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Société
Le 21e siècle sera
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Grain de Sucre N°25 octobre 2011
gourmand ou ne sera pas !
Plus radicaux que les injonctions religieuses
d’autrefois, les diktats de la minceur font de la
gourmandise un péché de « lèse-nutrition ». Une
stigmatisation que les historiens, les psychologues et
les nutritionnistes, eux-mêmes, n’hésitent pourtant
pas aujourd’hui à réfuter. Arguments scientifiques et
culturels à l’appui, ils s’accordent à rappeler le
caractère légitime d’une disposition innée chez
l’Homme. Et à plaider pour une saine réhabilitation
du plaisir alimentaire.
L
a gourmandise est-elle un vilain
défaut ou une vertu à cultiver ?
Depuis des siècles, les sociétés occidentales tentent de répondre à cette question… ou de la contourner. «Il y a toujours eu
derrière la gourmandise à la fois la notion de
péché et la recherche des moyens de pouvoir malgré tout en jouir», souligne l’historien Florent
Quellier (voir ci-contre), dont le récent
ouvrage, Gourmandise, histoire d’un pêché
capital1, apporte un éclairage aussi passionnant qu’érudit sur la question.
Codifié par le Moyen Âge chrétien, le signifié du mot gourmandise a constamment
évolué dans le temps, entre dévalorisation et
réhabilitation. Aux 12e et 13e siècles, le mot
gula – qui dérive du latin geusiæ (gosier) –
désigne le péché de gourmandise, assimilé à
la gloutonnerie, à la voracité, à l’ivresse, au
grignotage hors repas... L’Église condamne
clairement tous ces excès car ils conduisent
à une perte de contrôle de soi et sont jugés
responsables de troubles sociaux, voire de
péchés bien plus graves comme la luxure.
C’est ainsi que dès les premiers siècles du
christianisme, les péchés de «chère» et de
«chair» se voient étroitement associés. Or,
parallèlement à cette stigmatisation, l’Église
considérait également que le plaisir gustatif
ayant été voulu par Dieu, et non par le Diable, il ne pouvait pas être mauvais en soi. La
gourmandise «avec modération» était donc
considérée indispensable à l’homme, nécessaire à son bien-être.
Du péché sécularisé au
dogme médical
Ce plaisir, à condition d’être contrôlé dans le
cadre d’un repas «réglé», était donc décul-
pabilisé au Moyen Âge ; l’honnête gourmandise étant associée au partage, à la convivialité et aux bonnes manières de table. Car
à l’issue d’un apprentissage, le gourmet
« civilisé » contrôle son corps, ses gestes, ses
paroles et ses appétits. Il s’oppose à l’animalité illustrée par le goinfre sans éducation qui
mange trop et salement.
Notre représentation de l’alimentation reste marquée de
cette empreinte et de cette originelle dualité entre bonnes et
mauvaises manières, bonne et
mauvaise gourmandise.
Depuis, la vision de la gourmandise a progressivement
évolué et s’est enrichie, mais
toujours dans un équilibre
instable entre le meilleur et le
pire. Au cours des siècles, elle
se démocratise. Les petits pois
primeurs, la poire fondante ou
le chocolat ne sont plus les
mets gourmands de la seule
élite aristocratique, alors que
le boudin noir et la pomme
faisaient les délices des paysans. Aux 17e et 18e siècles,
l’épanouissement de l’art culinaire français valorise les
« friands », amateurs de bonne
chère et de bonne compagnie.
Mais, parallèlement, la gourmandise se déprécie. Au pluriel, « les gourmandises »
deviennent synonymes de
friandises et de grignotage,
une chasse gardée des femmes
et des enfants, perçus comme
« immatures ». Renvoyant à la
galanterie, elle reste chargée
de sous-entendus érotiques entre adultes.
Au début du 19e siècle, l’invention de la
gastronomie, ou l’art de bien manger, ternit
de nouveau son image : aux hommes
les connaissances gastronomiques, aux
femmes et aux enfants la gourmandise pour
les sucreries.
Apparu au 13e siècle, le mythe du Pays de Cocagne et de son
abondance de nourriture propose une vision déculpabilisée
des plaisirs de la bonne chère. Des plaisirs que la société, à
partir du 19e siècle, s’applique à codifier : aux hommes la
gastronomie, aux enfants et aux femmes les sucreries,
comme le suggère cette illustration de 1915.
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Souvent associée à l’interdit et à la transgression, la gourmandise est aujourd’hui un plaisir assumé par les consommateurs… avec l’approbation des nutritionnistes
l’alimentation est un facteur de régulation.
