ROUMANIE”: HISTOIRE D`UN MOT

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ROUMANIE”: HISTOIRE D`UN MOT
ROUMANIE”: HISTOIRE D’UN MOT
DÉVELOPPEMENT DE LA CONSCIENCE D’UNITÉ
TERRITORIALE CHEZ LES ROUMAINS AUX
XVIIe-XXIe SIÈCLES
L’Union des Principautés du 24 janvier 1859 ne fut menée à son terme
définitif qu’à la fin de l’année 1861, lorsque les assemblées législatives et les
gouvernements distincts de la Valachie et de la Moldavie cessèrent d’exister,
remplacés dorénavant par l’assemblée et le gouvernement uniques du nouvel
état unitaire.
Ce qui s’achevait, de fait, dans ces circonstances — à titre de symbole,
mais aussi de consécration d’une conquête irréversible — c’était le processus
d’officialisation d’un seul nom pour les deux pays de jusque alors: la “Rou­
manie”. Aussi, le 13 décembre 1861, Alexandru loan Cuza pouvait - il s’adres­
ser à la nation en ces termes: “Votre élu vous donne aujourd’hui une Rou­
manie unie” 1 et, au début de l’année 1862, l’assemblée unifiée pouvait com­
mencer ses travaux sous le nom d’“Assemblée de la Roumanie”. A un rythme
ralenti par l’obstruction de quelques-unes des grandes puissances, le pro­
cessus d’officialisation du nom de “Roumanie” allait être complètement ache­
vé au bout de quelques années. A cet égard, l’évolution du titre du “Moni­
teur officiel de la Valachie”, parallèlement à celui du “Moniteur” moldave
et surtout après la suppression de ce dernier, est significative: à partir du
9 février 1862, cet organe prit le nom de “Le Moniteur. Journal officiel des
Principautés Unies”, puis le 6 février 1863, celui de “Le Moniteur. Journal
officiel des Principautés Unies de Roumanie”, pour que le 23 janvier 1866
le titre prenne sa forme définitive: “Le Moniteur. Journal officiel de Rou­
manie”2. Il est, par conséquent, permis d’affirmer que la notion de “Rou­
1. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanità orientale,\o\. IX (Les unificateurs),
Bucarest, 1944, p.442.
2. Académie Roumaine, Publicafiunile periodice românefti (Publications périodiques
roumaines), description bibliographique par Nerva Hodo? et Al. Sadi-Ionescu, vol.I (18201906), Bucarest, 1913, p.434.
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manie” possède sa propre histoire, l’histoire de son adoption et de son offi­
cialisation progressives, lesquelles n’ont fait que sceller au-delà de toute dis­
cussion la transformation en un fait idéologique accompli d’une réaüté his­
torique objective, que les circonstances spécifiques du destin de notre peuple
avaient longtemps maintenue à l’état d’un simple fait de conscience, à savoir
l’unité du territoire habité par les Roumains. Dans les pages qui suivent, nous
tâcherons—en nous limitant aux dénominations internes—de mettre en évi­
dence les principales étapes de la longue génèse de la notion de “Roumanie”
et de sa transformation en un terme à caractère définitif3.
*
Dans sa dernière étape, la génèse de la notion de “Roumanie” peut être
relevée par sa fréquence de plus en plus grande en tant que titre de publica­
tions périodiques dont le but principal était justement la propagation de 1’
idée d’unité politique. Le premier quotidien nommé “Romania” (“La Rouma­
nie”) a paru à Bucarest du mois de décembre 1837 jusqu’en décembre 1838,
sous la direction de l’historien Aron Florian. Dix ans plus tard, vers la fin
de la révolution de 1848, paraissait à Bucarest pour peu de temps un heb­
domadaire intitulé “România. Liberiate, Fraternitate, Egalitate,” (“La Rou­
manie. Liberté, Fraternité, Egalité”). Un groupe d’émigrants révolutionnai­
res, parmi lesquels figuraient N. Bàlcescu, D.Brâtianu, S. Golescu, N.Golescu, Gh.Magheru, C.A.Rosetti, etc., publiaient ensuite à Paris, en septembre
1850, la gazette “România viitoare” (“La Roumanie future”),'qui n’eut qu’un
numéro. Par les soins de Vasile Alecsandri, paraissait à Jassy au cours de 1’
année 1855 l’hebdomadaire “România literarâ” (“La Roumanie littéraire”).
Pendant les mois d’avril-octobre 1857, Bucarest vit paraître le bi-hebdomadaire “România. Jurnal politic, comercial, literar” (La Roumanire. Journal
politique, commercial, littéraire”), qui fut sévèrement censuré pour ses ten­
dances, lesquelles correspondaient exactement à son titre. Enfin, au cours
des mois qui ont précédé l’union, à la fin de 1858 et au début de 1859, B.P.
Haçdeu éditait à Jassy, probablement en deux versions, un hebdomadaire
de contenu littéraire et historique, intitulé “România”4.
3. Le problème a été traité par Victor Popa dans Cîteva date in legâturà eu adoptarea
numelui de “România” (1838-1862) (Quelques données concernant l’adoption du nom de
“Roumanie”-l 838-1862), dans “Studia Universitatis Babeç-Bolyai”, Historia, 1959, IVe
série, fase. 1, pp. 81-90, avec des détails concernant la filiation de la terminologie au XIXe
siècle, ainsi que le contexte historique; l’auteur insiste surtout sur la signification du “Ma­
nuel” d’Aron Florian.
4. Académie Roumaine, Publicafiunile periodice..., op.cit. ; les données les plus importan­
tes se trouvent dans le vol. I, pp.604, 607, 608, 612 et 620.
Roumanie” : Histoire d'un mot
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Parallèlement au nom de “România” comme titre de périodiques, on
relève aussi celui de “Dacia” (“La Dacie”), mais la plus grande fréquence du
premier marque la faveur dont il jouissait pour l’expression des mêmes ten­
dances, du même programme. La “Dacia literarä”, qui a paru à Jassy en jan­
vier-juin 1840 sous la direction de Mihail Kogälniceanu, annonçait: “Ainsi
donc, notre feuille sera un répertoire général de la littérature roumaine, où
l’on pourra voir comme dans un miroir les écrivains de Moldavie, de Valachie, de Transylvanie, du Banat, chacun avec ses idées, sa langue, son type”5—
6
programme qui est le même que celui des différentes publications intitulées
“România”. Signalons encore “Dacia veche si noua” (“La Dacie aincienne
et nouvelle”), annoncée, mais jamais parue ®. Cependant, le titre le plus signi­
ficatif, dans ce genre, est “Magazinul istorie pentru Dacia” (“Revue histo­
rique pour la Dacie”), qui, aussi bien par son programme que par le contenu
de ses fascicules successifs révèle clairement l’identité entre les deux déno­
minations, celle de “Dacia” n’ayant été adoptée que pour des raisons d’op­
portunité. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un écrivain étranger tel
J.A.Vaillant, se proposant de faire une description d’ensemble du territoire
habité par les Roumains, ait adopté et lancé le terme qu’il savait lui être don­
né de plus en plus souvent par les Roumains eux-mêmes, à savoir de “Ro­
manie”7, première transposition française du terme roumain “România”,
que dix ans seulement séparent de l’adoption définitive de celui de “Roumanie .
Ainsi qu’il ressort de l’évolution du terme de “România” comme
tel c’est l’année 1848 qui constitue le moment essentiel, à partir du­
quel il deviendra de plus en plus répandu, moment qui correspond à
la transformation d’un simple fait de conscience en un concept idéologi­
que parfaitement défini. Il existe, à cet égard, des témoignages significatifs,
tel, dans le premier numéro du journal “Pruncul român” (“Le nouveau-né
roumain”), l’article intitulé Vive la Roumanie libre! qui, s’adressant “A nos
frères de Moldavie”, atteste par ce fait même le sens qui était donné au terme
de “Roumanie”8. Pour les leaders de la révolution de 1848, ce terme n’avait
rien d’équivoque. Dans ses numéros suivants, le même journal écrivait: “...
afin que toute la Roumanie soit libre, que la nation roumaine tout entière
5. Ibidem, vol. I, pp. 181-182.
6. N.Iorga, op.cit., p.56.
7. J.A.Vaillant, La Romanie ou Histoire, Langue, Littérature, Orographie, Statistique des
peuples de la langue d'Or, Ardialiens, Vallaques et Moldaves résumés sous le nom de Romans,
vol. I-Ш, Paris, 1844.
8. “Pruncul Român” (“Le nouveau-né roumain”), no. 1 du 12 juin 1848.
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Eugen Stanescu
forme un seul Etat, un seul peuple de frères!”. Il soulignait, de même, le lien
direct qui existait entre ce terme et le programme d’unité politique: “Afin
que la Roumanie soit entièrement libre, qu’elle soit grande et puissante, il
est absolument nécessaire qu’elle s’unisse avec la Moldavie, que les Valaques
et les Moldaves ne forment qu’une seule nation: les uns et les autres portent
le même nom glorieux de Roumains, parlent la même langue, ont la même
religion et les mêmes intérêts, ont traversé les mêmes épreuves et ressentent
le même besoin d’améliorer leur sort...”9. Au sujet de son projet d’union,
Ion Maiorescu écrivait à Al.C.Golescu: “...c’est-à-dire que l’Autriche ne
s’occupe plus de l’Italie et qu’elle réunisse la Moldavie, la Valachie et la Tran­
sylvanie en un royaume, la Roumanie, avec un prince autrichien et sous la
suzeraineté de l’Allemagne”10. 11
En 1849, Ion Ghica s’adressait à L.Kossuth
en ces paroles : “La cause de la Roumanie est plus étroitement que jamais liée
à celle de la brave nation magyare ....”u. En été 1850, Al.C.Golescu écri­
vait à Nicolae Bâlcescu sur l’importance de la personnalité de celui-ci, recon­
nue par “toutes les intelligences les plus marquantes tant de la Roumanie que
de la Pologne et de la Hongrie”12. C’est, du reste, dans ces circonstances qu’
est apparu le slogan—attribué à Ion Heliade-Râdulescu—de “Grande Rou­
manie”, lequel impliquait de fait l’extension de la notion de Roumanie ren­
fermée dans le nom de la Valachie (“Tara Româneascà”)13 à l’ensemble des
provinces roumaines, ce qui prouve une fois de plus que cette notion était le
symbole de tout le programme d’unification et de reconstruction nationales 14:
d’où son influence sur notre littérature et les titres de Desteptarea României (Le réveil de la Roumanie), de Vasile Alecsandri, de Cîntarea Româ9. Ibidem, no. 6 du 26 juin 1848 et no. 13 du 13 juillet 1848.
