la vision de l`éducation dans les histoires du petit nicolas de

Transcription

la vision de l`éducation dans les histoires du petit nicolas de
Université Charles De Gaulle Lille 3
UFR de Sciences de l’Education
Pont de-Bois BP 149 - 59653 VILLENEUVE D’ASCQ.
Master 1 - Sciences humaines et sociales
Mention sciences de l’éducation et de la société
Spécialité travail éducatif et de formation
TRAVAIL D’ETUDES ET DE RECHERCHES THÉORIQUE
ECOLE, CROYANCES ET FICTIONS
LA VISION DE L’ÉDUCATION
DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
DE GOSCINNY ET SEMPÉ
Professeur : Mme QUEVAL Sylvie
Maxime Duquesnoy.
N° étudiant : 20501649
Année scolaire 2005-2006
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
1
Sommaire
I.
Introduction.................................................................................................................. 2
II.
Au cœur du texte ......................................................................................................... 8
A.
Une boucle temporelle ............................................................................................... 8
B.
Les répétitions lexicales............................................................................................10
C.
III.
a.
Autour du champ lexical « autorité » .....................................................................10
b.
Autour du champ lexical « discipline » ..................................................................11
c.
Autour du champ lexical « éducation »..................................................................13
Des soupçons sur un coupable potentiel...................................................................14
Au cœur des personnages.....................................................................................16
A.
Le Directeur ..............................................................................................................16
B.
Le surveillant, M. Dubon, dit « Le Bouillon » .............................................................19
C.
La Maîtresse.............................................................................................................23
IV.
Au cœur de la classe ..............................................................................................28
A.
Les mathématiques...................................................................................................28
B.
L’éveil .......................................................................................................................29
C.
La langue française...................................................................................................32
V.
Trois pédagogues et leur influence sur les histoires du Petit Nicolas ...................34
A.
Célestin Freinet.........................................................................................................34
B.
Ovide Decroly ...........................................................................................................37
C.
Maria Montessori ......................................................................................................38
VI.
Conclusion ..............................................................................................................41
VII.
Bibliographie...........................................................................................................45
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
2
I. Introduction
« À peine a-t-on prononcé son prénom, les sourires fleurissent sur les lèvres, et
les souvenirs affleurent à la mémoire. Rares sont les personnages romanesques qui
bénéficient d'un tel pouvoir de suggestion. Qui ? Le petit Nicolas, bien sûr. Sous les
traits inspirés du génial Sempé, on revoit ce gamin réjoui courir à l'école, sa touffe de
cheveux peignée à la diable, tout en sourire, son cartable à la main, ses culottes
courtes et sa cravate rouge. Il est reconnaissable entre mille, et proche de notre cour
peut-être parce qu'un jour nous lui avons ressemblé... 1»
Cet extrait d’un article du Figaro, publié lors de la sortie en octobre 2004, du
dernier volume des aventures de l’écolier, se veut le reflet de l’avis de nombreux
lecteurs des aventures du Petit Nicolas. Des parents aux enfants, en passant par les
enseignants, chacun semble trouver son bonheur à la lecture de ces aventures. En
1956, Goscinny signe dans un hebdomadaire belge, Le Moustique, les premiers
scénarii du Petit Nicolas dessinés par Sempé sous forme de bandes dessinées.
Vingt-huit gags sont ainsi publiés durant les deux années suivantes. Après une
courte pause, ils créent, pour le journal Sud-Ouest Dimanche, une nouvelle illustrée
dans laquelle Nicolas entre en scène, accompagné de ses illustres copains et du
surveillant, Monsieur Dubon. Le succès auprès des lecteurs est immédiat et les
aventures de l’écolier apparaissent dans Pilote2 dès son premier numéro. L’édition
des romans illustrés connaît quelques difficultés au départ mais après une émission
télévisée, où sont invités les deux auteurs, le succès commence à poindre et ne fera
que s’amplifier. Les histoires du Petit Nicolas se déclinent ainsi en cinq tomes,
réédités à maintes reprises. Quarante ans plus tard, à l’initiative d’Anne Goscinny,
fille de l’un des auteurs, le cartable de l’écolier se rouvre garni de quatre-vingts
histoires inédites.
1
2
Olivier Delcroix - Le Figaro , http://www.alapage.com/-/Fiche/Livres/2915732000
Hebdomadaire français consacré à la bande dessiné 29/10/1959,
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
3
Nicolas et ses copains, aux prénoms pour le moins originaux (Eudes, Maixent,
Clotaire, Joachim, Rufus et Alceste), accumulent les sottises, transgressent les
règles, bravent les interdits mais sous une telle forme d’innocence, qu’ils attirent la
sympathie et provoquent les éclats de rire. « Dans chaque histoire, Nicolas et ses
amis font une bêtise, elles sont marrantes ! Je conseille ce livre aux grands et aux
petits car il y a beaucoup d'humour et on ne s'en lasse pas: il est cool ! 3» commente
une lectrice. L’humour tient une place prépondérante au fil des histoires de cette
bande d’enfants. Mêlant habilement caricature, ironie et comique de répétition, les
auteurs nous livrent une œuvre plaisante et drôle. Mais faut-il se borner à cette
lecture superficielle ?
Sous cet humour omniprésent et un langage enfantin, on découvre une certaine
caricature de la société, plus particulièrement de l’éducation : la Maîtresse, « qui est
très chouette », est le plus souvent présentée comme une enseignante dépassée et
dépressive ; le surveillant Monsieur Dubon, dit « Le Bouillon », apparaît comme le
cerbère de la cour de récréation, le Directeur fait office de tyran dans une société
scolaire en pleine anarchie. Force est pourtant de constater qu’à la lumière d’une
lecture approfondie, les masques tombent et les personnages révèlent leur véritable
nature. Ceci nous amène à nous interroger sur les différents protagonistes : quelle
image, quelle idée se cachent derrière leur personnage ? Goscinny et Sempé n’ontils pas essayé de représenter certaines caractéristiques de l’éducation au travers des
intervenants de l’histoire ? Ces derniers se défendent d’avoir produit une œuvre
biographique ; «Je ne suis pas Madame Bovarix 4» se défend Goscinny. Force est
pourtant de constater qu’au fil des interviews, les auteurs reconnaissent avoir puisé
régulièrement dans leurs souvenirs lors de l’écriture. Lorsqu’au cours d’une interview,
on interroge Goscinny sur son identification au héros, il répond « Les histoires sont
nées de ses souvenirs qu’il <Sempé> me racontait et de mes propres souvenirs en
Argentine, des sensations plutôt que des souvenirs… L’odeur du petit pain au
chocolat à la sortie de l’école, l’ambiance d’une récréation, tout ce grouillement de
l’enfance que Sempé, pour sa part, a si bien senti 5». Goscinny nous ayant maintes
fois prouvé son art de jouer avec les distorsions temporelles dans Astérix, on peut
Momes.net, http://www.momes.net/livres/petitnicolas.html
Dossier de presse de « 80 histoires inédites du Petit Nicolas », htpp://www.petitnicolas.net
5
Ibid.
3
4
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
4
supposer qu’il ait fait de même dans la présente œuvre, mêlant habillement
souvenirs d’enfance et réalité de son quotidien. De plus, il précise : « Il suffit de se
souvenir et puis d’observer un petit peu autour de soi. Je me suis aperçu d’une
chose qui a facilité mon travail : les enfants, actuellement, ne sont pas tellement
différents des enfants de l’époque où j’avais cet âge-là ». Sempé confie enfin que
« René <Goscinny> n'était jamais allé en colonie de vacances, moi oui. Le décor et
l'ambiance, c'est moi, les personnages comme Agnan ou Geoffroy, c'est René, à
l'exception du Petit Nicolas. Et puis, l'école est une école de Bordeaux que j'ai
connue 6».
L’histoire s’ancre donc bien dans le réel ; Nicolas est un élève comme tant
d’autres, ses parents expérimentent chaque jour les joies, mais aussi les difficultés,
que génère leur statut, le corps éducatif marque de son empreinte le quotidien de
ces écoliers. Mais le caractère abstrait des personnages pourrait nous suggérer que
Nicolas, tout comme le Directeur, la Maîtresse ou les parents sont des Idées. Ces
derniers ne sont qualifiés d’aucun patronyme, ils semblent être des prototypes selon
leur rôle. Les années passent, ponctuées par les remises de prix, les rentrées
scolaires ou les vacances, mais rien ne change. Nicolas reste entouré de ses amis,
dans la même classe, conservant la même enseignante. Lorsqu’on prend un certain
recul par rapport à l’histoire, en se détachant de la vision induite par Nicolas, les
adultes intègrent alors une autre dimension. Le Directeur, par exemple, décrit par
son intransigeance, se révèle être un gouverneur responsable et soucieux de l’avenir
des élèves, respectueux du corps enseignant. Dans l’épisode Les chaises7, il
n’hésite pas à intervenir pour rétablir l’ordre dans la classe. Alors que la maîtresse ne
parvient plus à ramener un soupçon de calme, il recadre les enfants, se gardant bien
de la moindre réflexion envers l’enseignante. Cette dernière, par ailleurs, bien que
« très chouette » aux dires des enfants, s’avère être une pédagogue aux méthodes
discutables voire douteuses. Elle use ainsi de chantage, « si vous promettez d’être
très sages, je ne vous interrogerai pas 8», démissionne régulièrement de ses
responsabilités sous le prétexte d’un besoin de repos et se désintéresse
complètement de ses élèves à de nombreuses reprises. Ainsi, lors d’une visite au
L’histoire du Petit Nicolas, http://www.goscinny.net/prog/fr_lpn.htm
Le Petit Nicolas a des ennuis, pp 43-50
8
Histoires inédites du Petit Nicolas, p 164
6
7
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
5
musée, les enfants effectuent des glissades pendant les explications de leur
enseignante et c’est le gardien qui doit intervenir et rappeler à celle-ci l’autorité dont
elle devrait faire preuve. Enfin, le « Bouillon », tellement sévère aux yeux des
enfants, s’avère être un surveillant attentif et soucieux de leur éducation. En parfaite
complémentarité avec le Directeur, il pose un cadre autoritaire dans l’école, évitant
les écueils de l’autoritarisme. On perçoit à travers certaines de ses paroles une
nostalgie du temps passé, une époque où « nous avions droit à l’estime de notre
surveillant, pour lequel nous avions comme il se doit, le plus grand respect. Et
pourtant, nous nous amusions beaucoup 9». Ce n’est peut-être pas un hasard si les
auteurs le désigne d’un sobriquet, occultant son véritable patronyme : « Du-bon ».
Peut-être désiraient-ils nous inviter à nous interroger sur sa véritable nature ?
Mais que deviendrait Nicolas s’il grandissait au fil des histoires ? Le Directeur
nous glisserait-il dans le creux de l’oreille une piste en nous disant « qu’ils finiront au
bagne car c’est le sort de tous les ignorants !
10
» Mais ce serait alors condamner
Nicolas et ses copains à un avenir sans lendemain, ce serait envisager le système
éducatif de cette école comme un échec, comme l’erreur universelle à éviter.
Pourquoi a-t-on le sentiment d’un échec éducatif en lisant le Petit Nicolas ?
Alors que cette œuvre est classée dans les rayonnages jeunesse des librairies,
elle interpelle au sens pédagogique, philosophique et psychologique. Dénonceraitelle, sous une couverture innocente, la crise de l’éducation dont on parle tant ?
Pointe-t-elle un système pédagogique défaillant ? Met-elle en garde contre le
« puérocentrisme » ? Ou nous indique-t-elle qu’éduquer c’est avant tout s’interroger
sur ce qui a déjà été fait ?
C’est au cœur du texte que nous entamerons notre recherche. Sans nous
attarder sur le langage enfantin qui caractérise cette œuvre, nous y plongerons afin
de comprendre certaines répétitions lexicales. Ce voyage au centre de l’écrit sera
l’occasion de déterminer l’utilisation de quelques termes ou champs lexicaux.
