d'État très âgé.
Il n'est pourtant pas toujours aisé de définir la notion « mot composé ». Considérons le cas
des expressions verbales du genre faire gaffe. Dans cette expression, qui équivaut plus ou moins à
« faire attention », le mot gaffe ne peut pas être déterminé par un autre élément. Il n'en va pas de
même de l'expression faire une gaffe, où le mot gaffe garde son indépendance (faire une gaffe très
maladroite). Il y a un nombre très élevé expressions de ce type en français, faire peur, prendre la
fuite, avoir raison, etc. Doit-on les considérer comme des « mots composés » ou des « locutions » ?
1
Le signe * (= astérisque) indique que l'élément qui suit est agrammatical ("kieliopin vastainen").
1.4.1.5. Conversion
On appelle conversion ou dérivation impropre le mécanisme qui consiste à faire passer un
lexème appartenant à une catégorie grammaticale dans une autre sans qu'il y ait de modification de
forme.
Des cas de conversion se manifestent dans presque toutes les classes grammaticales :
nom commun > adjectif
adjectif > adverbe
adverbe > adjectif
adjectif > nom
verbe (infinitif, participes) > nom
etc.
une personne clé ; un cas limite ; une
voiture marron
parler bas ; frapper fort
une femme bien
le rouge ; un contribuable
le devoir ; le rire ; un mendiant ; un raté
La conversion est très productive en français moderne. Il s'agit souvent de formations
lexicales qui manifestent un changement linguistique en cours.
1.4.2. Le vocabulaire ; l'ensemble des lexèmes
Les lexèmes constituent le vocabulaire ou le lexique d'une langue naturelle. Les lexèmes du
vocabulaire français se divisent en lexèmes simples (« cheval ») et lexèmes complexes
(« chevalier », « cheval de bataille »). Les lexèmes simples sont des éléments indivisibles en unités
plus petites qui seraient grammaticalement ou lexicalement informatives ; ils ne peuvent être divisés
qu'en phonèmes. Les lexèmes complexes, par contre, se composent de lexèmes dérivés ou de
lexèmes composés. La dérivation et la composition constituent des exceptions à la nature arbitraire
du signe (cf. 1.2) ; si « école » est un signifié arbitraire (il n'y a aucun rapport logique entre la forme
phonique du mot et l'objet qu'il représente), le lexème « écolier » ne l'est pas. « Écolier » est un
lexème formé à l'aide de mécanismes grammaticaux relativement systématiques et souvent très
productifs. D'autre part, les formes dérivées peuvent acquérir des sens propres et même perdre le
lien notionnel avec leur base de source et commencer, partant, une existence indépendante. Par
exemple, nous avons déjà vu qu'il existe un mécanisme dérivationnel qui consiste à former, à partir
des adjectifs, des antonymes de sens négatif par l'affichage du préfixe in-, im-, ir- (« poli >
impoli »). Pourtant, le mot impertinent, qui ne conserve plus aucun lien sémantique avec la base
lexicale pertinent, doit être considéré comme un lexème simple, bien que du point de vue
morphologique il s'agisse d'un lexème complexe formé avec le préfixe in- ajouté à pertinent.
La structure et la réalisation du vocabulaire reposent sur la connaissance que nous avons du
monde qui nous entoure et dans lequel nous vivons (cf. chapitre 1.6 sur la sémantique). Il est
important de comprendre qu'il est possible de former des propositions qui sont grammaticalement
correctes, mais qui n'ont pas de sens dans le monde où nous vivons. Par exemple, la phrase
1.
Je bois cette table.
est une phrase parfaitement grammaticale, mais qui ne correspond pas à une situation imaginable
dans la réalité objective. Par contre, dans la poésie on trouve souvent des expressions qui dénotent
des entités fictives ; la poésie signifie souvent la création d'un monde nouveau qui obéit à des règles
différentes du nôtre. Que pensez-vous de ce vers dadaïste de Tristan Tzara : regarde la pendule qui
devient langue larme de bifurcation qui te dira la température (« katso seinäkelloa josta tulee kieli
haarautuman kyynel joka kertoo sinulle lämpötilan ») ?
1.5. La syntaxe
1.5.1. Introduction
L’objet d’étude de la syntaxe est la phrase (simple ou complexe), unité linguistique qui contient un
message complet.
La syntaxe d’une langue comprend les mécanismes qui assurent la bonne formation des
phrases et de ses constituants.
La syntaxe étudie également les fonctions ou rôles grammaticaux des constituants d’une
phrase.
Les constituants syntaxiques comprennent trois catégories :
— classes grammaticales (appelées également parties du discours) = unités syntaxiques
de base (nom, adjectif, verbe, etc.)
— syntagmes = unités fonctionnelles qui constituent les catégories syntaxiques d’ordre
supérieur.
Un syntagme simple est constitué d’un seul élément (p.ex. Pierre dans Pierre travaille à Paris). Un
syntagme complexe, p.ex. la maison luxueuse de Marie, est composé d’un élément de base
(maison), de son déterminant ou spécifieur (la) et de ses compléments (luxueux ; de Marie ).
L’élément de base détermine le statut catégoriel du syntagme ; p.ex. s’il s’agit d’un nom, c’est un
syntagme nominal, comme la maison luxueuse.
— propositions = éléments constitutifs d’une phrase complexe.
Les propositions en tant que constituants syntaxiques se divisent en propositions principales et en
propositions subordonnées. Les propositions indépendantes constituent à elles seules une
phrase.
Un constituant syntaxique peut remplir différentes fonctions grammaticales à l’intérieur d’une
phrase, comme dans les exemples suivants le syntagme nominal Pierre :
2.
3.
4.
Pierre mange trop
Je ne connais pas Pierre
Je trouve Pierre sympathique
= sujet
= complément d’objet direct
= attribut du complément d’objet direct
Les fonctions grammaticales fondamentales sont au nombre de cinq :
— le verbe est l’un des deux éléments obligatoires d’une phrase. Il y a des verbes qui n’ont pas de
sujet sémantique (un sujet syntaxique est obligatoire en français, cf. plus bas), il pleut.
— le sujet est l’autre élément obligatoire. Le verbe s’accorde avec le sujet, tu parles ; nous
parlons.
— le complément d’objet est indissolublement lié au verbe. Les verbes transitifs se
construisent avec un complément d’objet direct (je connais Jean), ou indirect (je parle à Jean), les
verbes intransitifs n’ont pas de complément d’objet (il pleut).
— l’attribut assigne une propriété au sujet, Jean est professeur, ou au complément d’objet direct,
je trouve Jean intelligent.
— le complément circonstanciel est une expression de temps, lieu, manière, etc. qui porte sur
toute la phrase, je connais Jean depuis 1980.
Il est important d’établir une différence entre phrase et énoncé. Les énoncés sont des productions
langagières concrètes dont le sens est déterminé par le contexte communicatif (Toi ici ? ; Feu ! ; Zut
alors ! ; Dégueulasse, ce café, etc. sont des énoncés, et non pas des phrases). Pour une explication
plus détaillée de la différence entre la phrase et l’énoncé, cf. les chapitres 1.6 et 1.7.
La syntaxe est intraphrastique ; les relations transphrastiques entre les phrases d’une
séquence narrative ou d’un dialogue intéressent la linguistique textuelle et l’analyse du discours
dont il sera question dans1.7.
1.5.2. Les fonctions grammaticales
Pour identifier les différentes fonctions grammaticales, nous disposons de tests syntaxiques dont les
plus importants sont :
— La substitution, qui consiste à remplacer un élément par un autre pour s’assurer qu’ils
remplissent la même fonction dans une phrase. Par exemple, Jean et le père de Jean sont
remplaçables par il (sujet) dans les phrases suivantes ; par conséquent, ils ont la même fonction :
5.
6.
Jean arrive en retard > il arrive en retard.
Le père de Jean arrive en retard > il arrive en retard.
— Le déplacement, qui consiste à changer la place d’un élément de la phrase pour identifier son
statut catégoriel :
7.
8.
Je compte sur ta coopération > * Sur ta coopération, je compte.
Il est arrivé sur les onze heures > Sur les onze heures, il est arrivé.
Dans les deux exemples précédents, le constituant introduit par la préposition sur remplit
différentes fonctions. Dans 7, il s’agit d’un complément d’objet indirect, constituant étroitement lié
au verbe et inséparable de lui. Dans 8, par contre, nous avons affaire à un complément de phrase,
une expression temporelle qui permet de situer dans le temps l’événement dénoté par le verbe.
— L’effacement, qui consiste à éliminer un des éléments de la phrase pour identifier son statut
catégoriel :
9.
10.
11.
12.
Marie travaille à la banque.
* Marie travaille banque.
* Marie travaille à banque.
Marie travaille.