10. Anul 1848 în Principatele Romane. Acte }i documente (L’année 1848 dans les Princi­
pautés Roumaines. Actes et documents), IVe vol., Bucarest, 1903, pp.358-359 (no. 1.915
de septembre 1848); de même, p.398 (no. 1.949 du 16 septembre 1848).
11. N. Bâlcescu, Opere (Oeuvres), IVe vol. (Correspondance), éd.G.Zane, Bucarest,
1962, p.518.
12. Ibidem, p.566.
13. Valachie, en roumain—aujourd’hui aussi bien que dans la langue ancienne—se
dit Tara Româneascà (le “Pays Roumain”). Le terme, est synonyme de Muntenia (ou, dans
la langue plus ancienne Tara Munteneascà)
14.1.Heliade - Rädulescu, Scrisorile din exil... (Lettres d’exil...)pp.302-305. La question
posée par Dervich-Pacha à Heliade-Râdulescu est particulièrement suggestive à cet égard:
“Dis moi, d’où est - ce qu’est sortie, cette Grande Roumanie?”, de même que la réponse de
ce dernier: “Bile n’est pas sortie, elle existe jusqu’où est parlée la langue roumaine, de mê­
me qu’une pareille idée existe en Allemagne et en Italie, et ceci n’est ni le mérite, ni le crime
de personne” (pp.304-305).
RoumanieHistoire d’un mot
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niei (Le chant de la Roumanie), d’Aleco Russo. Le fait même qu’au cours
des années qui ont précédé l’union et aussitôt après celle-ci on relève la ten­
dance bien établie de transformer la notion de “Tara Româneascâ” (Valachie) en “România” atteste que les partisans de la cause nationale avaient
compris la nécessité de diffuser le plus rapidement et le plus énergiquement
possible cette notion, transformée désormais en terme officiel, symbole de
la réalisation de tous leurs idéaux15.
Nicolae Bâlcescu, notamment, a compris le sens profond de ce terme,
qu’il a employé de manière conséquente dans l’esprit du programme révo­
lutionnaire de 1848. Ce fait apparaît clairement dans le manifeste adressé le
8 mars 1849, de Constantinople, “Aux frères émigrés valaques et moldaves”,
où l’on peut lire: “Accablés du même sort cruel, des mêmes souffrances et
ressentant les mêmes besoins, les Roumains de toutes les parties de la Rou­
manie se sont soulevés cette année, s’écriant à la face du monde: Nous vou­
lons la liberté! Mais il est un cri qu’il eût fallu pousser avant tout autre: Nous
voulons notre union nationale!”16. C’est pourquoi la “Roumanie” ne pou­
vait être considérée que comme un Etat souverain et indépendant, capable,
ainsi que Nicolae Bâlcescu ne manquait jamais de le souligner l7, de conclu­
re avec les Etats voisins différentes formes d’associations internationales fa­
vorables à ses intérêts nationaux. Afin que, dans le projet de serment —rédigé
par Nicolae Bâlcescu — de la légion révolutionnaire roumaine appelée à lut­
ter à côté des révolutionnaires hongrois, le sens de cette notion fût absolu­
ment clair, le terme “Roumanie” désignait la patrie elle-même envers laquel­
le le soldat roumain engageait sa foi et sa vie : “La légion jure fidélité à la Rou­
manie (Moldo-Valachie) et à la Hongrie, s’oblige de combattre pour la li­
berté, mais jamais contre les Hongrois. En cas de réel danger pour sa patrie,
la légion, avec la permission du Gouvernement hongrois (lequel ne le lui re­
fusera pas), se rendra au secours de sa patrie, avec armes, munitions, artil­
lerie et cavalerie, et le Gouvernement hongrois promet de soutenir la Rou­
manie autant que l’intérêt réciproque l’exigerait”18.
L’importance que présentait du point de vue idéologique l’emploi de
cette notion était évidente pour Nicolae Bâlcescu, qui estimait nécessaire,
15. Anul 1848..., op.cit., IV, pp. 358 et 558-560 etc. Citons, comme caractéristique à
cet égard, la convention de 1856 intitulée “Convention postale entre les principautés de Rou­
manie, Moldavie et Serbie” (Arch. d’Etat-Bucarest, Direction des Télégraphes et Postes,
dos.l.317-1.856, f.2),
16. N. Bâlcescu, Opera, op.cit., IV, p.135. Voir également p. 98.
17. Ibidem, p.169, lettre du 1 mai 1849.
18. Ibidem, p.530.
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Eugen Stanescu
en conséquence, de mener une action continue d’éclaircissement destinée à
éviter toute confusion à ce sujet, telle que, par exemple, l’identification des
notions de “Tara Româneascà” (Valachie) et de “Romania” (Roumanie).
Ainsi, dans une lettre du 16 octobre 1850, il montre qu’en adoptant la poli­
tique de la création “de deux Roumanies, l’une autrichienne et l’autre tur­
que, nous ne pouvons faire croire à personne que notre intention soit de nous
en tenir à cela...” et, plus loin, il précise que“...pour le moment nous laissons
agir le camp autrichien aussi bien que le camp turc, afin d’inciter ces puissan­
ces à se servir du désir d’union des Roumains pour constituer une Rouma­
nie dans leur intérêt et sous leur suzeraineté”19. Ainsi qu’il est bien connu,
Nicolae Bàlcescu exerça une influence considérable sur de nombreux publi­
cistes, tant roumains qu’étrangers, qui, convaincus de la justesse de ses idé­
es, y adhérèrent en grande partie. A cet égard, on relève une preuve de l’in­
fluence de Nicolas Bàlcescu justement dans l’emploi du terme de “Rouma­
nie”, ainsi qu’il ressort d’une lettre de 1860 de son contemporain A.Ubicini
à Mihail Kogàlniceanu: “Il existe au département des manuscrits de Paris
un document inédit, très précieux pour l’histoire de la Roumanie, dont l’ex­
istence me fut signalée il y a déjà plusieurs années par feu Nicolas Bàlcescu...”20.
Il est, en effet, probable que la notion d’“histoire de la Roumanie” n’a pu
être adoptée par Ubicini que sous l’influence de Bàlcescu.
Un autre moment de cette évolution est celui de l’activité des Divans
ad hoc de 1857. Etant donné que, dans les débats qui ont eu lieu à cette oc­
casion, le programme du parti national a été formulé dans ses points essen­
tiels, il n’est que naturel que le terme de “Roumanie” y ait acquis une signi­
fication particulière. Ainsi, le 20 mars 1857, les membres des Comités unis
de Bucarest remettaient aux commissaires européens une adresse où il était
souligné, entre autres points, que “l’union des Principautés sous un gouver­
nement unique est le premier besoin et le plus ardent désir de la Roumanie”.
Le 22 mars, le Comité électoral de Jassy pour l’Union s’écriait—en guisede
conclusion à son manifeste: “Vive la Roumanie unie et autonome!”21. Un
peu plus tard, le 7 octobre, l’Assemblée de Jassy consignait de façon non é­
19. Ibidem, p.334.
20. Ibidem, p.487. Signalons, dans le même ordre d’idées qu’à la fin de 1847 et au dé­
but de 1848 “La Revue Indépendante” de Paris publiait des articles dont le titre commençait
par La Roumanie ou la Moldo-Valachie. (ibidem, p. 486).
21. D.A Sturdza, Insemnâtatea divanurilor ad-hoc din Iafi $i Bucurefti in istoria rena§terii
României (L’importance des Divans ad hoc de Jassy et de Bucarest dans l’histoire de la re­
naissance de la Roumanie), dans “Analele Academiei Romàne, Memoriile Sectiunii
istorice”, 2 e série, t. XXXIII (1910-1911), pp.451 et 454.
'Roumanie”: Histoire d’un mot
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quivoque, parmi ses revendications, “l’union des Principautés en un seul État, sous le nom de Roumanie”, cependant que celle de Bucarest prenait fin,
le 9 octobre, sur le cri de “Vive la Roumanie, une et indivisible!”22. Dans les
séances du 25 et du 29 octobre et du 6 novembre de l’Assemblée de Jassy,
parmi les principes constitutionnels qui y furent élaborés on relève les sui­
vants: “la religion dominante en Roumanie est la religion orthodoxe d’Orient”; “les privilèges de classe seront supprimés en Roumanie”; “le pouvoir
exécutif et le pouvoir législatif seront supprimés en Roumanie”23. Cette ten­
dance est de plus en plus nette vers la fin de l’activité des Divans ad hoc, et
le 27 décembre 1857, fut proclamée à Jassy, “la naissance de la Roumanie
unie et autonome”24. 25
L’entrée dans l’étape finale du processus d’adoption de la notion de Rou­
manie apparaît clairement à la lumière des témoignages particulièrement
éloquents que l’on relève au cours des deux semaines qui ont suivi l’union
du 24 janvier. Ainsi, les députés de l’Assemblée élective de Valachie, reçus
le 29 janvier à Jassy par le prince Alexandru Ion Cuza, s’écrièrent “Vive la
Roumanie!”; de même, les députés de l’Assemblée élective de Moldavie
ponctuèrent du même cri le discours de C.A.Rosetti du 9 février23 Les té­
légrammes adressés le 25 janvier au nouveau prince par les habitants des vil­
les et des régions de Focçani, Tecuci et Botoçani renferment des formulations
caractéristiques, telles que “Vive la Roumanie!”; “...proclamez fièrement de­
vant le monde entier le bonheur accompli de la Roumanie unie et souveraine” ;
“Vive le pays de Roumanie!”. Un peu plus tard, le 15 février, les habitants
de Bîrlad espéraient qu’ainsi se réaliserait “le véritable et éternel bonheur de
la Roumanie...”26. Le langage des journaux n’était du reste, guère autre. Le
25 janvier, le “Nationalul” (“Le National”) écrivait: “... car chacun a prou­
vé qu’il est capable de renoncer à tout intérêt personnel pour l’intérêt supé­
rieur , national, de la Roumanie”27. De même, la “Steaua Dunärii” (“L’E­
toile du Danube”) du 26 janvier écrivait: “Vive Alexandru loan Ier, prince
de Roumanie, qui s’est avéré digne de la mission grandiose qui lui a été con­
fiée par la nation roumaine”28.
