artefact de lieu et urbanité - Annales de la Recherche Urbaine
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ARTEFACT DE LIEU ET URBANITÉ LE CENTRE COMMERCIAL INTERROGÉ Christine Chivallon, Nathalie Marme, Dominique Prost L e centre commercial s’impose comme une des composantes majeures de la trame urbaine actuelle. Ce modèle est volontiers présenté comme international, emblématique d’une mondialisation des échanges et de l’internationalisation des références culturelles par la circulation des marchandises. Mais qu’entend-on d’abord par « centre commercial » ? La définition vaut sans doute par référence à ce qui constitue le point d’origine de ce nouveau bâti dévolu à la fonction commerciale, c’est-à-dire le modèle américain appelé « Mall »1, terme dont la traduction immédiate est celle de « mail », vocable du vieux français qui désigne « une allée, une promenade » (Freitas, 1996, p. 53). Le mot « mail » a ainsi trouvé matière à se réactualiser puisqu’il est désormais couramment utilisé dans la terminologie relative à l’architecture des centres commerciaux. De cette idée de parcours et d’allées découle la caractéristique principale de ces lieux : celle d’être un édifice à l’intérieur duquel il reste possible de déambuler grâce à la présence d’un réseau, même sommaire, d’allées couvertes équivalentes à des galeries où sont disposées, de part et d’autre, les boutiques qui constituent l’armature commerciale du centre. Qu’il soit situé au centre-ville ou à sa périphérie, le centre commercial marque, de par cette configuration retournée sur elle-même et étanche vis-à-vis de l’extérieur, une nouvelle étape dans ce que René Péron analyse fort justement comme étant une logique de dissociation entre le commerce et la ville : une autonomisation du dispositif de vente par rapport à la texture de la ville2. Le centre commercial des Rives d’Arcins Un centre commercial dit de la « nouvelle génération », c’est-à-dire apparemment porteur d’un projet urbain, récemment installé dans la banlieue bordelaise (ouverture en septembre 1995) fournit ici l’occasion de cette interrogation. Avant d’en restituer les grandes lignes, il paraît toutefois nécessaire d’apporter brièvement quelques précisions sur les notions qui ont été mobilisées dans notre progression, de même que sur la méthode mise en œuvre. S’agissant d’abord de l’urbanité, elle tient pour nous en l’existence des liens entre les formes construites ou agencées et un ensemble de pratiques et représentations sociales impliquées dans la production du lien social (Söderström, 1992). Nous adoptons ici le point de vue 28 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 78 d’Henri Lefebvre (1974, p. 43-54) pour associer cet espace des formes et le discours qui l’accompagne à celui des concepteurs, des aménageurs et urbanistes, détenteurs du pouvoir à édifier la ville. Il s’agit d’un espace conçu auquel répondent les ré-appropriations des usagers, par leurs pratiques et leur capacité à produire leur propre langage, à traduire leur propre imaginaire. Mais dans le cadre de cette étude, c’est seulement l’espace conçu qui a constitué l’objet de notre investigation, et non pas les réponses de ceux qui le pratiquent. Nous avons voulu partir du dispositif spatial lui-même pour chercher à évaluer les marges de manœuvre qu’il procurait aux usagers. Nous avons donc analysé le centre commercial du point de vue de son traitement spatial et de sa codification par ses concepteurs et en avons déduit une sorte de « champ des possibles » pour l’urbanité. Le trajet inverse, qui partirait des usagers, doit être bien sûr accompli – ce que nous projetons de faire dans un deuxième volet de recherche – mais comporte le risque, s’il n’est établi que pour lui-même, d’oblitérer « la portée considérable » (Lefebvre, 1974, p. 52) de l’espace construit et de faire oublier, à la manière des études célébrant le consommateur post-moderne, que nous sommes ici dans une situation de rapports inégalitaires, d’accès différentiel à des ressources, entre ceux qui bâtissent les enclaves urbaines commerciales et ceux qui en ont l’usage. Les propos qui suivent restituent donc les résultats de ce premier volet de notre recherche polarisé sur la forme urbaine elle-même, sur le langage et sur la conformation à des codes qu’elle impose. Le regard que nous avons forcément accordé simultanément aux pratiques du lieu par les usagers nous a certainement influencées dans la construction de notre interprétation sur ces ressorts disponibles pour l’urbanité. Il est cependant essentiel d’affirmer que l’étude qui prendra pour objet l’urbanité elle-même, et non plus seulement la forme disponible pour la produire, se devra d’aiguiser considérablement ce regard et de placer l’usa- 1. Le centre commercial réputé « le plus grand du monde » porte le nom de « The Mall of America ». Il est situé dans la banlieue de Minneapolis. Voir la description qu’en fournit Hetzel (1996, p. 61). 2. René Péron, 1993. Les Annales de La Recherche Urbaine n° 78, 0180-930-III-98/78/28/10 © METL La porte Fleuve sur les berges de la Garonne. ger, ses pratiques et ses représentations, au centre de ses préoccupations. Il ne nous semble pas qu’il faille craindre des résultats d’une telle prospection – quels qu’ils soient – qu’ils contredisent la lecture de l’intentionnalité que nous avons pensé pouvoir décrypter dans le dispositif spatial. Ils peuvent, en revanche, en détourner le sens, ajouter aux significations du site, ou produire à la limite une autre matrice symbolique greffée sur le lieu. Aucun imaginaire social n’est fort heureusement jamais totalement captif. Mais, à la manière de Lefebvre (1974, p. 52) qui nous sert ici de guide théorique, nous serions tentées de présumer que ces représentations, « pénétrées d’imaginaire et de symbolisme […] ne s’astreignent jamais à la cohérence, pas