abraham moles - Revue des sciences sociales
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abraham moles - Revue des sciences sociales
Stéphane Jonas Université Marc Bloch, Strasbourg Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe” (UMR du CNRS n° 7043) <[email protected]> Abraham Moles l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (1961-1968) A braham Moles (1920-1992), figure éminente de la psychologie sociale des communications, discipline qui connaît un essor considérable à partir de la seconde moitié du XXe siècle en France et en Europe, arrive de Paris à l’Université de Strasbourg en 1961, pour occuper le poste d’assistant de sociologie devenu disponible. Ce poste était attaché à la chaire de sociologie – unique en France en dehors de celle de la Sorbonne – créée en 1919 à Strasbourg, au moment du retour de l’Alsace à la France. Cette chaire, qui avait été gelée depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, vient enfin d’être réoccupée par l’élection d’Henri Lefebvre (1901-1991), philosophe marxiste, Docteur ès Lettres, qui n’est pas encore le sociologue qu’on connaîtra après la révolte des étudiants de 1968. Pour le « tandem » Lefebvre-Moles, c’est le premier poste universitaire statutaire. Henri Lefebvre a 60 ans, Abraham Moles en a 411. Ils arrivent à Strasbourg à un moment historique qui est celui de la fin de la misère dans laquelle étaient tenues la sociologie et la psychologie sociale universitaires en France, et du début du combat de 142 ces deux disciplines, qui veulent respectivement reprendre et prendre une place de choix dans le mouvement des sciences sociales modernes. En effet, comme l’écrira en 1981 le sociologue Jacques Lautman : « En 1946, la sociologie n’est presque pas enseignée malgré l’importance du legs durkheimien : une chaire avec Georges Davy, disciple direct du maître à la Sorbonne, un jeune assistant François Bourricaud, une chaire à Strasbourg occupée par Georges Gurvitch (…) pour qui un poste va être créé à la Sorbonne ; à Bordeaux Jean Stoetzel enseigne la psychologie sociale »2. Une véritable lutte s’engage donc en France à partir des années 1955-1960, pour créer un certificat de sociologie autonome et indépendant ; une lutte menée dans des conditions difficiles, puisqu’en 1952 il n’y a encore que six postes de sociologie, bien qu’il y en ait déjà eu quatre en 1910. Les thèses de « sociologie » soutenues sont également en stagnation dans la première moitié du XXe siècle par rapport au dernier tiers du XIXe. Cette lutte aboutit à Strasbourg, en première étape, à la création d’un Certificat d’Études Supérieures (CES) ès Lettres (décret du 20 septembre 1920) avec mention « Sociologie ». Pour pouvoir constituer un cursus du second cycle (le premier étant la Propédeutique), il devient désormais possible de passer à la Faculté des Lettres une « licence libre », mention sociologie, en définissant les disciplines obligatoires au choix et en indiquant les disciplines prises comme éléments d’option. Tous ces éléments ont été ajoutés à celui de la mention « sociologie générale » et permettent d’obtenir une licence. La deuxième année du second cycle est composée de l’enseignement de sociologie générale, des enquêtes, de la méthodologie et de la soutenance d’un mémoire. On obtient ainsi un Diplôme d’Études Supérieures (DES), correspondant à ce qui deviendra la Maîtrise (diplôme à bac + 4). L’obtention d’un DES exigea la présence d’un professeur dans le jury de mémoire. Plusieurs professeurs qui sont à la tête des sciences sociales et humaines décident dans les années 1955-1960 de transformer l’université française traditionnelle – qui n’est alors pas encore une université de masse – pour répondre à la nouvelle demande scientifique Stéphane Jonas Abraham Moles, l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm et sociale qui frappe de plus en plus impérieusement et impatiemment à la porte. Pour répondre intelligemment, il faut en priorité créer à l’intérieur de l’Université des relations nouvelles d’interdépendance entre les différentes disciplines de la Faculté des Lettres qui doivent constituer le socle thématique et méthodologique de l’enseignement de la sociologie : sociologie générale obligatoire, plus deux disciplines obligatoires sur les quatre suivantes : économie, psychologie sociale, démographie et ethnologie, plus un élément libre à choisir entre histoire, philosophie et géographie. Je suis participant-témoin de ce montage, puisque je termine à l’époque ma licence dans la première promotion, en 1961. De plus, j’ai lutté en tant que membre élu du collectif d’étudiants en sociologie, pour le renforcement de cette nouvelle discipline ainsi créée3. Remarquons ici, sans développer le sujet, que vers la fin du XIXe siècle, des relations d’interdépendance prometteuses s‘étaient déjà tissées entre les différentes disciplines qui composaient les sciences sociales, notamment dans le cadre de l’Institut International de Sociologie créé à Paris par René Worms en 1893. Nous y trouvons des leaders allemands de leur discipline aussi divers que Wilhelm Wundt, Georg Simmel, Gustav Schmoller, Lujo Brentano, Ferdinand Tönnies et Ludwig Gumplowicz. La sociologie à Strasbourg au tournant des années soixante n Comme dans le cas de toutes les grandes mutations structurelles, il faut effectuer des transactions (au sens qu’a ce terme chez Jean Rémy et Maurice