Il est facile d’observer que l’élimination de toute l’expression à la banque n’affecte pas la
grammaticalité de la phrase ; il s’agit donc d’un constituant. Ce constituant forme un tout
indissociable, ce qui est prouvé par l’agrammaticalité de 10 et 11.
Les principales fonctions grammaticales sont le sujet et le verbe. Le verbe est le seul
constituant obligatoire, mais la syntaxe du français exige, presque systématiquement, que le sujet
soit exprimé d’une façon explicite. Il est possible de former un nombre pratiquement illimité de
phrases contenant uniquement le sujet et le verbe, Jean court ; mes amis arrivent ; il pleut ; je sors,
etc.
Le sujet est une catégorie spécifiquement syntaxique. En français, il y a un critère formel qui
permet de l’identifier : le verbe s’accorde toujours avec le sujet. Du point de vue sémantique, par
contre, les sujets peuvent correspondre à une réalité extralinguistique très variée. Comparons les
exemples suivants :
13.
14.
15.
Jean écrit une lettre.
Jean reçoit une lettre.
Jean dort.
Dans chacun de ces exemples, Jean est le sujet syntaxique ; le verbe s’accorde avec lui. En
revanche, du point de vue sémantique, Jean est un agent actif dans13 (il fait quelque chose) et le
bénéficiaire d’une action dans 14 (il ne fait rien). Dans 15, il ne s’agit pas d’une action, mais d’un
état (le fait de dormir) qui se manifeste dans le sujet ; le sujet est le siège de l’état (cf. également
1.6.5).
Les autres rôles grammaticaux fondamentaux sont remplis par les compléments du sujet ou
du verbe et par les attributs du sujet ou du complément d’objet. Les compléments « complètent »
l’information communiquée par la combinaison sujet—verbe. Les attributs expriment des propriétés
du sujet ou du complément d’objet direct.
Le complément d’objet (direct ou indirect) est une fonction importante, car il est souvent
obligatoire. De nombreux verbes exigent la présence d’un complément d’objet :
16.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Le SN la famille de Marguerite est le complément d’objet direct du verbe détester ; ce verbe exige
la présence d’un complément d’objet direct ; on ne peut pas dire simplement je déteste, mais il faut
exprimer ce que ou qui on déteste. Il y a des verbes qui exigent la présence simultanée de deux
compléments d’objet :
17.
Jean a donné ce livre à Marguerite.
Le verbe donner exige la présence d’un complément d’objet direct, le patient de l’action (livre), et
d’un complément d’objet indirect, le bénéficiaire de l’action de donner (Marguerite). Le
complément d’objet indirect est introduit par une préposition.
L’attribut assigne une propriété au sujet (18.) ou, plus rarement, au complément d’objet
direct (19.) :
18.
19.
Jean est professeur / un bon professeur / riche.
Je trouve Jean sympathique.
Les compléments circonstanciels sont des expressions qui situent la phrase dans un temps
ou lieu donnés ou décrivent la manière dont se déroule l’action qui y est exprimée. Les
compléments circonstanciels portent sur toute la phrase, mais ce sont plutôt des compléments de
phrase :
20.
21.
22.
Je passe mes vacances en Provence.
Jean connaît Marguerite depuis dix ans.
Marguerite parle très clairement.
La classe des compléments circonstanciels est hétérogène dans le sens que leur comportement
syntaxique présente une variation considérable. Par exemple, la place des expressions temporelles
est relativement libre, mais celle des expressions locatives obéit à d’autres critères :
23.
24.
Depuis 10 ans, Jean habite Paris / Jean, depuis 10 ans, habite Paris /
Jean habite Paris depuis 10 ans.
Jean travaille à Paris / À Paris, Jean travaille / Jean, à Paris, travaille.
Dans l’exemple 24, les deux dernières variantes, comparées à la première, ont un sens particulier ;
elles sont peu acceptables sans un contexte plus large :
25.
À Paris, Jean travaille, en Provence, il passe ses vacances.
Il n’est pas toujours facile de distinguer les compléments circonstanciels des compléments d’objet
indirect. Comparons, à titre d’exemple, les exemples suivants :
26.
27.
28.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet.
Marie réfléchit depuis 1980 à ce projet.
Marie réfléchit à ce projet depuis 1980.
La mobilité de l’expression depuis 1980 nous révèle que c’est un complément de phrase. En
revanche, l’autre construction prépositive de ces exemples, à ce projet, qui se rattache étroitement
au verbe réfléchir, est un complément d’objet indirect. Le test d’effacement prouve que nous
pouvons sans aucune difficulté éliminer des exemples 26-28 l’expression depuis 1980, sans que cela
affecte leur grammaticalité. Par contre, nous ne pouvons pas nous passer de à ce projet :
29.
Depuis 1980, Marie réfléchit.
Cette phrase est incomplète ; on se demande immédiatement À quoi réfléchit-elle ? La différence
catégorielle entre les SP des exemples 26-28 se manifeste également dans le domaine de la
substitution. Contrairement à ce qui se passe avec depuis 1980, le SP à ce projet peut être remplacé
par l’adverbe pronominal :
30.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet > Marie y réfléchit.
Il faut reconnaître, néanmoins, que la différence entre les compléments circonstanciels et les
compléments d’objet indirect est flottante.
1.5.3. Les parties du discours
Voici une phrase complexe, composée de deux propositions principales (coordonnées par la
conjonction et) et une proposition subordonnée (introduite par la conjonction que) :
31.
Jean déteste profondément les livres de poche et il dit toujours qu’ils sont
insupportables.
Les unités élémentaires ou parties du discours dont se compose la petite séquence indiquée
ci-dessus appartiennent à sept classes grammaticales élémentaires, qui sont les unités de base de la
structure syntaxique du français. :
1. nom
nom propre (Jean)
nom commun (livre, poche)
2. verbe (détester, dire, être)
3. adjectif (insupportable)
4. adverbe (profondément, toujours)
5. pronom (il, ils)
6. déterminant (les)
7. mot invariable
préposition (de)
conjonction (et, que)
Les parties du discours entrent directement dans la formation des syntagmes dont la structure, tout
comme celle des phrases, est régie par des mécanismes syntaxiques.
1.5.4. Les syntagmes
Les syntagmes constituent les catégories fondamentales de la syntaxe du point de vue des fonctions
grammaticales. Les syntagmes peuvent être des expressions simples ou des expressions complexes
(appelées souvent « groupes syntaxiques ») :
32.
33.
Jean déteste la famille de Marguerite.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Ces deux phrases contiennent chacune un sujet, un verbe et un complément d’objet direct. Dans 32
la fonction sujet est assurée par une expression simple Jean, dans 33, par contre, cette fonction est
exprimée par une expression complexe le père de Jean. Aussi bien père que le père de Jean
constituent un syntagme nominal. Qu’il s’agisse de la même fonction syntaxique peut être vérifié
par la substitution pronominale ; aussi bien Jean dans 32 que Le père de Jean dans 33 peuvent être
remplacés par il :
34.
Il déteste la famille de Marguerite.
L’expression complexe le père de Jean comprend
un élément central — père
un déterminant ou spécifieur (qui définit ou spécifie l’élément central) — le
un complément (qui qualifie ou complète l’élément central) — de Jean
L’expression le père de Jean est composée en réalité d’un SN (le père) et d’un sous-groupe, d’un
syntagme prépositionnel (SP) (de Jean).
Il est fréquent de représenter la structure syntaxique d’un syntagme (et d’une phrase, cf. plus
bas) par un schéma arborescent ou arbre. L’expression le père de Jean recevrait la représentation
(simplifiée) suivante :
SN
Dét
N'
N
SP
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre
La bonne formation des syntagmes est régie par des mécanismes syntaxiques qui varient d’une
langue à autre. Dans le schéma ci-dessus, il y a, en plus de l’information lexicale et grammaticale
fournie par les morphèmes et les lexèmes, trois catégories :
— la tête (père / de / Jean) indique les éléments centraux des syntagmes.
— la branche (Dét, N, Pr) indique les parties du discours.
— le nœud (SN, SP, N’) indique les constituants syntaxiques. Nous pouvons observer qu’il y a
deux sortes de nœuds qui correspondent à une hiérarchie syntaxique. Dans notre exemple, le nœud
N’ indique le nom père et son complément ; c’est toute cette combinaison qui est déterminée par
l’article défini le.
La présence de la tête est obligatoire ; lorsqu’il n’y a pas de syntagme complexe, mais un
élément unique, c’est toujours la tête. La tête donne son nom au syntagme ; la tête d’un syntagme
nominal est un nom (le père de Jean), la tête d’un syntagme prépositionnel est une préposition (de
Jean), etc.