plus qu’à la cohésion ». En d’autres mots, elles n’ont pas pour but de s’organiser en un système prescriptif ou simplement normatif, à la différence fondamentale des dispositifs spatiaux eux-mêmes. Le centre commercial en question est situé à environ trois kilomètres du centre de Bordeaux, sur la commune de Bègles appartenant à la CUB, Communauté urbaine de Bordeaux. Le site est bien sûr placé à proximité d’un échangeur autoroutier, l’accès au centre étant soumis quasi exclusivement à l’automobile. L’environnement est constitué par une zone industrielle (Zone d’aménagement concertée) où se succèdent hangars utilitaires et panneaux publicitaires. Le centre tire toutefois avantage de sa situation géographique dans la mesure, et c’est son originalité principale, où il est situé sur les berges du fleuve de la Garonne. Toute la construction du lieu commercial, du traitement de l’espace à la production de l’image, va s’opérer à partir de ce vecteur essentiel qu’est le fleuve. La nécessité d’une conception innovante Ce projet est né de la convergence de deux logiques, l’une commerciale et l’autre politique. La logique commerciale est assez facile à saisir et repose sur la nécessité pour la filière de la grande distribution d’imposer un centre supplémentaire dans un paysage bordelais déjà saturé (Villadary, 1995 ; Cunchinabe, 1995) où s’est développée une véritable ceinture de grandes surfaces autour de la ville dont l’hyper-centre, en contrecoup, ne cesse de se rétrécir, certaines de ses artères, autrefois prestigieuses, comme le cours d’Alsace-Lorraine présentant un nombre considérable de pas-de-porte fermés. Pour le centre commercial de Bègles, il n’existe pas de clientèle captive de proximité. Il faut donc détourner les usagers de leur hypermarché habituel. Mais il faut aussi convaincre préalablement les instances dispensatrices d’autorisation de l’opportunité d’un nouveau centre. Pourquoi ne pas saisir l’occasion de la critique virulente déployée à l’encontre des hangars de marchandises ? Il s’agit alors de justifier la présence d’un hypermarché selon le nouveau É C H A N G E S / S U R FA C E S 29 Artefact de lieu et urbanité concept dont il se réclame, c’est-à-dire en rupture avec une visibilité trop grande de la pratique marchande ramenée à sa stricte utilité, concept éprouvé ailleurs, en France, où des grands noms de l’architecture s’associent au projet des centres commerciaux – Renzo Piano pour Bercy 2, et plus récemment Jean Nouvel pour Euralille (Menu et Vernandel, 1995) – et bien sûr depuis longtemps à l’étranger, Japon, États-Unis, Canada… (Mauger, 1991). C’est bien dans cette direction que comptent s’engager les promoteurs du centre au premier rang desquels figure le groupe Carrefour3 : dans la construction d’un pôle commercial capable de réintroduire dans son dispositif des valeurs architecturales et environnementales, et de doter cet « la poubelle de Bordeaux », Noël Mamère déclare effectivement vouloir « changer l’image »4. Le domaine d’intervention est ciblé : il s’agit de « réconcilier la ville avec son fleuve »5 et de faire des berges de Garonne, souvent livrées aux friches urbaines, « l’élément déterminant d’un nouvel essor »6. L’intention de réhabiliter les berges compte dès le départ sur une association avec le commerce. Un parc est envisagé dans une zone d’aménagement concertée entre fleuve et autoroute, pour accueillir à la fois des activités commerciales et créer un parcours naturel7. Le partenariat8 avec la grande distribution, dont on pourrait croire qu’il pourrait affaiblir la crédibilité d’un projet à tonalité écologique, est légitimé par un discours proclamant le mariage réussi entre « écologie et économie », le maire de Bègles finissant par ne plus cacher que les accords passés avec le monde de la grande distribution ont permis à la commune de ne pas dépenser « un centime » pour cette opération de réhabilitation des berges9. Ce fragment d’aménagement paysager, fiché en pleine zone industrielle, devient le référent à partir duquel le politique peut construire un discours légitimé par l’action, où ne tourne plus à vide la référence à l’écologie (Bègles « ville verte »10) et à l’identité (Bègles « retrouve » le « patrimoine » de la Garonne et se « retourne sur sa mémoire »11) même si ce référent, une fois transposé hors du discours politique, dans le domaine de l’expérience sensible des identités, peut se révéler bien moins solide ou réel. Un lieu où étancher la soif de consommation. espace de transactions marchandes des attributs d’un lieu, à l’écart des outils indifférenciés de la distribution de masse. La création de cette singularité est attendue de l’insertion dans un réseau de significations locales, extracommerciales, dont le point fort est la Garonne. De ce point de vue, le document d’intentions déposé auprès de la Commission départementale de l’Urbanisme affiche clairement la volonté de réconciliation de l’infrastructure commerciale avec l’environnement géographique et historique. Le centre y est présenté comme un moyen de « valoriser le paysage commercial bordelais », en raison de sa « qualité architecturale », mais surtout sur la base d’un « potentiel de commercialité quasi unique » lié à son « intégration au site des berges de Garonne », ce dernier étant défini comme reposant sur un « triptyque » alliant la « mémoire locale », « l’environnement (l’eau et la vie) » et « la culture (l’eau et l’art) » (CDUC, 1991). Ce document déposé auprès de la commission intègre le projet politique porté par le député-maire de la commune de Bègles, Noël Mamère, figure dont la renommée dépasse largement le cadre local sur la base de son rôle dirigeant dans les organisations politiques écologistes. Entre le politique et le commercial, l’objectif poursuivi montre des similitudes, notamment l’affirmation d’une volonté proclamée de changement d’image. De la ville de Bègles, dont il n’hésite pas à dire qu’elle représente pour l’imaginaire collectif bordelais « une banlieue pourrie », 30 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 78 Un traitement de l’espace au service d’un projet d’image Le centre commercial des Rives d’Arcins, après quelques turbulences liées aux tracasseries des Commissions départementale et nationale de l’Urbanisme com- 3. Il s’agit de : la Ségécé, filiale de la Compagnie bancaire – qui a conçu le projet et gère actuellement le centre – et de la Soberga qui est une société en nom collectif réunissant le groupe Carrefour, la Compagnie bancaire (par la Sinvim, une autre de ses filiales) et la société GTM (Grands Travaux de Marseille). La Soberga a eu la maîtrise de la réalisation du centre commercial. 