22. Ibidem, pp.613 et 720.
23. Ibidem, pp.631, 634 et 637.
24. Ibidem, p.671.
25. Acte si documente relative la istoria renascerei României (Actes et documents re­
latifs à l’histoire de la renaissance de la Roumanie), publiés par D. A. Sturdza
et J. Skupiewski, Vili (1858 - 1859), Bucarest, 1900, p.729 (nos 2.532 et 2.533).
26. Ibidem, p.649, no 2.513; p.650, no 2.514; p.651, no 2.515; p.807, no 2.548.
21.Ibidem, p.656, no 2.516.
28. Ibidem, p.679, no 2.521. Voir, pp.742 et 791, les circulaires du ministre de Tinté-
76
Eugen Stanescu
Ainsi qu’on le voit, vingt ans et quelque ont suffi pour que la notion de
Roumanie arrive à être pleinement adoptée; encore quelques années et elle
allait être définitivement officialisée. C’est pourquoi l’on doit se demander
si le processus accompli si rapidement et si nettement entre 1837 et 1859 doit
être considéré comme un phénomène surgi brusquement sous l’effet de cir­
constances explosives, ou s’il n’est pas plutôt le résultat d’une longue génèse
dont les prémices peuvent être décelées bien auparavant. Disons tout de suite
que c’est cette dernière explication qui est la bonne et que la notion historique
de “Roumanie” n’est nullement une invention de la génération romantique
des révolutionnaires de 1848—qui n’ont fait que répandre et en préciser le
contenu — mais un fait historique bien plus ancien. Ainsi, on le relève sans
discussion possible dès le début du XIX e siècle, qui sous le rapport du cli­
mat spirituel fait encore partie du siècle des lumières.
*
Il est incontestable que le principal mérite de l’ouvrage de Démètre Philippidès, 'Ιστορία τής 'Ρουμουνίας réside dans son titre
C’était, en effet,
pour la première fois que ce terme—appelé à devenir le nom de notre pays—
était employé, suivant le phonétisme même de la langue roumaine, pour dé­
signer le territoire habité par les Roumains29
30.
Or l’usage que fait D.Philippidès de cette notion en tant que terme his­
torique et géographique précis n’est pas l’effet du hasard, mais se doit à des
causes profondes, attestées par l’emploi constant et le sens précis du terme
de “Roumanie” tout le long de l’ouvrage 31. En ce qui concerne la modalité
de cet emploi, D.Philippidès n’a fait qu’étendre la notion désignant les ha­
bitants du pays—ρουμοΟνοι: il a, en d’autres termes, généralisé le nom sous
lequel était désigné le peuple. Il est important de souligner que pour D. Phirieur de la Valachie, qui attestent la persistance de la confusion entre “Tara Româneascà”
et “România”.
29. D.Philippidès, 'Ιστορία τής Ρουμουνίας, Leipzig, 1816.
30. C.Erbiceanu, Fragment pentru istoria nafionalä—Filipide Dimitrie, Istoria românilor,
p.520 (Fragment pour l’histoire nationale—Filipide Dimitrie, Histoire des Roumains, p.520),
dans “Revista teologicä”, IV (1886), no 10, p.78; N. Bänescu, Viafa }i opera lui Daniel (Di­
mitrie) Philippide (La vie et l’oeuvre de Daniel (Dimitrie) Philippide), dans “Anuarul Institutului de istorie naÇionalâ” de l’Université de Cluj, II (1923), p.145.
31. D. Philippide, op.cit., pp.l, 3, 22, 137, 147, 149, 158, 162, 168 -170, 174, 191, 195,
226, 231, 238-240, 243, 249, 251-252, 257, 312, 314-315, 322, 330-332, 341-342, 347, 355, 357,
363, 397, 402, 405-414, 435, 457 et 462. Il est fréquemment question de la “Roumanie” du
nord, du sud, de l’est, de l’ouest, paraistrienne, paraoltiénne, etc.
i “Roumanie": Histoire d'un mot
77
lippidès ce terme ne signifiait pas un simple habitat sur le territoire correspon­
dant, mais la continuité de formations politiques très anciennes et durables,
interprétation qui justifie l’emploi du terme de “Roumanie” même en rap­
port avec des situations historiques particulièrement anciennes, par exemple
pour des formations politiques antérieures à l’invasion des Avars, pour les
formations politiques qui luttèrent contre l’invasion des Magyars en Tran­
sylvanie, pour l’alliance militaire avec les Comans contre Byzance, pour la
tradition et la continuité des États autonomes depuis les temps les plus an­
ciens, etc.32. D. Philippidès précise même les limites du territoire qui constitue
la scène où s’est déroulée l’histoire de la Roumanie et considère que ce ter­
ritoire33 doit être nommé “Roumanie”: “il est juste de nommer cette région
Roumanie d’après le nom de Roumain, dès lors que ceux-ci se considèrent
comme les habitants les plus anciens et de loin les plus nombreux...”34. 35
De
la sorte, D.Philippidès définissait et justifiait tout à la fois l’emploi pour la
première fois du terme de “Roumanie”.
Ces tendances sont tout aussi nettes dans l’ouvrage de géographie du
même auteur Μ. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter les titres de ses prin­
cipaux chapitres: “Situation de la Roumanie”, “Division de la Roumanie”,
“Population de la Roumanie”, “Sol de la Roumanie”, “Minéraux de la Rou­
manie”, “Plantes et animaux de la Roumanie”, etc.36. La manière dont D.
Philippidès envisage dans sa géographie la division de la Roumanie ne fait
que confirmer la conception fondamentale de son histoire, suivant laquelle
les parties composantes de la Roumanie sont: à l’est la Moldavie, à l’ouest
le Banat, au nord-ouest la Crisana, au sud la Valachie et au centre la Tran­
sylvanie 37. A cet égard, il définit de manière fort suggestive la situation de
cette dernière: “La Transylvanie est située au centre même de la Roumanie,
elle est traversée d’un grand nombre de belles montagnes et de belles plaines”38.
Dans cet ouvrage aussi, D.Philippidès laisse entendre que le pays doit être
32. Ibidem, pp. 243, 324, 368-369, 404-405, 421, 431-432, 438, etc.
33. Ibidem, p.9: “... τήν μεταξύ... τού Τίσσου, τού Ίστρου, τού Εύξείνου Πόντου,
τού..., καί μέρους έτι τής έώας Καρπαθίας ράχεως άπολαμβανομένην χώραν...”
34. Ibidem, ρ.10: “Δίκαιον δέ τήν χώραν ταύτην 'Ρουμουνίαν καλείν, άπό τού 'Ρουμούνος όνόματος δπερ οΐ παλαιότεροι, καί πολλά πολυαριθμότεροι οΐκήτορες έαυτοΤς
διδόασι...”
35. D.Philippidès, Γεωγραφικόν τής Ρουμουνίας, Leipzig, 1816.
36. Ibidem, pp.l sqq., 7 sqq., 23 sqq., 53 sqq., 73 sqq., 82 sqq,., 128 sqq.,
37. Ibidem, p.7.
38. Ibidem p.8: “Κεϊται μέν οΰν èv μέσφ τής 'Ρουμουνίας τό Άρδέλιον, όπό πολ­
λών μέν ευμόρφων όρέων, ύπό πολλών δέ ώραίων πεδιάδων διακοπτόμενον”.
78
Eugen Stanescu
appelé ainsi d’après le nom de ses habitants roumains qui sont fort nom­
breux dans toutes les régions et constituent une évidente majorité39.
L’emploi que fait Démètre Philippidès du terme de Roumanie pour tout
le territoire où la majorité de la population était roumaine est encore plus
significatif si on le compare à un ouvrage contemporain, bien plus ample d’
ailleurs, qui se proposait d’évoquer toute l’histoire du peuple roumain et qui,
malgré des différences de terminologie, avait à sa base une conception histo­
rique semblable: celui de Dyonisios Photinos40. Le territoire en question,
il l’appelle non pas la “Roumanie”, mais l’“Ancienne Dacie”, et l’aire qu’il
lui attribue est à peu près la même puisqu’il dit avoir “élaboré de manière
détaillée cette histoire de l’ancienne Dacie, c’est-à-dire de la Transylvanie,
de la Vlachie et de la Moldavie”41. Il était clair pour lui que la population
de ces provinces était en tout premier lieu roumaine 42. Etant donné l’emploi
du terme d’“Ancienne Dacie” au lieu de “Roumanie”, Dyonisios Photinos
en nomme les habitants, d’après la façon dont ils étaient désignés par les étrangers suivant les différentes régions, Vlaques et Moldaves, ou “Bogdaniens”,
et leurs pays respectifs “Vlachie” et “Moldavie”43. Aussi Photinos utilise-t-il
comme nom générique pour les habitants du pays celui de “Daco-Romains”44,
mais sans éviter entièrement celui de “Roumains”, soit sous forme de “Roumano-Moldaves” (“'Ρουμουνομολδαΰοι”)45, soit même sous celle de “Ρουμοϋvoi”, lorsqu’il juge nécessaire de faire ressortir l’origine et la genèse de ceuxci:...“ ce pour quoi, au lieu de Daces, ils se sont nommés Romains ou Rou­
mains, et leur terre Pays Roumain, c’est-à-dire province romaine”46.