La Gourmandise inspire le
jury du Prix Jean Trémolières
Maître de conférences
en Histoire moderne à
l’université FrançoisRabelais de Tours et titulaire d’une chaire CNRS
d’Histoire de l’alimentation des mondes
modernes, Florent
Quellier (ci-contre) s’intéresse à l’histoire du goût et des relations que
les Hommes entretiennent avec le goût et
l’alimentation depuis sa thèse de doctorat
intitulée Des fruits et des hommes. L’arboriculture
fruitière en Île-de-France (vers 1600-vers1800)
(Presses Universitaires de Rennes, 2003. Il a
également publié La Table des Français (Presses
Universitaires de Rennes, 2007).
Ce prix, qui sera remis le 24 novembre 2011,
à Paris, dans le cadre de la Conférence
annuelle de l’Institut Benjamin Delessert,
récompense chaque année un travail de
recherche en sciences humaines appliquées à
la nutrition ou à l’alimentation ayant fait l’objet d’une publication récente.
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Avec le 20e siècle et la laïcisation de la société
associée à l’abondance alimentaire, tout ce
qui prêchait en défaveur de la gourmandise
disparaît. Dénuée de toutes références religieuses ou morales, devenue égalitaire, sa
connotation « plaisir » positive aurait dû définitivement triompher. Pourtant, il n’en est
rien car la gourmandise reste toujours aussi
mal vue. «La condamnation du plaisir alimentaire n’a jamais été aussi violente. Le péché de
gourmandise, aujourd’hui laïcisé, est plus vilipendé qu’au Moyen Âge, le gourmand est bien
souvent perçu comme un délinquant nutritionnel,
note Florent Quellier. Le discours dominant,
très hostile, donne l’impression qu’être gourmand, c’est pécher à la fois contre son corps – car
on croit que la gourmandise mène à la corpulence
– et contre la société, car elle induirait des
dépenses de santé considérables.»
Vers une réhabilitation
culturelle et scientifique
Un constat partagé par le docteur Pascale
Modaï, nutritionniste à Paris : «la culpabilisation de l’alimentation s’accentue, et notre société
est beaucoup plus tolérante pour le sexe que pour
la nourriture. » Comment expliquer un tel
paradoxe ? Avec l’abondance alimentaire et
la libération du corps de la femme, l’embonpoint, qui était une valeur positive jusqu’au
19e siècle, devient péjoratif au 20e. Les critères
de beauté changent, la minceur est placée au
rang d’idéal. Au même moment, le discours
médical fait le lien entre une alimentation
trop grasse et trop sucrée et certaines maladies. Pour prévenir celles-ci, le gras et le sucre
sont stigmatisés. Enfin, le discours alimentaire nutritionnel et fonctionnel anglosaxon, où la notion de plaisir alimentaire
passe au second plan, finit par s’imposer.
Or, en ce début de 21e siècle, de nombreuses
voix plaident en faveur de la gourmandise
avec des arguments qui appellent à renverser
la tendance et rendre socialement légitime la
gourmandise. Autrement dit, il est désormais
possible de se faire plaisir en mangeant sans
être accusé de délinquance sociale ! C’est
d’ailleurs ce que confirme, sur un plan culturel, l’inscription du repas gastronomique des
Français au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, qui reconnaît la valeur
sociale du plaisir gustatif intrinsèquement lié
à notre modèle alimentaire. Est ainsi consacré un art de vivre identitaire aux antipodes
de la «malbouffe», transmis de génération en
génération. La bonne gourmandise, celle qui
célèbre les AOC, les traditions culinaires et les
Restauration
sasiement sensoriel spécifique2 qui, décrit par
la nutritionniste et chercheuse américaine
Barbara Rolls, consiste en une modification
de la composante affective liée à l’aliment
durant la prise alimentaire. Au fur et à mesure
que l’on mange, le plaisir gustatif diminue,
pour finir par s’annuler et devenir déplaisir.
Lorsqu’on mange pour le plaisir, on s’arrête
donc bien vite de manger. À l’inverse,
lorsqu’on mange sans plaisir, on a tendance
à poursuivre sa consommation et à ne
s’arrêter qu’en se fiant à des indicateurs
d’ordre cognitif plutôt que sensoriel.
qui considèrent que la fonction hédonique de
spécialités locales, peut s’appuyer sur la
notion anoblie de patrimoine.