4. Entretien avec Noël Mamère publié dans la revue D’Architecture, 30, 1992, sous le titre « Bègles, Mamère paysagiste », p. 50-51. 5. Entretien avec Noël Mamère dans Fleuves et Rivières du Sud-Ouest, hiver 1996, p. 45. 6. D’Architecture, 30, 1992, p. 50. 7. Bègles Infos, 1990, 4, « Les bords de Garonne ou l’identité retrouvée », p. 10. 8. La Sembega a représenté la mairie de Bègles dans le montage du projet. Cette société d’économie mixte Bègles-Garonne, présidée par le Maire de Bègles, a eu la maîtrise des ouvrages concernant l’aménagement du parc le long des berges. 9. Fleuves et Rivières du Sud-Ouest, hiver 1996, p. 45. 10. D’Architecture, 30, 1992, p. 50. 11. Bègles Infos, 1990, 4, éditorial de Noël Mamère : « L’image de notre ville a changé » et La lettre de Bègles, signée Noël Mamère, février 1995, « Les berges de Garonne s’ouvrent aux Béglais ». mercial, a fini par obtenir son autorisation de construction en 1993 et ouvert ses portes en 199512. Le nom du centre à lui seul en dit long sur son ambiguïté : « les Rives », qui renvoient tout de suite à l’eau et au Fleuve, et le toponyme « d’Arcins », non moins chargé d’un certain localisme mais qui évoque simultanément la présence d’un récent pont autoroutier facilitant le trafic entre rive droite et rive gauche. Comment se présentent ce centre commercial et le site qui lui est associé ? Pour les besoins de l’exposé, la description qui suit est synthétique et retient seulement les lignes générales du traitement de l’espace. Un traitement extérieur de nature fluviale L’arrivée sur le site est précédée d’un passage obligé par un rond-point où a été érigée une cabane évoquant une palombière, premier signe figuratif de la culture locale. Les visiteurs parviennent directement sur un parking de 3 000 places. Les espaces de stationnement, répartis en quatre ensembles, sont clairsemés d’arbres dont les différentes essences sont chargés de servir de repères. Sur les panneaux de signalisation figurent des éléments naturels, très simples mais suffisants pour être signifiants : parking « Galet », parking « Fleuve », parking « Sable », parking « Arbre ». Les plans de parking sont très dépouillés et la trame illustrant à l’intention du visiteur les quatre grands lots d’emplacements est figurée par des images photographiques, et juxtapose des plans rapprochés sur des reflets d’eau ou des feuillages ensoleillés. Le sol des parapets d’espacement est recouvert d’un asphalte bleu-vert, censé évoquer l’eau et la Garonne dont on sait cependant que la couleur est nettement plus grise. Des drapeaux bleus hissés sur des drisses régulièrement alignées rappellent encore l’environnement fluvial. Sur chaque drapeau est inscrit le nom du centre, « Rives d’Arcins », sans aucune autre référence d’enseignes, de même qu’y figure le logo du centre rappelé en permanence dans la signalétique intérieure et extérieure. Ce logo consiste en une forme épurée des cahutes de pêche traditionnelles des bords de Garonne, le fameux ponton, sorte de cabane sur pilotis à laquelle est fixé le caractéristique filet de pêche désigné localement par le terme de carrelet. La façade du centre sert de ligne d’horizon et enserre le parking au sein d’une forme en « L ». Elle est dominée par la monumentalité de ses trois portes situées aux deux extrémités et au point de courbure du « L ». La porte « Fleuve », au sud de l’édifice, apparaît comme la plus remarquable. Elle s’insère dans un grand appendice circulaire, lequel contient l’allée intérieure qui mène au fleuve, axe perpendiculaire au mail principal du centre commercial. L’aspect de monumentalité ressort des imposantes colonnes de béton armé, recouvertes de dallages couleur pierre. Des claies en bois disposées à intervalle régulier montrent la recherche d’une certaine noblesse associée à ce matériau. Les baies vitrées à structure métallique de couleur vert-bleu font la jonction avec les verrières qui couvrent les deux allées. L’une des singularités Eau et nature au parking. du centre est ce recours à l’éclairage zénithal, signe nouveau pour des centres commerciaux qui sont longtemps restés aveugles à la lumière naturelle. Sur cette façade, côté parking, les enseignes sont particulièrement visibles : McDonald, La Redoute, Carrefour… Au fond, le centre se prolonge par un parc commercial plus ordinaire avec les enseignes de Maxi Toy’s, Surgelés Picard… et le centre automobile de Carrefour13. L’accès au site proprement dit des berges de Garonne est canalisé et s’effectue comme naturellement par l’allée intérieure du centre commercial. Une fois celui-ci traversé, on rejoint l’unique porte qui donne sur les Berges. La porte est identique à son homologue côté parking. Sa monumentalité est accentuée par le parvis qui la prolonge, balisé par des grands mâts en bois qui supportent le dispositif d’éclairage. Nous sommes ici sur « l’esplanade François-Mitterrand », seul signe qui pourrait nous indiquer la différence de statut juridique de cet espace. Nous sommes en effet passés du domaine privé du centre commercial au domaine public communal, ce qui semble autoriser le recours au politique pour la fabrication du toponyme. Le parc des Berges est parallèle à la façade arrière du centre commercial qui, en dehors de sa porte, ne comporte aucune ouverture sur le site. Aucune enseigne ne figure non 12. Turbulences dont il est difficile de démêler l’écheveau et qui se résument en une succession d’autorisations aussitôt données aussitôt reprises. C’est le ministre du Commerce avant le retour de la droite au pouvoir en 1993 qui finira par donner un accord définitif. Ce climat n’est pas fait pour enlever à la réputation de partie liée entre commerce et politique. 