« Je suis fou » Roland Barthes, Fragments d`un discours amoureux

Transcription

« Je suis fou » Roland Barthes, Fragments d`un discours amoureux
SEQUENCE 2 – LOUISE LABE, D EBAT
DE F OLIE ET D ’A MOUR
TEXTE COMPLEMENTAIRE 4
(1555)
« Je suis fou »
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977
FOU.
Le sujet amoureux est traversé par l’idée qu’il est ou devient fou.
1. Je suis fou d’être amoureux, je ne le suis pas de pouvoir le dire, je dédouble mon image : insensé à mes propres
yeux (je connais mon délire), simplement déraisonnable aux yeux d’autrui, à qui je raconte très sagement ma folie :
conscient de cette folie, tenant discours sur elle.
Werther1
Werther rencontre un fou dans la montagne : en plein hiver, il veut cueillir des fleurs pour Charlotte, qu’il a aimée.
Cet homme, du temps qu’il était en cabanon, était heureux : il ne savait plus rien de lui-même. Werther se reconnaît à
moitié dans le fou aux fleurs : fou par passion, comme lui, mais privé de tout accès au bonheur (supposé) de
l’inconscience : souffrant de rater même sa folie.
2. Tout amoureux est fou, pense-t-on. Mais imagine-t-on un fou amoureux ? Nullement. Je n’ai droit qu’à une folie
pauvre, incomplète, métaphorique : l’amour me rend comme fou, mais je ne communique pas avec la surnature, il n’y a
en moi aucun sacré : ma folie, simple déraison, est plate, voire invisible ; au reste, totalement récupérée par la
culture : elle ne fait pas peur. (C’est pourtant dans l’état amoureux que certains sujets raisonnables devinent tout d’un
coup que la folie est là, possible, toute proche : une folie dans laquelle l’amour lui-même sombrerait.)
3. Depuis cent ans, la folie (littéraire) est réputée consister en ceci : « Je est un autre »2 : la folie est une expérience de
dépersonnalisation. Pour moi, sujet amoureux, c’est tout le contraire : c’est de devenir un sujet, de ne pouvoir
m’empêcher de l’être, qui me rend fou. Je ne suis pas un autre : c’est ce que je constate avec effroi.
(Histoire zen : un vieux moine est occupé en pleine chaleur à faire sécher des champignons. « Pourquoi ne le faitesvous pas faire par d’autres ? – Un autre n’est pas moi, et je ne suis pas un autre. Un autre ne peut faire l’expérience
de mon action. Je dois faire mon expérience de faire sécher les champignons. »)
Je suis indéfectiblement moi-même, et c’est en cela que je suis fou : je suis fou parce que je consiste.
4. Est fou celui qui est pur de tout pouvoir. – Quoi, il ne connaît aucune excitation de pouvoir, l’amoureux ?
L’assujettissement est pourtant mon affaire : assujetti, voulant assujettir, j’éprouve à ma manière l’envie de pouvoir, la
libido dominandi 3: est-ce que je ne dispose pas , à l’égal des systèmes politiques, d’un discours bien fait, c’est-à-dire
fort, délié, articulé ? Cependant, c’est là ma singularité, ma libido est absolument enfermée : je n’habite aucun autre
espace que le duel amoureux : pas un atome de dehors, donc pas un atome de grégarité : je suis fou : non que je sois
original (ruse grossière de la conformité), mais parce que je suis coupé de toute socialité. Si les hommes sont
toujours, à des degrés divers, les militants de quelque chose, je ne suis, moi, soldat de rien, pas même de ma propre
folie : je ne socialise pas (comme on dit de tel autre qu’il ne symbolise pas).
(Peut-être reconnaître ici la coupure très singulière qui disjoint, dans l’Amoureux, la volonté de puissance – dont est
marquée la qualité de sa force – de la volonté de pouvoir – dont elle est exempte ?)
Exemple tiré du roman épistolaire de Goethe Les Souffrances du jeune Werther, 1774, voir texte complémentaire 5.
Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 1871.
3 Selon la terminologie de Saint-Augustin.
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