Il est nécessaire d’établir une comparaison entre les oeuvres de Démèt­
re Philippidès et de Dyonisios Photinos, afin d’expliquer les différences que
nous venons de relever. Sans que les vues de Dyonisios Photinos fussent ré­
trogrades, celles de Philippidès étaient plus avancées, animées d’un plus grand
désir de contribuer à l’essor du peuple parmi lequel il vivait. Ce dernier a été
puissamment influencé par les idées illuministes, ainsi qu’il apparaît surtout
39. Ibidem, pp. 23, 25, 27, 82, etc.
40. Dyonisios Photinos, 'Ιστορία τής παλαί Δακίας τα νΰν Τρανσυλβανίας, Βλαχί­
ας καί Μολδαβίας, Vienne, 1918.
41. Ibidem, I, ρ.4: “Συνέθεσα δέ άκριβώς ταύτην τήν πάλαι Δακίας, τά νϋν Τραν­
συλβανίας, Βλαχίας καί Μολδαυίας 'Ιστορίαν....”
42. Ibidem, ρ.146.
43. Ibidem, ρρ.6, 7, 27, 28, 32, 33 et 38.
44. Ibidem, ρρ.6, 27, 28, 32, etc.
45. Ibidem, ρ.38.
46. Ibidem, p. 146: “δθεν καί άντί Δάκες έκλήθησαν 'Ρωμάνοι ή 'ΡουμοΟνοι καί ή
γή αύτών τζάρα βουμουνιάσκα, ήτοι έπαρχία 'Ρωμαϊκή”.
'Roumanie": Histoire d'un mot
79
dans sa Géographie Moderne et dans ses traductions de la Logique de Con­
dillac et de ГAstronomie de Lalande 47. Il convient, dans ce sens, de souligner
la manière dont D. Philippidès a soutenu la nécessité de connaître et de dif­
fuser la langue parlée en tant que le moyen le plus efficace pour tirer le peu­
ple grec de sa misère et de son ignorance, ainsi que la nécessité d’écrire sui­
vant l’orthographe populaire48. De telles tendances attestent de la part de
D.Philippidès une sensibilité supérieure à celle de D.Photinos, à l’égard de la
réalité populaire, qu’il essayait de s’intégrer par l’expérience directe, sen­
sibilité qu’il a, du reste, manifestée non seulement pour la réalité populaire
de la Grèce, mais aussi pour celle des pays roumains, qu’il avait eu l’occasion
de bien connaître, puisqu’il y avait passé une bonne partie de sa vie 49. Dans
ce sens, un rôle important doit peut-être être assigné à sa sympathie, de ten­
dance nettement illuministe, pour le peuple roumain en général et pour le
paysan roumain en particulier50. 51 52
Ce sont justement ces circonstances qui expliquent la préférence de Démètre Philippidès pour la notion de “Roumanie” et son aversion, en ce qui
concerne la désignation des régions roumaines et de leurs habitants, par les
termes grecs traditionnels de Βλαχία et de Μολδαβία. Aussi les désigne-til par des termes roumains, soit en traduction grecque, comme 'Ρουμουνικός
’Αγρός pour “Jara Româneascà” (Valachie), soit en translitération grecque,
comme Μολδόβα pour “Moldova” (Moldavie), et cela régulièrement, sans
exception aucune61. Compte tenu de cette sensibilité de D.Philippidès pour
la réalité roumaine, il n’y a rien de surprenant dans les attaques violentes qu’
il a subies de la part du cercle Λόγιος Έρμης de Vienne qui, se prévalant d’
un faux patriotisme grec, estimait que les lettrés grecs qui avaient cherché asile
dans les pays roumains et y avaient trouvé un climat favorable à leur activi­
té créatrice devaient rester étrangers à la réalité environnante62. La concep­
tion générale tant de VHistoire que de la Géographie de Démètre Philippidès,
notamment en ce qui concerne l’emploi du terme de “Roumanie”, montre
que celui-ci était le résultat d’une connaissance concrète des réalités roumai-
47. N. Bânescu, op.cit., pp. 134-137.
48. Ibidem, pp. 129-131.
49. Ibidem, pp.123 sqq.
50. Ibidem, p.150.
51. D.Philippide, op.cit., pp.174-175, 206-207, 244, 316, 341, 364, 380-381, 390, 405,
421-423,427, 430, 435, 439-441,456, etc. Π utilise également l’expression de Μολδάβοι pour
Moldaves (pp. 420-421, 426, 433 et 458).
52. N. Bânescu, op.,cit., p.l46 sqq.
80
Eugen Stanescu
nés, lesquelles ont exercé une influence indéniable sur son activité scientifi­
que tout entière5S.
De fait.D. Philippidès a puisé dans les oeuvres roumaines en langue grec­
que du XVIIIe siècle, dont il a retenu la terminologie qui convenait le mieux
à ses conceptions et à sa manière d’exposer les problèmes d’histoire et de géo­
graphie. En effet, si l’on passe en revue les ouvrages gréco-roumains antéri­
eurs, de différents domaines, on relève l’influence de leur terminologie sur
l’ouvre de D.Philippidès. Ainsi, l’ouvrage Istoria Järii Romàne}ti53
54 (Histoire
de la Valachie) édité par les frères Tunusli, mais attribué à Mihai Cantacuzino, fait un large usage du terme de ρουμοϋνοι=Roumains, dans le but de
souligner le nom authentique, propre, des habitants du pays et d’illustrer
ainsi l’origine romaine de ceux-ci. Dans ses références aux provinces roumai­
nes, cet ouvrage va même plus loin que D. Philippidès, adoptant pour “Tara
53. Voir Correspondance de Daniel Démétrius Philippidès et de J.D.Barbié du Bocage
(1794-1819), publiée, avec une introduction et des notes d’Alexandre Ciorânescu, à l’Institut
des Etudes Balkaniques, Théssalonique, 1965. Cette correspondance souligne encore mieux
le profond intérêt de D.Philippide pour les problèmes roumains. Ainsi que le relève A. Cio­
rânescu dans son introduction (pp.7-9), elle révèle les séjours relativement longs que D.Phi­
lippide a faits en Moldavie pendant les années 1803-1808, 1812-1815. Les cartes de la Molda­
vie et de la Valachie que le géographe Barbié du Bocage lui envoyait attestent un intérêt
presque constant (p.39). On y trouve, de même, de nombreuses données mettant en évidence
le côté illuministe des idées de D.Philippide. Pour nous borner à ses vues sur le rôle de la
langue grecque moderne, citons ce passage particulièrement significatif : “O mon cher ami,
je ne saurais vous dire combien sont pédants nos Grecs lettrés, presque tous. Quand on leur
impose la culture de la langue maternelle, c’est leur proposer des impiétés. Qu’il est diffi­
cile de faire accepter aux hommes une vérité, fût-elle évidente comme le soleil!”. De telles
idées éclairent les tendances, caractéristiques à un certain point de vue, de son ouvrage sur
l’histoire et la géographie de la “Roumanie”. C’est à juste titre que, dans sa préface, Cléobule Tsourkas pouvait dire de Philippide: “...d’autant plus que c’est lui le parrain de la “Rou­
manie”, terme heureux qui a consacré l’idée de l’unité nationale d’un peuple homogène, di­
visé pendant des siècles en deux Etats: la Valachie et la Moldavie”. Tout le long de sa cor­
respondance avec Barbié du Bocage, D.Philippide se réfère, à maintes reprises, aux problè­
mes concernant la rédaction et la publication de cet ouvrage, auquel il tenait spécialement
(pp.130, 132, 133, 134, 137, 138, 139, 141, 142, 144, 146). Voici un passage qui montre que
même dans ses lettres, Philippide, s’efforçait de transmettre des connaissances sur le peuple
roumain : "... ce sont les mêmes qui vous ont remis les exemplaires de la Roumounie (les
Roumounes prononcent Ги en ou comme en français. Ils s’appellent dans leur propre langue
Roumounes)”. Peu après l’ouvrage édité par A. Ciorânescu, a paru le volume intitulé Αανιήλ
Φιλιππίδης—Barbié du Bocage—"Ανθιμος Γαζής—’Αλληλογραφία (1794-1819), publié par
les soins et avec un commentaire d’Ecaterina Kumariano, avec une préface de C.Dimaras,
à Athènes, en 1966. On y trouve les mêmes lettres où il s’agit de la “Roumounie” de D. Phi­
lippide, aux pp. 162, 165, 168, 172, 173, 174, 175, 177, 178, 180, 184, etc.
54. Vienne, 1806, pp.l et 5.
Roumanie”: Histoire d’un mot
81
Româneascâ ” la transcription grecque du terme roumain, sous la forme
'Ρουμάνα Τζάρα, et non pas la traduction grecque est assurément exacte de
D. Philippidès55, dont la terminologie a certainement été influencée par de
tels ouvrages. Il avait sans doute connaissance aussi de certains ouvrages
juridiques, tels que le Code des Lois de 1780 d’ Alexandru Ipsilanti, qui
utilise couramment, pour “ Roumain ”, le terme de ρουμοΰνος et non
pas Βλάχος, bien entendu dans le sens de classe sociale ou d’habitant
du pays en général56, contrairement à des ouvrages tels que la Chronique des
Ghika ou celle de Mitrophan Gregoras, qui utilisent la terminologie tradi­
tionnelle grecque, en dehors de toute influence de la terminologie roumaine.