13. La surface du site commercial couvre 65 500 m2 dont 50 500 m2 de surface commerciale utile comprenant l’hypermarché Carrefour (22 000 m2), la galerie marchande, et le parc commercial. Source : « Rives d’Arcins, Centre Commercial Régional. Dossier de Presse ». É C H A N G E S / S U R FA C E S 31 Artefact de lieu et urbanité plus de ce côté-ci de la façade, comme si le centre tournait le dos à cet espace. L’aménagement du site a été conçu par un atelier paysagiste local14 et concerne une bande d’un kilomètre de long sur 100 mètres de large. L’axe-esplanade mène au fleuve et à son embarcadère où, plusieurs fois par semaine, le bateau de tourisme fluvial l’Aliénor d’Aquitaine stationne. Cet axe dessert d’un côté un espace de jeu pour enfants, et de l’autre rejoint les deux promenades qui traversent longitudinalement le parc. La première allée est constituée par l’ancien chemin de halage et longe les pontons ou carrelets installés sur le site avant sa réhabilitation. Restaurés pour la circonstance, offerts au regard Allée sur ponton de bois. des passants, les carrelets toujours occupés sont le point fort de l’évocation pittoresque du patrimoine local. Le second chemin est artificiel et consiste en un ponton de bois surélevé au dessus d’un sol marécageux. Il suit un tracé sinueux à l’intérieur d’un sous-bois humide. Le thème est ici celui de la nature préservée, espace encore soumis au couvert forestier. Ce trajet «naturel» est néanmoins ponctué par la présence de sculptures réalisées avec des matériaux de récupération, créatures originales, parfois inquiétantes, surgies de l’eau. Cette association de la forme artistique au cadre paysager supposé naturel consacre le lieu, confirme sa qualité. Au centre du site, la récupération des providentielles ruines du château de Tartifume, du XVIIe, où aurait de surcroît vécu l’aviateur Louis Blériot, fournit l’occasion d’un autre thème. Le traitement se limite cependant ici à montrer les pierres pour les pierres, indice suffisamment solide pour prétendre de nouveau à faire basculer le lieu dans l’Histoire. Au loin, la façade du centre commercial a découvert ses murs: la tôle a repris ses droits pour cet endroit moins soumis au regard de la clientèle. Un traitement intérieur en simili-extérieurs La configuration intérieure du centre commercial15 s’appuie sur le modèle de la rue. Les vitrines des boutiques16 renforcent l’articulation intérieur/extérieur. De même les massifs de végétation, les bancs, les lampadaires, les terrasses de cafés et restaurants avec leurs parasols, les charrettes simulant la vente ambulante donnent une impression d’extérieur à l’intérieur du bâtiment. La décoration est sophistiquée : marbre au sol, colonnades, verrière, mobilier en rotin. L’entrée de l’hypermarché Carrefour, vers lequel semble conduire le parcours, fait l’objet d’un traitement « soft » et ne marque pas de retour à une fonctionnalité trop grande. La signalétique de la galerie reprend celle de 32 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 78 Allée centrale menant au fleuve. l’extérieur et indique sobrement les directions. La végétation surajoute à l’effet de luxe. Les essences ne sont plus locales mais imposent le classique palmier, en bosquets ou en alignements, rappel d’un exotisme rassurant associant rêverie et dépaysement. La promenade est jalonnée de « points-services » auxquels l’usager peut à tout moment se remettre pour optimiser son confort : hôtesses d’accueil, voiturier (qui charge notamment les courses), prêts de matériel pour les personnes à motricité réduite… Ces services s’associent aux espaces de gratuité comme « l’espace-enfants » pour déconnecter en apparence la pratique du lieu de sa finalité marchande. L’ambiance est considérablement adoucie, à la fois par le système d’éclairage et le support musical permanent. Un nouveau centre de vie? Le traitement de l’espace contribue donc en permanence à la construction de l’image du centre commercial. On observe in situ les signes visibles d’une part de similitude entre la représentation du centre diffusée par ses concepteurs et la réalité pratiquée du centre commercial. La publicité produite par le centre permet de mieux comprendre cette image. Elle est d’abord oblitération totale de la pratique marchande. Les documents publicitaires les plus récents ne font mention d’aucune enseigne, encore moins de prix. Cette image est ensuite valorisation systématique des références du contexte extra-commercial. Sur la dernière affiche 14. L’atelier de paysage B. et J. N. Tournier. 15. Le centre commercial a été dessiné par le cabinet d’Architecture CVZ. C’est le groupe Carrefour qui aurait, semble t-il, imposé ce choix. 