Le complément d’objet direct est étroitement lié au verbe, et dans les exemples 32-34 le
complément d’objet direct la famille de Marguerite est un sous-élément, un constituant du
syntagme verbal (SV). La représentation syntaxique de l’exemple 33, le père de Jean déteste la
famille de Marguerite est la suivante :
P
SN
Dét
SV
SN
N'
N
V
Pr
N'
Dét
SP
N
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre déteste
SP
la
famille
de
SN
N
Marguerite
La structure hiérarchique de la phrase comprend aussi d’autres syntagmes :
35.
Depuis dix ans, le père de Jean déteste très profondément la famille
parfaitement insupportable de Marguerite.
Dans cet exemple, nous pouvons identifier les syntagmes suivants (observez qu’un syntagme
d’ordre supérieur peut être constitué de plusieurs syntagmes) :
syntagme nominal (SN) : le père ; le père de Jean ; Jean ; la famille ; la famille de Marguerite ;
Marguerite
syntagme verbal (SV) : déteste la famille ; déteste très profondément la famille ;
déteste très profondément la famille de Marguerite ; déteste très
profondément la famille parfaitement insupportable de Marguerite
syntagme adjectival (SA) : parfaitement insupportable
syntagme adverbial (SAdv) : très profondément
syntagme prépositionnel (SP) : depuis dix ans ; de Jean ; de Marguerite
Comme on l’a déjà vu plus haut, il est possible de former des phrases où les têtes sont des
expressions simples (et non pas des expressions complexes) :
36.
Jean boit.
Cela est pourtant assez rare en français. La tête d’un SN est généralement déterminée par un
déterminant (le / un / ce / mon / du / chaque, etc.) ; seuls les noms propres (et quelques autres cas
peu nombreux) échappent à cette contrainte. Par contre, en finnois un syntagme nominal est très
souvent sans déterminant :
37.
38.
39.
40.
Jean vient.
* Père vient.
Le père vient.
Isä tulee.
La syntaxe du français veut que le déterminant soit systématiquement antéposé au nom (ce n’est pas
le cas de la syntaxe de toutes les langues ; en suédois, par exemple, l’article défini est postposé au
lexème, ett barn - barnet ).
Les compléments qualifient la tête ou complètent l’information qu’elle communique. En
français, les compléments se situent généralement à droite de la tête du syntagme. Chaque syntagme
peut contenir des compléments :
41.
42.
43.
44.
45.
La maison de mon frère est très ancienne.
Jean est conscient de son incompétence.
L’idée que tu viennes me rend heureux.
Jean déteste Marie.
Marie donne une fleur à Jean.
Dans l’exemple 41 le SP de mon frère est le complément du nom la maison, dans 42 le SP de son
incompétence est le complément de l’adjectif conscient. Dans 43 c’est toute la proposition
complétive que tu viennes qui est le complément du nom l’idée. Dans 44, comme nous l’avons déjà
vu plus haut, Marie est un complément du verbe, son complément d’objet direct. Le verbe détester
(transitif) a un seul complément d’objet direct, le verbe donner (transitif) de l’exemple 45 exige la
présence de deux compléments d’objet (direct et indirect), tandis qu’un verbe comme briller
(intransitif) n’admet pas de compléments d’objet :
46.
* Le soleil brille la chaleur.
Le sujet et les compléments d’un verbe constituent sa structure argumentale ; il s’agit
d’une notion qui est à cheval sur la syntaxe et la sémantique (cf. chapitre 1.6). Il ne faut pas
confondre la structure argumentale avec la structure syntaxique de la phrase. Pour se rendre compte
de cette différence, il suffit de comparer les deux exemples suivants :
47.
48.
Jean a écrit ce livre.
Ce livre a été écrit par Jean.
Cette opération est connue sous le nom de construction passive. Elle consiste à changer la position
syntaxique du sujet et du complément d’objet direct. Dans la construction passive, c’est le sujet
(constituant syntaxique) qui fonctionne comme objet de l’action (rôle sémantique), et le SP
(constituant syntaxique) qui assume le rôle d’agent (rôle sémantique). Nous voyons donc que le
changement radical des rôles syntaxiques laisse intacts les rôles sémantiques.
En général, les locuteurs « natifs » d’une langue savent, sans devoir étudier de règles
précises, quand un syntagme est bien formé et quand il ne l’est pas. Cette compétence linguistique
intuitive n’est plus fonctionnelle au moment d’entamer l’étude, à l’âge adulte, d’une langue
étrangère, et il faut constater que c’est précisément la syntaxe qui constitue une difficulté majeure
dans l’apprentissage d’une autre langue. N’oublions pourtant pas que, dans la communication, la
seule grammaticalité n’est pas suffisante pour assurer la bonne formation des messages ; il y a
également d’autres facteurs qui interviennent. Imaginez, par exemple, la structure et l’informativité
de la phrase suivante, parfaitement grammaticale, et le schéma arborescent qui lui correspondrait :
C’est le titre du livre du fils de la voisine du grand-père de l’amie du maire de la capitale du
département des Pyrénées maritimes.
1.5.5. Les propositions
Comme nous l’avons observé au début de ce chapitre, les propositions se divisent en propositions
indépendantes, propositions principales et propositions subordonnées. Aussi bien les propositions
indépendantes que les propositions subordonnées peuvent être coordonnées (en français, on
remplace par que certaines conjonctions introduisant une subordonnée coordonnée avec une autre) :
49.
50.
Michelle sort et Simone entre.
Thérèse rentrera quand elle aura terminé son article et que son mari
viendra la prendre.
Les propositions subordonnées peuvent être des constructions infinitives ou participiales :
51.
52.
53.
Je dois partir.
Le réunion terminée, Jean est rentré.
Jeanne travaille en chantant.
Traditionnellement, on divise les propositions subordonnées en propositions substantives, adjectives
et circonstancielles selon leur fonction à l’intérieur de la phrase :
54.
55.
56.
Je sais son nom / Je sais comment il s’appelle
Une maison blanche / Une maison qui est blanche
Je mangerai avant 2 h. / Je mangerai avant que tu partes
= prop. subst.
= prop. adj.
= prop. circ.
La correspondance entre les propositions subordonnées et les syntagmes n’est pourtant pas
complète. Par exemple, il y a beaucoup de verbes qui peuvent prendre comme complément d’objet
direct un syntagme nominal, une proposition infinitive et une proposition complétive :
57.
Je veux une bière / Je veux partir / Je veux que tu partes.
Néanmoins, il y en a d’autres, qui n’acceptent pas de proposition complétive comme complément
d’objet direct :
58.
Je commence le travail / Je commence à travailler / * Je commence que
tu travailles.
L’impossibilité d’avoir une complétive après commencer n’est pas un phénomène syntaxique, mais
sémantique ; elle dépend du sens de ce verbe.
2. Histoire de France et histoire externe du français
(Jukka HAVU)
2.1. Introduction
L'évolution d'une langue humaine reflète l'évolution de la société dans laquelle elle est
parlée. Cette interdépendance est particulièrement évidente dans les périodes de grands
changements, comme
—
les changements politiques (guerres, conquêtes, révolutions, divisions territoriales, etc.)
—
les changements sociaux (montée sociale des classes déshéritées, migrations internes,
immigration étrangère, modification de la structure économique de la société, etc.)
—
les changements culturels (influences étrangères, mouvements intellectuels, phénomènes
religieux, scolarisation, etc.)
Les événements politiques et sociaux peuvent accélérer, freiner ou orienter les manifestations du
changement linguistique. Ce changement, qui se manifeste dans la modification des structures
phonétiques, grammaticales ou lexicales d'une langue, est un phénomène commun à toutes les
langues naturelles.
L'histoire du français est un bon exemple du rôle de l'évolution politique, sociale et
culturelle dans l'évolution d'une langue. La France est un pays dont l'histoire est bien documentée et
qui possède une tradition littéraire longue de plusieurs siècles, ce qui permet une étude approfondie
de l'interdépendance des phénomènes linguistiques et sociaux.
Nous étudierons d'abord les éléments constitutifs de la langue française. Pour cela, il est
utile d'établir une distinction terminologique concernant l'influence linguistique due au contact
d'une langue avec d'autres langues :
— substrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une langue, qui,
dans un territoire déterminé, a été supplantée par une autre, normalement à la suite
d'une conquête ou colonisation (en France, c'est le cas du gaulois ; cette langue
celtique qui a été supplantée par le latin des envahisseurs romains a pourtant laissé
quelques traces dans le français, cf. plus bas).
— superstrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une langue qui
s'est introduite dans un territoire déterminé, mais qui a été assimilée par la langue
autochtone (en France, c'est la langue germanique des Francs, cf. plus bas).
— adstrat — dans une langue donnée, l'ensemble des phénomènes linguistiques
dérivés d'une langue voisine (en France, les principales langues d'adstrat sont l'italien,
l'espagnol et l'anglais).
Le français est une langue romane ; ce terme indique les langues dont la base est le latin (les autres
langues romanes les plus importantes sont le portugais, l'espagnol, l'italien et le roumain).