Tout ceci montre une fois de plus que, par l’usage qu’il fait du terme de
“Roumanie”, Démètre Philippidès en bon connaisseur des réalités roumaines,
exprimait en quelque sorte chez les Roumains une forme spécifique de
la conscience de l’unité territoriale (élément fondamental de la conscience
ethnique, à côté de la conscience de la communauté d’origine et celle de
l’unité ethnique et linguistique), la fréquence de ce terme dans ses écrits
n’étant nullement un effet du hasard, mais le résultat de la participation
effective de l’auteur à la réalité roumaine. De sorte que nous pouvons
aller plus loin dans notre analyse et nous demander si le terme en question,
dans le sens de l’ensemble du territoire habité par les Roumains, ne se ren­
contre qu’à partir du début du XIX e siècle, avec dans le meilleur des cas des
antécédents au XVIII e siècle, ou s’il est plus ancien.
*
Or il est incontestablement plus ancien, puisqu’on le rencontre de ma­
nière absolument claire au début du XVIII e siècle, dans les oeuvres de Dimitrie Cantemir—fait qui ne doit du reste pas nous surprendre, étant donné
l’étendue des connaissances historiques et géographiques de ce grand éru­
dit. Parmi les arguments dont D. Cantemir se sert dans différents passages
de son oeuvre pour démontrer l’unité du territoire habité par les Roumains,
la notion de “Dacie” apparaît comme particulièrement suggestive, en tant
que dénomination valable pour l’ensemble du territoire roumain à travers
toutes les phases de son histoire. Cette “Dacie” n’est pas un pays quelconque,
mais “notre Dacie”, preuve péremptoire de notre continuité, ainsi qu’il l’ex­
prime en ces termes: “...afin de prouver non seulement, ainsi que nous l’a55. Ibidem, pp. 15, 17, 23, etc.
56. Praviiniceasca Condicd 1780 (Code des lois de 1780), Bucarest, 1957, pp.81, 83,
85, 87, etc.
β
82
Eugen Stanescu
vons déjà fait, que notre Dacie (“Dachia noastra”) était occupée et habitée
par le grand Trajan, avec les citoyens et les dignitaires romains, mais encore
leur progéniture, leurs petits-fils et arrière-petits-fils s’y sont maintenus jusqu’
à ce jour en une vie constante et ininterrompue...”87. Bien entendu, Dimitrie
Cantemir faisait la distinction entre la “Dacie” d’autrefois et le pays actuel,
mais la mention qu’il fait des frontières de celle-ci en souligne la significa­
tion contemporaine, permanente: “Ainsi donc, il est parfaitement clair que
l’étendue de l’ancienne Dacie (telle, c’est-à-dire, que les Roumains l’ont ajou­
tée à leur empire) comprenait la même aire que représentent aujourd’hui
la région de Temesvar, en Hongrie, la Transylvanie, la Valachie (“Tara Munteneascà”) et la Moldavie...”88.
De fait, la “Dacie” est, chez Dimitrie Cantemir, toujours la même, avec
des frontières renfermant tout le territoire des pays roumains, une réalité his­
torique permanente au sujet de laquelle il juge bon d’énoncer, comme s’il
s’agissait d’un programme: “...afin que votre nom et votre race, qui s’est établie il y a longtemps et habite depuis lors et jusqu’à ce jour la Dacie (c’està-dire la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie)...”89. C’est sur cette base
qu’il estime pouvoir, comme méthode de travail, poser le problème: “Afin
de présenter le miroir de notre Chronique aux regards des lecteurs dans toute
sa pureté et débarrassée de toute la poussière du doute, afin de pouvoir mon­
trer aussi clairement que possible la source et les commencements du nom de
la Dacie (où se trouvent maintenant la Moldavie, la Valachie et la Transyl­
vanie), d’où ils sont issus et dont ils descendent...”57
60. 58
Il 59
ressort nettement
de ce qui précède que Dimitrie Cantemir, pénétré du caractère unitaire du
territoire habité par les Roumains, ressentait le besoin de le désigner par un
terme général, d’où non seulement le nom de “Dacie”, mais aussi l’identi­
fication de celui-ci à l’aire géographique des pays roumains. Mais l’originalité
de la conception de Cantemir réside dans le fait qu’il ne s’est pas arrêté à la
dénomination de “Dacie”. Il a imaginé une sorte de théorie pour expliquer
la disparition progressive de l’unité territoriale en même temps que la méta­
morphose du nom de Dacie, lequel désignait l’ensemble de pays habités par
les Roumains61, mais s’ est transformé à un moment donné en Valachie
57. Operele principelui Dimitrie Cantemir (Oeuvres du prince DimitrieCantemir), publiées
par l’Académie Roumaine, VIII; Hronicul vechimii a Romano-moldo-vlahilor (Chronique
du passé des Romano-moldo-vlaques), éd.Gr.Tocilescu, Bucarest, 1901, p.181.
58. Ibidem, p.69.
59. Ibidem, pp.50-51.
60. Ibidem, p.57.
61. Ibidem, p.65.
Roumanie”: Histoire d’un mot
83
(“Volohia”)62· L’image historique qu’il construit ainsi est celle d’une transfor­
mation graduelle sous la pression des forces extérieures, des barbares, qui
ont changé le nom du territoire, marquant par ce fait le commencement d’une
division, laquelle n’était pourtant pas capable d’effacer le souvenir de l’uni­
té territoriale de jadis: “Après le changement, ou la traduction plus exacte
du nom de Dacie (“Dachiia”) en Valachie (“Volohia”) les trois pays susmen­
tionnés ont eu longtemps un seul nom, à savoir jusqu’au jour où cette Dacie
s’est divisée en d’autres noms nouveaux. Ainsi, la région qui s’appelait de­
puis longtemps Dacie centrale a pris le nom de Transylvanie ou, comme on
dit chez nous, “Ardeal”; celle comprise entre la précédente et le Danube s’
est nommée Petite Valachie (“Valahia Mica”), c’est à-dire Munténie (“Ta­
ra Munteneascà”), la région qui s’étend entre la Petite Valachie et le Prut....
jusqu’à la Mer Noire s’est appelée Grande Valachie (“Valahia Mare”) ou
Moldavie... Mais dans les temps plus anciens toutes ces régions n’avaient
qu’un seul nom, la Valachie (“Valahia”)...”63. La persistance de ce souvenir
était si puissante, que Dimitrie Cantemir en souligne l’existence même dans
les circonstances historiques les plus défavorables, telles que celles consécu­
tives aux invasions des barbares: “Mais après que passait l’orage de ces dé­
vastations de barbares, ils revenaient chez eux.... et, soumis tous au même
pouvoir, tenaient en leur possession les lieux et les places-fortes où sont main­
tenant la Transylvanie, la Moldavie et la Valachie (Muntenia)64. Selon cette
théorie, l’unité du territoire a survécu à la domination romaine et s’est même
maintenue un certain temps après l’apparition du peuple roumain, sous une
autorité proprement roumaine (à ce propos, pour mieux étayer sa thèse, D.
Cantemir n’a pas manqué d’élaborer une chronologie aussi confuse que com­
pliquée). Mais quelle que fût la réalité historique, tout ceci ne fait qu’attester
la force qu’avait dans la pensée de Dimitrie Cantemir et de ses contempo­
rains la conscience de l’unité territoriale.
C’est justement pour cette raison que, en dehors de celui de Dacie
(“Dachiia”), Dimitrie Cantemir a donné aussi un autre nom à l’ensemble du
territoire habité par les Roumains : les “pays roumains” (“(arile românesti”),
forme à la fois on ne peut plus logique, plus simple et plus claire. Ainsi, les
transformations qu’il relève au sujet de la Dacie, il les rapporte en même temps
à ce qu’il nomme les “pays roumains”. Par exemple, parlant du nom donné
à ceux-ci par l’étranger, il dit: “Ainsi, occupant les pays roumains, aussi
62. Ibidem, p.327.
63. Ibidem, pp.304-305.
64. Ibidem, p.463.
84
Eugen Stanescu
bien en deçà qu’au-delà du Danube, ces barbares ont provoqué le change­
ment du nom ancien des Romains en celui de Vlaques (“Volohi”), selon la
manière dont les Romains sont désignés en langue slavonne”65. 66
Tous les pays
roumains constituant donc ensemble la Dacie, chacun d’eux à part étant également une Dacie. Ainsi, pour la Moldavie: “De ce côté-là ... vers le midi,
est la Moldavie, qui auparavant s’appelait Dacie, la patrie des Romains en­
voyés là jadis”ee. Dans ces conditions, un fait politique donné pouvait, sous
cette même appellation, concerner soit un seul de ces pays, soit tous ces pays
envisagés en commun; ainsi, en rapport avec l’invasion mongole, le résumé
du dixième livre débute ainsi: “Qui montre la situation des pays roumains
après la dévastation du Khan Batou, jusqu’au retour du prince Dragoš en
Moldavie et du prince Radu en Munténie; qui montre, de même, la situation,
les circonstances, la manière et les différents évènements en raison desquels
bon nombre de Roumains sont passés en Transylvanie, cependant que d’
autres sont restés sur place sur leurs terres héréditaires”67. 68
Comme on le voit,
par “pays roumains” Dimitrie Cantemir entendait le territoire comprenant
la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie, le territoire du peuple roumain
tout entier, "... ainsi qu’en témoigne clairement la langue héréditaire rou­
maine qu’ils ont conservée. Quant au reste, le lecteur peut se l’expüquer à
sa guise”. Ou encore: “... le peuple a commencé à insulter et à lui dire de vi­
laines paroles, car sans aucune raison valable il a accueilli ces hommes bar­
bares et hostiles sur le sol roumain ...”ee. A la lueur de ces mentions, il est
permis de dire que pour Dimitrie Cantemir les “pays roumains” avaient la va­
leur d’une appellation générale pour tout le territoire habité par les Roumains,
les termes d’“héritage roumain” et de “sol roumain” n’étant que des moda­
lités d’expression dans ce même sens.