16. Le centre commercial compte 80 boutiques, qui sans être de luxe, ont pour certaines un profil associé au prestige des centres-villes. Une « rue » de porte à porte. publicitaire du centre figure ainsi l’illustration hyperréaliste d’un ponton de Garonne précédée de sa légende «Prenez la vie côté Garonne», et complétée par la seule mention du nom du centre commercial assorti de son logo. Sur place, l’aménagement du site propose un dispositif capable de donner à voir une ressemblance entre cette image et ce qu’elle représente. Il incite à tenir pour vraie l’insertion harmonieuse du centre commercial dans son environnement. L’hypermarché et sa galerie ne participent donc plus d’une construction plaquée sur une réalité à laquelle ils restent étrangers. Ils déploient au contraire un système de signes chargés de mettre en évidence un réseau de connections signifiantes à partir des deux points forts que sont la soudure avec l’extérieur, le jardin paysager et le fleuve, et le rattachement au patrimoine local, les ruines, les carrelets et toujours la Garonne. Les manifestations régulières organisées par le centre commercial et là encore animées par un principe de gratuité – fête du cinéma, mercredi des enfants, fête de la morue – ont à la base ce même principe: fabriquer les signes attestant de la présence sociale de l’entité «centre commercial» hors du champ de la transaction commerciale. Le décor d’une vie apaisée Quel est le statut de cet espace fabriqué de toutes pièces à partir de fragments récupérés ? Pour mieux saisir le sens de l’arrangement spatial de ce complexe commercial destiné à la grande distribution et tenter d’en évaluer la portée, il est bon de revenir au dispositif lui-même. Ses contradictions permettent-elles la construction d’un lieu ? Pour fabriquer du « lieu » à partir de friches, les concepteurs s’appuient sur deux modèles éprouvés que l’on peut labelliser ainsi: le modèle du centre-ville pour l’intérieur; le modèle local et patrimonial pour l’extérieur, les deux espaces étant censés former un ensemble au travers de l’idée de parc ou jardin public. S’agissant du modèle du centre-ville, il est aisé de comprendre où les procédures de traitement de l’espace achoppent. Le réseau de rues n’en est bien sûr pas un. La configuration du centre commercial reste soumise à une logique de la clôture. L’image classique de la « bulle aseptisée » vaut encore pour traduire cette étanchéité par rapport à l’extérieur. La « rue » perd du même coup toute son efficace de lien, de connexion, puisqu’elle se trouve arrêtée brusquement en chacune de ses extrémités par les monumentales portes. Les terrasses relèvent d’une extériorité artificielle et ne sont qu’un extérieur à l’intérieur d’un espace plus large. L’expérience du dehors à ciel ouvert à laquelle confronte habituellement la rue est évacuée : pas de pluie, pas d’ensoleillement excessif. Mais ce que perd la rue, c’est aussi et surtout sa possibilité d’être une des composantes essentielles de l’espace public. Le centre commercial reste soumis à une règle tacite qui est celle d’une utilisation conforme à la seule pratique de consommation. Il ne peut plus dès lors être question d’une appropriation de la rue telle que la suggère par exemple Michelle Perrot (1991, p. 81), en tant qu’espace provisoirement conquis pour l’affirmation ou l’expression d’une opinion ou d’une revendication (cas des manifestations). L’espace du centre commercial est en fait «policé». Les responsables de la sécurité des centres commerciaux ne mâchent pas leurs mots pour déclarer que ces endroits «sont incomparablement plus sûrs que les centres-villes», ce sont des «lieux clos, ultra surveillés et réglementés»17. Le sociologue Ferreira Freitas (1996, p. 13) suggère que cette idéologie sécuritaire sert aux usagers pour construire l’image d’une ville idéale, exempte de pollution et de violence. La sécurité et le confort sont des facteurs majeurs de l’attractivité des centres commerciaux. Le dispositif de sécurité utilisant des sociétés privées de gardiennage s’ajoute à la sélection presque naturelle de la clientèle en fonction de sa solvabilité, et surtout de sa possession d’un véhicule personnel, pour signifier que le centre commercial ne peut pas être assimilable à l’espace public de la rue ordinaire. C’est là toute l’ambiguïté de ces espaces privés qui ne partagent avec les espaces publics que la caractéristique d’être ouverts à une fréquentation large. Mais le champ d’intervention des usagers se trouve être considérablement réduit par rapport aux potentialités de l’espace public des villes dites historiques, et cette réduction passe d’autant plus inaperçue qu’elle s’accomplit au travers de la mise en scène du plaisir de déambuler de vitrine en vitrine. Autre évidence qui fait que le centre commercial ne peut pas être le lieu dont il cherche à reproduire l’image: il n’est pas la ville, ni même un fragment, tant il est vrai que le tissu urbain n’est pas fait que de boutiques, ce qui nous ramène au constat fort simple mais essentiel selon lequel les «pratiques urbaines ne se limitent pas aux pratiques commerciales» (Bouveret et al., 1994, p. 27) 17. Entretien avec le PDG d’une société de conseil et formation en sûreté auprés des centres commerciaux, dans la revue Sites commerciaux, 58, 1996, p. 25. É C H A N G E S / S U R FA C E S 33 Artefact de lieu et urbanité S’agissant du modèle local et patrimonial présent à l’extérieur, il jette un certain trouble sur l’impression d’artificialité de l’intérieur du centre commercial. Le trouble vient de ce que cet espace est du domaine public, et qu’il pourrait reléguer le commercial au second plan. L’extérieur ne seraitil pas en définitive à même de compenser les manques de l’intérieur et contribuer ainsi à créer l’effet attendu? Le panneau « François-Mitterrand » rattaché à l’esplanade sur laquelle débouche directement le mail du centre commercial n’a pas pour seule fonction de nommer l’espace qui conduit à la Garonne. Il est surtout là pour marquer le statut différent de cet espace, comme s’il s’agissait d’une transition qu’il serait impératif de signaler à l’usager. Il n’est pas impossible que le tapage médiatique fait autour de l’aménagement des Berges de Garonne n’ait pas lui aussi obéi à cet impératif de qualification de l’espace des berges. Paradoxalement, c’est au travers