Blanc) : on pourrait analyser à l’aide des grilles de lecture de la polémologie la situation existant entre les disciplines impliquées dans le présent mais aussi dans le passé, ainsi qu’entre les « leaders » de ces disciplines, au plan local et entre leurs alliés respectifs à Paris-Sorbonne. Il faut pour commencer répondre positivement à l’initiative décisive du professeur Georges Gusdorf (1913-2000) de créer un cursus de sociologie, tout en freinant la domina- tion de la philosophie qui par le passé englobait notre discipline, mais qui a été, aussi, décisive au niveau des nominations des enseignants. Rappelons qu’à la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg, redevenue française en 1918, c’est la Section de philosophie qui détenait et gérait l’Institut de Sociologie et sa chaire de sociologiepédagogie, occupée entre 1919 et 1935 par Maurice Halbwachs (1877-1945), ainsi que l’Institut de Psychologie et sa chaire, occupée par le philosophe et médecin Charles Blondel (1876-1939) entre 1919 et 1937. Georges Gusdorf, qui a accueilli la sociologie – mais aussi la psychologie et l’ethnologie – dans « sa maison » du 1 rue Goethe (l’ancienne villa de ce quartier allemand a été démolie), a son mot à dire sur le développement de la sociologie et son influence est décisive dans la venue d’Henri Lefebvre et d’Abraham Moles à Strasbourg. La géographie humaine a toujours joué un rôle fondamental dans le développement de la sociologie, aussi bien en Allemagne grâce à son fondateur Friedrich Ratzel, qu’en France grâce à Vidal de la Blache et ses successeurs. Le représentant le plus important de la géographie humaine locale, Etienne Juillard (1914-2006), crée en 1959 un Certificat d’Études Supérieures (CES) de démographie attaché à l’Institut de Géographie, et les géographes deviennent ainsi incontournables pour le cursus de sociologie. D’autant plus qu’ils ont alors une avance énorme sur les sociologues dans le domaine des enquêtes sur le terrain : ce sont eux qui m’ont initié dans ce domaine. Ils ont donc à l’époque un impact certain dans le développement de la sociologie4. Le professeur de psychologie Didier Anzieu (1923-1999), peu après sa nomination en 1955 à la chaire de psychologie, crée un CES de psychologie sociale, qui, rappelons-le, est un des éléments obligatoires au choix du cursus de sociologie. Au plan national, cet enseignement est alors dominé par la figure de Gurvitch. À Strasbourg la tradition psychologique est différente : elle est clinique, investigatrice et psychanalytique. Didier Anzieu est un disciple du professeur David Lagache, sur poste à Strasbourg entre 1937 et 1949, et qui a dirigé sa thèse d’État5. Anzieu soutient l’élection d’Henri Lefebvre. Ils se connaissent, ils sont tous les deux membres du comité scientifique pour la publication des œuvres de Blaise Pascal. Anzieu ne peut pas être neutre dans la création d’un cursus de sociologie, puisque cette discipline est un élément obligatoire du cursus de psychologie. Il ne laissera pas intervenir Abraham Moles dans l’enseignement du cursus de psychologie sociale jusqu’à son départ pour Nanterre en 1965, sans doute parce qu’il ne veut pas laisser entrer à Strasbourg la psychologie de Kurt Lewin et la psychologie sociale américaine dont Abraham Moles est déjà un partisan connu. La Faculté des Lettres a également créé une chaire d’ethnologie, occupée par Dominique Zahan (1915-1991), d’origine roumaine, élève et disciple de l’africaniste Marcel Griaule. Zahan crée en 1960 à son tour immédiatement un Institut d’Ethnologie et un CES d’ethnologie. Georges Gusdorf était farouchement opposé à l’élection de Zahan, mais les sociologues de la Sorbonne l’ont imposé. Les sociologues durkheimiens exercent en effet depuis Marcel Mauss un « incontestable impérialisme sociologique » sur l’ethnologie, pour reprendre la formule du Professeur Pierre Erny, qui considérait encore en 1980 que cette situation perdurait à Strasbourg : il faut selon lui attendre la naissance des commissions de spécialistes en ethnologie pour que cette discipline prenne toute son autonomie universitaire dans la désignation de ses enseignants6. Dans ces conditions, Dominique Zahan n’arrivera à peser sérieusement, ni dans la définition du cursus sociologique, ni sur le choix des enseignants nommés en sociologie. À cet endroit, il faut également évoquer deux acteurs importants pour l’avenir de la sociologie à Strasbourg : les sciences historiques et le Professeur Georges Livet (1916-2002), historien, Assesseur (1959-1963) et Doyen (1963‑1969) de la Faculté des Lettres. J’étais son étudiant en histoire, et il a dirigé plus tard ma thèse d’État en sociologie. Je me suis souvent demandé si l’idée de réintroduire le cursus sociologique et d’en faire une véritable 143 formation, avec trois cycles d’études complets, ne venait pas à l’origine de lui, et non de Georges Gusdorf. Toujours est-il qu’ils avaient intérêt à s’entendre sur le plan local, pour profiter des dissensions qui divisaient les Parisiens sur le nom et la personnalité du professeur de sociologie à nommer à Strasbourg. Georges Gusdorf prend contact avec Gurvitch. Le Doyen Livet reprend langue de son côté avec Raymond Aron (1905-1983), qui a envoyé en 1959 un de ses thésards, Jean Moreau-Reibel, pour introduire à Strasbourg l’enseignement de la sociologie générale. Le choix du Doyen Livet est prémédité et nous renvoie