2.2. Éléments constitutifs du français
Ne l'oublions pas : le français est du latin moderne. La continuité du latin parlé sur le
territoire de la France de nos jours est ininterrompue ; les enfants ont toujours cru parler comme
leurs parents. Pourtant, pendant les deux mille ans écoulés depuis la conquête romaine, la langue a
changé de telle manière que pour un Français du XXIème siècle le latin classique est une langue
étrangère dont la maîtrise exige un apprentissage de plusieurs années. Comment cette situation
s'est-elle produite ?
La colonisation de la Gaule par les Romains dès 125 av. J.-C dans le sud du pays, mais
surtout la conquête réalisée par Jules César (58-51 av. J.-C) ont marqué la fin de l'indépendance
politique des Gaulois, population celtique originelle de la Gaule. La colonisation romaine a été
faite par les soldats, les fonctionnaires, les commerçants, les ingénieurs, etc., qui, en construisant
des villes, des routes, des ponts et des aqueducs ont donné au pays une physionomie moderne et
une structure administrative unifiée, très différente de l'organisation tribale des gaulois. Tout ce
travail de construction d'une société fonctionnelle était surtout pris en charge par les colonisateurs
romains ; les Gaulois ne possédaient pas les aptitudes techniques nécessaires pour cette tâche.
Du point de vue linguistique la conquête romaine a signifié, à long terme, l'assimilation
linguistique de la population celtique (les parlers gaulois ne subsistent qu'en Bretagne, où ils se sont
conservés jusqu'à nos jours). Dans les campagnes de la Gaule, cette assimilation a duré plusieurs
siècles, mais dans les communautés urbaines, construites surtout par et pour les colonisateurs
romains, elle a été certainement beaucoup plus rapide. Il faut également distinguer entre le latin
littéraire des grands écrivains classiques (Cicéron, Virgile, etc.) et le latin populaire, langue de
communication orale. C'est ce latin populaire, forme évoluée du latin classique et appelé souvent le
latin vulgaire ou proto-roman, qui constitue la base du français (et des autres langues romanes
comme l'espagnol, l'italien, le roumain, etc.). Les parlers gaulois, les langues de substrat, ont
laissé quelques traces dans le latin parlé en Gaule, en général des mots très concrets (bouleau,
chêne, charrue, etc.) et des noms de lieu (la Seine, les Cévennes, Bordeaux, etc.).
L'expansion des peuples germaniques a commencé bien avant la chute de l'Empire romain
d'Occident (476 apr. J.-C). Les Francs (dans le nord) se sont installés sur le territoire de la Gaule à
partir du IVème siècle. Après la soumission des autres peuples germaniques (p.ex. les Burgonds),
les Francs sont devenus les maîtres incontestés de la Gaule. La christianisation de l'aristocratie
franque vers la fin du Vème siècle a signifié l'établissement de liens plus étroits avec les centres
culturels et religieux de l'époque. Le royaume franc était une formation politique très étendue qui,
jusqu'en 843, comprenait la plus grande partie de la France, des Pays Bas et de l'Allemagne
actuelle. Pourtant, les traditions germaniques, en particulier celle qui donne à chacun le droit de
participer aux décisions concernant tout le peuple, ne favorisaient pas la création d'une
administration centrale forte et efficace. Après le brillant règne de Charlemagne (au pouvoir de
768 à 814), qui a ressuscité l'Empire romain en 800, le royaume franc sombre dans la décadence, et
en 843 le traité de Verdun signifie le partage de l'Empire entre les trois petit-fils de Charlemagne,
Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve. Ce dernier est devenu le roi des territoires qui
correspondent à la plus grande partie de la France moderne. Le partage de Verdun a été la cause de
la rupture des liens avec les territoires germaniques ; petit à petit, l'importance démographique des
Francs, considérable dans le nord de la France, commence à décliner. Hugues Capet, qui a été élu
roi de France en 987, ne savait plus parler la langue germanique de ses ancêtres. C'est pendant la
période franque que la société féodale commence à prendre forme ; une aristocratie militaire peu
nombreuse, normalement d'origine franque mais plus ou moins bilingue, domine politiquement les
grandes masses paysannes d'origine gallo-romaine. L'importance sociale des Francs est bien
prouvée par le nom du pays ; le nom « France » a remplacé le nom latin « Gaule ».
Le français a hérité du francique, langue de superstrat, quelques centaines de termes
indiquant surtout des notions militaires ou féodales (guerre, heaume, marquis, etc.) et des pratiques
rurales (jardin, halle, etc.). Par contre, il est difficile d'identifier exactement l'influence des parlers
germaniques dans la phonétique du français ou dans l'évolution des structures grammaticales. La
période franque marque la différenciation définitive entre le latin et le français. Pendant le règne de
Charlemagne, l'étude et l'enseignement du latin classique, aux dépens du latin décadent des siècles
antérieurs, a connu un nouvel essor au sein de l'église catholique. Cela a mis en évidence la
différence qui séparait le latin et la langue parlée de l'époque. Le Concile de Tours décide, en 813,
que les prêtres doivent prêcher dans la langue du peuple ; c'est un des premiers exemples d'une
reconnaissance institutionnelle des parlers romans. En 843 à Strasbourg, Louis le Germanique et
Charles le Chauve et leurs vassaux signent une alliance militaire contre leur frère Lothaire, héritier
du titre d'empereur. Charles prête, en langue germanique, un serment de fidélité aux vassaux de
Louis, qui fait de même en langue romane devant les vassaux de Charles. Les serments de
Strasbourg sont le premier document écrit en français et conservé jusqu'à nos jours (cités par
Elcock 1975 : 347) :
Ancien français
Français moderne
Pro Deo amur et pro christian poblo et nostro
commun salvament, d'ist di in avant, in quant
Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cist
meon fradre Karlo et in ajudha et in cadhuna
cosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift,
in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul
plaid nunquam prindrai, qui, meon vol, cist
meon fradre Karle in damno sit.
Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétien
et notre commun salut, de ce jour en avant,
pour autant que Dieu me donne le savoir et le
pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles en
l'aidant en chaque chose, comme on doit
soutenir son frère par le droit, pourvu que celuici en fasse autant pour moi; et avec Lothaire je
ne prendrai jamais aucun accord qui, de ma
volonté, porte préjudice à mon frère Charles.
Dans ce texte il y a de nombreux éléments qui sont typiquement romans et qui n'existent
pas en latin ; par exemple, le futur salvarai, prindrai est une formation romane, formée avec
l'infinitif et le verbe avoir : salvar + ai. Nous pouvons même affirmer que le français du premier
document conservé est déjà plus près du français moderne que du latin. Cela veut dire que pendant
les siècles des invasions barbares et de la consolidation des nouveaux États formés sous la
domination des peuples germaniques, la langue a changé à une vitesse très élevée. Ce fait
s'explique essentiellement par
le manque d'un système administratif centralisé ;
la fragmentation de l'empire romain ;
la régionalisation du pouvoir ;
la disparition de la plupart des institutions culturelles.
Dans les serments de Strasbourg, le français est déjà formé ; la base du français est le latin,
enrichi d'éléments hérités des Gaulois et d'une couche de mots germaniques apportés par les Francs.
Le français contemporain est la même langue que celle des serments de Strasbourg, bien que de
nombreux changements se soient produits pendant les douze siècles qui nous séparent de Charles le
Chauve et Louis le Germanique.
Durant l'époque franque, ce sont également les autres langues de France qui se forment.
Dans le Midi, la langue d'oc ou occitan est une langue romane clairement différente du français,
c'est-à-dire de la langue d'oïl, parlée dans le nord de la France. Les parlers germaniques (l'alsacien,
le lorrain et le flamand) sont des vestiges de la présence des peuples germaniques dans le territoire
de la France de nos jours. Le breton en Bretagne et le basque dans le sud-ouest du pays étaient
parlés dans des régions beaucoup plus étendues qu'aujourd'hui.
L'histoire du français peut être divisée en cinq périodes. Les dates sont bien sûr
approximatives :
1. L’ancien français : 800 - 1300
2. Le moyen français : 1300 - 1500
3. Le français préclassique : 1500 - 1600
4. Le français classique : 1600 - 1800
5. Le français contemporain : 1800 >
2.3. Ancien français (800-1300)
La période de l'ancien français est l'époque héroïque de la chevalerie médiévale, de la consolidation
du système féodal et de l'aristocratie européenne, des croisades, de la naissance de la littérature
française et de la création des universités. La société féodale, qui est le premier système politique
de notre civilisation, était basée sur des relations de seigneurie, de vassalité et de servage. Il
s'agissait, surtout au sein des classes sociales élevées, de relations personnelles ; le roi, élu par
l'aristocratie, est le premier dans une société de pairs. Il accorde des faveurs aux puissants en
échange d'un serment de fidélité. Vers la fin de cette époque, une nouvelle classe sociale, la
bourgeoisie, apparaît dans les villes qui deviennent d'importants centres commerciaux.