Fidèle à l’esprit de ces recherches, Dimitrie Cantemir ne pouvait se con­
tenter de dénominations générales, en grande mesure évasives. Parfois, lors­
qu’il relate les événements d’un passé lointain, il insiste non seulement sur
ce que l’on peut nommer l’unité territoriale objective, mais aussi sur ce qu’
il est permis de considérer comme une unité territoriale politique. Ainsi, les
successeurs de Pierre et d’Asen, héros des luttes contre Byzance, étaient con­
sidérés par lui, de fait, comme les souverains des Roumains, ainsi qu’il l’ex­
prime à plusieurs reprises: “où l’on montre comment cet loan s’est présenté
65.
66.
67.
68.
Ibidem, p.338.
Ibidem, p.160.
Ibidem, p.461.
Ibidem, pp.127 et 257.
“Roumanie”: Histoire d’un mot
85
devant l’empereur et comment par la suite il a été le prince de tous les Rou­
mains”; ou, dans un autre passage: “...comment il est revenu en grande hâ­
te à Thessalonique et est entré dans la citadelle, d’où, apprenant que loan
Alexis, le prince des Roumains, a conquis la citadelle de Serrés...”69. La vi­
sion historique qu’a Dimitrie Cantemir du territoire du sud du Danube met
d’autant plus en relief celle du territoire situé au nord de ce fleuve et expli­
que ses tentatives pour identifier la Dacie non seulement avec les “pays rou­
mains” en général, mais avec un “Pays Roumain”, un et indivisible. Cette
idée ressort, par exemple du passage suivant: “Il s’avère que la Dacie, située
entre les pays sous domination romaine et ceux occupés par les Goths, com­
me un pays roumain, fut dévastée. Ils fondirent alors avec la violence d’un
orage tant sur notre Dacie que sur d’autres pays environnants...”70. Ailleurs,
on lit: “...et les Valaques (c’est-à-dire les Roumains) dont la langue d’origine
était semblable à celle de ceux-ci, car la Dacie aussi fut autrefois une provin­
ce, c’est-à-dire une terre roumaine (“(ara româneascà”)”71. Il est évident que,
dans ces derniers exemples, il faut tenir compte de la tendance de Dimitrie
Cantemir de donner un sens équivalent aux mots “roumain” et “romain”,
mais il est clair néanmoins que, parfois, la Dacie entière était pour lui et était nommée par lui le “Pays Roumain” (Tara Româneascà). La recherche,
chez D.Cantemir, du terme historique le plus approprié pour exprimer la no­
tion générale d’unité territoriale est, par conséquent, évidente.
Il faut souligner à cet égard qu’une telle recherche a laissé des traces des
plus intéressantes, par ce qu’elles révèlent en fait d’idées et d’états d’esprit,
chez les érudits et même dans la société roumaine du temps. Nous nous ré­
férons ici à l’existence de termes directs, et non plus périphrastiques, comme
ceux mentionnés jusqu’à présent. L’exemple le plus frappant en est le titre
même de la Chronique de Cantemir, qui représente de fait un bref résumé
exprimant les idées fondamentales de l’ouvrage: “Chronique de tout le Pays
Roumain (qui s’est divisé par la suite en Moldavie, Valachie et Transylva­
nie), depuis sa fondation par Trajan, empereur de Rome, y compris les noms
qu’il a eus autrefois et ceux qu’il a maintenant, et où Ton traite des Romains
qui se sont établis alors dans ce pays et y habitent de façon ininterrompue
jusqu’à ce jour”72. Cet exemple prouve au-delà de toute contestation possible
que le Pays Roumain (“Tara Româneascà”) en question, dont se sont déta­
69.
70.
71.
72.
Ibidem, pp.412. et 428.
Ibidem, p.257.
Ibidem, p.159.
Ibidem, p.57.
86
Eugen Stanescu
chées la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie, correspond exactement—en
tant que terme direct — à la notion de “Roumanie”. Et cela d’autant plus
que ce n’est pas la seule fois où Dimitrie Cantemir emploie, pour l’ensem­
ble du territoire habité par les Roumains, un terme aussi précis, aussi explici­
te. Voici, en effet, le second titre du même ouvrage, compris dans le résumé
du Ier livre: “Chronique de la Daco-Romanie (“Daco-Romanii”), c’està-dire des Pays Roumains, Livre Ier , qui montre l’établissement des Romains
en Dacie, sous l’empereur Trajan, et prouve également la continuité de leur
vie dans ce pays depuis l’empereur Trajan jusqu’à l’empereur Aurélien”73.
Ici, de même, il est évident que l’expression de Daco-Romania correspond
exactement—en tant que second terme direct—à la notion de “Roumanie”.
Un troisième terme direct est celui de Romano-Moldo-Vlachie (“RomanoMoldo-Vlahia”), notion territoriale correspondant à celle, ethnique, de
“Romano-Moldo-Vlaques”. Dans ce sens plusieurs passages sont suggestifs.
Ainsi, lorsqu’il se réfère au titre de son ouvrage, Cantemir le modifie parfois,
en révélant par là sa conception sur l’unité du territoire roumain. Par exemple,
lorsqu’il dit: “Donc, que le tome premier, que nous vous offrons maintenant,
s’appelle Chronique du passé de la Romano-Moldovlachie” (“Romano-Moldovlachii”)74, et non pas “Chronique du passé des Romano-Moldo-Valaques”. De même, lorsque après son introduction il passe au corps de l’ou­
vrage, il donne à son “Avant-propos” le subtil sous-titre suivant : “Ou préface
à la chronique du passé de la Romano-Moldovlachie”75, conférant de nou­
veau cette dénomination à un territoire qui constitue à ses yeux le cadre dans
lequel s’est déroulée l’ethnogénèse du peuple roumain. Enfin, après avoir une
fois de plus suggéré que ce territoire était formé par la Transylvanie, la Mol­
davie et la Valachie, il met le point final à son ouvrage en ses termes: “Fin
de la Chronique pour le passé de la Romano-Moldovlachie...”76. Ces passa­
ges sont révélateurs pour le processus de clarification de la terminologie chez
Dimitrie Cantemir, de telle sorte qu’il n’y a rien d’invraisemblable à sup­
poser que s’il avait vécu plus longtemps et s’il avait poursuivi son oeuvre d’
historien, il serait peut-être arrivé à formuler le terme même de “Roumanie”.
Une telle conclusion nous semble justifiée, car on sent comment Cante­
mir tourne autour de la notion de “Roumanie”, comment il est sur le point
de prononcer le mot et de le consigner par écrit, sans y parvenir effective­
73. Ibidem, p. 181.
74. Ibidem, p. 50.
75. Ibidem, p.169.
76. Ibidem, p.484,.
Roumanie"· Histoire d'un mot
87
ment jusqu’à'Ia fin : le processus historique était en cours de développement,
mais les idées n’étaient pas encore arrivées à maturité. En somme, l’unité du
territoire habité par les Roumains était une réalité objective dès le début de
l’existence du peuple roumain. Plus tard, parallèlement au développement
de la conscience nationale, elle était devenue un fait de conscience, qui à 1’
époque de Dimitrie Cantemir commençait à se transformer en fait idéolo­
gique. Mais pour que la notion de “Roumanie” devienne en même temps le
terme correspondant, il fallait au préalable que fût entièrement accompli le
passage de son état de simple fait de conscience à celui de fait idéologique.
Or, pour cela, il allait falloir les efforts des générations postérieures à Cante­
mir, de même qu’il avait fallu ceux des générations qui l’avaient précédé pour
rendre fertile le terrain dans lequel la semence jetée par le grand érudit allait
germer vigoureusement au bout d’un siècle.
*
En effet, à partir de Grigore Ureche, des témoignages d’une telle cons­
cience de l’unité territoriale existent, mais elle est reléguée au second plan
par la tendance manifestée chez les chroniqueurs du XVTTe siècle de ne s’oc­
cuper presque exclusivement que des problèmes de l’origine romaine et de
l’unité de la langue et du peuple roumains. On peut déceler néanmoins dans
les oeuvres de ces chroniqueurs, en ce qui concerne la conscience de l’unité
territoriale, un processus continu de clarification, qui augmentera en inten­
sité jusqu’à Dimitrie Cantemir. Ces circonstances expliquent peut-être que
chez Grigore Ureche l’idée d’une unité territoriale plus ancienne soit présen­
te, mais qu’il l’attribue à d’autres, évitant une prise de position directe: “Ce­
pendant, nous ne pouvons accepter ce nom, ni nous ne pouvons le donner à
notre terre de Moldavie, mais à la Valachie (“Târii Muntenesti”), bien qu’ils
écrivent qu’il ne faut pas les séparer et en faire deux pays, mais qu’ils ne for­
maient qu’un tout, qu’un seul pays; or nous savons que la Moldavie a été fon­
dée plus tard et la Valachie avant elle”77; de même, dans cette addition mar­
ginale au passage cité: “D’autres disent que, d’abord, les deux ont été fon­
dés par l’empereur Trajan et que les deux s’appelaient Dacie”78. Tout ceci
reflète, à travers les formulations imprécises et entortillées inévitables dans
ce stade, le processus de transformation d’un fait de conscience en fait idéo­
logique.
77. Grigore Ureche, Letopisetul Tôrii Moldovei (Chronique du pays de Moldavie), éd.
P.P.Panaitescu, Bucarest, E.S.P.L.A., 1955, p.60.