à l’histoire de la sociologie de l’entre-deux-guerres et de ses rapports tumultueux avec la science historique. On sait que les durkheimiens voulaient faire de l’histoire la « servante de la sociologie »7. Cette conception, très éloignée du principe d’une interrelation équilibrée entre les disciplines composant les sciences sociales, préoccupait déjà à Strasbourg les créateurs des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre8, et le débat entre les deux disciplines est loin d’être clos. J’ai retenu une phrase du Doyen Livet qu’il m’adresse au début des années 1980 : « l’histoire a besoin de la sociologie, comme la sociologie a besoin de l’histoire, comme le considérait Max Weber à la différence d’Émile Durkheim ». Georges Livet était logique envers lui-même, puisqu’il est intervenu pendant longtemps dans le cursus des enseignements de la sociologie. Et les sociologues le lui ont bien rendu, puisque Julien Freund, un weberien bien connu, devait par la suite, au début de ma carrière et pendant plusieurs années, m’envoyer participer au cursus d’histoire où j’ai succèdé à Freddy Raphaël. Déterminismes parisiens, transactions alsaciennes Abraham Moles 144 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » n Le décor strasbourgeois au moment de la relance de la chaire de sociologie et de l’arrivée d’Henri Lefebvre et d’Abraham Moles est donc bien planté. Il nous faut cependant revenir au contexte universitaire parisien, normalien et académique, car Paris est un codécideur important dans ce domaine. Si ce sont bien les durkheimiens qui ont décidé de la nomination de Maurice Halbwachs en 1919, ce n’est plus le cas de celle de Georges Gurvitch (1894-1965), nommé à sa place en 1935, et qui reste à Strasbourg (excepté les années d’occupation de 1939-1944) jusqu’en 1948, quand on lui crée un poste de professeur à la Sorbonne. Devenu une figure incontestée de la sociologie française universitaire entre 1948 et 1955, avant que Raymond Aron ne lui dispute la vedette, Georges Gurvitch est à l’origine d’une sociologie pluraliste expansive et a constitué de puissants réseaux9. Docteur ès Lettres, ce philosophe est, avec Maurice Halbwachs, un des meilleurs connaisseurs de la philosophie et de la sociologie allemandes en France (en dehors de Raymond Aron justement), Stéphane Jonas Abraham Moles, l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm et il a soutenu, du temps où il était en poste à Strasbourg, l’importance des sciences sociales allemandes. Il veut imposer son candidat à Strasbourg. Raymond Aron (1905-1983) est un condisciple de Sartre et de Nizan à l’École Normale Supérieure. Politologue, philosophe et sociologue, professeur à l’Institut d’Études Politiques, il est nommé en 1955 sur la chaire de sociologie créée pour Durkheim et occupée jusque-là par son disciple Georges Davy. Raymond Aron commence alors un long combat universitaire pour permettre à la sociologie française une réception correcte des travaux de Max Weber et de la sociologie compréhensive allemande. Son action concerne aussi la chaire de sociologie strasbourgeoise. Dans une première étape, c’est un protégé de Gurvitch, Henri Lefebvre, Docteur d’État ès Lettres, philosophe et sociologue marxiste, qui pose en 1959 sa candidature pour la chaire de sociologie de Strasbourg. Malgré l’avis favorable de Gusdorf et d’Anzieu, une coalition de professeurs opposants, avec à sa tête le professeur de géographie Etienne Juillard, rejette deux années de suite la candidature d’Henri Lefebvre. Il ne faut pas, à mon avis, voir dans cette lutte d’influences une bataille de chefs : il s’agit plutôt de trouver un accord sur l’esprit de la composition du cursus de sociologie entre les disciplines directement intéressées. Le Doyen Livet réussira à trouver le compromis en proposant une transaction : Henri Lefebvre est accepté, et la Faculté des Lettres va créer un poste d’assistant de sociologie pour lequel Lefebvre doit présenter un candidat qui conviendra à toutes les parties concernées (aux anciens « amis » et « ennemis », pour reprendre une terminologie polémologique). C’est ainsi qu’Abraham Moles, premier et unique candidat présenté par Henri Lefebvre, arrivera à l’Université de Strasbourg en 1961. Mais Raymond Aron est encore présent : il est dans les coulisses, parce que pendant les deux années de rejet de Lefebvre, c’est son thésard MoreauReibel qui occupe un poste d’assistant pour enseigner la sociologie générale. Raymond Aron retire son thésard, sous prétexte qu’il n’a pas terminé sa thèse comme promis. Abraham Moles peut alors prendre sa place, qu’il gardera pendant cinq ans, puis son poste d’assistant sera transformé en poste de maître-assistant, au regard de ses références scientifiques et de ses qualités d’enseignant10. Pour l’histoire de la Faculté des Sciences Sociales, on peut se poser une question : pourquoi Raymond Aron a-t-il envoyé Moreau-Reibel à Strasbourg pour enseigner la sociologie générale, et non son thésard alsacien Julien Freund, agrégé de philosophie, professeur de lycée, inscrit chez lui pour une thèse d’État de sociologie politique depuis 1950 ? D’autant que Julien Freund (1921-1993), qui sera le fondateur de notre Faculté, vient de terminer en 1958 la traduction en français de l’ouvrage Le savant et la politique, une des œuvres majeures de Max Weber, traduction qui sera publiée en 1959. La seule hypothèse que j’entrevois