Poursuivant cette route, nous tenterons d’analyser si certaines liaisons existent entre
9
Histoires inédites du Petit Nicolas, p 118
Les récrés du Petit Nicolas, p 12
10
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
6
vocabulaire et personnage. Il est fréquent de rencontrer plusieurs répétitions dans
les histoires de Nicolas, mais celle-ci sont-elles toujours fortuites ? Ensuite, à travers
les portraits des principaux intervenants éducatifs de l’histoire (la Maîtresse, le
Directeur et le surveillant), nous essayerons de clarifier l’image de l’école, et de fait
celle de l’éducation, transmise à travers les histoires du Petit Nicolas. Le terme
« éducation » revêt de nombreuses interprétations selon la source ou le contexte
dans lequel il est utilisé. Alors que le dictionnaire Larousse propose « action de
former, d’instruire quelqu’un », André Lalande nous présente l’éducation comme un
« processus consistant en ce qu’une ou plusieurs fonctions se développent
graduellement par l’exercice et le perfectionnement 11». Mais quelles sont donc les
définitions que donneraient la Maîtresse, le Directeur ou M. Dubon. Convergeraientelles ou au contraire s’opposeraient-elles, attisant un peu plus le sentiment d’échec
que nous avons perçu dans la lecture de ce récit ?
Définir l’éducation nous invite à nous interroger sur l’intervention des principaux
acteurs de ce processus. Si on ne peut nier l’implication de la famille et de l’école,
force est de constater que, dans le récit tout comme dans notre société, l’immixtion
de chacune de ces institutions est source de débat. Nous essayerons donc de
décrire le point de vue des différents intervenants éducatifs et nous affinerons cette
analyse par l’examen des contradictions qui peuvent subvenir dans les propos de
certains d’entre eux. En effet, il est fréquent de voir les parents de Nicolas se
déresponsabiliser de l’éducation de leur fils en cas de problème et, quelques pages
plus loin, revendiquer leur monopole dans ce processus. Il est par ailleurs interpellant
de constater qu’au travers des cinq tomes, un seul personnage se désigne comme
« responsable de cet enfant 12». Il s’agit du chauffeur du père de Rufus, qui lors de
l’examen médical, revendique cette responsabilité. Enfin, nous pénétrerons au sein
même de la classe de Nicolas. Quelles sont les méthodes qui caractérisent
l’enseignement de la Maîtresse ? Si la didactique occupe une place de choix dans
les IUFM et toutes les filières de l’enseignement, il n’est pas anodin dans notre
recherche de nous attarder sur les méthodes pédagogiques de l’enseignante. De
quelle pédagogie peuvent-elles se considérer les héritières ? Fonctionnent-elles
11
12
Lalande André, (2002), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris
Les récrés du Petit Nicolas, p 130
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
7
auprès des élèves ou viennent-elles, elles aussi, renforcer le sentiment d’échec
éducatif ?
Lorsque Hannah Arendt dénonce la crise de l’éducation, elle analyse le système
éducatif de la première moitié du vingtième siècle. Son discours reste pourtant,
cinquante ans plus tard, toujours d’actualité. Les personnages du Petit Nicolas, en
tant qu’abstractions, perdurent tout autant. Acteurs ou spectateurs d’un système
éducatif réel, ils échappent, de par leur caractère abstrait, à la temporalité ordinaire,
nous délivrant un message préservé des affres du temps. L’éducation est un sujet
qui, depuis l’Antiquité, n’a cessé d’intéresser les hommes. Les avis concernant les
méthodes pédagogiques, ainsi que le rôle de la famille et de l’école, sont des
matières, maintes fois abordées, se recoupant ou s’opposant selon les auteurs et les
périodes. Lorsque nous lisons qu’« on commencera à leur <aux enfants> enseigner
le calcul, par manière de jeu et de divertissement 13», nous pourrions reconnaître
Platon, mais tout autant penser à d’autres auteurs tels que Rousseau, Montessori ou
Meirieu. Quant à s’interroger sur la temporalité d’une phrase telle que « l’éducation
de mon enfant ne regarde que moi 14», force est de reconnaître qu’elle s’entend,
autant de nos jours, que lors de l’écriture des histoires de Nicolas. Nous nous
permettrons donc dans notre étude de convoquer les sources les plus diverses,
appuyant notre démarche sur un système de questionnement, de réflexion, de
comparaison et d’analyse. Nous ne négligerons aucune source, qu’elles soient
œuvres de philosophes tels qu’Alain ou Arendt, ou critique acerbe de certaines
tendances pédagogiques décriées dans Le poisson rouge dans le Perrier15 ou La
fabrique du crétin16. Nous espérons surtout au cours de ce chemin trouver les
réponses à nos questions en ouvrant certaines portes, en repoussant un peu plus
loin la compréhension de cette œuvre qui nous laissa de si beaux souvenirs
d’enfance.
Platon, Les Lois, Livre VII
Le Petit Nicolas a des ennuis, p 118
15
Despin J.P., Barholy M.C., Le poisson rouge dans le Perrier, enquête sur une école au dessus de
tout soupçon, Critérion, Limoges, 1983
16
Brighelli J.P., La fabrique du crétin, la mort programmé de l’école, Jean-Claude Gawsewitch Editeur,
Paris, 2005
13
14
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
8
II. Au cœur du texte
Au travers des six tomes des aventures de Nicolas, ce n’est pas moins de 164
histoires que nous livrent Sempé et Goscinny. Si une lecture évasive du texte
tendrait à qualifier ces écrits de plaisants, il est intéressant de s’y plonger de façon
méthodique afin d’en appréhender le fonctionnement.
A. Une boucle temporelle
Il est difficile de donner un âge précis à Nicolas, les auteurs, eux-mêmes, le
situant entre 6 et 10 ans, selon l’histoire. Ses aventures en famille nous dépeignent
un enfant plus jeune que lors de ses épisodes scolaires. En effet, le comportement
de Nicolas auprès de ses parents est assez proche d’un jeune enfant : colérique,
réclamant une attention constante, … Néanmoins, il peut être considéré comme plus
âgé lorsque, par exemple, il s’occupe seul, lisant dans sa chambre. A l’école,
certains indices nous permettent de lui définir une tranche d’âge un peu plus élevée :
le contenu des cours de géographie notamment (hydrographie de la France), peut
nous laisser imaginer qu’il est en CM1. Il qualifie pourtant certains élèves de
« grands » ; un enfant désignerait-il ainsi les élèves de la classe supérieure ?
Nous pouvons supposer que cette imprécision sur l’âge exact de Nicolas est un
choix délibéré des créateurs afin d’affirmer le caractère d’abstraction du jeune
garçon. D’autres éléments viennent confirmer cette hypothèse. Sempé et Goscinny
nous décrivent deux remises de prix, suivies de la traditionnelle période de vacances
estivales. La rentrée des classes est également détaillée à plusieurs reprises.
Pourtant, Nicolas demeure dans la même classe, entouré des mêmes copains, sous
l’enseignement continuel de « La Maîtresse ». Il n’est pas anodin de souligner, qu’au
travers des histoires pourtant nombreuses, aucun repère temporel ne nous permette
de situer le vieillissement de Nicolas. Alors que le jeune garçon est régulièrement
invité à fêter les anniversaires de ses condisciples, aucune référence n’est faite aux
siens. Notons, par ailleurs, que lors de ces goûters, on ignore chaque fois l’âge exact
du roi de la fête. De plus, les auteurs ne décrivent jamais une scène de célébration
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
9
de la nouvelle année alors que le thème des fêtes et des invitations est récurrent au
travers de leur œuvre. Les personnages semblent ainsi enfermés dans une boucle
temporelle, propice à la répétition de situations plutôt similaires.
Nicolas semble ainsi se dessiner comme une Idée de l’élève. A l’inverse
d’Agnan ou de Clotaire qui se distinguent respectivement comme premier et dernier
de la classe, Nicolas n’est pas concerné par cette classification. Tour à tour, gentil,
timide, effronté, tricheur ou bagarreur, les auteurs jouent de son personnage pour
illustrer toutes les facettes que pourrait recouvrir un écolier. Echappant au temps et
doté d’une personnalité malléable, il offre ainsi la possibilité d’aborder la scolarité
sous de nombreux angles.
Le schéma narratif le plus récurrent est, sans conteste, celui dans lequel
Nicolas reçoit un cadeau de sa grand-mère par la poste. La réception de l’objet est
alors prétexte à discussion entre les parents. Nicolas emmène celui-ci à l’école où il
devient source d’ennuis. Le jeune garçon est, tour à tour, propriétaire d’une montre17,
d’une boîte de crayons de couleur18 ou d’un appareil photo19. Dans une structure très
similaire, le papa devient le donateur, parfois indirect, d’une trompette20, d’une lampe
de poche21 ou d’un nez en latex22. Dès que ces objets entrent au sein de la classe,
ils deviennent source de convoitises et engendrent leur lot de réprimandes de la part
du corps éducatif. Nicolas s’étonne pourtant à chaque fois de la réaction de ses
géniteurs : « Je ne comprends pas maman et papa, chaque fois que je reçois un
cadeau, ils sont sûrs que je vais faire des bêtises. 23»
Les récrés du petit Nicolas, p 25
Le petit Nicolas et les copains P 26
19
Les récrés du petit Nicolas, p 67
20
Histoires inédites du petit Nicolas, p 286
21
Le petit Nicolas a des ennuis, p 51
22
Les récrés du petit Nicolas, p 17
23
Le petit Nicolas et les copains, p 27
17
18
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
10
B. Les répétitions lexicales
Au fil des épisodes, on perçoit nettement la répétition de certaines expressions.
Nicolas nous rappelle régulièrement l’origine du sobriquet de M. Dubon, le
surveillant ; le Directeur semble radoter lors de ses sermons aux enfants où il les met
en garde sur leur sort et le risque « de finir au bagne ». Ces répétitions s’expliquent
aisément par le contexte d’écriture de ces récits. En effet, comme nous l’avons
signalé précédemment, ceux-ci étaient destinés à l’insertion dans un périodique et
n’étaient pas supposés, au départ, être ainsi compilés. De plus, cette méthode est
caractéristique dans la littérature enfantine.
Par contre, il est intéressant de s’attarder à l’étude de certains termes ou
champs lexicaux. En effet, le thème principal des récits se centrant sur une bande
d’enfants, passés maîtres dans l’art des bêtises, on ne s’étonnerait pas de lire à
plusieurs reprises les termes « autorité », « discipline » ou « éducation ». Or ces
mots sont assez rares parfois totalement absents de ces récits. Par ailleurs, nous
pouvons constater un effet de répétition d’autres termes, ou de leur champ lexical,
dès que celui-ci est usité. Nous allons donc explorer l’impact de cette situation.
a. Autour du champ lexical « autorité »
Le terme « autorité » interpelle surtout par son absence. Si on peut percevoir
une certaine forme d’autorité émanant par exemple du Directeur ou de M. Dubon,
nous ne pouvons que constater que ce thème, ou plutôt son détournement, est
central au sein des aventures de Nicolas. Quelle que soit la situation, les enfants
n’en font qu’à leur guise, ne se souciant aucunement des consignes ou des
remarques des adultes. Face à leur jeune garçon, les parents semblent
complètement impuissants à lui imposer certaines règles ou contraintes. Lorsqu’ils y
arrivent, c’est toujours par le chantage, la négociation ou par la promesse d’un
cadeau. Même lorsque l’un d’eux montre un semblant d’autorité, celle-ci est contrée,
voire annihilée, par l’autre.
11
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
Le seul épisode où le terme « autorité » est utilisé est celui de la visite de
l’inspecteur. Ce dernier, constatant le capharnaüm dans lequel est plongé la classe
fait remarquer à la Maîtresse qu’ « il faut avoir un peu d’autorité 24». Ce mot semble
donc réservé au cadre de l’école et plus spécifiquement à un membre éminent de la
hiérarchie scolaire. Nous ne pouvons que nous étonner que ce terme soit totalement
absent de la sphère familiale, mais tout autant dans le rapport de l’enseignante avec
sa direction. Toutefois la satire de l’école serait-elle aussi virulente si l’autorité
trouvait sa place dans les histoires du jeune garçon ?
b. Autour du champ lexical « discipline »
Loin de tenir une place de choix au travers des histoires, nous pouvons
souligner que le terme « discipline » est toutefois plus présent que ne l’est le mot
« autorité ». Repris sept fois, il apparaît de manière singulière dans chacun des
quatre premiers tomes et trois fois dans les Histoires inédites du petit Nicolas.
Sa première utilisation coïncide avec l’évocation de l’autorité par l’inspecteur.