78. Ibidem.
88
Eugen Stanescu
Pour Miron Costin, “Dacia” était un terme qui désignait—depuis les
temps les plus reculés jusqu’à son époque—le territoire habité par les Rou­
mains; “L’empereur Trajan a établi des commandants (domni) dans les places-fortes—castellans, comme disent les Polonais, ou en latin dominus, d’où
notre terme domn—et à toutes les frontières et dans les autres localités des
troupes choisies. Et le nom de ces pays, où sont maintenant la Moldavie et
et la Valachie (“Tara Munteneascâ”) était de ce temps Dacie Inférieure,
c’est -à-dire Dacie du sud, tandis que la Transylvanie et les autres régions du
nord, situées à la frontière extrême de la Dacie, s’appelaient Dacie Supé­
rieure, ou Dacie du nord. Et ces pays ont vécu sous ces noms jusqu’à la se­
conde fondation, celle du prince Dragoj. Et maintenant un grand nombre
d’étrangers appellent notre pays et la Valachie Dacie (“Dajia”)79. Compte
tenu du sens que Miron Costin assigne à ce qu’il nomme “Dacie”, la cor­
respondance entre cette notion et la réalité roumaine contemporaine est évi­
dente: “Or, ce lieu où se trouvent maintenant la Moldavie et la Munténie n’
est autre que la Dacie, de même que la Transylvanie, y compris le Maramureç et le Pays de l’Olt. Chez aucun historien je n’ai trouvé un nom plus ancien
que celui de Dacie...”80. Pour cette raison, justement, Miron Costin consi­
dère parfois que les pays roumains ne sont pas seulement des parties de 1’
ancienne Dacie, mais que chacun d’eux est une Dacie à part. Et pour assu­
rer la plus large audience possible à cette idée, il n’en assume pas la paterni­
té, mais l’attribue à un humaniste qui faisait autorité, Aeneas Silvius, dont
il dit: “...il a écrit dans son histoire comment les Moldaves qui vivent sur le
territoire de la Dacie Supérieure et les Valaques sur celui de la Dacie Infé­
rieure...”81. Il est, par conséquent, évident que chez Miron Costin l’évolution
du fait de conscience concernant l’unité du territoire habité par les Roumains
se trouvait dans un stade plus avancé que chez Grigore Ureche.
Nicolae Costin a, lui aussi recouru au terme “Dacie” pour désigner le
territoire roumain dans son ensemble, et cela en se référant à des périodes
historiques différentes. On relève chez ce chroniqueur la conscience du mê­
me lien entre la réalité historique du passé et celle contemporaine. Il relate
ainsi des événements du passé qu’il situe en “Dacie”, comme s’il s’agissait
là d’un pays actuel: “Du temps de ce Sévère eut lieu la grande persécution
79. Miron Costin, De neamul Moldovenilor, din ce fard au ie;ii stramoni lor (Du
peuple des Moldaves et de quel pays sont venus leurs ancêtres), dans Opere (Oeuvres), éd.
P.P.Panaitescu, Bucarest, E.S.P.L.A., 1958, p.251.
80. Ibidem, p.254.
81. Ibidem, p.248.
Roumanie": Histoire d'un mot
89
des chrétiens. Ici, en Dacie, il nomma quelques administrateurs et dignitai­
res—qui exactement, les historiens ne le disent pas —et ce sont peut-être ces
administrateurs qui ont fait en Valachie (“Tara Munteneascà”) la Tour de
Sévère (“Tumul Severinul”) dont on parle encore aujourd’hui”82. Chez Nicolae Costin, la conscience de l’unité territoriale est claire, mais la localisa­
tion des différentes régions est souvent confuse. Dans un passage, il semble
réduire la Dacie à la Moldavie et à la Transylvanie: “Cet empereur a mis en
place une bonne organisation là où nous sommes, nous autres Moldaves,
ainsi qu’en Transylvanie”83. Ailleurs, il divise la Dacie entre une Dacie Su­
périeure et une Dacie Inférieure, qui correspondent à la Moldavie et à la Valachie: “Un historien du nom d’Aenea Silvie, ainsi que d’autres plus tard
d’après lui, a écrit dans son histoire comment les Moldaves qui habitent le
territoire de la Dacie Supérieure et les Valaques celui de la Dacie Inférieure
,..”84. Mais dans un autre passage, où il reproduit presque mot à mot Miron
Costin, la correspondance entre l’état de choses du passé et le présent est établie comme suit: “L’empereur Trajan a établi des commandants dans les
places-fortes, ou castellans comme on les nomme en Pologne, chacun pour
sa région, ainsi que des troupes dans toutes les localités et aux frontières, et
le nom de ces pays était, là où est notre pays et la Valachie (“Tara Munte­
neascà”) la Dacie Inférieure (“Dajia de Jos”), alors que la Transylvanie et
les régions du nord s’appelaient suivant la coutume Dacie Supérieure (“Da­
lia de Sus”)”85. Pourtant ces contradictions de détail n’affaiblissent en rien
l’idée d’unité territoriale, telle qu’elle se manifeste chez Nicolae Costin. Du
reste, compte tenu du fait que celui-ci était le contemporain de Dimitrie
Cantemir, ses écrits attestent le stade avancé qu’avait atteint au début du
XVIIIe siècle le processus de clarification dont nous avons parlé plus haut.
Chez Constantin Cantacuzino, le plus proche, par l’ampleur de sa vi­
sion historique de Dimitrie Cantemir, la conscience de l’unité territoriale
est très nette et constitue un aspect fondamental de sa théorie concernant 1’
origine, l’unité et la continuité roumaines. L’image historique qu’il édifie
est celle d’un processus de séparation qui a abouti à un émiettement de 1’
unité primitive. Ainsi, parlant de la Valachie, il dit: “En premier lieu, après
qu’aux yeux de bien des gens elle est déjà petite et comme à l’écart, elle l’est
82. Nicolae Costin, Letopisetul Tòrti Moldovei de la Zidirea lumii pinà la 1601 (Chro­
nique du pays de Moldavie depuis la création du monde jusqu’à 1601), éd. Petre, Bucarest,
1942, p.151.
83. Ibidem, p.152.
84. Ibidem, p.112.
85. Ibidem, p.128.
90
Eugen Stanescu
encore bien davantage maintenant, depuis qu’elle est séparée de la Transyl­
vanie et de la Moldavie (ainsi que nous montrerons plus loin, à savoir quand
et depuis quand les historiens et les géographes disent que ces provinces ont
été réunies et depuis quand elles se sont séparées)”86. Dans l’esprit de Cons­
tantin Cantacuzino, ce processus de séparation est en rapport, en premier
lieu, avec une souche principale, qui a été et demeure la Transylvanie: “Et,
ensuite, parce que c’est en grande partie avec leur aide (des Huns—E.S.) que
ces pays, c’est-à-dire la Valachie (“Tara Munteneascà”) et la Moldavie, se
sont séparés de la Transylvanie, ont fondé des États et ont lutté contre leurs
ennemis, notamment contre les Turcs”87. Les insistances de Constantin Can­
tacuzino à cet égard répondent à la passion avec laquelle il échafaude un ar­
senal impressionnant d’arguments pour répondre aux adversaires de la con­
tinuité. L’unité territoriale, l’unité ethnique et linguistique, et enfin, l’origine
commune, formant un tout homogène, la thèse en question constitue pour
lui un argument capital en faveur de la continuité. Voilà pourquoi le terme
de “Dacie”, en tant qu’expression de l’unité territoriale, revient régulièrement
dans l’ouvrage de Constantin Cantacuzino, chaque fois que l’auteur veut sou­
ligner le caractère ininterrompu et autochtone de l’habitat: “Ainsi donc, les
Romains sont restés dans toute la Dacie, en tant qu’autochtones, gardant
les places-fortes des différentes régions, partageant entre eux les terres et le
pays, sous la commande de leurs voïvodes, et ils sont restés ainsi quelque
temps”88. Dans un autre passage, il reprend, en des termes différents, la mê­
me idée: “Ainsi donc, ces Roumano-Daces (“acei români-dachi”) qui étai­
ent en ces lieux s’efforçaient d’y vivre et de s’y maintenir autant qu’ils le pou­
vaient, se considérant comme autochtones depuis les temps les plus reculés
et fondateurs de ces terres: car des siècles avaient passé et ils s’étaient en­
racinés dans toute la Dacie (“în toatà Dachiia”), où ils habitaient de façon
stable”89. Ainsi qu’on le voit, Constantin Cantacuzino plaçait le problème
de l’unité territoriale au centre même de sa doctrine de l’origine et de l’unité
du peuple roumain, laquelle correspondait à un programme politique capi­
tal du temps.
Du reste, déjà avant Constantin Cantacuzino, le problème de l’unité
territoriale fut soulevé dans certains écrits valaques, sinon de manière expli­
86. Constantin Cantacuzino, Istoria Tàrii Româneiti (Histoire de la Valachie,) dans
Cronicarii Munteni (Chroniqueurs valaques), éd. Mihail Gregorian, vol.I, Bucarest, 1961, p.5.
87. Ibidem, p.71.
88. Ibidem, p.54.
89. Ibidem, p.67.
Roumanie": Histoire d'un mot
91
cite et avec arguments à l’appui, du moins sous une forme implicite, qui in­
dique justement combien profondément cette notion était ancrée dans les con­
sciences. Ainsi, dans FAntologhion slave imprimé en 1643 à Cîmpulung,
l’érudit boyard Udriste Nasturel parle du “voïvode des pays daces, Io Matei
Basarab”90 : une exagération, assurément, mais révélatrice de réminiscences
historiques liées à la conscience de l’unité territoriale. Un peu plus tard,
dans la Chronique des Bàieanu, pour qualifier l’ensemble de territoires
constituant la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie, l’auteur emploie
l’expression de “pays roumains” (“tari românesti”)91. Dans cette même
chronique, les petits résumés marginaux donnent, si on les met bout à
bout pour chaque chapitre, un tableau synoptique de données pour les trois
pays roumains, c’est-à-dire pour tout le territoire habité par les Roumains92.
On voit ainsi se dessiner à travers tout le XVIIe siècle l’évolution d’une tra­
dition, d’un fait de conscience, qui allait se cristalliser chez Dimitrie Cantemir sous forme des prémices nécessaires à la transformation de la notion de
“Roumanie” en des dénominations concrètes.