Au début de cette période l'autorité royale ne cesse de s'affaiblir. Les rois carolingiens,
descendants de Charlemagne, devenaient des marionnettes aux mains des puissants princes
féodaux. En 987, Hugues Capet, dont les héritiers directs devaient régner sur la France jusqu'en
1328, a été élu Roi de France à Senlis. La politique de la dynastie capétienne consistait à étendre et
à affermir la puissance politique du roi. Les dernières grandes invasions terminées (les Vikings, les
Hongrois, les Sarrasins), les formations politiques tendent à se consolider et à adopter une politique
expansionniste. En 1066, Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, envahit l'Angleterre. Les
croisades (la première en 1096-99, la dernière en 1270), une des nombreuses manifestations de la
rivalité entre le monde chrétien et le monde de l'Islam, ont révélé aux occidentaux barbares et
incultes la richesse de la culture musulmane, à bien des égards supérieure à la leur. Les croisades
ont aussi donné une impulsion remarquable au commerce européen, et les sociétés européennes, qui
avaient été très fermées et autosuffisantes, commencent à s'ouvrir aux influences extérieures. Au
début du XIIIème siècle, les armées du Roi de France détruisent la florissante civilisation du Midi,
accusée d'hérésie, et la langue occitane a cessé d'être employée comme langue littéraire. À partir de
l'an 1000, le pouvoir royal commence à s'affermir. Hugues Capet ne possédait qu'un petit duché
autour de Paris, mais le dernier des capétiens directs, Charles IV le Bel (roi de 1322 à 1328) régnait
déjà sur un territoire beaucoup plus vaste. La consolidation de l'autorité royale et la création de
l'Université de Sorbonne (1257) ont fait de Paris, capitale du roi, le centre administratif et culturel
le plus important de tout le royaume.
À partir du XIème siècle, la littérature française (et occitane) connaît un essor très important.
La littérature en ancien français est d'une richesse extraordinaire, mais il s'agit d'une littérature
limitée à certains genres, dont il faut relever surtout la poésie épique et lyrique, les chroniques
d'histoire et le théâtre profane et religieux. En plus, des chartes (documents administratifs)
commençaient à être rédigées dans la langue du peuple au XIII ème siècle. En revanche, la langue de
la science, de la philosophie, de la théologie et de la diplomatie était le latin. Cette période est
marquée également par une fragmentation dialectale considérable ; à côté du francien (dialecte de
l'Île de France), d'autres dialectes, surtout le normand, l'anglo-normand (le français parlé en
Angleterre) et le picard étaient aussi utilisés en littérature. Petit à petit, le dialecte francien s'impose
comme le plus apprécié des parlers romans. Cela est dû vraisemblablement au prestige social de la
langue de Paris, centre politique et culturel de tout le royaume, surtout à la fin de l'époque de
l'ancien français. Il est probable que cette langue parisienne n'est pas issue directement du dialecte
francien, mais que s'est formée une sorte de langue standard parmi l'élite sociale et intellectuelle
(cour royale, bourgeoisie enrichie, université) dont les membres provenaient de tous les coins de la
France. L'influence du dialecte francien a certainement été importante, ce qui est naturel également
du point de vue géographique, puisque l'Île de France se trouve au centre du domaine linguistique
de la langue d'oïl, et que son dialecte représente une sorte de point de convergence de toutes les
autres variétés. La langue de Paris se diffuse au cours des XIIIème et XIVème siècles, et les
témoignages de l'époque attestent sa prédominance comme langue de l'élite. Les vers ci-dessous, de
1325, sont cités par Lodge (1997 : 139) (trad. JH) :
Si m'escuse de mon langage
Rude, malostru et sauvage
Car nes sui pas de Paris
Ne si cointes com fut Paris ;
Ainsi je m'excuse de mon langage,
Rude, maladroit et sauvage,
Car je ne suis pas né à Paris
Ni ne suis si élégant que Pâris ;
Ce vers nous montre qu'avant les grands bouleversements de la fin du Moyen Âge, le français avait
déjà acquis une position dominante aux dépens des autres variétés de la langue d'oïl.
Du point de vue de la structure de la langue, l'ancien français possédait un système bicasuel,
qui constitue la principale différence qui le sépare du français moderne. Dans la catégorie des noms
du genre masculin, l'ancien français distinguait entre le sujet et l'objet :
cas sujet
cas régime
singulier
pluriel
singulier
pluriel
li rois
le roi
li roi
les rois
li cuens
le comte
li comte
les comtes
Cela permettait une certaine liberté quant à l'ordre des mots : li roi voit le comte = le comte voit li
rois, etc. (il est important de noter qu'en ancien français le -s final était prononcé). Ce phénomène
ne concernait qu'assez rarement les mots féminins, ce qui a certainement contribué à sa disparition
plus tard.
2.4. Moyen français (1300-1500)
L'époque du moyen français est marquée par de grandes catastrophes politiques,
économiques et sociales. Un conflit dynastique qui a opposé la France et l'Angleterre a été à
l'origine de la Guerre de Cent Ans (1336-1453). Cette guerre a déchiré le pays où l'autorité royale,
renforcée constamment pendant la dynastie capétienne, entre de nouveau en crise. Les grands
princes féodaux signent des alliances tantôt avec le roi, tantôt avec l'ennemi, et règnent en
souverains presque absolus sur leurs territoires. La grande peste, qui se manifeste vers 1350, a
désolé une grande partie du pays. Les épidémies, les famines et les guerres ont été particulièrement
dures pour la population paysanne, qui s'est révoltée plusieurs fois contre les dirigeants politiques.
Ce n'est que vers la fin de la période que le pouvoir du roi s'est consolidé de nouveau et que la
France a connu un essor économique et commercial très important, ce qui a contribué à
l'affermissement du rôle social de la bourgeoisie. Charles VII (roi 1422-1461), en partie grâce à
Jeanne d'Arc, a réussi à conquérir les territoires occupés par les Anglais et à étouffer les révoltes
des princes féodaux. Les successeurs de Charles VII, Louis XI (roi 1461-1483) et Charles VIII (roi
1483-1498) ont entrepris une politique expansionniste en essayant de s'assurer la possession de
certaines régions en Italie.
Du point de vue linguistique, cette époque marque la transition de l'ancien français vers le
moyen français. L'instabilité de la situation politique et économique ainsi que les migrations
internes provoquées par les famines et les guerres ont préparé un terrain propice à des changements
accélérés. L'évolution phonétique (p.ex. la disparition du -s final) a entraîné d'autres changements,
comme la simplification du système bicasuel. L'ordre des mots, plus libre en ancien français,
adopte l'ordre Sujet-Verbe-Objet, qui est également celui du français moderne.
Vers la fin du XVème siècle, la consolidation du pouvoir royal est à la source d'une
centralisation toujours plus importante de l'administration, ce qui a renforcé l'emploi de la langue
de Paris aux dépens des dialectes. L'anglo-normand a cédé la place à l'anglais comme langue
officielle de l'Angleterre et a fini par disparaître également comme langue de communication. La
société chevaleresque disparue, la littérature française a abandonné les poèmes épiques, la lyrique
des troubadours, etc., pour adopter de nouveaux chemins. La poésie de François Villon (14311463) le premier poète « moderne », est déjà beaucoup plus intimiste que celle des grands poètes
des siècles antérieurs (texte extrait de l'Anthologie des littératures de langue française, article
Villon, traduction d'A. Lanly) :
Moyen français
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de petite extracte ;
Mon pere n'eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tombeaulx de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu m'embrasse !
On n'y voit couronnes ne ceptres.
Français moderne
Je suis pauvre depuis ma jeunesse,
De pauvre et de petite extraction ;
Mon père n'eut jamais de grandes richesses,
Ni son aïeul, nommé Orace ;
La pauvreté nous suit et nous traque.
Sur les tombeaux de mes ancêtres,
- que Dieu « embrasse » leurs âmes ! on ne voit ni couronnes, ni sceptres.
La fondation de la première imprimerie à Paris, en 1470, a ouvert des possibilités inouïes de
diffusion d'œuvres littéraires.
2.5. Le français préclassique (1500-1600)
L'époque du français préclassique est aussi une période de transition du monde médiéval
vers l'époque moderne, évolution qui se reflète aussi dans la structure de la langue. Il serait
également possible de considérer le moyen français et le français préclassique comme une seule
période, mais la nature des changements politiques et culturels du XVIème siècle, très différente de
celle des deux siècles antérieurs, justifie cette division.
Le XVIème siècle signifie un grand bouleversement intellectuel dans l'Europe occidentale.
