Les images contre le monde

Transcription

Les images contre le monde
Barbie Zelizer
Les images contre le monde
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Clara Royer
Depuis que les images nous accompagnent, elles génèrent un désagréable mélange
de soupçon et de peur. Peut-être cela n’est-il nulle part aussi vrai que dans le journalisme, où les
images accréditent au sens large la vérité d’une information. En accord avec une certaine idée
de la modernité, c’est par les images que le journalisme est la légitime plate-forme qui donne
corps aux événements du monde réel. Il suffit de voir comment réagit l’opinion publique quand
on décide de ne pas montrer les images des actes de terrorisme, la guerre ou les catastrophes
naturelles. Quand l’information n’est pas donnée à voir, la capacité du journalisme à rendre
compte du réel, à le rendre accessible, est compromise.
Mais dans le cas du journalisme, les images sapent souvent leur propre prétention
à l’exactitude. Les images découpent la réalité en segments mémorables, elles gèlent
arbitrairement l’action de façon stratégiquement utile — un adolescent désemparé sur le point
de sauter, un coureur triomphant sur le point de franchir la ligne d’arrivée. Les photos stimulent
nos émotions en permettant à une seule image — comme l’exécution d’un traître présumé — de
générer dérision et répulsion dans certains cas, enchantement et ravissement dans d’autres. Les
images jouent avec notre imagination, elles nous encouragent à les embellir, non pas avec plus
d’exactitude mais avec ce que nous espérons qu’il en transpire. Est-ce que la navette spatiale
va exploser ? Est-ce que le bâtiment va s’effondrer ? Les images reposent sur une contingence,
dont le manque de caractère définitif nous éloigne de la clarté à laquelle aspire résolument
le journalisme. Et les images nous encouragent à nous engager en fonction de ce que nous
voyons, quelle qu’en soit notre compréhension. Comme des caméléons, elles s’adaptent aux
institutions qui les utilisent, ce qui les distingue fonctionnellement des images que l’on peut
admirer dans une galerie d’art, contempler dans une église ou voir dans un tribunal. Et dans le
cas du journalisme, la puissance d’une image — comme celle d’une personne fuyant un tsunami,
dramatique et mémorable — peut saper sa prétention à la vérité.
Dans ce cas, il convient de se demander ce que les images nous apprennent
d’inhabituel, d’irréductible ou d’irremplaçable. En fait, trois choses, qui ne sont pas sans rapport
entre elles, viennent à l’esprit — dont chacune sape l’autorité traditionnellement attachée
à la représentation par l’image, et particulièrement dans le cas du journalisme. En dépit de la
nature poreuse de ses frontières, du comportement analogique de ses fonctions et du caractère
influençable de son effet, il est possible de penser différemment l’image en fonction justement
de ces propriétés-là, qui soulignent sa possible singularité.
Tout d’abord, les images ne montrent pas seulement ce qui est montré, mais aussi ce qui
ne l’est pas. Elles permettent un lien unique entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre l’indicatif
et le subjonctif, le visible et l’invisible, le manifeste et le latent. En attirant simultanément notre
attention sur ce qu’elles représentent tout en nous rappelant ce qui se dissimule à leurs marges,
elles constituent une plate-forme qui, contrairement à d’autres, se nie partiellement elle-même.
Les images nous aident à voir parce qu’elles révèlent ce qu’elles ne montrent pas. Les actes
de terrorisme, par exemple, sont souvent représentés par leurs victimes sur le point de mourir
plutôt que mortes — un otage sur le point d’être décapité ou un homme politique juste avant
que la balle d’un assassin ne l’atteigne. Ce faisant, les images forcent ceux qui les regardent à les
compléter par ce qu’elles ne montrent pas — la mort. En représentant un événement par ce qui
se trouve aussi bien au-delà du cadre qu’en deçà, les images nous rappellent paradoxalement
leurs limites.
Deuxièmement, les images permettent simultanément l’emphase et la minoration.
Par une interaction complexe de mise au point, d’ombre, de précision, de lumière, de distance,
etc., les images nous aident voir ce qui compte le plus, en le mettant en avant — visuellement.
Mais parce que tout premier plan a besoin d’un arrière-plan pour fonctionner, les images nous
montrent également des détails qui sont à la marge de sa mise au point. La représentation de
la guerre par le journalisme dépend par exemple autant de ce qui se cache dans le fond de
l’image — des infrastructures détruites depuis longtemps, la dégradation accumulée, l’absence
de ceux qui ont été continument traumatisés — que de ce qui est au centre du cadre. Ces images
rendent en fait compte d’une profondeur d’action qui est peut être plus proche de l’activité
approximative du monde.
Enfin, les images se concentrent sur le présent, tout en offrant un aperçu de personnes
et de lieux qui ne sont plus là. Bien que considérées depuis longtemps comme anhistoriques,
ces images journalistiques martèlent régulièrement et systématiquement des lieux communs
visuels du passé afin de donner du sens à ce qu’elles montrent. Leur articulation de l’ici et
du maintenant prend forme par ce qu’elles empruntent au passé. Les images de catastrophe
naturelle, par exemple, soulignent de façon prévisible la dévastation matérielle, les pertes
humaines et les actes d’héroïsme fortuits — qu’elles tirent de la longue suite de catastrophes
naturelles que les médias montrent depuis toujours. Ainsi, même si une image se joue au
présent, elle résonne au passé, dans la mémoire.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ? En plus de dépeindre ce qui se trouve devant et
au centre de la scène, les images donnent corps à une relation efficace entre le monde et sa
représentation. En suggérant ce qu’elles ne montrent pas, en révélant ce qu’elles mettent moins
en valeur et en stimulant notre mémoire, elles témoignent plus étroitement de la façon dont
les gens regardent le monde. De ce fait — en désordre, selon des degrés multiples et inégaux
d’emphase, en mélangeant le passé et le présent de manière imprévisible — les images prennent
forme, elles aussi. Et dans ce processus, la vérité et ses prétentions au réel sont mises de côtés en
tant qu’impulsions primitives de ce qui importe.
C’est peut-être la vraie leçon des images sur la représentation au sens large : même au
sein d’institutions qui prétendent à la vérité, telles que le journalisme, celle-ci ne se trouve pas
nécessairement au cœur des outils qui la relayent. Si les images peuvent mettre l’accent sur les
personnes, les lieux et les enjeux qu’elles représentent, et quand bien même elles le font, elles
peuvent également annihiler ou étrangler l’énergie indispensable à la révélation de la vérité.
Lorsque cela se produit, les images laissent la place à une forme d’engagement comparable à
celui qui prévaut dans le monde extérieur. Et paradoxalement, les photos peuvent être l’outil le
plus vrai pour rendre compte de ce qui existe, leur vérité résidant plus dans la possibilité d’un
engagement que dans ce qu’elles prétendent représenter.
La traductrice :
Clara Royer (France) est maître de conférence à Paris IV. Également romancière, elle traduit de l’anglais
et du hongrois.

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