« Vous avez, je vois, quelques ennuis avec la discipline, a dit l’inspecteur à la
Maîtresse, il faut user d’un peu de psychologie élémentaire 25». La discipline est
donc présentée indirectement comme un facteur indispensable à la présence de
l’autorité. Mais niant l’idée que la discipline se doit d’exister de fait au sein de la
classe, l’inspecteur préfère prôner le jeu des sentiments et la manipulation.
Convaincu du bien-fondé de son hypothèse, celui-ci s’exécute et s’adresse aux
enfants : « Mes enfants, je veux être votre ami. Il ne faut pas avoir peur de moi, je
sais que vous aimez vous amuser et moi aussi, j’aime bien rire 26». Il poursuit en
racontant
une
histoire
drôle
aux
élèves,
restant
impassibles
selon
les
recommandations antérieures de la Maîtresse. En quelques lignes, Sempé et
Goscinny tournent en dérision certaines orientations de ce qu’on peut nommer « la
nouvelle pédagogie ». La première aberration se situe dans l’idée d’amener la
discipline par la narration d’une blague, la seconde de constater qu’une discipline est
respectée aveuglément et engendre l’incompréhension.
24
Le petit Nicolas, p 39
Le petit Nicolas, p 40
26
ibid
25
12
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
« Je ne supporterai pas la moindre indiscipline 27» menace M. Dubon lors de la
surveillance de la retenue dans l’épisode Pan. Cette fois, l’autorité est respectée.
Nicolas et ses copains se taisent et s’exécutent : « Nous on n’a rien dit parce qu’on a
vu que c’était pas le moment de rigoler 28». C’est un comportement similaire qui
caractérise les élèves lorsque s’exprime le Directeur, intervenant pour rétablir l’ordre
au sein de la classe : « Vous ne descendrez pas dans la cour aujourd’hui, ça vous
apprendra un peu le respect de la discipline ! 29». La discipline existe donc au sein de
l’école mais elle semble agir uniquement sous l’autorité du directeur ou du
surveillant. Une enseignante se permet d’introduire le terme « discipline » au sein de
la classe. Il s’agit de Mademoiselle Navarin, la remplaçante. Celle-ci, dès le premier
écart de conduite des élèves, rappelle les règles de la classe : « Un peu de
discipline… pas tout le monde à la fois. C’est moi qui désignerais l’élève
30
». La
discipline n’est donc pas absente au sein de la classe, mais elle fait défaut à un
membre du corps enseignant : la Maîtresse. Si l’inspecteur se permet de le lui
rappeler, l’enseignante en reste dépourvue et continuera au fil des épisodes à ne
jamais utiliser ce terme.
Au sein de la famille, la discipline est plutôt illustrée comme une charge bien
lourde dont on souhaiterait pouvoir se décharger sur l’autre. Ainsi, déplorant l’attitude
paternelle, la maman déclare à son mari : « Evidement, tu préfères lire tranquillement
ton journal, pendant que moi je m’occupe de la discipline 31». Un constat que
confirme le père prétextant que c’est bien son droit après une journée de travail.
Lorsque Nicolas dit un gros mot, c’est l’école, voire la société qui est mise en cause :
« Mais de nos jours cette bonne vieille discipline n’existe plus ! Maintenant on a de
nouvelles méthodes, on fait de l’éducation moderne ! 32».
27
Histoires inédites du petit Nicolas, p 151
ibid
29
Le petit Nicolas et les copains, p 83
30
Histoires inédites du petit Nicolas, p 107
31
Les récrés du petit Nicolas, p 46
32
Histoires inédites du petit Nicolas, p 610
28
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
13
Un doigt accusateur semble donc désigner un coupable : « l’éducation
moderne ». Caricaturée lors de l’intervention de l’inspecteur, le père de Nicolas la
pointe comme responsable de la disparition de la discipline. Nous noterons au
passage qu’aucun des parents ne se remet en cause à ce sujet. Selon eux, la
discipline est liée à l’éducation scolaire et leur observation semble indiquer que les
nouvelles méthodes l’ont fait disparaître. Mais comment se définit et se présente
l’éducation dans ces histoires ?
c. Autour du champ lexical « éducation »
C’est l’univers familial, et lui seul, qui détient le monopole sur l’utilisation du
terme « éducation ». Néanmoins, il ne faudrait pas en déduire trop vite l’idée que les
auteurs considèrent la famille comme devant, seule, se charger de l’éducation. Au
travers des quinze utilisations du terme, c’est le questionnement sur « qui doit
éduquer » qui prime dans les conversations.
« Ne pensez-vous pas qu’un père doit prendre une part active dans l’éducation
de son fils ? 33» s’interroge la maman de Nicolas. M. Blédurt, le voisin pris à partie
sur le sujet, n’ose se prononcer. Peut-être a-t-il gardé le souvenir d’une discussion
houleuse avec le père dans laquelle ce dernier avait affirmé que « l’éducation de
mon enfant ne regarde que moi 34». Le sujet préoccupe les parents. Selon eux,
« c’est l’éducation que tu reçois maintenant qui va décider de toute ta vie, de tout ton
avenir 35».
L’éducation est donc importante et est de la responsabilité des parents. Force
est pourtant de constater que les méthodes éducatives sont pour le moins
paradoxales pour ne pas dire insolites. Ainsi, Nicolas, refusant de faire un devoir,
arrive par quelques pleurs à se décharger de sa tâche, relayant la résolution du
problème à son père. Ce dernier venait pourtant de reconnaître « que ce n’est pas
très rationnel, comme méthode d’éducation, que de faire les devoirs à la place du
Les récrés du petit Nicolas, p 46
Le petit Nicolas a des ennuis, p 118
35
Histoires inédites du petit Nicolas, p 610
33
34
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
14
petit ; ce n’est pas comme çà qu’il arrivera à quelque chose dans la vie 36». Les
parents s’interrogent alors dans un autre épisode sur la cohérence dans leurs
méthodes d’éducation : « Je pense que nous devrions aligner nos méthodes
d’éducation en ce qui concerne le petit
37
», dit le papa de Nicolas à sa femme. Pour
confirmer l’importance tout autant que la difficulté d’éduquer, les parents ne
manquent pas de rappeler qu’ « ils se saignent aux quatre veines pour donner une
éducation soignée 38». L’éducation est alors reléguée à une valeur marchande,
postulant que l’argent est l’outil indispensable à l’accomplissement d’une bonne
éducation.
Mais quand l’éducation fait défaut, c’est l’école qui est accusée de tous les
maux. Lorsque Nicolas dit un gros mot, la mère trouve rapidement un bouc
émissaire : « Je vois qu’à l’école, on soigne ton éducation 39». Le couple s’accorde
sur le responsable de ce problème : « l’éducation moderne » celle qui postule qu’ « il
ne faut pas leur donner de complexes, aux chers petits ! 40»
C. Des soupçons sur un coupable potentiel
L’analyse des champs lexicaux que nous venons de réaliser nous permet déjà
d’appréhender le texte de Sempé et Goscinny différemment. L’autorité est un
élément qui brille par son absence et dont l’utilisation n’est prévue que pour la plus
haute hiérarchie du cadre scolaire. L’éducation, qu’on s’imaginerait prédominante
dans le même milieu, y trouve difficilement une place et reste confinée au sein de la
sphère familiale. Ce schisme entre les thèmes nous permet déjà d’apporter quelques
éléments de réponses à notre questionnement. En effet, comment ne pas ressentir
une impression d’échec éducatif quand celui-ci est si souvent mis à mal. Si les
interrogations des parents sont parfois légitimes, aucune réponse n’est apportée et
leurs comportements sont, pour la plupart, en opposition avec le discours qu’ils
tiennent.
36
Histoires inédites du petit Nicolas, p 60
Histoires inédites du petit Nicolas, p 462
38
Les récrés du petit Nicolas, p 51
39
Histoires inédites du petit Nicolas, p 609
40
ibid
37
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
15
Il n’est pas anodin de souligner que c’est lors de l’avant-dernier épisode des
aventures de Nicolas, que le papa nous désigne une piste à suivre pour comprendre
cet échec éducatif : l’école, et plus précisément : ses « nouvelles méthodes », son
« éducation moderne », celle qui évite de « leur donner des complexes, aux chers
petits ! 41». Nous poursuivrons donc notre recherche en nous centrant sur les
principaux acteurs éducatifs de l’école : le surveillant, le Directeur, mais surtout la
Maîtresse.
41
ibid
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
16
III. Au cœur des personnages
A. Le Directeur
« Le Directeur vous dit que vous deviendrez un ignorant, que vous finirez au
bagne, que ça fera beaucoup de peine à vos parents qui se saignent au quatre
veines pour que vous soyez bien élevé 42». Cette phrase de Nicolas résume
brièvement le portrait du Directeur. Sévère mais juste, il accorde une importance
considérable au respect des autres et à la discipline. Nous pouvons avancer que,
pour lui, le rôle de l’école ne se limite pas seulement à l’instruction. Directeur, il est
avant tout éducateur et veille consciencieusement sur les enfants et le personnel de
son établissement.
Présent dans une vingtaine d’épisodes, le Directeur marque de son empreinte
l’école de Nicolas. Référence indiscutable de l’autorité, il incarne justice et respect de
la discipline. Tout comme la Maîtresse, son patronyme nous est inconnu. Ce
personnage illustre, au travers du récit, l’idée de la hiérarchie scolaire. Directeur par
son titre, nous pourrions, tout autant, voir en lui la représentation du ministère de
l’éducation. L’épisode On a répété pour le ministre permet d’affiner cette impression :
« Mes chers enfants, j’ai le grand plaisir de vous annoncer qu’à l’occasion de
son passage dans notre ville Monsieur le Ministre va nous faire l’honneur de
venir visiter notre école. […] Il est pour vous un exemple, un exemple qui
prouve qu’en travaillant bien il est possible d’aspirer aux plus hautes
destinées. Je tiens à ce que Monsieur le Ministre reçoive ici un accueil
inoubliable et je compte sur vous pour m’aider dans ce but. 43»
Les desseins du Directeur se dévoilent lors de ce chapitre. Comme il le
souligne, les plus hautes destinées sont d’ordre politique. Citant le prochain visiteur
en exemple, nous pouvons postuler que le Directeur attende de l’éducation qu’elle
vise à la formation d’un citoyen, qui contribuera à la pérennité du pays. Utilisant les
42
43
Le petit Nicolas et les copains, p 127
Le petit Nicolas, p 81
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
17
procédés de répétions lexicales que nous avons décrits précédemment, les auteurs
affublent le Directeur d’une tirade mainte fois reprise qui stipule qu’en devenant « un
ignorant, vous finirez au bagne, que ça fera beaucoup de peine à vos parents qui se
saignent au quatre veines pour que vous soyez bien élevé 44». Cette mise en garde
est un laïus, servi régulièrement aux enfants, qui témoigne d’un certain optimisme
dans l’éducation et le savoir. Selon le Directeur, l’ignorance est le pire des maux
contre lequel l’école a le devoir d’apporter un remède.
L’esprit républicain est vaillamment défendu par le Directeur. Ainsi,
rassemblant autour de lui les enseignants pour préparer la visite du ministre, il leur
explique « les idées terribles 45» qu’il a eues : les enfants chanteront la Marseillaise,
trois d’entre eux, s’avanceront en apportant des fleurs. Il exprime sa déception que
« ce ne soit pas des filles » ce qui aurait permis de « les habiller en bleu, blanc,
rouge, ou alors ce qui se fait parfois, on leur met un nœud dans les cheveux ce qui
est du meilleur effet
46
». Toutefois, aucune allusion n’est faite de présenter au
ministre les productions des enfants, de l’inviter à se rendre compte par lui-même de
la réalité de la classe. Face au résultat de la répétition, le Directeur n’émet aucune
objection au fait que Nicolas et ses copains fassent semblant de chanter. L’épisode
se termine par l’isolement de cette classe dans la buanderie, loin de la cérémonie et
du représentant d’état. Cette observation nous invite à la réflexion : pour le Directeur,
le paraître ne primerait-il pas sur l’être ?