de procédures involontaires que cette transition est la mieux signalée: dans la difficulté évidente que les deux ensembles rencontrent pour fusionner. Les murs aveugles du centre commercial vis-à-vis du parc, son orientation résolument tournée vers les parkings, la résurgence de la tôle côté berges… autant de signes non maîtrisés, lapsus et actes manqués indésirables, qui informent des limites de la relation entre le centre et son environnement. Et s’il est si impératif de dire le statut public de cet espace, résultat de l’intervention du politique, c’est bien que le risque est réel de voir la fusion s’opérer là où l’on ne veut pas qu’elle se fasse, c’est-à-dire dans la réduction du lieu à un décor. Mais le fait que l’accès au site des berges soit commandé par la traversée du centre commercial domine incontestablement cette volonté. La monumentalité démesurée de l’édifice, célébrée par cette esplanade pompeuse jusqu’à la Garonne, rend impossible de quitter le système de sens imposé par le centre commercial. Les fragments patrimoniaux s’intègrent alors dans le dispositif général et révèlent les mêmes défaillances que l’intérieur vis-à-vis du modèle qu’ils sont censés reproduire. L’anachronisme entre hypermarché et pontons de Garonne annule les repères de la localité et de son histoire. Les traces du passé finissent par se décontextualiser pour se muer en décor pour parc thématique. Le patchwork entre l’aménagement paysager recherché et les entrepôts industriels voisins visibles depuis le site participe de ce flottement des repères, de cet étrange mélange entre références d’univers différents. Neutralisation de la ville et sublime de la marchandise On pourrait dire du centre commercial et de son site paysager ce que l’anthropologue Alain Babadzan disait à propos des traditions inventées, à savoir qu’elles « doivent faire oublier qu’elles ont des inventeurs » (Babadzan, 1984). Ce que l’aménagement du centre commercial s’évertue à camoufler, c’est la finalité réelle de cet espace complètement soumis à une logique financière et à un rapport de rentabilité. Un tel constat ne doit rien à une analyse 34 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 78 « Prenez la vie côté Garonne. » fine et à une lecture entre les lignes. Les documents de « Positionnement en stratégies de marketing », dont la diffusion n’est bien sûr pas publique, sont assez clairs pour traduire cette réalité première du centre : l’architecture, l’aménagement des bords de Garonne, le fleuve y sont énumérés à titre de moyens destinés à faire des Rives d’Arcins un espace différent des autres centres dans l’objectif unique de le rendre hautement concurrentiel et de conquérir durablement une clientèle très sollicitée au sein de l’environnement commercial bordelais (« Nous avons absolument besoin de 230 000 clients qui ne choisiront Rives d’Arcins que parce que c’est mieux »18). Cette clientèle finit d’ailleurs par se révéler bien profilée avec une sur-représentation des cadres et professions intermédiaires et une sous-représentation des « retraités et inactifs »19. C’est bien elle qu’il s’agit de satisfaire et de fidéliser sur la base du constat que « le visiteur […] a peur de tout, du présent de l’avenir, de l’insécurité, de “l’autre” au sens large. Il a besoin: d’être rassuré en permanence par la référence à des valeurs sûres (la nature, le fleuve, le passé, la confiance dans son vendeur, sa place dans la société, “la reconnaissance”) ; d’être protégé dans un espace et une organisation “sûre” où il ne risque aucune agression, le cocooning »20. Les actions d’animation du centre mentionnées plus haut entrent dans ce dispositif de sécurisation en exploitant complètement l’aspect social, culturel et même populaire qu’elles suggèrent. Mais attention, « on n’est pas des philanthropes »21 affirme l’un des gestionnaires, ramenant du même coup ces animations à leur stricte fonctionnalité. C’est pour cette raison que les « mercredis d’enfants » ne dépassent pas, et ne dépasseront pas, l’ef- 18. Document de la Ségécé, « Rives d’Arcins : Stratégie Marketing et positionnement », Octobre 1995, p. 6. 19. Selon une étude de fréquentation émanant de la société de gestion du centre commercial, les cadres et professions intermédiaires constituent 43,6 % de la clientèle (ils sont 29,2 % en Gironde). Les inactifs et retraités comptent pour 18 % (ils sont 37,3 % en Gironde). 20. « Rives d’Arcins : stratégie marketing et positionnement », 1995, p. 9. 21. Entretien avec la personne responsable de la communication du centre commercial, novembre 1997. quelque chose, sa transcription analogique à la manière fectif de 25 enfants, celui-ci étant jugé suffisant pour créer d’une image, mais capable, à la différence de l’icône, de se l’effet souhaité, c’est-à-dire l’illusion du social au cœur faire passer pour cette chose même, ici pour la ville, en du mercantile. Ce document de marketing comporte certes étant seulement sa figuration. Ce que la ville ou tout autre la déclaration d’un souci « éthique », déclaré comme tel, référentiel a de différent par rapport au simulacre, ce n’est celui de « valoriser la personne avant le consommateur »22. pas d’être un dispositif plus vrai ou plus réel. C’est seuleMais comment ne pas voir que ce qui est désigné par ment d’auto-produire ses propres référents, d’appliquer à « l’éthique » se transforme ici en simple moyen d’une polila réalité une grille de sens liée à une maturation interne, et tique commerciale qui accompagne l’objectif de la fidélinon à la fabrication intentionnelle d’un ensemble déjà sation de «230 000 clients» ? On trouve également dans ce inventé. Quand la ville crée ses dispositifs scéniques, document cette sorte de slogan destiné à l’entreprise : comme à travers l’exemple manifeste de la construction de « Rives d’Arcins est appelé à s’imposer à sa