en réponse à cette interrogation est la volonté qu’avait alors Raymond Aron de maintenir aussi longtemps que possible son influence exclusive sur les études weberiennes en France. Julien Freund termine sa thèse d’État sur l’essence du politique en 1964 et il n’accèdera à la chaire de sociologie strasbourgeoise qu’après le départ d’Henri Lefebvre pour Nanterre en 1965. La même année Abraham Moles est nommé professeur de psychologie sociale à l’Université de Strasbourg. Dans la biographie scientifique et pédagogique d’Abraham Moles que rédige sa compagne Elisabeth Rohmer-Moles en 1989, l’arrivée de Moles à Strasbourg est présentée ainsi : il est venu « à l’appel d’Henri Lefebvre et de Georges Gusdorf »11. Mais dans les conversations avec les étudiants des années soixante-dix, après le départ d’Henri Lefebvre pour Nanterre, il a parfois laissé entendre que ce dernier avait dû être conseillé à son sujet, puisqu’ils ne se connaissaient que très peu. Il a aussi souvent souligné qu’Henri Lefebvre a toujours respecté l’autonomie de ses assistants ou de ses maîtres-assistants aussi bien à Strasbourg qu’à Nanterre (Jean Baudrillard, Henri Raymond et René Lourau). Mais Abraham Moles et Henri Lefebvre avaient des maîtres et des disciplines communs qui les rapprochaient : Hegel, Marx, Husserl, Bachelard, la philosophie, l’esthétique, la phénoménologie, la mathématique, la cybernétique… Gaston Bachelard, qui était à la Sorbonne le directeur des thèses d’État de Gusdorf et de Moles, pouvait parfaitement soutenir le candidat parisien auprès du philosophe strasbourgeois. Mais il avait aussi un puissant protecteur en la personne de Gaston Berger (1896-1966), philosophe phénoménologue et inventeur du terme de « prospective ». Abraham Moles a suivi ses cours de philosophie à Aix-en-Provence quand il a travaillé au Laboratoire d’Études Mécaniques du CNRS de Marseille, et pendant un certain temps il a même été son assistant. Gaston Berger est Directeur Général de l’Enseignement Supérieur entre 1953 et 1960, période charnière pour la restructuration des sciences sociales en France. Il est très estimé à Strasbourg, où il gardera des amitiés solides. Le Doyen Livet le cite dans son histoire de l’Université de Strasbourg12, en rappelant que c’est Gaston Berger qui a impulsé dans les Universités françaises la politique de créer davantage de centres de recherche et proposé de nouveaux regroupements interdisciplinaires. Abraham Moles publie régulièrement à cette époque dans les Études philosophiques dirigées par Gaston Berger. Pour le philosophe, Moles est en 1961 le modèle même du chercheur scientifique qu’il souhaite faire entrer massivement dans les Universités : un ingénieur électricien (Grenoble, 1942), Docteur d’État ès Sciences (Sorbonne, 1952), Docteur d’État ès Lettres (Sorbonne, 1956), chargé de recherche en électro-acoustique et physique des matériaux (Marseille, 1945-1954), collaborateur proche et assistant du Professeur Neel, le futur prix Nobel de 1970, collaborateur depuis 1952 au Centre d’Études Radiophoniques de la RTF. Il est alors déjà l’auteur de plusieurs ouvrages majeurs et de plus d’une centaine d’articles et de conférences publiés en français, allemand, anglais et autres langues13. 145 Les débuts d’Abraham Moles à Strasbourg n Quelles étaient les motivations profondes d’Abraham Moles pour briguer un poste statutaire et permanent – même modeste au départ – à Strasbourg ? Deux au moins sont importantes. La première est qu’il veut commencer à enseigner à l’Université, pour confronter ses recherches avec la pédagogie. Ce désir d’enseigner l’accompagnera jusqu’à sa retraite en 1987, et même au-delà. Une seconde motivation est que l’année de sa nomination, en 1961, il est nommé en même temps professeur de design à la Hochschule für Gestaltung d’Ulm en Bade-Wurtemberg, la célèbre école successeur du Bauhaus. Mais pour lui, la proximité entre Ulm et Strasbourg sera plus que géographique : elle sera géopolitique, culturelle et scientifique. C’est la République Fédérale Allemande qui a reconnu en premier ses travaux scientifiques et c’est à Strasbourg qu’il fondera une École de pensée qui le fera connaître internationalement. Abraham Moles s’inscrit, sur le plan de l’histoire de la sociologie, dans la tradition strasbourgeoise marquée par des figures telles que Gustav Schmoller (1838-1917), Georg Simmel (1914-1918), Maurice Halbwachs (1919-1935), Georges Gurvitch (1935-1939 et 1945-1948) et Julien Freund (1966-1981). En Allemagne il est déjà intervenu comme professeur invité à l’Institut de Sémiologie de l’Université de Stuttgart, dirigé par Max Bense. Et pendant ses cinq années d’enseignement de la sociologie à Strasbourg, les publications de Moles s’accélèrent : sept ouvrages et quarantedeux articles, dont dix en allemand sous l’influence de l’École d’Ulm, largement diffusés dans en Europe centrale, non seulement germanique mais aussi slave, hongroise et roumaine. Comment était construit le cursus sociologique molésien ? À côté de la sociologie de l’espace et de l’environnement urbain, dont je parlerai plus loin, Abraham Moles introduit à Strasbourg la psychologie sociale américaine moderne, avec la sociométrie de Moreno et la sociodynamique des groupes de Kurt Lewin (1890-1947), tous les deux d’ailleurs originaires de cette même Mitteleuropa. Il transmet dans son enseignement son concept de créativité adapté à