Jan Baetens Le français, langue nécessaire Pourquoi en

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Jan Baetens Le français, langue nécessaire Pourquoi en
Jan Baetens
Le français, langue nécessaire
Pourquoi en français? La question m'est posée sans cesse et elle continue à me laisser tantôt
perplexe, tantôt agacé, tantôt indifférent. Elle ne me tracasse pas outre mesure, c'est vrai
(encore que...), car ce qui compte, ou devrait compter, est le texte, non la langue de ce
texte, et poser des questions sur le choix d'une langue revient souvent à se détourner du
texte. En même temps la question touche aussi, inévitablement, à quelque chose de vital,
d'indispensable. Souvent je tente de louvoyer, de me faire invisible quand on cherche à me
pousser aux aveux. Je réponds à côté, je triche un peu, je mens ‒chose délicieuse s'il en est.
Je ne sais donc pas très bien ce que je dois penser des amorces ou des bouts de réponse que
je vous soumettrai ce soir. Est-ce que ce sont des leurres? Et si tel est le cas, qui leurre qui?
Car on peut aussi se mentir à soi-même ‒chose que certains trouveront peut-être plus
délicieuse encore. Une des raisons pour lesquelles j'écris est sans aucun doute pour me
rendre invisible à autrui.
Souvent on veut me faire dire que j'écris en français pour m'opposer au nationalisme
flamand. Ce n'est pas faux. Mais c'est aussi un peu court. Je ne me considère pas comme un
auteur politique au sens traditionnel du terme et je pense ne rien écrire qui puisse motiver
ou cautionner une interprétation politique de mon travail. La Belgique unie, préfédérale,
gentiment bilingue, un peu bête mais pas méchante, est présente dans ma poésie. Toutefois
cette présence reste discrète. Mon attachement à la Belgique est également net, il serait
absurde de le nier, mais que faut-il en déduire? Pas grand-chose, je crois. Il y a d'autres
nostalgies dans mes textes que celle de la Belgique.
Certes, j'ai un vrai problème avec ma langue maternelle, mais les raisons en sont tout autant
culturelles qu'étroitement politiques. En tant que patoisant, le contact avec la langue
standard a pour moi toujours été pénible, d'abord au collège, où j'ai subi de plein fouet les
campagnes de promotion du néerlandais standard dans les années 60, puis dans ma vie
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professionnelle, où mes années passées aux Pays-Bas m'ont fait comprendre que je ne serais
jamais capable de dissimuler mon emploi régional d'une langue que je n'ai jamais pu
considérer comme vraiment "mienne". Le passage au français, qui fut précoce, a sans doute
à voir avec le malaise que j'ai toujours ressenti face au néerlandais, appareil idéologique
d'État s'il en fut. Adolescent, je tenais un journal intime en français, mais qu'est-ce qu'un
journal intime d'adolescent? Rien, j'imagine.
Il m'est donc difficile de prendre très au sérieux une lecture politique de premier niveau:
j'aime ma langue maternelle, comme j'aime toutes les langues (l'idée d'une langue "laide",
quelle qu'elle soit, me heurte profondément), et de la même façon j'aime "toutes" les
nations (le réflexe nationaliste m'est assez étranger, je pense). Ainsi que le montre l'exemple
du patois et de la langue standard, parler de "langue" au singulier n'a pour moi aucun sens.
Les langues n'existent pas, seules existent des façons singulières, et toujours plureilles,
toujours mouvantes, de les utiliser.
Loin d'être un objet, une langue est une pratique sociale, c'est-à-dire une expérience
concrète, matérielle, dialogique qui me permet de me situer par rapport à un groupe (et vice
versa). Or, il faut supposer que le type de pratique ou de rapport que me permet de
construire mon emploi du français est un type plus riche, plus satisfaisant que ce que me
permettrait de faire son usage équivalent en néerlandais (aujourd'hui la seule langue
proprement littéraire, du moins dans la production écrite).
Que me donne alors le français? Pour le dire un peu solennellement (mais je me suis déjà
exprimé longuement sur la fascination du poète par la bêtise er le ridicule1: continuons): une
certaine communauté ‒et j'entends par là une communauté littéraire. La langue littéraire
que j'aime le plus est le français, c'est-à-dire un ensemble de textes écrits en français qui
sont pour moi des objets d'admiration, d'émulation, de plaisir jamais démentis. Le français
en tant que tel ne me fait ni chaud ni froid, mais les textes écrits en français, plusieurs
époques confondues, me fascinent, m'inspirent, me remplissent de joie. Il m'est impossible
de penser mon rapport au français de manière abstraite et en cela je suis sans doute peu
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Voir "À dire vrai", la postface à mon recueil Slam! Poèmes sur le basketball (Bruxelles: Les Impressions
Nouvelles, 2006).
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français. Mais je vois bien que certains des textes et des auteurs qui me construisent,
doivent tout à la langue:
- d'abord un certain rythme et une certaine épaisseur lexicale et syntaxique: je "vois"
les mots, j'entrevois les étymologies, traverse les phrases comme des architectures,
je vis les appels et les échos d'une phrase à l'autre sur le mode d'un paysage qui se
déroule devant moi;
- ensuite un certain rapport au vécu et au contexte: les écrivains francophones que
j'aime ne parlent pas des mêmes choses que d'autres auteurs que j'aime aussi, ils ne
sont pas passés par les mêmes lieux, ils traversent le temps et l'espace autrement;
- enfin un certain rapport à la bibliothèque: j'aime l'idée qu'il pourrait exister quelque
chose comme la littérature française, la phrase littéraire française, l'esprit littéraire
français, tout en sachant très bien qu'une telle tradition n'existe que dans le moment
où on la rêve ‒cela dit, le rêve et l'imaginaire sont des formes de réel aussi.