Parallèlement, les résultats des recherches
scientifiques récentes montrent les effets
néfastes des discours diabolisant certains aliments et plaident en faveur de la gourmandise. «Il n’y a pas de raison d’interdire la gourmandise, note la nutritionniste Pascale Modaï.
Le plaisir participe à la fonction hédonique de
l’alimentation qui est aussi importante que sa
fonction biologique (l’apport de nutriments et
d’énergie) et sa fonction symbolique (la convivialité). Ces trois fonctions doivent être présentes et
s’équilibrer.» D’autant que les interdits donnent envie, que les régimes ont tendance à
amplifier les troubles alimentaires, que la
gourmandise varie selon chaque personne et
qu’aucun lien n’a été établi entre celle-ci et le
surpoids. Au contraire, elle semble pouvoir
l’en préserver.
Pour le docteur Gérard Apfeldorfer, psychiatre et spécialiste du comportement alimentaire, « l’importance de ces mécanismes est
mésestimée, et la dégustation gourmande devrait
être encouragée car elle contribue au contrôle de
la prise alimentaire.» Le plaisir n’est donc pas
« la cerise sur le gâteau », un élément superfétatoire, mais bel et bien une pièce maîtresse
du contrôle physiologique des prises alimentaires. Selon lui, ce n’est pas la gourmandise
qui mène au surpoids ou à l’obésité mais le
fait de manger vite, trop, sans faire attention
– avec gloutonnerie comme au Moyen Âge.
C’est aussi le fait de manger, non pas en
fonction de ses sensations alimentaires, mais
en fonction de problèmes émotionnels. «À
l’inverse, précise ce spécialiste, le gourmand
veut ressentir le plus de plaisir possible quand il
mange. Pour atteindre cet objectif et bien gérer ce
plaisir, il faut avoir faim et être attentif, à l’écoute
des sensations gustatives induites. Le vrai gourmand s’arrête de manger pour préserver le plaisir
de son prochain repas.»
Depuis des siècles, la gourmandise cherche
une voie juste et objective pour être admise.
Aujourd’hui, toutes les conditions sont
réunies pour que la science, la culture et le
bon sens réconcilient définitivement la
société et ses représentations du plaisir
alimentaire. On prête à André Malraux la
prophétie annonçant que le 21e siècle « sera
spirituel ou ne sera pas » ; avec des mangeurs
pouvant enfin s’adonner aux plaisirs
gustatifs sans culpabiliser, on suppose que ce
siècle sera aussi gourmand.
1. Gourmandise, histoire d’un pêché capital,
éditions Armand Colin, 2010
2. « Le bon et le plaisir, même combat ? »,
Entretiens de Nutrition de l’Institut Pasteur de Lille,
2010
Saveurs sucrées,
plaisirs collectifs
Dans le cadre de son action aux côtés des
acteurs de la restauration collective, le Cedus
s’est associé à la 10 e édition de l’opération
« Invitez les saveurs du Nord-Pas de Calais à
votre table ». Initiée par le Comité de promotion
du Nord Pas-de-Calais, celle-ci vise à promouvoir
le patrimoine gastronomique de la région au sein
des établissements de restauration collective,
dans toute la France. Plus de 700 établissements
(collèges, foyers, cliniques…) se sont ainsi mobilisés pour proposer, pendant toute une semaine,
des menus spéciaux, des animations ludiques ou
des ateliers pédagogiques aux quelques 400 000
convives touchés par l’opération intitulée
« Saveurs sucrées ». L’occasion également de
faire (re)découvrir la vergeoise qui, brune ou
blonde, apporte sa saveur particulière à de
nombreuses spécialités du Nord. Les six établissements proposant les plus belles prestations
ont été récompensés par des prix, dont le prix
spécial « Saveurs sucrées » décerné
par le Cedus. La remise des prix a
eu lieu le 29 juin 2011, avec une
mention particulière à l’équipe
de restauration du collège
François Le Champi au
Châtelet (Cher) qui a
remporté le trophée des
Saveurs sucrées.
Par ailleurs, le Cedus met à profit la Semaine du
Goût, du 17 au 21 octobre 2011, pour organiser une
opération dédiée aux plaisirs sucrés dans les restaurants municipaux de la Ville de Paris. À cette
occasion, 19 établissements de la capitale proposent à leurs convives une carte spécifique
mettant en avant les desserts ainsi qu’une animation autour de la connaissance du sucre, des
variétés de sucre et de leurs utilisations.
Un facteur clé du
contrôle de la prise
alimentaire
En effet, les systèmes hédoniques du contrôle
du comportement alimentaire sont désormais mieux connus. Ils donnent lieu à un ras-
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