l’espace, aux objets et à l’environnement. Sur le plan épistémologique, la phénoménologie husserlienne et bachelardienne enrichit une psychologie sociale en formation. Sur le plan méthodologique, il introduit le travail au Laboratoire et les enquêtes de sociologie urbaine. Il prend contact avec l’Agence d’Urbanisme de Strasbourg : j’étais, en tant qu’étudiant en DES (maîtrise), un des membres d’un groupe d’étudiants en sociologie qu’il animait et dont faisaient partie notamment Viviane Jungbluth, Anne Meistersheim, Gérard Makowski et Mohamed Cherif. Henri Lefebvre assurait dans le même temps un cours de sociologie de la vie quotidienne, de l’introduction aux précurseurs et fondateurs de la sociologie (Fourier, Saint-Simon, Marx) et animait un cours public intitulé « Musique et société ». Notre groupe d’étudiants en sociologie suit Abraham Moles quand il fonde en 1966 l’Institut de Psychologie Sociale. La psychologie sociale se définit pour lui comme la discipline qui étudie le rapport entre l’individu et son environnement social ou socialisé. Abraham Moles insiste auprès de ses étudiants – de plus en plus nombreux – sur l’idée que la psychologie sociale est, en tant que discipline, distincte à la fois de la sociologie et de la psychologie, auxquelles elle a apporté ses propres méthodes avec l’enquête, la mesure des attitudes, la technique des questionnaires, l’analyse factorielle et un certain nombre de tests. Il soutient, dans ses recherches comme dans son enseignement, une position interdisciplinaire qu’il définira plus tard en ces termes : « Il n’y a d’interdisciplinarité réelle qu’à l’intérieur du champ de conscience propre de l’individu qui observe et saisit l’interférence entre des « disciplines » diverses, ou des outils mentaux, qu’il connaît à fond pour les avoir étudiés d’une façon professionnelle… »14. Cette psychologie sociale molésienne n’a que très peu de rapport avec celle enseignée alors à la Sorbonne, 146 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » à savoir la microsociologie gurvitchienne15, ou à l’Institut de Psychologie de Strasbourg, qui en propose un enseignement inspiré par la psychologie clinique. Dès la fondation de sa chaire et de son Institut, Abraham Moles travaille sciemment pour une psychologie sociale fondée sur ce qu’il appelle la Psychologie des médiateurs : « …c’est-à-dire, des éléments intermédiaires entre l’individu et la société ». Et si ces éléments intermédiaires étaient suffisamment développés, ils pourraient, d’après lui « …constituer une éventuelle École de Strasbourg dans ce domaine »16. Il réalisera effectivement, par la suite, cette École de pensée à Strasbourg, malgré les difficultés entraînées par sa décision – qu’il regrettera plus tard – de transférer son Institut à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, nouvellement créée à la suite de la séparation des Universités en 1968. En effet, l’intégration de l’Institut de Psychologie Sociale dans l’UER du Comportement et de l’Environnement de l’ULP ne donnera pas à cet Institut et à cette discipline une assise stable et satisfaisante. L’enseignement d’Abraham Moles à Ulm n La Hochschule für Gestaltung d’Ulm, où Abraham Moles est nommé professeur en 1961, est une des plus prestigieuses écoles de design du continent17. Il a été invité à Ulm par le directeur-recteur de l’École, Thomas Maldonado, dans le but précis de développer la section théorique de l’École, fondée en 1954 pour continuer la tradition et l’œuvre du Bauhaus de l’entre-deux-guerres. Ce renforcement théorique a aussi pour but de permettre d’introduire la problématique d’une sociologie du rapport entre l’homme et les objets qu’il fabrique, en suivant dans ce domaine l’École de Francfort créée sous la République de Weimar. Rappelons que cette École de sociologie critique a défini la nature du design en tant qu’interface entre la fabrication industrielle et la consommation de masse18. Dans ses cours théoriques, Moles se propose de trai- Stéphane Jonas Abraham Moles, l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm ter de trois questions fondamentales : l’éthique du designer dans la société de consommation ; le problème de l’introduction de l’ordinateur dans la conception du design ; et le rôle d’une culture scientifique en sciences sociales et économiques dans la formation du designer19. La période scientifique et pédagogique de l’École d’Ulm (1961-1968) est une étape importante dans sa formation de sociologue et de psychosociologue grâce au contact direct qu’il peut avoir avec des décideurs et des producteurs des domaines de l’art et de l’artisanat. Certes, l’esthétique fonctionnelle l’intéresse directement depuis la préparation de sa thèse d’État de philosophie présentée en 1956. Mais c’est quand même à partir de l’École d’Ulm qu’il multiplie ses relations avec les artistes et les architectes d’Europe centrale. Un tiers des quelque soixante-dix publications de cette période sont en allemand. Abraham Moles inscrit ainsi le design dans l’univers des valeurs, essentiellement parce qu’il le considère comme le résultat de la distance sociale et matérielle que les objets produits industriellement ont pris par rapport à l’usager-consommateur. Il commence donc à étudier et à enseigner, aussi bien à Ulm qu’à Strasbourg, sur le Handwerker, l’artisan20. Dans ses cours de sociologie à la Faculté des Lettres de Strasbourg, il place cet