Les trouvailles des astronomes (Kepler, Copernic), la découverte des nouveaux continents (l'arrivée
de Colomb en Amérique en 1492) et la Réforme (Calvin, Luther) ont profondément changé la
vision du monde de l'élite intellectuelle de l'Europe. L'autorité et le prestige de l'Église catholique
ont diminué considérablement, et une des conséquences de cette évolution a été l'affermissement
des institutions politiques et la consolidation des États-nations (France, Espagne, Grande-Bretagne,
Suède, etc.). En France, le XVIème siècle est la période de la Renaissance, mouvement culturel et
artistique surgi en Italie à partir du XIVème siècle et caractérisé par une étude approfondie de
l'Antiquité gréco-latine, par la mise en doute des vérités enseignées par les autorités religieuses et
par la volonté de donner plus d'importance à l'individu comme force motrice des sociétés et des
cultures humaines. L'homme moderne est né, l'homme qui se consacre à la recherche scientifique et
qui cherche à acquérir une renommée éternelle par ses créations artistiques et intellectuelles. Les
découvertes des explorateurs espagnols et portugais, qui marquent le début de l'expansionnisme
européen, ont donné également une nouvelle impulsion au commerce international et à la
transformation de la bourgeoisie en une classe sociale extrêmement puissante. L'optimisme des
premières décennies du XVIème siècle a dû pourtant céder devant les conflits religieux entre
catholiques et protestants. En France, la deuxième moitié du XVIème siècle est l'époque des
Guerres de Religion, qui ont ravagé le pays avant de se terminer par le couronnement d'Henri IV,
premier roi de la dynastie des Bourbons (1572). Par l'Édit de Nantes (1598) il accordait aux
protestants la liberté de culte ainsi que d'autres concessions.
Pour le français, le XVIème siècle est d'une très grande importance, essentiellement pour
trois raisons :
— le français devient la langue officielle de l'État ;
— la conscience des possibilités de développement de la langue se fait sentir avec plus de force ;
— le français conquiert de nouveaux domaines d'emploi.
La Réforme a encouragé, dès le début, l'emploi de la langue du peuple, car d'après la doctrine
protestante la parole de Dieu devait être accessible à tous. Dans plusieurs pays européens (p.ex. la
Finlande), les premiers documents écrits sont des textes religieux traduits d'autres langues. En
France, la Réforme a signifié l'expansion de l'emploi du français, car bien des textes sacrés (p.ex. la
Bible par Lefèvre d'Étaples en 1530 et par Pierre Olivétan en 1535) ont été traduits et diffusés en
français, contrairement à la pratique catholique.
La Renaissance s'était manifestée initialement en Italie, qui a constitué un exemple pour les
intellectuels d'autres pays. Les grands écrivains italiens du XIVème siècle (Dante, Pétrarque,
Boccace) avaient démontré que les langues vernaculaires étaient parfaitement aptes à être utilisées
comme des langues littéraires. L'influence italienne devenait très grande en France, dont les rois
(surtout Louis XII et François Ier) s'étaient lancés dans des aventures politiques en Italie. C'est de
cette époque que date la plus grande partie des emprunts italiens, très souvent des termes relatifs
aux arts (sonnet ; façade ; concert, etc.). L'influence italienne est à l'origine de l'œuvre Défense et
illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1522-1560), où l'auteur cherche, au
moyen de l'exemple italien, à convaincre ses contemporains de l'excellence du français et de ses
possibilités futures en démontrant que le prestige du latin était dû essentiellement à l'œuvre des
grands écrivains romains ; par conséquent, il fallait simplement encourager les Français à écrire
dans leur propre langue et créer ainsi une littérature riche et multiforme. Cela, et la puissance
toujours croissante de la France devaient assurer au français une place parmi les grandes langues de
culture. De grands écrivains, comme Rabelais (1484-1553), Ronsard (1524-1585) et Montaigne
(1533-1592), témoignent du bien-fondé des thèses de du Bellay ; ils préparent le chemin de la
grande littérature classique qui a consolidé la position du français comme la première langue de
culture en Europe.
À cette époque, la langue française devient également l'objet d'études grammaticales. La
première grammaire française date de 1531, et tout au long du siècle on publie des grammaires et
des traités d'orthographe. Le travail de ces premiers grammairiens est fortement imprégné de la
tradition latine, mais il a mis en évidence le manque d'unité et de structures codifiées du français.
Ces pionniers ouvrent une nouvelle voie aux grands codificateurs du XVIIème siècle.
François Ier (roi 1515-1547), mérite une place importante dans l'histoire du français pour
avoir décrété l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) ; par cette disposition légale, le français a
remplacé le latin comme langue officielle de l'administration de l'État.
Tous arrestz ensemble toutes aultres procedures, soit des cours souveraines ou aultres subalternes et
inferieures, soit de registres, enquetes, contrats, commissions, sentences, testaments ou aultres
quelconques actes ou exploits de justice ou qui en dependent [...] soient prononcez enregistrez et
deliverez en langage maternel françois et non aultrement.
Ce texte est un bon exemple de l’application consciente d’une politique linguistique. Le statut
officiel du français signifiait parallèlement la consolidation de l'État national et l'identification plus
directe des citoyens avec l'administration de leur pays. Il ne faut pas oublier, pourtant, que la
plupart des Français étaient dialectophones et que le « langage maternel françois », si par cette
expression on voulait indiquer une forme unique du français, n'était parlé que par un très faible
pourcentage des habitants de la France.
2.6. Le français classique (1600-1800)
Cette période peut être caractérisée comme une époque de consolidation, d'apogée et de
déclin du pouvoir monarchique absolu en France, où l'Ancien Régime finit par disparaître dans les
tumultes de la Révolution française, déclenchée en 1789.
Henri IV (roi 1589-1610) a su pacifier le pays après les ravages des Guerres de Religion.
Pourtant, son origine protestante (qui explique la tolérance de l'Édit de Nantes) et sa politique
indépendante (souvent dirigée contre l'Espagne, la grande puissance catholique de l'époque) a
suscité la haine de l'aristocratie catholique. Henri IV a été assassiné en 1610, et le conflit entre la
haute noblesse et l'autorité royale s'est poursuivi jusqu'à la prise de pouvoir effective, en 1661, de
Louis XIV, le Roi Soleil (roi 1643-1715). Le pouvoir absolu du roi s'est institué comme principe du
régime, et Louis XIV a adopté une politique de prestige et d'expansion. Ses ministres, souvent
d'origine bourgeoise, ont réussi à stabiliser l'économie du pays, ce qui a rendu possible une
participation active dans la politique européenne. L'époque de Louis XIV signifie aussi la
consolidation de l'effort colonisateur en Amérique du Nord (l'origine de la population francophone
du Québec date de cette période), dans les Antilles, les Indes et sur les côtes africaines.
Malgré les succès initiaux du roi, la fin de son règne a été moins brillante à cause des
guerres interminables, de l'épuisement de la population et de la crise économique. La révocation de
l'Édit de Nantes (1685) a contribué à la détérioration de la situation économique de la France, car
des dizaines de milliers de huguenots se sont réfugiés dans des pays protestants. D'autre part, cette
émigration a déclenché un rayonnement international du français, renforcé par le prestige de la cour
de Versailles. L'époque de Louis XIV correspond également à une phase extrêmement importante
de la littérature française ; les œuvres de Corneille (1606-1684), Molière (1622-1673) et Racine
(1639-1699) constituent la base de la littérature française classique et continuent à être un point de
repère incontournable pour tous ceux qui désirent puiser dans les sources profondes de la culture
française.
Le règne de Louis XV (roi 1715-1774), malgré un redressement économique initial, marque
une diminution graduelle de la puissance internationale de la France. Vers 1760 la France perd son
premier empire colonial (Canada, Indes), et l'Angleterre, reine des mers, devient la première
puissance européenne. La situation économique de la France se détériore constamment à cause des
guerres et de la mauvaise administration. Ces difficultés économiques se manifestent
essentiellement par une augmentation ininterrompue de la charge fiscale, ce qui entraîne une baisse
du niveau de vie des grandes masses de la nation. La différence entre les privilégiés (surtout la
noblesse et le clergé, exemptés d'impôts) et le peuple devient insupportable. Louis XVI (roi 17741792) était mal préparé pour affronter les problèmes sociaux et politiques de cette fin de siècle qui
allait finir par le plus grand bouleversement de l'histoire de France, la Grande Révolution. La
Révolution française signifie, dans une certaine mesure, la naissance, non seulement de la France,
mais de l'Europe moderne. C'est pour la première fois dans l'histoire de notre civilisation que les
idées démocratiques, condensées dans le slogan révolutionnaire « Liberté, Égalité, Fraternité »,
constituent les principes directeurs d'un régime politique. Il est vrai que cette première tentative
démocratique (la Ière République) a dégénéré en terreur et en persécutions effrénées de ceux qui,
d'après des critères très sommaires, étaient considérés comme des ennemis de la nation. Il n'en est
pas moins vrai que les idées fondamentales de la Révolution en ce qui concerne les droits de
l'homme et son rapport avec la société constituent toujours la base sur laquelle repose toute société
qui se veut libre et démocratique.