Il n’est pas négligeable de souligner que Sempé et Goscinny caricaturent
l’enthousiasme du Directeur pour la visite du Ministre en introduisant dans Le Petit
Nicolas et les copains l’épisode « On a parlé à la radio ». La verve du chef
d’établissement est du même acabit, reléguant ainsi l’importance de la visite du
représentant de l’Etat à la même valeur que toute visite extérieure :
Le petit Nicolas et les copains, p 127
Le petit Nicolas, p 82
46
Le petit Nicolas, p 83
44
45
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
18
« C’est un grand honneur pour notre école de recevoir la visite de la radio. […]
Je suis sûr que vous serez sensibles à cet honneur, et que vous serez habités
par un sentiment de responsabilité. Autrement, je vous préviens, je punirais
les fantaisistes ! 47»
Mais le Directeur peut se montrer sévère et intransigeant lorsque les enfants
enfreignent certaines valeurs fondamentales. Ainsi lorsqu’Alceste manque de respect
à M. Dubon, le surveillant, l’autorité se marque enfin : « Je ne puis trouver d’excuse
pour ce manque de respect vis-à-vis d’un supérieur et d’un aîné. Par conséquent
votre camarade est renvoyé
48
». Toutefois, invoquant la peine que pourrait ressentir
les parents du jeune garçon et les excuses que ce dernier a formulées, il revient sur
sa décision et « espère que la leçon ayant porté et ayant servi d’avertissement, il
saura racheter dans l’avenir, par sa conduite, sa lourde faute 49».
Les cérémonies sont les occasions privilégiées de rencontres avec le
Directeur. L’inauguration d’une statue dans le quartier de l’école et la venue des
représentants du gouvernement pour cette occasion est l’opportunité de préparer les
enfants à un défilé dont la répétition amènera aux mêmes conclusions que pour
l’histoire précédemment décrite du ministre. La remise des prix permet enfin la
rencontre tant attendue entre l’école et la famille. En effet, hormis une brève visite
lors d’une journée « classe ouverte », parents et enseignants ne se croisent jamais.
Nous aurions donc pu espérer que l’année scolaire puisse se conclure sur un
dialogue entre les adultes, sur une évaluation des enfants et une prise de décision
sur la conduite à tenir à l’avenir. Il n’en est toutefois rien, bien au contraire. Les fastes
et les ornements font bien partie de la cérémonie, le moindre détail décoratif est
pensé : Agnan reçoit même une couronne de laurier pour le récompenser de ses
brillants résultats. Mais si le jeune garçon quitte l’école les bras chargés de livres, les
autres enfants ne sont pas pour autant lésés. On ne peut d’ailleurs que sourire ou
s’étonner sur la justification de ces attributions.
47
Le petit Nicolas et les copains, p 43
Les récrés du petit Nicolas, p 12
49
Les récrés du petit Nicolas, p 14
48
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
19
« Eudes, qui est très fort et qui aime bien donner des coups de poing sur le
nez des copains, il a eu le prix de gymnastique. Alceste, un gros copain qui
mange tout le temps, a eu le prix d’assiduité ; ça veut dire qu’il vient tout le
temps à l’école […] Geoffroy, celui qui a un papa très riche qui lui achète tout
ce qu’il veut, a eu le prix de bonne tenue, parce qu’il est toujours très bien
habillé. Rufus a eu le prix de dessin parce qu’il a eu une grosse boîte de
crayons de couleur pour son anniversaire. Clotaire, qui est le dernier de la
classe, a eu le prix de la camaraderie, et moi, j’ai eu le prix d’éloquence […] ce
qu’on récompensait chez moi ce n’était pas la qualité mais la quantité 50».
Tout enfant est donc récompensé, quel que soit son niveau scolaire ou ses
résultats. Dès lors, peut-on s’étonner du capharnaüm continuel qui règne au sein de
l’école ? Nous ne pourrions clôturer ce rapide portrait sans souligner l’étrange rapport
entre le Directeur de l’école et son personnel. Nous pouvons clairement entrevoir une
certaine complicité avec M. Dubon, le surveillant dont nous verrons qu’ils partagent
tous deux certaines idées sur l’école. Le rapport avec la Maîtresse est, par contre,
bien plus équivoque. Malgré l’incapacité de cette dernière à contenir ses élèves, le
Directeur ne lui en tient aucune rigueur, se gardant également de lui prodiguer
quelques conseils. Or il est pourtant de son rôle d’encadrer, guider et soutenir son
personnel. Ses interventions se limitent à l’introduction dans la classe de tout
personnage extérieur ou à rétablir un semblant de calme lorsque le chahut atteint
des sommets.
B. Le surveillant, M. Dubon, dit « Le Bouillon »
« Le bouillon a une grosse moustache et il punit souvent, avec lui il ne faut
pas rigoler
51
». En quelques mots, Nicolas nous présente M. Dubon, le surveillant.
Le sobriquet dont il est affublé a été imaginé par les enfants car l’homme leur dirait
souvent « "Regardez-moi dans les yeux" et dans le bouillon, il y a des yeux 52».
Cerbère de la cour de récréation, M. Dubon est à maintes reprises sollicité dans la
vie de l’école : organisation du défilé, participation à la préparation de la venue du
50
Les récrés du Petit Nicolas, pp 135-136
Le petit Nicolas, p 22
52
ibid
51
20
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
ministre, aide aux tâches administratives, surveillance de la classe en l’absence de la
Maîtresse,… Aidé ponctuellement de M. Mouchabière, il surveille également la
cantine.
A l’inverse du Directeur ou de la Maîtresse, on connaît le patronyme du
surveillant. Au fil des aventures de Nicolas, on apprend à le découvrir et les auteurs
lui forgent une véritable identité. Lors de la préparation du défilé, il confie avoir une
expérience de sous-officier dans l’armée, assurant le Directeur que celle-ci sera
profitable pour apprendre la discipline aux élèves. Il se souvient avec nostalgie de
son enfance durant laquelle « nous avions droit à l’estime de notre surveillant, pour
lequel nous avions comme il se doit, le plus grand respect.
53
». Sévère, parfois
intransigeant, il peut refléter l’image d’un homme froid et distant. Mais il témoigne
aussi d’un véritable respect vis-à-vis des enfants et affirme en certaines occasions de
l’affection qu’il leur porte. A cet égard l’épisode La cantine en est certainement le
plus explicite : « Le Bouillon m’a passé les mains dans les cheveux et il a fait un
grand sourire […] Il y a des fois où il est très chouette le Bouillon 54». Gardien des
élèves survoltés qui quittent une classe où le chahut a régné en maître, il a la lourde
tâche de contenir l’énervement des jeunes enfants et de leur éviter de se blesser
dans des jeux aux règles parfois insolites. Au regard des journées éprouvantes qu’il
doit parfois passer, on ne peut le blâmer lors de la surveillance des retenues, d’avoir
« regardé par la fenêtre et poussé un gros soupir 55».
La cour de récréation est sous bonne garde et les élèves ne sont pas sans
l’ignorer. Le surveillant dispose sur eux d’une autorité naturelle. Sa présence suffit
souvent à rétablir le calme au sein des jeux des enfants. N’hésitant pas à envoyer au
piquet ou à donner quelques centaines de lignes à copier, il ne porte pas pour autant
un jugement hâtif et sans fondement. « Ca faisait un moment que nous vous
observions, M. Mouchabière et moi-même. Regardez-moi bien dans les yeux !
Qu’est-ce que vous manigancez ?... 56». A l’inverse de la Maîtresse, il n’a pas d’a
priori sur les enfants. S’il est bien conscient qu’il est face à une bande d’élèves sur
laquelle il faut garder un œil attentif, il n’applique ni favoritisme, ni acharnement sur
53
Histoires inédites du petit Nicolas, p 118
Histoires inédites du petit Nicolas, p 38
55
Histoires inédites du petit Nicolas, p 151
56
Le petit Nicolas a des ennuis, p 67
54
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
21
l’un ou l’autre. Le respect est sans conteste la valeur à laquelle il accorde la plus
grande importance ; il ne supporte aucun manquement à cet égard que ce soit vis-àvis d’un adulte ou entre les enfants.
« "Qu’est-ce qui se passe ici ?", il a demandé le surveillant. "Il profite parce
que j’ai le bras cassé", a dit Clotaire. […] "Vous n’avez pas honte ? a dit le
surveillant à Alceste, profiter d’un camarade physiquement diminué ? Au
piquet !" […] Le surveillant nous a regardé avec des yeux très tristes et puis il
nous a parlé d’une voix douce, douce, comme quand Papa explique à Maman
qu’il doit aller à la réunion des anciens de son régiment. "Vous n’avez pas de
cœur, il nous a dit le surveillant. Je sais que vous êtes encore bien jeunes,
mais votre attitude me fait beaucoup de peine." 57»
Le renvoi d’Alceste narré dans le premier chapitre des Récrés du petit Nicolas
est également motivé par un manque de respect flagrant, cette fois directement à
l’encontre du surveillant. Tel Alain ou Annah Harendt, M. Dubon souhaiterait
certainement que l’école soit un lieu clos, protégé du monde extérieur par une
frontière inviolable. « J’aime que les bruits extérieurs n’y entrent point 58» écrit Alain
dans le Propos VI. Si le bruit extérieur n’est pas le fléau principal auquel est
confronté le surveillant, il est à de nombreuses reprises mis face à des objets dont on
peut s’interroger légitimement sur le bien-fondé de leur présence à l’école. Jumelles,
appareil photo, imprimerie, nez en latex, déguisements, la cour de récréation devient
une salle de jeu à ciel ouvert jonchée d’objets qui n’auraient jamais dû y pénétrer. Si
l’un ou l’autre est parfois confisqué, deux éléments provoquent le courroux du
surveillant. Apportant divers souvenirs pour la leçon de choses organisée par la
Maîtresse, Joachim se distingue en apportant un coupe-papier. « Le Bouillon […] a
vu Joachim et il lui a confisqué le coupe-papier, en disant qu’il avait déjà interdit mille
fois qu’on amène des objets dangereux à l’école 59». Dans le même volume, les
enfants parviennent à dépasser toutes les craintes du surveillant en transformant la
cour en casino.
57
Les récrés du petit Nicolas, p 124
Alain, Propos sur l’éducation, p 19
59
Le petit Nicolas a des ennuis, p 93
58
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
22
« Vous jouiez avec une roulette dans la cour de l’école ! Et ça, par terre ?...
Mais ce sont des pièces de monnaie ! […] Mais vos parents ne vous ont donc
pas dit que le jeu est une abomination qui conduit à la ruine et en prison ?
Vous ne savez donc pas que rien ne dégrade l’homme comme le jeu ? […] Je
ne félicite pas vos parents pour le genre de cadeaux qu’ils vous font. Et que je
ne vous revoie plus à l’école avec ce jeu ridicule et néfaste 60».
Cet épisode souligne la fermeté avec laquelle le surveillant souhaite bannir de
l’école tout objet qui n’a pas sa place au sein de celle-ci. Mais il se trouve
malheureusement bien seul pour faire appliquer cette loi ; la Maîtresse tolérant, par
exemple, que Geoffroy vienne déguisé en classe ou lorsque M. Mouchabière rit en
rendant les gains du jeu de roulette aux enfants.
Si M. Dubon n’a pas la charge d’instruire les enfants, force est de constater
son implication dans l’éducation de ces derniers. Comme nous venons de le voir
dans l’épisode de la roulette, l’avenir des enfants le préoccupe. Tout comme le
Directeur, il met en garde les élèves turbulents sur le sort qui attend les ignorants et
la peine que cela pourrait infliger aux parents. Il s’interroge sur ce qui peut provoquer
chez de si jeunes enfants tant de brutalité et de désobéissance. « Pourquoi inventezvous toujours des jeux brutaux et stupides ? A chaque récréation c’est la même
chose. ! Pourquoi ne jouez-vous pas à des jeux intelligents, sportifs, vraiment
distrayants ? 61». Mais lorsqu’il décide d’expliquer un jeu de son enfance qu’il estime
propice et amusant, force est de constater qu’il ne brille pas par la clarté de ses
explications. Sa fonction pédagogique s’exerce surtout auprès de M. Mouchabière,
un jeune surveillant. Avec un côté paternaliste, il lui confie occasionnellement la
surveillance de la cour de récréation. « Le Bouillon a mis sa main sur l’épaule de M.
Mouchabière et lui a dit : Courage, Mouchabière, mon petit ! 62». Lorsqu’il estime
nécessaire de lui prodiguer quelques conseils, il l’emmène un peu à l’écart et évite
soigneusement d’émettre une quelconque critique face aux élèves.