*
Nous ne pouvons poursuivre notre enquête au-delà du XVII e siècle,
étant donné l’absence de monuments littéraires en langue roumaine qui, s’ils
avaient existé, nous auraient peut-être permis de déceler l’existence du fait
de conscience en question à des époques plus reculées. Car ce serait une er­
reur de croire que cette tradition ne remonte qu’au XVII e siècle. Elle est cer­
tainement plus ancienne, née en premier lieu de l’emploi du terme de “Ro­
mania” par la population autochtone et de celui de “Dacie” par les étrangers,
et les érudits roumains imbus de lectures étrangères, l’un et l’autre désignant
la même réalité historique et géographique. Envisagé du dedans au dehors,
ce territoire de population roumaine a continué, après l’effondrement de 1’
Empire romain, à constituer une “Romania”, un fragment de la romanité
universelle d’autrefois. Sauvée sous le double rapport de son existence con-
90.1. Bianu et N.Hodo?, Bibliografia româneascà veche (Bibliographie roumaine ancien­
ne,) vol.I, p. 133.
91. Radu Popescu, Istoriile domnilor Jârii Românesti (Histoires des princes de Valachie),
éd. C.Grecescu, Bucarest, 1963, p.124 et l’appareil critique.
92. Radu Popescu, Istoriile domnilor Tàrii Românesti, dans Cronicarii munteni, vol.I,
pp.227 et 465, passim; N.Iorga, Istoria domnilor Tàrii Românesti de Constantin câpitanul
Filipescu (Histoire des princes de Valachie par le capitaine Constantin Filipescu), Bucarest,
1902, passim.
92
Eugen Stanescu
créte et de sa dénomination, elle s’est conservée comme telle dans le contexte
historique du nouvel empire romain, continuateur de celui de Rome: l’Em­
pire byzantin de Constantinople. Il est permis d’avancer, à ce sujet, que les
“Romaniae” orientales semblent avoir été plus nombreuses et plus durables
que l’on ne pense, ce qui ne peut manquer d’avoir exercé une action sur le
destin de la terminologie du territoire roumain. Envisagé du dehors en de­
dans, ce territoire était une “Dacie” et peut-être plus tard, un ensemble de
plusieurs “Dacies”, dont l’histoire propre s’est singularisée par là de l’histoi­
re universelle, la conquête romaine étant considérée comme un épisode qui
a décidé du sort de la population respective.
“Romania” et “Dacia” ont pu être longtemps des notions synonymes
et parallèles, désignant la même réalité historico-géographique, jusqu’au jour
où l’évolution de l’histoire a abouti à la formation des états féodaux roumains.
Ceux-ci ont fait leur apparition sur la scène de l’histoire pourvus dès le dé­
but de noms officiels précis. En ce qui concerne ces noms, compte tenu du
fait que les états féodaux roumains se sont formés séparément et se sont nom­
més chacun autrement, on peut s’expliquer à la lumière de ces circonstances
pourquoi l’un de ces états s’est nommé “roumain” et l’autre pas: c’est que
la Valachie étant le premier état féodal, fondé quelques décennies avant la
Moldavie, elle a pris, bien que ne représentant qu’une partie du territoire,
le nom du territoire tout entier, “Tara Româneascâ”. Il n’y a, en effet, à notre
avis, rien d’invraisemblable à ce que, au moment où il s’est formé défini­
tivement, le peuple roumain ait nommé l’ensemble de son territoire “Tara
Româneascâ”, traduction fidèle en roumain du terme latin “Romania”. Au
fond, les différentes “Vlachies” auxquelles se réfèrent les sources tant byzan­
tines que slaves du X e au XIV e siècle (lesquelles, ainsi qu’il est bien connu,
donnaient ce même nom de “Vlaques” aux Roumains du nord du Danube
aussi bien qu’aux Vlaques du sud du fleuve) n’étaient, en tant que régions
à population romane bien établie, que des “Romaniae” qui, avec le temps
et parallèment à l’ethnogénèse du peuple roumain, sont devenues des “Roumanies”, des “Pays Roumains”93.
93. Nicolae Iorga est l’auteur de la théorie sur le sens et le rôle historique des “Roma­
niae”—des parties tant occidentales qu’orientales de l’Empire romain—après la chute de Ro­
me sous les coups des barbares. Une synthèse de cette théorie, en rapport surtout avec les
régions orientales, se trouve dans La Romania danubienne et les barbares au VIe siècle, dans
“Revue belge de philologie et d’histoire”, III, 1924, pp.35-50. Selon cette théorie, il s’est
conservé dans les régions envahies par les barbares des îlots de romanité culturelle et poli­
tique, qui se sont maintenus en dehors des structures culturelles et politiques barbares, con­
stituant de véritables “Romaniae”, urbaines et rurales d’abord, puis seulement rurales. L’
'Roumanie": Histoire d'un mot
93
Ainsi, les prémices de la dénomination générale du territoire habité par
axe principal réunissant les différentes “Romaniae” en une sorte d’ensemble, non organisé
évidemment, était le Danube, “fleuve de l’Empire” (v. Le Danube d'Empire, dans Etudes
Byzantines, Bucarest, 1940, II, p.201 sqq). Le Danube est l’élément qui a freiné le processus
de disparition des “Romaniae” urbaines et qui a donné une nouvelle impulsion aux “Ro­
maniae” rurales (v. Le problème de l'abandon de la Dacie par l’empereur Aurélien, dans “Re­
vue historique du Sud-Est Européen”, I, 1924, pp. 54, 57). Envisagée sous cet angle, l’his­
toire des “Romaniae” orientales est susceptible d’une division en périodes, le début d’une
première phase étant relevée dès la fin du IV e siècle (v. La place des Roumains dans l’histoire
universelle, I, Bucarest, 1935, p.87). Un peu plus tard, l’affrontement de ces “Romaniae”
balkaniques et danubiennes, d’une part, et du monde barbare dans lequel elles refusaient
de se fondre, d’autre part, a donné lieu parfois à des aspects dramatiques, ainsi que dans
le cas des luttes contre les Avars et les Slaves (Histoiredes Roumains... op.cit. (pp.256et 259)
Bien qu’il se soit occupé aussi, avec insistance, des “Romaniae” occidentales (“Les Romaniae
autonomes de l’Occident”, “L’Empire par les Francs et le rôle de la “Romania” occidentale”,
“Les Romaniae des cités libres et les formes de l’Empire”, dans Etudes Byzantines, I, Buca­
rest, 1939, pp.205-221, 223-232 et 277-286), qu’il compare aux “Romaniae” orientales en
en soulignant les traits caractéristiques respectifs, Iorga ne s’est pas arrêté sur les différences
essentielles qui les distinguent sous le double rapport du nombre et de la durée. G.I. Bràtianu a développé les théories de N.Iorga dans son étude Privilèges et franchises municipales
dans l’Empire byzantin, Paris-Bucarest, 1936, pp.58-72, où il s’étend surtout sur le caractè­
re autonome de ces “Romaniae” danubiennes. Il convient de souligner, à cet égard, l’impor­
tance de l’interprétation qu’il donne à la célèbre inscription de Sirmium, datée d’environ
650 : “Seigneur Christ, aide-nous à éloigner les Avars de la ville et protège la Romania et
celui qui a écrit. Amen” Χ(ριστέ) Κ(ύρι)ε βοήτι της πάλεος κ’ ερυξον τον ”Αβαριν κεπόλαξον ττγν 'Ρωμανίαν κέ τον γράψαντα. Άμην. Selon G. Bratianu, le terme “Roma­
nia” représenterait ici à la fois la partie et le tout (pp. 63-65), notion qui réapparaîtra
plus tard avec une similitude frappante dans des situations se rapportant au futur terri­
toire de la Roumanie. Dans la partie de son compte rendu de l’ouvrage de G.I. Bratianu
(“Byzantinische Zeitschrift”, 1939, no. 39, pp. 203-211) qui s’occupe du problème des
“Romaniae” (op.cit., pp. 206-209), W. Esling, tout en reconnaissant que le terme en ques­
tion possède aussi une signification culturelle et non seulement politique, tend plutôt à
le considérer comme synonyme A’imperium romanum. Mais, même dans ce cas, la survivan­
ce de ce terme représente un exemple de réminiscence historique qui ne saurait être dé­
pourvue de signification. Du matériel analysé dans les ouvrages susmentionnés, l’impres­
sion qui se dégage est —ainsi que nous l’avons déjà indiqué—que les “Romaniae” danu­
biennes ont été particulièrement nombreuses et durables. Le fait même que, dans la partie
orientale de l’Empire romain, l’Etat connu sous le nom de byzantin se soit donné ce nom
et l’ait conservé jusqu’à sa disparition prouve combien était forte la conscience de cette
continuité et explique le nom qu’ont porté les territoires à population romane en général
et roumaine en particulier. C. Daicoviciu dans Le problème de la continuité en Dacie.
Observations et précisions d’ordre historique et archéologique, “Revue de Transylvanie”,
t. VI, no. 1, 1940, p. 72, no. 2, montre notamment: “Le terme Romania est attesté
pour la première fois, en ce qui concerne la partie orientale de Γ Empire, vers 380,
dans la lettre adressée à Wulfila par Γ évêque Auxence de Durostorum ‘ in solo Ro­
maniae’ ”.
94
Eugen Stanescu
les Roumains gisaient depuis longtemps dans l’univers mental et psychique
des hommes, mais les conditions défavorables caractéristiques pour des siè­
cles entiers de notre passé les avaient privées de la puissance nécessaire pour
leur permettre de se manifester en vue du monde. L’évolution ultérieure des
circonstances a permis à ces prémices d’apparaître à la lumière du jour, prê­
tes à se cristalliser en un terme concret. Le caractère unitaire du territoire
habité par les Roumains était tellement net, que parmi les différentes for­
mules de reconstruction politique des trois pays roumains élaborées sous le pa­
tronage de l’étranger, on a envisagé comme naturelle la création d’États, ou
de royaumes, qui fussent des “Dacies”. Il est tout aussi naturel que, par ses
propres lettrés, la population autochtone ait hâté la génèse, en fait de termi­
nologie, d’une notion appelée à couvrir en même temps le nom du peuple et
celui du pays, et cela avant le début de l’époque moderne de son histoire.
Academia R. S. România
EUGEN STANESCU

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