Le XVIIIème siècle est l'époque de la philosophie et des sciences politiques et naturelles. Les
grands philosophes français, Montesquieu (1689-1755), Voltaire (1694-1778), Rousseau (1712-
1778) et tous ceux du mouvement encyclopédiste ont contribué à l'élargissement du savoir humain
et ont préparé le chemin pour les sociétés modernes. Il ne faut jamais oublier, pourtant, que
l'énorme majorité de toute la littérature publiée au XVIII ème siècle est constituée par des œuvres
religieuses ; les mouvements philosophiques et encyclopédiste n'étaient que l’apanage d'une petite
élite intellectuelle.
Presque tous les grands instigateurs de la Révolution (Danton, Marat, Robespierre, SaintJust, Hébert, etc.) sont tombés, soit assassinés soit condamnés à mort par leurs adversaires ; le
chaos interne est devenu tel, que c'est avec soulagement que la plupart des Français ont salué, en la
personne de Napoléon Bonaparte, l'avènement au pouvoir d'un leader politique fort et déterminé.
Quant à l'évolution de la langue française, les XVIIème et XVIIIème siècles sont l'époque de la
codification de la langue française, de la naissance des institutions normatives et de l'apogée de la
littérature française classique.
Au XVIème siècle, la langue française, malgré son statut officiel sanctionné par l'ordonnance
de Villers-Cotterêts, était encore inadaptée à servir l'administration et les sciences. Cela était dû au
manque de règles orthographiques précises et de structures grammaticales codifiées, ce qui avait
comme conséquence une grande prolifération de formes parallèles. Simultanément à
l'affermissement du pouvoir central et à l'expansion française, un besoin de posséder une langue qui
reflèterait l'unité nationale se faisait sentir avec toujours plus d'urgence. Cette situation est à la
source du mouvement puriste de codification linguistique, dont le précurseur, François de Malherbe
(1555-1628), préconisait un style précis et clair, dépourvu de dialectalismes et d'éléments vulgaires.
Conscient de la nécessité de posséder une langue unifiée pour un pays qu'il voulait uni, le cardinal
Richelieu (1585-1642) a fondé l'Académie française (1635), institution dont la tâche initiale était
l'élaboration d'une grammaire et d'un dictionnaire normatifs. Claude Favre de Vaugelas (15851650), académicien, a été un des principaux théoriciens de ce purisme normatif. Son idéal
linguistique était la langue de la cour et le « bon goût » :
C'est un des principes de notre langue que lorsque la cour parle d'une façon et la ville d'une autre, il
faut suivre la cour... L'usage de la cour doit prévaloir sur celuy de l'autre sans y chercher de raison.
(cité par v. Wartburg, p. 183)
Cette poursuite de l'élégance et de la précision de l'expression a eu comme conséquence naturelle
l'élimination de beaucoup d'éléments qu'on considérait comme grossiers ou inexacts. Pourtant, le
snobisme linguistique a donné naissance à la préciosité qui consistait à s'exprimer avec un
raffinement excessif. Molière ridiculise ce trait dans bien de ses pièces de théâtre.
Le Dictionnaire de l'Académie a paru en 1694 (la Grammaire, par contre, n'a vu le jour
qu'en 1932). Parmi d'autres dictionnaires, dus en général à des initiatives privées, son existence a
passé presque inaperçu au début, mais au fur et à mesure que la base théorique du mouvement
puriste et codificateur se raffermissait, son importance devenait plus grande. On peut même
observer que le prestige de l'Académie Française et de son dictionnaire n'a cessé de croître depuis
le XVIIème siècle ; il n'est pas fréquent qu'un pays possède des institutions et instruments normatifs
aussi généralement respectés.
Au XVIIème siècle, époque de l'absolutisme royal et de la grande littérature classique, l'idéal
linguistique était l'élégance et le bon goût de la cour ; la figure humaine qui incarnait cet idéal était
« l'honnête homme », équivalent du « gentleman » anglais. Au XVIIIème siècle, appelé souvent le
Siècle des Lumières, l'influence du mouvement encyclopédiste a signifié de nouvelles conquêtes
pour le français ; le latin est définitivement supplanté comme langue de la science et de la
philosophie. Désormais c'est plutôt la clarté et la nature logique et intellectuelle du français qui
constitueront l'idéal linguistique. Le déclin de la France en tant que puissance politique se reflète
également dans les emprunts étrangers ; au XVIIIème siècle, c'est essentiellement à l'anglais qu'on
emprunte des mots pour de nouveaux concepts. L'Angleterre était surtout le pays du
parlementarisme politique et du sport, et bien des Français de l'époque admiraient cette modernité
qui en France ne semblait pas pouvoir se développer sous la pression des institutions de l’Ancien
Régime. Des mots comme club, congrès, session, jockey et boxe appartiennent à cette première
vague d’anglicismes. Il ne faut pourtant pas exagérer l'influence étrangère ; le lexique du français
s'enrichit essentiellement par des mécanismes internes de la langue.
La Révolution française n'a pas été une véritable révolution des structures linguistiques du
français. La langue des révolutionnaires respectait la tradition classique, et seul un petit nombre de
phénomènes phonétiques ou morphologiques reflètent le bouleversement social qu'a traversé la
société française (par exemple, la généralisation des formes en -ai- au lieu de -oi-, je parlois > je
parlais, ces dernières étant plus populaires). Par contre, cette époque très fortement politisée a
introduit de nombreux mots et expressions qui correspondaient à des notions que la France de
l'Ancien Régime avait ignorées (anarchisme, démocratie, libéraliser sont des exemples typiques de
mots qui se forment à cette époque), mais qui encore de nos jours constituent la base de la
terminologie politique des sociétés occidentales.
Le principal effet de la Révolution sur le développement du français est pourtant d'ordre
sociolinguistique ; du point de vue de la langue, le slogan révolutionnaire « Liberté, Egalité,
Fraternité » devait être compris comme une puissante invitation à créer l'unité linguistique de la
France. Il faut se rappeler qu'avant 1789 la plupart des Français parlaient un dialecte ou patois
régional et, même s'ils comprenaient la langue officielle du pays, ils ne savaient pas la parler. Selon
une enquête menée par l'abbé Grégoire (1750-1831), seulement 11 % des 26 millions de Français
parlaient parfaitement le français. Le titre du rapport de l'abbé Grégoire résume bien la politique
linguistique de la Révolution : Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser
l'usage de la langue française (1794). L'idéal sociolinguistique des théoriciens de la Révolution
reposait sur une conception égalitaire ; personne ne devait être marginalisé pour ne pas savoir
parler la langue officielle du pays. Par conséquent, il était essentiel, pour la divulgation et la bonne
réussite des nouvelles idées politiques, d'entreprendre un travail de diffusion de la langue française.
Il est facile de comprendre que la politique linguistique de la Révolution a été un coup dur pour les
dialectes régionaux et les langues minoritaires. C'est cette politique qui encore aujourd'hui explique
la position de l'administration française à l'égard de ces formes linguistiques; l'idée centralisatrice,
si chère aux dirigeants politiques de la période révolutionnaire, a été un principe fondamental de
l'État français depuis la fin du XVIIIème siècle jusqu'à nos jours. La centralisation administrative
impliquait également une centralisation linguistique, et la France officielle a été particulièrement
intolérante face aux formes langagières autres que le français normatif.
2.7. Le français contemporain : 1800 >
Le XIXème siècle marque une époque de profonds changements de la société française.
L'agitation et la violence politiques, typiques de ce siècle effervescent, sont le résultat de la lutte
des forces opposées qui déchiraient le pays. Les grands idéaux républicains et progressistes se
heurtaient aux secteurs conservateurs et réactionnaires de la société. Les révolutions démocratiques
alternaient avec les restaurations d'un pouvoir autoritaire, parfois même totalitaire.
Après la chute définitive de l'Empire de Napoléon Ier (1815), la Restauration
bourbonienne a en vain essayé de redonner au pouvoir royal le prestige et l'influence dont il avait
bénéficié avant la Révolution. La révolution de Juillet (1830) met fin à la dynastie qui régnait en
France depuis l'avènement d'Henri IV (1589). Les forces républicaines n'ont pourtant pas réussi à
faire adopter une constitution démocratique, mais la bourgeoisie toujours plus puissante a opté pour
un régime modérément monarchique et a offert la couronne à Louis-Philippe, duc d'Orléans
(branche cadette des Bourbons). Celui-ci a dû abdiquer à la suite de la révolution de Février
(1848) qui marque le triomphe du mouvement républicain, renforcé par l'impopularité de la
politique toujours plus autoritaire du gouvernement. Pourtant, cette IIe République a été de courte
durée ; le Président de la République, Louis Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon I er), en
invoquant les troubles provoqués par le chômage, s'est fait couronné Empereur des Français en
1852. Le Second Empire n'a pourtant pas survécu à la guerre franco-allemande (1870-71), où
l'armée française a été battue par les troupes de l'Allemagne unie. Les journées révolutionnaires de
1870 marquent le début de la IIIe République, dont les institutions essentielles devaient rester
pratiquement inchangées jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale.