60
Le petit Nicolas a des ennuis, p 68
Histoires inédites du petit Nicolas, p 118
62
Histoires inédites du petit Nicolas, p 143
61
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
23
La conception de l’école et de l’éducation, nous venons de le voir, trouve de
nombreux points communs chez le surveillant et le Directeur. Par contre, la
Maîtresse semble constituer un électron libre, bien éloigné des perceptions et des
idées de ses deux collègues.
C. La Maîtresse
Coiffée d’un chignon, de petites lunettes, un visage de prime abord sévère,
l’institutrice de Nicolas est un personnage présent dans de nombreux épisodes.
« Elle est drôlement chouette » est l’expression par laquelle Nicolas la décrit
régulièrement. Il est vrai qu’hormis ce qualificatif, il est difficile de couvrir l’institutrice
de louanges. Si lors d’une lecture évasive, on peut éprouver un peu d’affection,
teintée de pitié, pour cette femme qui doit supporter toutes les bêtises de la bande de
copains, c’est un sentiment d’exaspération qui survient rapidement. Les élèves,
certes sont passés maîtres dans l’indiscipline et le chahut, mais n’est-ce pas là aussi
la cause du comportement de l’enseignante ?
Dépourvue de nom, la Maîtresse est une image de l’enseignante. Aucun
élément textuel ne nous permet de lui construire une réelle identité : pas de
référence sur son âge, aucune allusion à sa vie privée, … De plus, elle reste au sein
de la même classe qui serait pourtant amenée à évoluer à la suite des différentes
vacances estivales. Mais plutôt qu’une image de l’enseignante, les auteurs nous
livrent une caricature, parfois amère, de l’institutrice. La Maîtresse semble être un
personnage à travers lequel Sempé et Goscinny dénoncent certains travers de
l’éducation. En aucun cas, celle-ci ne se distingue par son savoir ou ses
compétences. Elle ne possède que des attributs visibles pour lui conférer le titre de
Maîtresse, chacun de ses actes démontrant ses lacunes pour l’exercice de son
métier.
Mais Goscinny se complait dans la création de personnages briguant des
fonctions pour lesquelles ils n’ont pas l’étoffe. Ainsi, Iznogoud, « qui voulait devenir
calife à la place du calife », est né de lors de l’écriture des récits du Petit Nicolas :
« Cette série <Iznogoud> est née d'une façon spéciale : elle est assez curieusement
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
24
issue du Petit Nicolas que je faisais avec Sempé 63». Tel le vizir de Bagdad, la
Maîtresse incarne par ses apparitions qu’il ne s’agit pas simplement de s’asseoir à la
place de l’Autorité pour posséder celle-ci. De plus, la lecture de quelques histoires
d’Iznogoud nous laisse le sentiment d’une certaine ressemblance entre les
personnages. Ainsi, le côté condescendant du calife nommant son fourbe vizir de
« mon bon Iznogoud » nous rappelle les relations entre le Directeur et la Maîtresse.
En outre, les échecs cuisants qu’essuie le vizir concluent toujours des épisodes où
l’idée de départ aurait pu être plausible voire cohérente. Nous le verrons par la suite,
ce schéma narratif est caractéristique des leçons que la Maîtresse dispense dans sa
classe.
Une absence totale d’autorité caractérise l’institutrice. « Vous avez, je vois,
quelques ennuis avec la discipline 64» est le constat de l’inspecteur à la Maîtresse
lors de sa visite dans la classe. Incapable de maîtriser les débordements de ses
élèves, anxieuse, usant de la manipulation pour masquer un manque total d’autorité,
l’enseignante est certainement l’un des adultes dont le statut est le plus tourné en
dérision par les auteurs. Ce n’est peut-être pas un hasard si la seule occasion de
rencontrer le terme « autorité » au travers de tout le texte est une phrase de
l’inspecteur à la Maîtresse : « il faut avoir un peu d’autorité 65». Cette réflexion nous
semble d’une évidence telle à la lecture de chacun des épisodes qu’elle en devient
humoristique lorsqu’elle est ainsi exposée. L’autorité est totalement absente de la
classe et semble parfois perçue par l’enseignante comme un pouvoir dont il lui est
impossible de disposer. L’autorité naturelle que devrait posséder le maître selon
Alain, est mise en question. Le statut seul d’enseignant ne permet pas de l’obtenir,
l’habit ne fait pas le moine et la Maîtresse le découvre à ses dépens. Essayant de
maintenir un minimum de calme, elle utilise alors diverses méthodes. De la punition à
la menace de renvoi, en passant par l’appel à l’aide au Directeur, l’enseignante
semble renverser tous les principes qu’écrivait Alain. Ainsi si on se réfère au dire du
philosophe qui veut que « l’autorité ne peut que s’affaiblir à vouloir deviner les
pensées et provoquer des sentiments 66», on retrouve une multitude d’exemples où
la Maîtresse use du procédé inverse : « Si vous promettez d’être très sages, je ne
http://www.goscinny.net/prog/fr_izno.htm
Le petit Nicolas, p40
65
Le petit Nicolas, p39
66
Alain, Propos sur l’éducation, p 28
63
64
25
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
vous interrogerai pas pendant que vos parents seront là, pour ne pas vous faire
honte devant eux 67». Incapable de faire preuve d’une autorité naturelle, elle use de
la négociation et du chantage à de nombreuses occasions. Mais les enfants
comprennent bien vite que la classe peut être un lieu de non-droit où tout est permis.
Ainsi, Geoffroy se permet d’arriver déguisé en martien ou en cow-boy sans
qu’aucune sanction ne soit prise à son égard. Ce sentiment d’impunité s’élargit alors
à l’ensemble de l’école et se trouve confirmé lorsque Rufus reconnaît que « si c’est
pour se battre et pour faire les guignols […] on peut très bien faire çà à l’école 68».
Cette critique virulente de la Maîtresse nécessite d’être replacée dans le
contexte de l’époque. Face à une explosion démographique et une pénurie
d’enseignants, « en 1964, c’est environ un tiers du corps des instituteurs qui n’a pas
bénéficié de réelle formation professionnelle dans les écoles normales
69
». Nous
pouvons donc postuler que Sempé et Goscinny dénoncent ouvertement la politique
de l’époque qui consistait à « parachuter », dans les écoles primaires, des individus
aux intentions certes louables mais dépourvus des outils essentiels pour exercer. Ils
pointent ainsi le fait qu’enseigner n’est pas une simple activité qui est la portée du
premier venu mais bien un métier qui doit s’apprendre et qui nécessite une formation
solide.
Enfin, les auteurs placent la Maîtresse à contre-courant d’Alain qui insistait sur
l’inflexibilité des punitions, alors qu’elle revient sans cesse sur ses décisions. « Tu
sais, Nicolas, je ne veux pas te faire de peine […] alors, si tu promets d’être sage, de
ne plus jouer en classe et de bien travailler, je t’enlève ton zéro et je te rends ton
appareil de photos 70». Elle se permet même d’interférer dans les décisions du
Directeur. Ainsi lors de l’épisode concernant le renvoi d’Alceste, elle se propose
d’essayer d’arranger les choses, ne se souciant aucunement de ce qui a pu motiver
une telle sanction. Ce faisant, elle s’inscrit dans les nouveaux courants de
l’éducation, suivant ainsi les conseils de son inspecteur qui, lors de sa visite, lui avait
conseillé de « faire preuve d’un peu de psychologie élémentaire 71».
67
Histoires inédites du petit Nicolas, p164
Le petit Nicolas et les copains, p121
69
http://www.dijon.iufm.fr/site_ee_04/actes/actesJFC.pdf, p 53
70
Les récrés du petit Nicolas, p69
71
Le petit Nicolas, p 40
68
26
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
La Maîtresse permet ainsi d’illustrer toute la contradiction qui s’installe dans ce
début des années 60. Amorçant le virage dans l’éducation qui proposait de s’appuyer
sur la psychologie de l’enfant et de rendre l’élève acteur de ses apprentissages, les
écoles accueillaient dans le même temps des instituteurs dont la formation avait été
accélérée, voire tronquée ou absente. Si, comme nous l’avons vu, les exemples ne
manquent pas pour critiquer les méthodes éducatives de l’enseignante, nous ne
pouvons que nous étonner du manque de remise en compte à son sujet.
L’inspecteur tente bien lors de sa visite de critiquer son manque de discipline, mais
ce
dernier
se
rétracte
rapidement
concluant
l’épisode
par
des
mots
d’encouragement, félicitant la Maîtresse. « Vous avez toute ma sympathie,
mademoiselle. Jamais, comme aujourd’hui, je ne me suis aperçu à quel point notre
métier est un sacerdoce. Continuez ! Courage ! Bravo ! 72». Dans ces conditions,
comment attendre une évolution positive dans ses enseignements et son attitude ?
De manière tacite, le Directeur protège, lui aussi, l’institutrice de toute remise en
cause. Intervenant pour rétablir le calme dans l’épisode Les chaises, il sermonne les
élèves mais sans pour autant pointer l’absence d’autorité qui règne au sein du local.
C’est une complaisance du même acabit dont il fait preuve lors du cours de dessin.
Les élèves sont sanctionnés par le Directeur pour ne pas avoir respecté la consigne,
comme si ce n’était pas à la Maîtresse de faire autorité au sein de la classe.
S’il nous fallait illustrer les travers que dénonce Alain, nous pourrions tracer le
portrait de la Maîtresse. Quand le philosophe nous explique que « le spectacle de
ceux qui sont déjà avancés fortifie d’abord notre courage, mais presque aussitôt le
ruine par une comparaison qui écrase 73», on pense aussitôt Agnan, le « chouchou
de la Maîtresse ». L’institutrice ne cache pas sa préférence pour l’élève brillant, tout
comme elle conserve le stéréotype qui fait de Clotaire le dernier de la classe. Des
conseils d’Alain sur l’indifférence du maître et l’ignorance des sentiments, elle en fait
fi et, au contraire, elle use et abuse des procédés inverses.
72
73
Le petit Nicolas, p 44
Alain, Propos sur l’éducation, p18
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
27
Pour renforcer cette image négative, Sempé et Goscinny introduisent lors
d’une histoire une enseignante remplaçante. Cette dernière intervient pour prendre
en charge la classe suite au départ de la Maîtresse pour des raisons familiales. Son
attitude tranche ouvertement avec celle de l’enseignante habituelle : « Je suis, vous
le verrez, sévère, mais juste. Si vous vous conduisez bien, tout ira pour le mieux. Je
pense que nous nous sommes compris. Et maintenant, au travail,… 74». Impartiale,
elle permet ainsi à Clotaire de faire la preuve qu’il peut apprendre et reste insensible
aux essais de favoritisme d’Agnan. Evènement exceptionnel au sein de cette classe,
le calme règne et les élèves écoutent. « Elle nous a expliqué la nouvelle leçon et
personne n’a fait le guignol, même qu’on était beaucoup moins énervé qu’au
début 75». La classe peut donc redevenir, selon l’enseignant qui y est présent, un lieu
de savoir et d’instruction où la discipline est respectée. Dès lors, il est intéressant
d’analyser les méthodes éducatives et le contenu des cours de la Maîtresse pour
tenter de comprendre ses échecs continuels.
74
75
Histoires inédites du petit Nicolas, p 105
Histoires inédites du petit Nicolas, p 108
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
28
IV. Au cœur de la classe
Si le profil et l’attitude des personnages peuvent déjà nous permettre de
comprendre l’origine du sentiment d’échec éducatif, c’est certainement au cœur de la
classe que nous pouvons découvrir la confirmation de cette perception. La « nouvelle
pédagogie » qui s’infiltre dans les classes primaires du début des années 60 est
tournée en dérision par Sempé et Goscinny, initiant ainsi une critique, parfois
cinglante, d’un « pédagogisme » naissant.
A. Les mathématiques
Cette discipline est attaquée de façon récurrente par Sempé et Goscinny.
L’arithmétique est sans aucun doute la matière la plus décrite au sein de la classe.
Des problèmes, aux énoncés parfois cocasses, ornent ainsi tableau et cahiers des
élèves. Mais, étrangement, nous ne sommes jamais invités à lire le récit d’une leçon
où sont expliquées les décompositions et les méthodes de calcul ou des séances
pendant lesquelles les élèves doivent prouver leur connaissance des tables de
multiplication.