Les usages littéraires du néerlandais ne me font nullement le même effet: je sens beaucoup
moins le rythme d'une phrase en néerlandais; j'en saisis mal la composition interne, même
dans les phrases courtes; je ne suis jamais vraiment parvenu à discerner ou à inventer des
relations d'un texte à l'autre. De plus, le corpus français, qu'il s'agisse de textes lus ou de
textes écrits, me fait entrer dans des communautés de lecture et d'écriture où je me sens
chez moi, quand bien même ces communautés restent souvent virtuelles, distances et
tempérament obligent, à l'exception du groupe mobile qui se constitue et se reconstitue
sans cesse autour des Impressions Nouvelles, l'éditeur "transgenres" sans qui mon travail
serait tout simplement impensable2.
En littérature flamande, j n'ai pas de "désir d'appartenance". Il y a certainement des textes
dont je me sens proche, mais l'idée de tradition littéraire en général ne signifie pas grandchose pour moi, du moins pas en tant qu'expérience vécue). De même, il y a bien des
auteurs avec qui je me sens des atomes crochus, mais ils font pour moi comme partie d'une
autre planète, et ce n'est qu'en français que j'ai l'habitude d'essayer de tout lire des auteurs
2
www.lesimpressionsnouvelles.com
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que je découvre. D'ailleurs, ce n'est qu'en français que la notion d'œuvre fait vraiment sens
pour moi. Quant à l'envie d'imiter tel ou tel écrivain ou le plaisir de discuter de son œuvre,
ce sont pour moi des choses à peine pensables en néerlandais, alors qu'en français partage
et participation sont vraiment au cœur de mon expérience littéraire.
Mon amour de la littérature française est cependant paradoxal. J'écris essentiellement de la
poésie, mais dans la production française c'est justement la poésie, surtout contemporaine,
qui me séduit le moins. Il y a de grands contemporains (Pierre Alferi ou Nathalie Quintane,
par exemple, ou encore Stéphane Bouquet) et de tout grands poètes un peu moins
contemporains (Nougé, Ponge, Queneau, Valéry, Michaux, toujours par exemple), mais
souvent la poésie française me paraît creuse, aride, anémique, peu en phase avec le monde
réel qui doit servir à mes yeux de référence ultime de la parole poétique. La poésie doit
parler de la vie, celle de tous les jours et l'autre, et essayer d'y faire une différence, sans quoi
elle n'a pas de sens. Le bon mot est le mot juste, l'esthétique devrait être soumise aux
considérations de justesse, c'est-à-dire de vérité. Rien ne m'ennuie comme la poésie depuis
longtemps dominante en France, la poésie minimaliste et autoréflexive, qui parle d'autant
plus profondément du texte et du langage qu'elle évite de mettre des mots sur la page. Dans
le champ poétique proprement dit, mes préférences vont souvent à des non-français,
souvent d'une simplicité et d'une vitalité qui me manquent dans le philosophiquement
correct de la production française des derniers temps.
Cependant, la plupart du temps la poésie me vient de la prose, tout comme, de manière plus
générale, la littérature me vient de textes rédigés sans intention littéraire voulue. Je sais bien
qu'il reste difficile de juger d'une intention; de la même façon je n'oublie jamais que la
notion de littérature est somme toute fort récente. Mes sources d'inspiration, c'est par
exemple une phrase de Descartes, une phrase de Tocqueville, une phrase de Saint-Simon,
bref une phrase de quelqu'un qui ne se prenait pas en premier lieu pour un auteur littéraire
Mais peu importe au fond: ce n'est pas l'auteur qui décide de la littérature, mais le lecteur,
et la littérature excède de toutes parts le seul domaine des textes de fiction à effet
esthétique concerté. La littérature est infiniment plus riche et variée, comme le prouve
l'histoire récente et moins récente, qui redonne toute sa place à l'essai, au journalisme, au
témoignage, à l'histoire, à la philosophie et au non-fictionnel en général. Ce que je cherche à
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faire dans ma poésie, c'est un peu tout cela: le ton de la prose dans des textes qui
demeurent axés sur le vers, une ouverture au réel malgré des référents parfois très culturels,
une forme d'immédiateté au sein d'une écriture ne recule pas devant l'artifice. Et seul le
français me permet de viser à de telles hésitations
Ces effets n'ont rien de spontané ni de direct, et c'est ici que réside sans aucun doute la
raison fondamentale de mon passage par le français. Je ne crois nullement à une parole
littéraire "libre", authentique, immédiate, bref hors contrainte ou hors rhétorique, si l'on
préfère (je pense évidemment aux réflexions de Paulhan sur la terreur dans les lettres). En
utilisant une langue qui demeure finalement une langue étrangère, je garde à distance
l'expression directe, sans entraves, qui mène tout droit au cliché. Le français m'interdit
l'épanchement, la confession, la franchise, le débordement, la sincérité, qui représentent
pour moi les anti-valeurs littéraires par excellence.
Pourquoi le français? Est-ce que d'autres langues n'auraient pas pu conduire aux mêmes
effets? Oui et non. L'anglais ou l'espagnol ou le russe ou l'arabe eussent produit sans doute
des résultats. Mais seul le français, seule l'expérience du corpus francophone, sont pour moi
des objets du désir. La littérature française est pour moi comme un être vivant, un autre qui
m'aide à ne jamais coïncider avec moi-même, bref à écrire.
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