enseignement au niveau de la maîtrise. Il faut entrer dans les détails de sa biographie scientifique et professionnelle pour se rendre compte de l’importance, pour le développement de sa pensée, des cinq années (1961-1966) d’enseignement supérieur en sociologie à Strasbourg, conjuguées à son enseignement du design à Ulm. Sur le plan de ses recherches, c’est à cette époque qu’il élabore sa conception de la sociologie urbaine. L’approche du design est décisive dans sa sociologie de l’espace, dont les débuts remontent à sa période dans les « sciences dures » à Marseille, pendant laquelle il participe à la construction de l’Unité d’Habitation de Le Corbusier21. La globalité du design l’intéresse, sous la forme de ce qu’on appelle à Ulm et en Allemagne la Gesammtwerk, l’œuvre totale. Sous cet angle, le design va du bijou miniature à l’aménagement du territoire. « Le designer, observe-t-il, c’est le réalisateur des formes, c’est le serviteur de la réalisation entre l’homme et ses objets, et si cette relation est essentielle, alors le serviteur devient maître, il est le démiurge du rapport entre l’homme et l’environnement »22. Avec la complexification de notre société, qu’on l’appelle postmoderne ou de modernité tardive, l’environnement urbain devient de plus en plus une production d’artefacts. Le concept d’environnement construit d’Abraham Moles se forge à la Hochschule d’Ulm, dans le même esprit qu’a défini Tomàs Maldonado : « Depuis toujours – ou du moins dès l’instant où l’homme a pu s’appeler ainsi – nous avons vécu dans un environnement construit en partie par nous-mêmes »23. Le concept germanique de l’environnement, l’Umwelt, vient de la Gestalt-théorie, de la psychologie de la forme, et Abraham Moles le conservera même dans la micropsychologie qu’il élaborera plus tard. Mais dès cette époque il parle de « l’environnement artificiel construit par l’homme », en appliquant notamment cette idée à l’affiche publicitaire dont il traitera dans un de ses ouvrages majeurs24. C’est dès cette époque que des concepts molésiens aussi importants que la créativité, la complexité, la proxémie, le coût du temps, l’espace-temps, les coquilles de l’homme et la centralité et l’autonomie de l’être prennent une épaisseur et seront appliqués à sa théorie de l’espace et à son analyse de la société urbaine. C’est dans le même esprit qu’on le trouve cofondateur avec Iona Friedmann, Ionel Schein, Walter Jonas, Viktor Vasarely, du Groupe International d’Architecture Prospective (GIAP), présidé par Michel Ragon et fondé à Paris en 1964. L’enseignement et la recherche sur le design à Ulm ont largement contribué à mieux cerner et définir le designer comme un créateur intermédiaire, un créateur de forme indépendant de l’inventeur dans le processus du produit, répondant aux besoins du consommateur. Il a pu ainsi mieux saisir la complexité du rôle et du statut du designer et de son champ d’action – dans le sens lewinien du terme de champ – qui inclut à la fois le modéliste, l’architecte, l’urbaniste, l’aménageur. Pour lui, c’est une question d’échelle et de complexité. Dans une communication présentée en 1967 au Centre d’Ekistique d’Athènes, il parle déjà d’une complexité structurelle et d’une complexité fonctionnelle : « Un certain nombre d’applications peuvent être vues dans l’établissement de l’homme dans un environnement donné, les villes, les besoins de logement, les groupes sociaux, les organisations… »25. C’est beaucoup plus tard qu’il recentrera l’environnement construit sur l’espace proche. Avec cette dimension de l’Umweltgestaltung, l’aménagement de l’espace urbain, s’achève cette période de la biographie universitaire d’Abraham Moles. Ce n’est pas la fin de sa passion pédagogique pour le design. Il reprend l’enseignement supérieur de design à partir de 1980 à l’Université de Technologie de Compiègne, où il est appelé par la Professeure de design Danièle Quarante, influencée par sa pensée26. Conclusion n C’est à mon grand regret que je dois restreindre à cette période significative la présentation de l’œuvre riche et variée et de l’activité d’Abraham Moles, auteur de quelque quarante ouvrages et de plus de quatre cents articles. Même la décennie choisie, à savoir la période du rapport Strasbourg-Ulm, constitue une sélection quelque peu subjective. Nous savons qu’après cette période de référence Abraham Moles a engagé ses travaux dans d’autres directions qui ont fondé sa réputation internationale, telles que la communication, la psychologie de l’espace, ainsi que les grandes orientations épistémologiques comme la phénoménologie de l’espace vécu, la micropsychologie de la vie quotidienne, la science de l’imprécis ou la réactivité du citoyen contre le système social. J’aurais dû aussi parler davantage de son école de pensée et de l’Association Internationale de Micropsychologie et de Psychologie Sociale des Communications, animées et soutenues par des collaborateurs, étudiants-chercheurs devenus depuis 147 des enseignants et chercheurs reconnus. Mais leur simple énumération serait déjà trop longue. Je dirai in fine qu’Abraham Moles, modèle et maître de plusieurs d’entre nous, apparaît à l’observateur de ce qu’a été la sociologie de notre double culture en cette Rhénanie Supérieure comme un défricheur, un pédagogue, un continuateur remarquable d’une tradition sociologique de haut niveau. Il était surtout aussi un passeur, un intellectuel « en contrebande » comme il aimait souvent se nommer. Nous devons également remercier Elisabeth Rohmer-Moles, sa compagne et sa collaboratrice la plus proche, d’avoir motivé Abraham Moles à s’installer à demeure à Strasbourg pendant près de trois décennies, contribuant ainsi au rayonnement de notre ville. Notes 1. Nos historiens de la sociologie ont souvent reproché à la Prusse impériale de n’avoir donné que tardivement une chaire de philosophie à Georg Simmel (1858-1918), un des pères fondateurs de la sociologie allemande, nommé à l’Université Impériale de Strasbourg à l’âge de 56 ans. La Ve République Française a visiblement battu ce record regrettable avec Henri Lefebvre, qui, il est vrai, a quelque peu tardivement posé sa candidature à la chaire de sociologie. 