La journée « Portes ouvertes » où les parents sont conviés en classe pour
observer leur progéniture en plein travail est, à ce propos, édifiante. Comme « la
visite des parents n’est pas une raison pour attendre sans rien faire », l’enseignante
inscrit au tableau un problème dont l’énoncé ferait frémir plus d’un ingénieur :
« C’était un problème terrible, avec un fermier qui avait un tas de poules
noires et un tas de poules blanches qui pondaient des tas d’oeufs, et on nous
expliquait chaque combien pondaient les poules noires et chaque combien
pondaient les poules blanches et il fallait deviner combien d’œufs avaient
pondu toutes les poules au bout d’une heure et quarante-sept minutes 76».
76
Histoires inédites du petit Nicolas, p 134
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
29
Dans Le poisson rouge dans le Perrier, Despin et Bartholy fustigent la
nouvelle pédagogie des mathématiques d’utiliser régulièrement dans les manuels
des animaux à associer dans différents ensembles. Nous ne pouvons que constater
que la basse-cour est, ici aussi, entrée dans la classe. Mais surtout, nous
soulignerons la réflexion de Nicolas, estimant qu’il « fallait deviner » la réponse.
L’élève ne reconnaît donc pas dans ce problème une activité de calcul et de réflexion
mais plutôt un genre de déduction où la chance serait certainement la seule capable
d’amener une réponse exacte. Et les parents ne s’y trompent pas quand ils entrent
dans le local et prennent connaissance de l’exercice. Chacun s’y essaye, mêlant
arithmétique et algèbre, pour tenter de résoudre ce problème. La maman de Clotaire
s’interroge : « On leur donne à faire de l’algèbre ? A leur âge ? Je comprends
maintenant pourquoi ils ne peuvent pas suivre. […] Vous direz ce que vous vous
voudrez mais c’est très difficile 77». Cette réaction est en tout point celle décrite par
Despin et Bartholy qui estiment que « les mathématiques à l’école sont certainement
la discipline qui affecte le plus le vécu des parents : ceux-ci ne comprennent plus rien
à ce que leurs enfants font dès leur plus jeune âge 78». La séance de cours se
conclut, après le départ des parents, non par la résolution du problème mais par son
annulation, récompense offerte par la Maîtresse pour la sagesse des enfants lors de
la visite.
B. L’éveil
Si ce n’est pas encore l’appellation « éveil » qui est utilisée au sein de la
classe de Nicolas (celle-ci ne sera imposée qu’en 1969), l’idée de cette discipline est
déjà bien présente. Histoire et sciences sont absentes de l’emploi du temps,
supplantées par la leçon de choses. Quant à la géographie, elle est limitée à un sujet
bien précis : le dessin de la carte de France
77
78
Histoires inédites du petit Nicolas, p 137 - 138
Le poisson rouge dans le Perrier, p 145
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
30
« Demain, nous a dit la Maîtresse, nous aurons une leçon de choses tout à fait
spéciale ; chacun devra apporter un objet, un souvenir de voyage, de préférence.
Nous commenterons chaque objet, nous l’étudierons, et chacun d’entre vous
nous expliquera son origine et les souvenirs qui s’y rattachent. Ce sera, à la fois,
une leçon de choses, un cours de géographie et un exercice de rédaction 79».
Il s’agit bien d’une leçon s’inscrivant en droite ligne dans le courant
pédagogique invitant à l’interdisciplinarité et postulant que l’enfant tire sa
connaissance de l’observation. Le père de Nicolas confirme notre sentiment en
apportant son avis sur cette activité : « C’est une bonne idée ces cours pratiques. La
vue des objets rend la leçon inoubliable. Elle est très bien ta Maîtresse, très
moderne 80». Toutefois, nous pouvons souligner que nulle référence n’est faite aux
savoirs qui pourront être acquis. Certes, le papa insiste sur le côté inoubliable et
l’intérêt de l’observation, la Maîtresse explique que chaque enfant devra s’exprimer
sur le sujet mais rien ne laisse supposer qu’un apprentissage ou un savoir
quelconque sera au rendez-vous. L’épisode s’attaque ainsi à la ligne pédagogique
de Decroly dont nous verrons plus tard qu’elle est sujette à d’autres critiques.
A la question de Clotaire s’interrogeant sur le genre d’objet, la Maîtresse
persiste dans une consigne floue et ambiguë : « un objet intéressant, qui ait une
histoire 81». Souhaitant illustrer par un exemple le genre d’objet pouvant être amené,
l’institutrice cite un de ses anciens élèves ayant apporté un os de dinosaure. Nous ne
pouvons que nous étonner d’une consigne aussi vaste, affublée d’un exemple aussi
insolite, face à des enfants ayant maintes fois fait la preuve du besoin d’un cadre
précis dans les consignes. La réaction de Nicolas, lorsqu’il recherche avec son père
l’objet qu’il pourrait apporter, illustre parfaitement que ce n’est pas la valeur
historique ou propice à l’apprentissage qui l’intéresse mais bien « des choses qui
épateraient drôlement les copains 82». La suite de l’histoire expose parfaitement les
dérives auxquelles il était possible de s’attendre : objets dangereux, précieux ou
complètement dépourvus d’intérêt pour la leçon. « Alceste avait amené un menu
d’un restaurant, Eudes une carte postale de la côte d’Azur ; Agnan, un livre de
79
Le petit Nicolas a des ennuis, p 90
Le petit Nicolas a des ennuis, p 91
81
ibid.
82
ibid.
80
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
31
géographie ; Clotaire avait apporté une excuse, parce qu’il n’avait rien trouvé chez
lui, mais c’est parce qu’il n’avait pas bien compris, il croyait qu’il fallait apporter des
os 83». La séance se clôture sur un véritable capharnaüm au sein de la classe,
s’étant limitée à une faible observation des souvenirs apportés. Aucun apprentissage
n’en découle et, une fois de plus, le cours se solde sur un échec pédagogique.
Lorsque l’agent de police en charge de la circulation devant l’école s’indigne
du comportement des enfants, il décide de prendre l’affaire en charge. « Qu’est-ce
que c’est que cette façon de traverser ? On ne vous apprend donc rien à l’école ?
[…] Je vais m’occuper de cette affaire 84». Interpellée par le Directeur, la Maîtresse
organise une leçon sur le code de la route. Elle ne cache pas aux enfants l’origine de
ce choix : « Pour votre bien, monsieur le Directeur m’a demandé de vous faire une
leçon sur le code de la route. 85». Elle reconnaît pourtant les avoir vus courir
étourdiment dans les rues. Néanmoins, il semble qu’il ait fallu attendre une demande
explicite de la direction pour que celle-ci soit dispensée. Mais « comme l’agent de
police est allé se plaindre à M. le Directeur 86», une leçon sur le code de la route
s’impose. Nous ne pouvons que nous étonner que le programme scolaire soit ainsi
dicté de l’extérieur de l’école, dépossédant ainsi l’enseignante d’une de ses
principales responsabilités.
Interrogeant les enfants sur la définition du code de la route, la Maîtresse
justifie sa leçon en prétextant que la connaissance de ces règles est indispensable
pour devenir un automobiliste averti. « Pour devenir un bon automobiliste, il faut
d’abord être un bon piéton. Et je pense que vous voulez tous devenir de bons
automobilistes, n’est-ce pas ? 87». La motivation invoquée est pour le moins triviale :
ce n’est plus la sécurité des enfants et les connaissances qui sont importantes, mais
c’est la supposition d’un avenir lointain qui devient l’objectif de l’activité. La Maîtresse
trace alors le dessin d’un carrefour au tableau, explique qu’il faut emprunter les
passages protégés et se référer aux feux de signalisation et aux injonctions du
policier. Elle y ajoute quelques règles de bon sens pour traverser la rue : regarder à
83
Le petit Nicolas a des ennuis, p 96
Le petit Nicolas a des ennuis, p 80-81
85
Le petit Nicolas a des ennuis, p 81
86
ibid
87
Le petit Nicolas a des ennuis, p 83
84
32
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
gauche et à droite, ne pas courir ; le cours se limite à la répétition de ces instructions.
Lorsque le Directeur vient s’enquérir de ce qui a été fait, la Maîtresse se réjouit de la
sagesse des enfants : « Ils ont été très sages, et je suis sûre qu’ils ont très bien
compris 88». Réaliste, le Directeur postule qu’il constatera cela dans la pratique.
Comme lui, nous pouvons douter des certitudes de la Maîtresse, peut-on avancer
que les enfants ont bien compris ces notions, juste parce qu’ils ont répété mot à mot
les consignes. Toutefois, il est important de remarquer que pour une fois, un calme
relatif a régné au sein de la classe durant la leçon. Cette attitude pourrait-elle être la
conséquence
d’une
méthode
différente
que
celle
qu’utilise
habituellement
l’enseignante. Lorsque le côté pratique conclut cet épisode, nous pouvons observer,
si besoin en était, qu’une fois de plus, aucun apprentissage n’a été assimilé.
C. La langue française
Si les cours de grammaire sont évoqués, Sempé et Goscinny se gardent bien
de nous en livrer les détails. La Maîtresse use, au contraire, de cet intitulé pour
mettre les élèves en garde, invoquant le cours de grammaire comme la sentence qui
tombera s’ils ne sont pas sages. Par contre, la rédaction de texte est récurrente,
particulièrement dans le cadre des devoirs à domicile.
L’une des rédactions porte le thème suivant : « L’amitié, décrivez votre meilleur
ami
89
». Le papa de Nicolas s’enthousiasme de la richesse du sujet et interroge son
fils sur l’identité de son meilleur ami. Nicolas énumère alors chacun de ses copains,
vantant leurs mérites respectifs, plaçant de fait son père dans une certaine
perplexité. Lorsque le voisin, M. Blédurt, entre dans l’histoire, le papa avance
certains propos qui nous interpelle : « Je dois faire les devoirs de mon fils 90». La
tâche n’est donc plus celle de l’élève mais des adultes. La suite ne fait qu’accentuer
ce constat. M. Blédurt interroge Nicolas sur l’identité de son meilleur ami et lorsque
ce dernier tente de lui répondre, le papa s’interpose, assurant qu’ils n’ont pas besoin
de lui. Une dispute éclate entre les adultes et le jeune garçon en tire une conclusion
évidente : « Moi, j’ai compris que ma rédaction, il valait mieux que je la fasse tout
ibid
Histoires inédites du petit Nicolas, p 301
90
Histoires inédites du petit Nicolas, p 302
88
89
33
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
seul 91». Toutefois, la critique de Sempé et Goscinny s’articule aussi sur le concept
de l’écriture libre, pilier de la pédagogie Freinet. Selon ce dernier, en postulant que
l’enfant possède « le désir puissant de s'exprimer par la plume ou le crayon 92», la
composition de texte est une activité d’un intérêt capital puisque le but est que
l’enfant sente que c’est par l’écriture qu’il pourra se faire comprendre, s’exprimer.
Mais Nicolas ne l’entend pas de cette oreille et ambitionne bien plus une bonne note
pour son devoir qu’un épanouissement personnel dans l’expression.
« J’ai fait une chouette rédaction dans laquelle j’ai dit qu’Agnan était mon meilleur
ami. Ce n’est pas très vrai, mais ça fera plaisir à la Maîtresse, parce qu’Agnan est
son chouchou. […] J’ai eu une très bonne note pour ma rédaction à l’école et la
Maîtresse a écrit sur mon carnet : « Travail très personnel, sujet original
93
».
Cette fois, l’échec éducatif ne cible pas les apprentissages ou les capacités de
l’enfant, mais concerne la méthode. Nicolas se sort glorieusement de son exercice
mais doit sa réussite à l’interprétation des attentes de l’enseignante. La motivation et
les astuces pédagogiques sont tournées en dérision, stipulant que la capacité
d’écrire est un savoir qui n’a pas besoin de chemin de traverse pour être acquis.
S’appuyant sur certains principes de Freinet et Decroly, les auteurs du Petit Nicolas
s’attaquent donc aux méthodes de la « nouvelle pédagogie ». Nous poursuivrons
notre recherche en affinant cette idée et en nous attachant à établir les liens
existants entre trois éminents pédagogues et les histoires de Nicolas et ses copains.