L'instabilité politique de la France du XIXème siècle reflète les grands changements
structuraux de la société française. Le procès d'industrialisation, très modeste au XVIIIème siècle, a
progressé à un rythme accéléré tout au long du siècle. D'une part, cette évolution, avec la
colonisation, a contribué à l'enrichissement spectaculaire de la bourgeoisie d'affaires, mais, de
l'autre, elle a provoqué la prolétarisation et, par là même, la radicalisation politique d'une bonne
partie de la population urbaine, accrue constamment par l'arrivée massive de personnes provenant
des campagnes où l'agriculture ne suffisait plus pour les sustenter. Les énormes différences
économiques et sociales ne pouvaient pas ne pas créer de tensions politiques, ce qui explique la
« valse » des révolutions et des restaurations.
Le XIXème siècle est également l'époque de la seconde colonisation française ; dès le début
du siècle, des missionnaires et des commerçants français s'établissent en Afrique noire. La
colonisation du Maghreb s'accélère à partir de 1830. Vers les années 1880 les Français colonisent
l'Indochine et des îles du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Tahiti). Dans les territoires occupés, les
autorités coloniales ignorent très souvent les cultures locales et imposent à ces pays un système
administratif et éducatif copié sur le modèle français. À la veille de la Première Guerre Mondiale,
la France possédait un empire colonial qui couvrait un territoire immense, habité par des dizaines
de millions de personnes ; elle était devenue la deuxième puissance coloniale du monde après
l'Angleterre.
Le XXème siècle est très profondément marqué par les deux guerres mondiales ; en 1914-18,
la France a victorieusement résisté à l'attaque allemande, mais en 1941 elle a sombré devant les
troupes hitlériennes. L'occupation allemande a mis fin à la IIIème République, et le gouvernement
pro-allemand du maréchal Pétain, malgré la Résistance clandestine contre l'envahisseur, a
considérablement réduit le prestige de la France aux yeux des Alliés qui considéraient le pays
comme un État collaborationniste. Le gouvernement de la France Libre, fondé par le général de
Gaulle (1890-1970) en exil, a pourtant réussi à restituer la crédibilité des forces anti-nazies
françaises. Après la défaite allemande (1945), le général de Gaulle a assuré la présidence de la
République, mais mécontent des intrigues politiques, il a démissionné en 1946, année qui marque le
début de la IVème République.
Le IVème République est caractérisée par des crises politiques constantes et par une
incapacité foncière de faire face au procès de décolonisation, déclenchée d'une manière violente en
Indochine au début des années 1950 et poursuivie ensuite par les forces indépendantistes surtout en
Algérie. En 1958, le général de Gaulle a été rappelé à la tête du gouvernement, et il a fait adopter la
Constitution de la Vème République, qui continue à être le régime politique de la France
d'aujourd'hui. De Gaulle a su résoudre le problème des colonies, qui ont gagné leur indépendance
politique, mais en mai 1968, un mouvement populaire l'a contraint à démissionner. Après de
Gaulle, la vie politique française est caractérisée par une bipolarisation droite-gauche toujours plus
prononcée. Après deux Présidents de droite, G. Pompidou (1969-74) et V. Giscard d'Estaing (197481), c'est le socialiste F. Mitterrand (1981-95) qui a été élu Président de la République, suivi, à son
tour, par deux représentants de la droite, J. Chirac en 1995 et N. Sarkozy en 2007. En 2012, ce
dernier a dû céder son poste à un Président de gauche, F. Hollande.
La seconde moitié du XXème siècle est l'époque de l'intégration européenne ; en 1957 a été
créée la Communauté Économique Européenne qui incluait six pays de l'Europe Occidentale (la
France, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la République Fédérale Allemande et l'Italie). Par
l'adhésion de nouveaux pays (l'Angleterre, le Danemark, l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, le Portugal,
l'Autriche, la Finlande et la Suède), l'intégration économique s'est transformée petit à petit en un
procès d'intégration plus clairement imprégné d'objectifs politiques. Dans ce processus, la
coopération franco-allemande a joué un rôle important pour garantir la stabilité politique et
économique de l'Europe Occidentale.
L'évolution de la langue française au XIXème et au XXème siècle est marquée par le travail de
diffusion de la langue française au détriment des langues minoritaires et des variétés régionales du
français. Ce processus a pourtant été lent au XIXème siècle ; l'économie du pays, reposant toujours
sur l'agriculture, contribuait à préserver le caractère sédentaire de la majeure partie de la
population. Les modestes tentatives d'alphabétisation et de scolarisation des campagnes françaises
se heurtaient à l'insuffisance des ressources financières ou humaines. C'est en 1881-1882 qu'est
décrétée la scolarité obligatoire, qui, toutefois, n'a pu être appliquée au début que sur une petite
partie du territoire national, mais dont l'importance croissante a définitivement relégué les parlers
régionaux et les langues minoritaires à une position socialement marginalisée.
Au XXème siècle, les tendances uniformisatrices se sont multipliées ; le service militaire
obligatoire, la radio, les journaux, les guerres (qui mettaient ensemble des soldats de diverses
provenances), les chemins de fer, le tourisme national, le cinéma et, surtout à partir des années
1960, la télévision ont mis la langue normative à la portée de tous les citoyens français.
L'émigration des paysans vers les villes a affaibli la démographie de certaines zones rurales.
L'image de l'infériorité des parlers régionaux, prônée pendant des décennies par l'école et par la
France officielle, a fini par créer un sentiment de dévalorisation chez les dialectophones ne sachant
pas parler correctement le français. Un exemple illustrera mieux le déclin des langues minoritaires :
au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, environ 9 millions de personnes parlaient l'occitan.
Par l'effet des procès d'uniformisation linguistique, leur nombre a baissé aujourd'hui à 3 millions.
De plus, toutes ces personnes sont bilingues et ils parlent aussi bien le français que leur langue
maternelle.
Dans les dernières années, on a pu observer un nouvel intérêt pour les langues et dialectes
régionaux. Même les autorités administratives ont adopté une attitude plus favorable à l'égard de
ces formes linguistiques, qui ont commencé à être considérées comme une partie importante du
patrimoine culturel de la France. La loi Deixonne (1951) autorise l'enseignement des langues
régionales, et en 1985, a été créé le Conseil national des langues et cultures régionales.
Néanmoins, à cause de l'absence séculaire d'institutions normatives, la fragmentation dialectale de
ces langues s'est accélérée et a rendu plus difficile le travail de codification linguistique. Malgré
certains efforts privés (p.ex. des écoles où l'on n'enseigne qu'en basque, occitan, breton, etc.),
l'avenir de ces langues semble précaire. Après la Seconde Guerre Mondiale, une immigration
massive a donné naissance à d'autres langues minoritaires, tels que l'arabe (parlé par des centaines
de milliers de locuteurs) ou le vietnamien. Ces langues ne peuvent pas être définies selon des
critères territoriaux, mais elles possèdent souvent une vitalité plus grande que les langues
minoritaires traditionnelles.
Les structures du français aux XIXème et XXème siècles semblent avoir peu changé, surtout si
nous nous contentons d'étudier les textes écrits. Un texte de Balzac (1799-1850) est parfaitement
accessible à un lecteur moderne. C'est dans le lexique qu'on peut observer les changements les plus
importants ; le prodigieux progrès de la technologie a produit d'innombrables termes nouveaux,
tandis qu'une partie du lexique traditionnel (p.ex. les mots relatifs à des pratiques agricoles
traditionnelles) est tombée en désuétude. Durant les 50 dernières années, les études
sociolinguistiques ont pourtant révélé l'extraordinaire complexité des variétés actuelles du français
(la langue des jeunes, le français des médias, l'argot populaire, les langages professionnels, les
registres sociaux, etc.). Ces études ont donné une image plus nuancée de la réalité qui, auparavant,
se cachait sous la surface monolithique du français normatif.
Ouvrages cités :
Elcock, W.D. (1975). The Romance Languages. London : Faber & Faber Limited.
Lodge, R. A. (1997). Le français. Histoire d'un dialecte devenu langue (traduction française par C.
Veken). s.l. Fayard.
v. Wartburg, W. (1946). Évolution et Structure de la Langue Française. Berne : Éditions A.
Francke.