région, non la Nation dont les signes verbaux et non verbaux parcoupas comme un lieu, mais comme une marque »23. rent les rues – « Liberté-Égalité-Fraternité », drapeaux, De ce point de vue, la codification de l’espace répond monuments au morts, noms des rues – ce n’est pas pour bien aux objectifs de ceux qui en ont la maîtrise : l’espace simuler quelque chose produit ailleurs, mais pour traduire des Rives d’Arcins est un produit. Il propose du lieu fabriles termes d’une représentation du corps social, non pas qué. Si l’on s’en tient à une définition simple du lieu, plus réelle qu’une autre – nous savons bien avec Anderson comme étant «identitaire, historique et relationnel» (Augé, (1984) que les communautés sont « imaginées » – mais 1992, p. 69), l’espace du centre commercial ne peut bien issue du jeu interne des rapports sociaux ayant conduit à sûr pas lui correspondre puisque ce qu’il exprime au tracette auto-identification. Pour reprendre la terminologie vers de son dispositif n’est le résultat d’aucun processus négocié de la relation sociale, mais seulement un cadre prêt à consommer, un artefact dont le caractère simulé est rendu manifeste au travers d’une série de différences par rapport au modèle qu’il cherche à reproduire. On pourrait dire en définitive de cet encodage de l’espace, de son traitement, qu’il s’organise en une image, c’est-à-dire en une représentation usant, dans la forme des objets matérialisés qu’elle met en scène, d’une relation de similitude avec un objet réel, ici celui de la ville historique et de son patrimoine local. Nous sommes bien dans un dispositif de simulacre. Le lieu n’est pas un lieu, mais son artefact. Tout ce qui fait l’efficace de cette image, c’est de Le carrelet typique des bords de Garonne. renvoyer à une grandeur de Babadzan (1984), on dira que la ville moderne s’innature, de ne plus être une icône, mais sa transcription au vente des traditions, alors que le simulacre imite et sol, une sorte de « maquette gigantesque » pour reprendre décharge les affects liés aux inventions et autres bricoles termes de Baudrillard (1991, p. 161) à propos de Dislages symboliques de la modernité, pour les rendre disponeyworld24. Cette notion de « simulacre » quelque peu galnibles à d’autres investissements. vaudée, trop facilement utilisée, renvoie bien d’un point de vue conceptuel à une définition qui permet d’entrevoir la différence essentielle entre le simulacre et ce qu’il imite. 22. « Rives d’Arcins : stratégie marketing et positionnement », 1995, p. 21 Quand Baudrillard parle de l’Amérique comme d’une 23. Ibid. simulation, il définit cette situation comme celle « créée 24. Le fait que l’espace puisse se constituer en « une image » alors que sa par n’importe quel système de signes lorsqu’il est assez matérialité semble toujours lui conférer le statut de l’authenticité nous renvoie sophistiqué, assez autonomisé pour abolir son propre réféici au véritable outil de sens et de langage que constitue le traitement de l’esrentiel et s’y substituer » (Baudrillard, 1991, p. 157). En pace, dans ses multiples possibilités, ce qui avait déjà bien sûr été affirmé par d’autres termes, le simulacre serait la représentation de d’autres (Barthes, 1985 ; Paul-Lévy et Ségaud, 1984). É C H A N G E S / S U R FA C E S 35 Artefact de lieu et urbanité Centre commercial, simulacre et urbanité Le simulacre peut-il déboucher sur des expressions de l’identité urbaine? La remarque que formulait Gilles Deleuze à propos de la distinction entre «copie» et «simulacre» peut ici nous être très utile : « Les copies sont possesseurs en second, prétendants bien fondés, garantis par la ressemblance ; les simulacres sont comme les faux prétendants, construits sur une dissimilitude, impliquant une perversion, un détournement essentiels»25. C’est du côté de cette perversion, de ce détournement qu’il faut rechercher le sens de ce que nous avons observé. Le simulacre de la ville, de la ville comme lieu, comme espace public, se vit spontanément à partir du moment où il a été mis en place, se consomme ensuite dans son actualité immédiate. Ce qu’il détourne du sens de la ville, ou ce qu’il ne parvient pas à imiter parfaitement, ce sont les événements de la vie urbaine, les troubles de jouissance qui donnent lieu à la participation effective et la négociation, c’est-à-dire à ce qui fait le fondement du lieu anthropologique. Les centres commerciaux déploient des dispositifs se bornant à imiter les résultats de processus qui ailleurs conduisent à produire du lieu. De la même manière que cette mise en scène du centre commercial n’est le résultat d’aucune histoire, elle n’appelle aucune intervention, ni ne stimule aucune appropriation effective qui conduirait les usagers à travailler l’espace, à marquer leur présence au travers de signes matérialisés attestant de la relation sociale quelle qu’elle soit, et à montrer ainsi in situ une emprise réelle sur le dispositif spatial. Absence de graffitis, absence de regroupements spontanés, absence de manifestations de rue sont les indicateurs les plus probants de cet accès compromis à l’urbanité, en tant qu’inscription au travers de la forme urbaine d’un projet collectivement conduit ou négocié. La liberté de l’usager vis-à-vis du centre commercial ne serait-elle plus alors que du domaine de la ruse, celle par exemple contenue dans les façons de déambuler, les énonciations piétonnières ou rhétoriques rendues accessibles par Michel de Certeau (1990)? La plupart des usagers sont loin d’attitudes aussi sophistiquées et ne les développent pratiquement qu’à leur insu. L’absence cruciale de faits auxquels raccorder la constitution de l’identité produite au travers des dispositifs des centres commerciaux, égaux pour tous malgré les différences de revenus, ne signifie-t-elle pas que les usagers eux-mêmes pourraient se transformer, en