91
Histoires inédites du petit Nicolas, p 305
Freinet, Brochures d'Education Nouvelle Populaire, n°10, 1937, p 10
93
Histoires inédites du petit Nicolas, p 305
92
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
34
V. Trois pédagogues et leur influence sur les
histoires du Petit Nicolas
A. Célestin Freinet
L’épisode « On fait un journal 94» semble clairement fustiger les conseils et les
propositions que prodiguait Célestin Freinet en 1934. Le pédagogue invite, en effet, à
la conception d’un périodique scolaire, utilisant pour ce faire, la technique de
l’imprimerie.
« Orientez-vous dès aujourd'hui vers la rédaction libre. Si vous ne pouvez encore
acheter l'imprimerie, faites l'acquisition d'une pâte à polycopie, notre Géline, par
exemple. Laissez vos élèves rédiger un journal régulier. Participez dès lors à nos
échanges. Et vous aurez ainsi transformé radicalement, à la base, votre,
technique éducative. 95»
Lorsque Maixent apporte une imprimerie à l’école, Rufus propose directement
de réaliser un journal. Notons, toutefois, que l’activité reste confinée dans la cour de
récréation et que Sempé et Goscinny épargnent à la maîtresse la gestion de
l’enthousiasme des élèves. Les enfants discutent du titre du journal, de son contenu
et font même preuve d’une certaine sagacité à laquelle ils ne nous ont pas habitués:
« Si vous mettez vos sales dessins partout, il ne restera plus de place pour imprimer
des choses intéressantes dans le journal 96». Qu’on ne s’y trompe pas, la « nouvelle
pédagogie » n’est pas longtemps défendue. La suite de l’histoire permet aux auteurs
de critiquer les conseils du pédagogue. Ce dernier préconise en effet d’utiliser ce
support pour entamer une correspondance mais Nicolas et ses copains ne
l’entendent pas ainsi : « On va le vendre ! Les journaux c’est fait pour ça : on le vend,
on devient très riches et on peut s’acheter des tas de choses 97». Par la suite, la cour
de récréation devient en quelques minutes le champ de bataille qui la caractérise
Les récrés du petit Nicolas, p 33
Freinet, L’imprimerie à l’école, http://www.freinet.org/icem/archives/ep/2-34/p.28-29.htm
96
Les récrés du petit Nicolas, p 37
97
Les récrés du petit Nicolas, p 38
94
95
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
35
habituellement ; les lettres de l’imprimerie devenant des projectiles. A travers les
mots de Nicolas, les auteurs concluent l’épisode sur une critique véhémente : « Le
journal, on ne le fera pas ! Bah de toute façon, on n’aurait rien eu à raconter dans le
journal 98».
A d’autres reprises, les auteurs de Nicolas fustigent les idées du pédagogue.
Célestin Freinet est en effet un fervent adepte de l’utilisation de matériel
pédagogique. Outre l’imprimerie que nous venons d’exposer, il invite dans ses
principes pédagogiques à l’utilisation du magnétophone ou de l’appareil photos. Une
invitation à laquelle répondent Sempé et Goscinny par les épisodes « on a parlé
dans la radio 99» et « l’appareil de photos 100».
Lorsque la Maîtresse apprend aux enfants qu’ils seront interviewés par des
reporters radio dans le cadre d’une enquête, l’énervement envahit la classe.
Accompagnant les journalistes, le Directeur ne tarit pas d’éloges sur cette action :
« Mes enfants, c’est un grand honneur pour notre école de recevoir la visite de la
radio, qui, par la magie des ondes et le génie de Marconi, répercutera vos paroles
dans des milliers de foyers. Je suis sûr que vous serez sensibles à cet honneur et
que vous serez habités par un sentiment de responsabilité 101». Mais, comme à leur
habitude, prenant le contre-pied des théories de la « nouvelle pédagogie », les
auteurs dressent une caricature acerbe de ce type d’activité qui se clôt par un échec
cuisant. Le soir, à l’heure prévue de la diffusion, la musique remplace le reportage
prévu. Quand Freinet voit en la radio, un matériel capable de satisfaire les besoins
des enfants, on s’attend à une immense déception de la part de Nicolas. L’amertume
est certes présente chez l’enfant, non pour ne pas s’entendre à la radio, mais plutôt
envers les journalistes qui « ont dû être drôlement déçus 102».
Les récrés du petit Nicolas, p 41
Le petit Nicolas et les copains, p 42
100
Les récrés du petit Nicolas, p 67
101
Le petit Nicolas et les copains, p 43
102
Le petit Nicolas et les copains, p 50
98
99
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
36
Enfin, l’appareil photo que Nicolas reçoit un matin, juste avant son départ pour
l’école, devient lui aussi, une arme contre la pédagogie active. L’objet apporté au
sein de la classe a tôt fait de dissiper les élèves. « En classe, j’ai montré mon
appareil photo à Alceste. […] Alors Alceste s’est retourné et en a parlé à Eudes et à
Rufus qui sont assis derrière nous. Ils ont prévenu Geoffroy, qui a envoyé un petit
papier à Maixent, qui l’a passé à Joachim, qui a réveillé Clotaire 103».
Ce n’est pas tant les procédés pédagogiques de Freinet que dénoncent Sempé
et Goscinny que la distraction et la dissipation des enfants lors de l’introduction
d’objets inhabituels dans la classe. Comme nous avons pu le constater dans les
épisodes de l’imprimerie ou de l’appareil photos, les élèves peuvent faire preuve d’un
certain discernement dans l’utilisation de ces outils mais l’apprentissage laisse vite la
place au jeu et aux querelles enfantines. On peut donc supposer que les auteurs de
Nicolas mettent en doute la capacité d’instruire en ayant recours à ces procédés
pédagogiques. Cette impression se confirme dans l’achèvement de chacun de ces
épisodes qui se conclut par l’abandon de l’outil et le retour à un enseignement plus
classique.
Le dessin libre est l’un des piliers de la pédagogie Freinet : « Au lieu de vous
obstiner à faire faire du dessin scolastique à vos élèves, de les assommer avec vos
modèles, vos perspectives et vos décorations, orientez-vous délibérément vers le
dessin libre. Donnez du papier et des couleurs à vos élèves et laissez-les réaliser
librement. Vous verrez les résultats 104». Ces recommandations sont suivies au pied
de la lettre par la Maîtresse lorsqu’elle organise un cours de dessin sous le prétexte
de récompenser une sagesse approximative des élèves durant la semaine. Si tout
d’abord, elle dicte une consigne dirigée, « Vous allez faire un dessin d’après nature.
Vous allez dessiner cette pomme 105», elle se rétracte rapidement en ajoutant : « si
vous ne voyez pas la pomme, vous n’avez qu’à dessiner autre chose 106».
103
Les récrés du petit Nicolas, p 67
Freinet, Brochures d’Education Nouvelle Populaire, n°14,1939,
105
Histoires inédites du petit Nicolas, p 175
106
ibid
104
37
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
L’illustration que propose Sempé démontre l’absence totale d’investissement
de l’institutrice puisqu’on y voit les enfants observant la pomme posée sur le bureau
laissé vide par la Maîtresse. De discussion en dispute, le ton monte et les élèves
commencent à se battre sans qu’aucun rappel à l’ordre ne soit fait. Ce n’est que
l’entrée du Directeur dans la classe qui permet au calme de revenir. Ce dernier
s’enquiert de l’objectif et du cadre de la leçon et punit les élèves de ne pas avoir
respecté la consigne. La Maîtresse, quant à elle, semble rester impassible.
B. Ovide Decroly
« Pour Decroly, l’intérêt est le levier par excellence du développement de
l’enfant. Le but poursuivi est de créer un lien entre toutes les matières abordées, de
les faire diverger et converger 107». La description que nous livre Jean Houssaye de
la pédagogie d’Ovide Decroly reflète parfaitement la leçon de choses organisée par
la
Maîtresse.
Associant
l’affectivité
à
l’enseignement,
l’institutrice
introduit
l’interdisciplinarité au sein de sa classe. Mais comme nous avons pu le constater,
l’activité vire rapidement à la déroute et se limite à une phase d’observation des plus
éphémère. Tout comme pour la pédagogie de Freinet, les auteurs de Nicolas
admettent indirectement qu’il est possible d’attiser la motivation des élèves et leur
intérêt par certaines techniques, mais soulignent surtout que celles-ci ne doivent en
aucun cas être une finalité. Il est en effet plus que légitime de ne pas croire que
seule l’observation ou la manipulation puissent être sources universelles du savoir.
Tout comme Célestin Freinet, Decroly attend de l’école qu’elle s’ouvre sur le
monde, que les sorties soient riches d’observation, d’apprentissage et de
découverte. Au cirque, au musée ou à la campagne, Nicolas et ses copains ne sont
pas privés d’excursions. Récompensés pour avoir été sages quelques jours ou pour
simplement avoir obtenu la moyenne à une évaluation, ils sont emmenés par la
Maîtresse dans différents endroits. La visite du musée pourrait s’avérer enrichissante
sous les explications de l’enseignante. Mais dès le début, le gardien doit déjà
intervenir pour rappeler que les enfants ne doivent pas toucher les tableaux. Par la
suite, Nicolas nous confie que « pendant que la Maîtresse continuait à expliquer,
107
Quinze pédagogues et leur influence, p 139
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
38
nous avons fait des glissades. 108». Transformé en cours de récréation, le musée ne
retrouve son calme que par l’intervention du gardien une seconde fois. Ce dernier
semble interpellé par le manque de discipline et de tenue des élèves. Il interroge
l’enseignante en demandant s’il ne serait pas préférable de quitter le musée. Celle-ci
acquiesce et le départ s’organise rapidement sans que les enfants n’aient observé
un tableau ou appris quoi que ce soit. Il est évident que les élèves assimilent visites
et sorties à un moment récréatif. Nicolas le confirme : « C’est drôlement amusant
quand on sort tous ensemble comme ça. C’est dommage que la Maîtresse, qui est
pourtant gentille, ne veuille pas le faire autant. 109»
C. Maria Montessori
Nous clôturerons notre rapide tour d’horizon des pédagogues par l’analyse des
principes de Maria Montessori en regard de la personnalité de la Maîtresse. Comme
le souligne Jean Houssaye, la doctoresse brosse, dans son œuvre, « le portrait du
nouvel instituteur, ou comme elle le répète sans cesse, de la nouvelle institutrice 110».
Il est en effet intéressant de souligner que la Maîtresse est le seul membre féminin
de l’équipe éducative. Le genre de l’enseignante pourrait donc être un choix délibéré
des auteurs pour affirmer son appartenance à cette nouvelle orientation
pédagogique.
« Il faudrait que les instituteurs fussent de belle prestance, bien soignés, pleins
d'attraits, que leurs gestes comme leur modulation de voix fussent préparés avec le
soin qu'apportent les artistes dramatiques à la lecture »111 déclare Maria Montessori.
Cette recommandation de la pédagogue nous rappelle les observations que nous
avons faites lors du portrait de la Maîtresse, où nous postulions que l’enseignante ne
possédait que l’apparence extérieure de sa fonction.
108
Les récrés du petit Nicolas, p 101
Les récrés du petit Nicolas, p 97
110
Quinze pédagogues et leur influence, p 164
111
Montessori, La pédagogie scientifique, in http://www.silapedagogie.com/maria_montessori.htm
109
39
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
Le profil idéal de l’institutrice que détaille Montessori coïncide en de nombreux
points avec l’effigie de la Maîtresse. La pédagogue invite en effet à renoncer à
l’autorité traditionnelle et à faire passer « son activité à l’arrière-plan au profit de
l’activité des enfants 112». Après avoir analysé plusieurs séquences de la classe,
nous ne pouvons que constater que l’institutrice de Nicolas semble considérer ces
conseils comme un catéchisme et les appliquer à la lettre. Ce sentiment se confirme
lorsqu’on envisage l’enseignante idéale, selon Montessori, qui doit se distinguer
« avant tout par l’attitude qu’elle adopte vis-à-vis de l’enfant : elle n’est plus l’adulte,
voulant dominer l’enfant, vivant en conflit permanent avec lui. […] La nouvelle
institutrice ne corrige pas les erreurs de l’enfant, mais au contraire elle a plutôt pris
conscience de ses erreurs à elle
113
». Toutefois cette dernière injonction est
certainement le principal défaut de l’institutrice, faille fatale par laquelle Sempé et
Goscinny se glissent pour pointer les dérives possibles de ce pédagogisme. Jamais
la Maîtresse ne remet en cause sa pédagogie, ses faiblesses ou ses défauts ; elle
persiste continuellement dans les mêmes travers et finit par nous donner le
sentiment d’un cuisant échec éducatif.
« Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » est un mot
d’ordre de Montessori. La pédagogue postule qu’il « faut que chaque objet ait sa
place fixe 114» afin de pouvoir optimiser le travail des enfants. Cette dimension est
d’une importance capitale dans sa ligne pédagogique, invitant même à la
construction
déterminés
de
meubles
spécifiques
« destinés
à
recevoir
des
objets
115
». Accentuant ces recommandations, Sempé et Goscinny nous livrent,
dans l’épisode Les chaises116 ainsi que dans La pluie117, des situations cocasses qui
caricaturent le désarroi des enfants dès le moindre déplacement de meubles ou de
place dans le local. Contraints d’investir la buanderie suite à un problème de
chauffage dans la classe, la Maîtresse doit rapidement aménager le local. Elle
n’hésite pas à utiliser le terme « expédition 118» lors de l’envoi des élèves dans la
salle à manger pour y récupérer des chaises. Les auteurs profitent de la situation
112
Quinze pédagogues et leur influence, p 164
Quinze pédagogues et leur influence, p 165
114
Montessori, L’enfant au travail, p 2
115
ibid
116
Le petit Nicolas a des ennuis, p 43
117
Le petit Nicolas et les copains, p 76
118
Le petit Nicolas a des ennuis, p 45
113
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
40
pour pointer le paradoxe de cette pédagogie qui insiste tant sur une organisation
spatiale minutieuse tout en s’enorgueillissant de viser l’autonomie de l’enfant. Ainsi
lorsque la Maîtresse punit Clotaire, ce dernier est incapable de répondre à ses
injonctions.
« - Clotaire ! Allez au coin !
- Lequel, mademoiselle ? a demandé Clotaire.
Parce que c’est vrai, en classe, Clotaire va toujours au même coin, celui qui est
à gauche du tableau, mais là, dans la buanderie, tout est différent et Clotaire
n’est pas encore habitué. 119»
La méthode proposée par Montessori invite à constituer des classes brassant
différents niveaux d’âge. Nous constations précédemment qu’au long des récits,
Nicolas et ses copains ne changent ni d’institutrice, ni de classe et que nous ne
connaissons jamais leur âge exact. Tout en permettant aux auteurs de donner un
caractère d’abstraction aux personnages, cette situation invite également à la
comparaison avec une classe de la pédagogie Montessori.
Enfin,
les auteurs
s’attaquent
à la conception de non compétitivité
caractéristique de cette pédagogie. Si Agnan ou Clotaire sont respectivement
désignés comme premier et dernier de la classe, il n’est pas anodin de souligner que
ce classement est produit directement par les élèves. La remise des prix120 lors de la
fin d’année scolaire illustre parfaitement les recommandations de Montessori qui
exhorte de « ne jamais laisser un enfant expérimenter une situation d'échec jusqu'à
ce qu'il ait une chance raisonnable de succès 121». Chaque élève est congratulé pour
l’une ou l’autre caractéristique, les lacunes des apprentissages étant occultées par
des récompenses parfois insolites telles que celle de l’éloquence que remporte
Nicolas, non pas pour la qualité, mais pour la quantité.
119
Le petit Nicolas a des ennuis, p 48-49
Les récrés du Petit Nicolas, pp 133-138
121
Montessori in http://www.montessorienfrance.com/html/classe.htm
120
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
41
VI. Conclusion
« Demain, a dit la Maîtresse, nous allons faire des expériences scientifiques.
Vous apporterez chacun une forme de liquide et nous analyserons ensemble
les propriétés de chacun d’entre eux.
- Mais quel genre de liquide il faudra apporter, mademoiselle ? a demandé
Clotaire.
- Peu importe, a répondu la Maîtresse, plus il y aura de sortes mieux ce sera.
Le lendemain, on était tous très énervés et on est tous arrivés à l’école avec
une bouteille en main. Geoffroy, qui a un papa qui est très riche, avait apporté
une bouteille de champagne. Alceste, un chouette copain qui mange tout le
temps, avait un thermos avec du cacao et il trempait son croissant dedans en
marchant. Maixent, il avait apporté une bouteille de bière ; Agnan, Eudes et moi,
on avait une bouteille d’eau gazeuse et Clotaire, lui, il avait apporté une excuse
parce qu’il avait pas compris ce qu’il devait apporter. Le Bouillon est allé sonner
la cloche et on est entré en classe.
- Bon, a dit la Maîtresse, voyons un peu ce que vous avez apporté. Mettez les
bouteilles devant vous, sur votre pupitre.
La Maîtresse nous a demandé de dire tout haut ce que nous avions apporté et
de verser ensuite le contenu de notre bouteille dans un verre transparent. On a
tous rempli nos verres, sauf Alceste qui n’avait plus de cacao parce qu’il avait
tout bu pendant la récré. La Maîtresse nous a dit de tremper notre doigt dans le
liquide et de dire ce que nous sentions.
- Les petites bulles piquent sur mes doigts, a dit Eudes
- Moi aussi, j’ai dit, je sens que ça pique.
- Bien, a dit la Maîtresse, que pourrions-nous tremper d’autre dans le liquide ?
- Maîtresse, si on mettait le poisson rouge dans le Perrier ?, a dit Clotaire 122»
122
Production personnelle largement inspirée de l’épisode La leçon de choses, in Le petit Nicolas a
des ennuis
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
42
Qu’on ne s’y trompe pas, ce texte n’est pas issu des aventures du Petit
Nicolas ; il ne s’agit que d’une production personnelle largement inspirée d’un
épisode du jeune écolier. Quant à la dernière phrase, elle provient d’un guide
d’enseignement des sciences écrit sous la direction de R. Tavernier et elle sera, par
la suite, utilisée pour le titre de l’œuvre de Despin et Bartholy. Toutefois, l’ambiguïté
qu’elle peut générer, hors de son contexte, reflète toute la richesse de nos
découvertes lors de l’étude des récits du petit Nicolas.
Derrière le texte humoristique au langage enfantin, nous avons pu découvrir
une critique, parfois acerbe, de « la nouvelle pédagogie ». Freinet, Decroly ou
Montessori n’y sont toutefois pas cités mais on ne peut occulter les nombreuses
références à leurs préceptes. De la création du journal à l’attitude de la Maîtresse,
Sempé et Goscinny nous offre un pamphlet virulent de ces nouvelles méthodes qui
pointent dans les établissements d’enseignement primaire au début des années 60.
Mais notre analyse serait incomplète si nous ne soulevions pas lors cette conclusion,
les oppositions, voire les rivalités, qui interviennent au sein de l’équipe éducative.
Le rôle de l’école, sa finalité, son organisation sont autant de thèmes qui
opposent d’une part le Directeur et le surveillant, d’autre part la Maîtresse. L’école
doit-elle instruire ou éduquer ? Le débat est loin d’être récent et a toujours provoqué
des discussions entre opposants et partisans de l’une ou l’autre conception.
Adhérant aux idées de Condorcet, le Directeur ou M. Dubon, représentent le concept
que « l’éducation publique doit se borner à la seule instruction publique 123». Fidèle
aux idées de Montessori, l’institutrice de Nicolas est avant tout présente pour
l’éducation de ses élèves. L’instruction est loin d’être sa principale préoccupation à
l’inverse du Directeur qui postule que l’ignorance est le pire des maux dont pourraient
souffrir les enfants et qui risquerait de les entraîner « au bagne ». Les parents de
Nicolas, quant à eux, s’interrogent au fil de l’histoire sur ce rôle de l’école. Si le père
peut parfois se montrer catégorique en affirmant que « l’éducation de mon enfant ne
concerne que moi 124», la mère est affligée en entendant son fils prononcer certaines
insultes. La faute est alors renvoyée vers l’école, accusée de ne pas s’occuper de
123
124
Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, p 82
Le petit Nicolas a des ennuis, p 118
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
43
l’éducation du jeune enfant : « Je vois qu’à l’école, on soigne ton éducation 125».
Poser la question des limites du rôle de l’école amène inexorablement d’autres
interrogations et en particulier, qui doit éduquer ?
Aux sorties de l’institutrice au cirque ou au musée vient se heurter la
stupéfaction de M. Dubon de découvrir, au fil des jours, une roulette de casino ou un
coupe-papier en forme de poignard au sein de la cour de récréation. Ces quelques
exemples ne sont qu’un mince voile qui occulte un sujet bien plus complexe : l’école
doit-elle être ouverte sur l’extérieur ou l’institution doit-elle « s’intercaler entre le
monde et le domaine privé […] pour permettre la transition entre la famille et le
monde 126» ? La position du Directeur semble plus nuancée. Sans avoir
constamment recours, comme l’enseignante, au monde extérieur de l’école, il
n’hésite pas à solliciter ses élèves pour la préparation d’un défilé saluant la venue du
ministre ou de les récompenser en les amenant à la campagne. Au conservatisme de
M. Dubon et de sa nostalgie du « bon vieux temps » vient donc s’opposer le
libéralisme de l’institutrice. Ce clivage, loin d’être réduit de nos jours, est encore très
marqué sur de nombreux thèmes qui animent l’école.
Enfin, on perçoit très clairement, au sein de la classe de Nicolas, que la
pédagogie vient, peu à peu, supplanter la didactique. Les propos de l’inspecteur en
sont caractéristiques lorsqu’il exhorte l’enseignante à « faire preuve d’un peu de
psychologie élémentaire 127». Les activités organisées par la Maîtresse viennent
supplanter les leçons traditionnelles, l’interdisciplinarité qu’offre la leçon de choses
est applaudie, reléguant le cours de grammaire ou la dictée au rang de menace ou
de punition.
Toutefois, bien que de nombreux points opposent la Maîtresse à son chef
d’établissement et au surveillant, une préoccupation commune les anime : les élèves.
Il ne fait aucun doute que tous veulent « favoriser l’émergence d’un sujet autonome
et responsable, […] d’une personne apte à vivre en société 128». Derrière les
125
Histoires inédites du petit Nicolas, p 608
Hannah Arendt, La crise de l’éducation, in La crise de la culture, p 242
127
Le petit Nicolas, p 40
128
Solère-Queval S, L'école entre république et démocratie, in Les valeurs au risque de l'école,
p 175
126
LA VISION DE L’ÉDUCATION DANS LES HISTOIRES DU PETIT NICOLAS
44
différents personnages du corps éducatif, nous retrouvons donc la représentation
des démocrates et des républicains, certes divisés quant aux moyens mais
rassemblés autour de la même valeur.
Mais loin des discussions qui opposent les deux camps à un niveau supérieur
de décision, c’est le silence assourdissant qui règne au sein de l’école qui nous
interpelle. Les deux conceptions coexistent dans ce vase clos, s’ignorant, refusant le
moindre dialogue. Le Directeur se garde de toute remarque envers l’enseignante, la
privant ainsi tant de recommandations que de critiques. Cette dernière, dans la tour
d’ivoire que représente sa classe, cumule les échecs mais ne se tourne jamais vers
son supérieur ou ses collègues pour y quérir quelques conseils. C’est le jeu subtil
des situations qui permet à Sempé et Goscinny d’opposer les deux représentations.
Le sentiment d’échec éducatif est donc utilisé pour pointer les failles de l’une ou
l’autre, les auteurs s’amusant surtout à stigmatiser le pédagogisme et les dérives
qu’il peut engendrer.
L’œuvre qui illumina nos lectures d’enfant nous a permis d’ouvrir les portes
d’une recherche insolite, imprévue, parfois cocasse mais ô combien enrichissante.
Notre propos n’était aucunement d’octroyer aux aventures de Nicolas le titre de
brûlot de la « nouvelle pédagogie » ou de présupposer de l’intention des auteurs de
critiquer un système d’enseignement. Toutefois, force est de constater que le nombre
de coïncidences et de liens n’ont fait que s’accroître au fil de nos recherches. Quelle
que soit l’orientation que désiraient donner Sempé et Goscinny à leurs récits, nous
pouvons, à présent, affirmer que ceux-ci ont au moins le mérite d’inviter au
questionnement et à la réflexion. Et n’est-ce pas déjà la qualité primordiale que nous
pouvons attendre d’une lecture ?
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Bibliographie
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