2. Cité par M.Hirschhorn, in Max Weber et la sociologie française, L’Harmattan, Paris, 1988, p. 53, note 15. 3. J’ai ainsi composé librement, ma « Licence Libre (sociologie) », obtenue en juin 1961, avec les CES suivants : Histoire (1959), Démographie (1960), Ethnologie (1961) et Sociologie générale (1961). 4. Si l’on constate la qualité scientifique des géographes engagés dans ce Certificat nouveau tels que les professeurs Juillard, Sutter, Tricart, les maîtres-assistants Rochefort et Nonn et la chercheuse du CNRS Sylvie Rimbert, auxquels s’était joint le Directeur de l’INSEE Régional, M. Julia, on voit le poids que voulait donner à cette discipline nouvelle l’Institut de Géographie. 5. L’Institut de Psychologie a été fondé dès 1909 à l’Université Impériale de Strasbourg, et était attaché à la Philosophie. La chaire française de psychologie a été immédiatement créée en 1919, après le retour en 1918 de Strasbourg et de l’Alsace à la France. La chaire a été occupée par les professeurs suivants : Charles Blondel (1919-1937), David Lagache (1937-1949) ; Juliette Favez-Boutonnier (1949-1955) et Didier Anzieu (1955-1964). Abraham Moles a donc trouvé à Strasbourg une forte tradition de psychologie clinique, ouverte vers la psychanalyse venue d’outre-rhin. 6. P. Erny, L’Institut d’Ethnologie a vingt ans, Revue des Sciences Sociales, N° 9, 1980, Strasbourg, p. 277. 7. M. Hirschhorn, Max Weber et la sociologie française…, op.cit., p. 46. Voir aussi sur le débat entre la sociologie et l’histoire une position typique d’Émile Durkheim : « Susciter des historiens qui sachent voir les faits historiques en sociologues, ou, ce qui revient au même, des sociologues qui possèdent la technique de l’histoire, voilà le but qu’il faut poursuivre de part et d’autre » (cité in J.M. Berthelot, L’intelligence du social, P.U.F., Paris, 1990, p. 13). Voir aussi : S. Jonas, Maurice Halbwachs ou le premier âge de la morphologie sociale, in (coll.), Maurice Halbwachs, 148 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » 1877-1945, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997. 8. « N’oublions pas que dans les années trente, Simiand a été la principale cible de Lucien Febvre (…) et que c’est Maurice Halbwachs qui avait été choisi pour participer au Comité de Rédaction des Annales ; Halbwachs, qui devient la référence négative sous l’ère braudélienne, au point que son œuvre est aujourd’hui trop oublié » (G. Noiriel, Pour une approche subjectiviste du social, Annales, No 6, 44e année, 1989, note 56, p. 1458. Ce numéro est consacré au débat sur l’histoire et les sciences sociales). Il faut noter qu’à cause des relations tumultueuses entre les durkheimiens et les historiens des Annales, Lucien Febvre a interdit d’imprimer le nom de Halbwachs en tant que membre du Comité de Rédaction, bien qu’il l’ait effectivement été. Était-ce pour le protéger ? C’est loin d’être sûr. 9. G. Gurvitch est fondateur des Cahiers Internationaux de la Sociologie (1946), du Centre d’Études Sociologiques (CES, 1946) et cofondateur avec Henri Janne de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF, 1958). D’origine russe, G. Gurvitch a fait des études de psychologie expérimentale chez Wundt et de philosophie chez Lask à Heidelberg. Il enseigne ensuite à Prague entre 1921-1924. Il s’installe à Paris, est naturalisé en 1928. Il introduit des cours libres à la Sorbonne sur les tendances de la philosophie allemande : Scheler, Husserl, Lask, Hartmann et Heidegger, à la demande du philosophe Léon Brunschweig. Docteur d’État ès Lettres (La morale concrète chez Fichte), il commence à s’intéresser à la sociologie pendant l’entre-deux-guerres : Proudhon, Saint-Simon, Marx. Après un séjour aux USA pendant la Seconde Guerre Mondiale, il dirige, avec la collaboration de W. E. Moore, la publication retentissante de La sociologie du XXe siècle, avec la contribution d’une trentaine de sociologues, en majorité américains. 10.En tant qu’étudiants de sa première promotion de sociologie générale et membres d’une délégation qui voulait le défendre auprès du Doyen Livet, pour qu’on le maintienne sur son poste jusqu’à la soutenance de sa thèse, nous étions informés par le Doyen qu’un changement important se préparait pour l’avenir de la sociologie, puisqu’une entente était intervenue au sujet de l’acceptation d’Henri Lefebvre. Le compromis était le suivant : Lefebvre serait nommé à la chaire de sociologie et la Faculté libèrerait en outre un poste d’assistant pour un sociologue proposé par Lefebvre, qui devait être accepté par les deux parties. Le candidat unique fut Stéphane Jonas Abraham Moles, l’Université de Strasbourg et la Hochschule für Gestaltung d’Ulm Abraham Moles et il fut accepté à l’unanimité. Il fit pour les étudiants de sociologie une conférence introductive et nous fut présenté par le professeur Gusdorf dans un discours chaleureux et élogieux. La conférence d’Abraham Moles nous séduisit par son style spectaculaire, qui devait devenir sa marque par la suite. 