ces espaces de consommation, en artefacts d’individus sociaux qui font « comme si » ils pratiquaient la ville? Cette approche – dont on conviendra qu’elle amène jusqu’à l’excès cette logique de l’artefact – n’est bien sûr valable que si l’urbanité – l’identité produite à travers la forme urbaine – fait l’objet d’un consensus théorique préalable qui voit en elle, à la manière dont Touraine (1984) définit l’historicité, la capacité pour les collectifs de produire leurs propres orientations et d’être ainsi producteurs de leur histoire et de leur espace. Dans le schéma offert par Lefebvre (1974), l’identité découlerait de ce va-et-vient 36 LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE N° 78 entre l’espace produit par les concepteurs et la manière dont le dispositif est récupéré par les usagers. A travers l’analyse que nous venons de développer du centre commercial comme artefact, cette récupération du dispositif semble difficile, car l’artefact simule déjà cette récupération. Le développement des centres commerciaux à la périphérie des villes pourrait alors s’ajouter à cette série de rendez-vous manqués suggérée par Péron (1993), entre les zones périphériques urbaines et leur(s) centralité(s). C’est vers Baudrillard qu’il faut de nouveau se tourner pour envisager une autre dimension du simulacre et des identités que celui-ci inviterait tout de même à produire. « Le charme, la fascination que pour ma part je peux trouver à un univers comme ça est plutôt celui de la déconnexion. Celui de la fiction. Le soulagement d’être délesté des termes de notre culture, de la culture noble, de la culture historique, de la culture mémoriale. La question «qu’en est-il de la liberté individuelle dans cette histoire?», il faut la poser autrement. Là-bas [en Amérique], elle ne se pose pas en termes de réflexion […], de transcendance de la conscience […] mais elle se résout dans l’immoralité de l’espace» (Baudrillard, 1991, p. 164). Autrement dit, il faut aussi aborder le simulacre à partir de cette possibilité qu’il pourrait offrir de soustraire les individus à l’impératif de produire de l’identité pour ne s’en remettre qu’à une totale immédiateté des choses. La marge de manœuvre, et donc la liberté, dans ce cas ne serait plus liée à la question d’une appropriation possible du sens de l’espace du simulacre, mais à celle de sa consommation comme dispensatrice d’un état d’oubli ou d’amnésie de la conscience. C’est ainsi que le centre commercial deviendrait l’un des principaux lieux d’expression des incivilités. Si pour celui qui baigne dans la culture du simulacre, la question n’est pas celle d’une moralité26, elle le reste pour le regard informé par l’univers de la culture dite historique ou de la modernité, liée à des termes moraux. L’artefact est-il éthiquement acceptable à partir du moment où il interdit la possibilité d’une réelle participation individuelle et collective à la définition de son dispositif, à partir du moment aussi où il invite pour s’y socialiser à développer des comportements asociaux, où il n’autorise plus pour manifester une identité que la divergence et l’exclusion, tant la volonté de garder la place nette est garantie par l’appareil de sécurité? Ces centres commerciaux, artefacts urbains, sont-ils les lieux prototypes de la nouvelle culture urbaine à laquelle on nous demande de nous soumettre ? 25. Cité par Ferreira Freitas, 1996, p. 14. 26. Comment ne pas dire cependant la contradiction que pourrait contenir ce constat d’une culture dégagée d’une moralité et d’une conscience : un constat qui reste formulable seulement hors du jeu même des cultures du simulacre, puisque celles-ci, « délestées » du poids de l’Histoire et de la conscience, ne pourraient pas donner lieu à de telles formulations. On retrouve là toute la problématique postmoderne bien posée par des auteurs anglo-saxons (par exemple Jameson, 1984, 1991 ou Lash, 1990), à savoir que la post modernité à travers ces processus de dilution des repères sociaux et historiques, participerait à une aliénation bien plus grande que celle produite par la modernité en réduisant considérablement les chances d’une conscience de la réalité sociale. Cette perspective laisserait planer un malaise si elle ne revenait à l’usager lui-même. De lui, il reste important de situer son action comme non soumise à l’exclusive de l’artefact ici analysé. Ce dernier constitue une enclave, une poche, une parenthèse dans la ville qui laisse d’autres formes urbaines disponibles, ailleurs, dans l’espace public ou privé. C’est l’ensemble de ces lieux pratiqués qui ramène à l’urbanité vécue et non plus seulement le pôle commercial fréquenté l’espace d’un moment. Sans doute la démultiplication de ces lieux contribue t-elle à expliquer l’efficace du centre commercial et la manière dont il semble être vécu, c’est-à-dire pour ce qu’il est, un artefact dont il pourrait en définitive ne pas être nécessaire de modifier le sens pourvu que l’ailleurs réserve ses marges de manœuvre. Christine Chivallon, Nathalie Marme, Dominique Prost RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Anderson B., 1983, Imagined communities. Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso. Augé M., 1992, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil. 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Elle participe aux recherches de l’équipe TIDE à la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et vient de publier « Représentations et stratégies d’action des associations bordelaises », dans Recherches urbaines, n° 12, 1997, revue du CESURB, éditée par la Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine. La recherche sur les Rives d’Arcins a reçu le soutien de La Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, dans le cadre du quadriennat « Questions à la ville ». É C H A N G E S / S U R FA C E S 37