11. E. Rohmer, Repères biographiques, in La physique des sciences de l’homme ; mélanges pour Abraham Moles, Oberlin, Strasbourg, 1989, p. 194. Voir aussi : A. Moles, E. Rohmer, Psychosociologie de l’espace, L’Harmattan, Paris, 1998. Textes réunis par Victor Schwach. 12.G. Livet, Université, in Encyclopédie de l’Alsace, Publitotal, Strasbourg, 1986, vol. 12, p. 7487. 13.Les publications d’Abraham Moles avant 1961 comprennent huit ouvrages, dont Théorie de l’information et perception esthétique, Flammarion, Paris, 1958, traduit en neuf langues avant 1976, et La création scientifique, Kister, Genève, 1957 ; 114 articles : physique et acoustique (38) ; musicologie (27) ; phonétique,linguistique (12) ; art et esthétique (11) ; philosophie, épistémologie (9), théorie des systèmes, structuralisme (6) ; sociologie, psychologie sociale (6) ; sciences des communications (5). 14.Entretien avec Francis Richaudeau et Jacques Mousseau, in revue Psychologie, No 120, janvier 1981, p. 49-56. Cité par M. Mathien, L’approche physique de la communication sociale. L’itinéraire d’Abraham Moles, Bulletin de Micropsychologie, No 23, août 1993, Strasbourg, p. 7. 15.Voir à ce sujet les références thématiques, méthodologiques et bibliographiques in J. Maisonneuve, Psychologie sociale, Coll. Que sais-je, PUF, Paris, 1957, No 458. 16.Guide de l’Institut de Psychologie sociale, année 1968-69, p. 1. 17.Cette École de design prestigieuse a été imaginée et fondée par quelques survivants de la résistance antinazie allemande issus du mouvement de la Rose Blanche, comme les sœurs Scholl et Otto Aischer, dans le but original d’offrir une continuité pédagogique et artistique en Allemagne aux survivants de l’École du Bauhaus de Weimar, fondée en 1919 et fermée par les nazis en 1933. Le directeur-fondateur du Bauhaus, l’architecte Walter Gropius, a donné à cette école le nom de Hochschule für Gestaltung. L’École d’Ulm a, malgré son prestige international, dérangé le pouvoir chrétien-démocrate de Bade-Wurtemberg, et le Président du Land a dissout l’École en 1968. Pour sauver quelques collaborateurs de l’École d’Ulm, une délégation d’artistes et d’architectes français, dont A. Moles faisait partie, a demandé à André Malraux de faire un geste de solidarité. C’est là l’origine de la fondation de l’Institut de l’Environnement à Paris. 18.W. Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique, in Œuvres, Denoël, Paris, 1961-1971 (la première édition allemande date de 1936) ; J. Habermas, La science et la technique comme idéologie, Gallimard, Paris, 1973 (première édition allemande : 1968). 19.« C’est à cette époque que nous fûmes appelé par Maldonado pour prendre en charge une grande part de l’enseignement théorique dans le but lointain, sur le plan de la recherche, de construire une Sociodynamique de la culture technique et d’explorer ce qu’on appelle maintenant Systématique ou Théorie de la complexité et de l’information, en examinant ce qu’ils pouvaient apporter au problème du design » in A.Moles, Le courant fonctionnaliste du Bauhaus dans la société du miracle économique : la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, in Abraham Moles et l’environnement : du design à la réactivité du citoyen, Textes réunis par S. Jonas et F. Weidmann, L’Harmattan, Paris (à paraître), p. 101-102. 20.A. Moles, Sur le futur de l’artisanat, Institut de l’Environnement, Paris, Coll. Les choses dans l’architecture, No 1, Paris, 1975. Le texte est une variante annotée de sa conférence intitulée « Avenir de l’artisanat », prononcée en 1973 à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg. 21.A. Moles a travaillé sur l’acoustique des portes de l’Unité d’Habitation de Marseille de Le Corbusier, inaugurée en 1952. C’est à cette époque que je lui ai demandé de me proposer quelques sujets pour la thèse de 3e cycle que je voulais commencer sous sa direction. Il m’a proposé une liste de dix sujets, typiquement molésiens pensai-je, dont l’un intitulé « Le cœur de la ville » m’a immédiatement séduit. Je l’ai retenu et soutenu la thèse sous le même titre en 1972, sous sa direction à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg. C’est quelque temps plus tard que j’ai compris que le cœur de la ville était un concept corbuséen important. 22.A. Moles, Le courant fonctionnaliste du Bauhaus…, op. cit., p. 95. 23.T. Maldonado, Environnement et idéologie, UGE, Coll. 10/18, Paris, 1972, p. 14. 24.A. Moles, L’Affiche dans la société urbaine, Dunod, Paris, 1969. 25.A. Moles, La complexité en tant que dimension générale du monde des organismes, Ed. du Centre de Recherche d’Urbanisme (CRU), Paris, 1969 ; traduit de l’anglais par Emmy Jonas ; voir aussi Theorie der Komplexität und technische Zivilisation, Zeitschrift der Hochschule für Gestaltung, Ulm, Nos 12-13, 1965, p. 11-16. J’étais à l’époque chargé de recherche au Centre de Recherche d’Urbanisme, où je poursuivais ma thèse sous la direction d’Abraham Moles. 26.D. Quarante, Éléments de Design Industriel, Economica, Paris, 1994. 149