Benoît DUTEURTRE – Drôle de temps (1997) (LA PLAGE DU

Transcription

Benoît DUTEURTRE – Drôle de temps (1997) (LA PLAGE DU
Benoît DUTEURTRE – Drôle de temps (1997)
(LA PLAGE DU HAVRE)
(extrait)
Nous rougissions sur les galets brûlants. L'époque exigeait un bronzage intense et je m'efforçais,
comme les autres, de prendre un teint hâlé. Après quelques jours de plage, ma peau blanche de rouquin
devenait écarlate. Mais les coups de soleil passaient pour une étape normale du bronzage; ces plaques
douloureuses annonçaient ma prochaine réincarnation en enfant basané. J'endurais fièrement les
douleurs, ces nuits où la chair devenait tellement douloureuse que je me figeais comme une momie, en
attendant le matin. Après cette épreuve, ma peau tombait en lambeaux pour laisser apparaître enfin une
couleur nouvelle — non pas bronzée mais légèrement roussie — et j'éprouvais un sentiment victorieux,
comme si le petit Normand s'était mué en Méditerranéen triomphant.
(DANS LE TRAIN)
La scène se déroule en Lorraine, dans la plaine industrielle. Dix-huit heures, autorail Nancy-Saint-Dié. Le
train traverse des usines, passe sous des faisceaux de tuyauterie, longe des silos de phosphates, des monticules artificiels, des bassins d'eau violette. Assis près de sa maman, un petit garçon parle tout seul sur la banquette d'un wagon de province.
La jeune femme installée en face de moi est blonde, vêtue d'un blue-jean fabriqué en Corée et d'un blouson acheté à l'hypermarché, un samedi, dans un élan de consommation un peu fou. Trente-cinq ans, mariée
jeune, la peau blanche, astiquée au savon, elle pourrait aussi être belle.
Le train dépasse la discothèque New Rêve, un bunker jaune de la banlieue de Lunéville. Les stores métalliques sont baissés, de même que ceux du bar Stan Flash, l'établissement voisin. Aux balcons des appartements à loyers modérés sont accrochés des séchoirs à linge, des antennes paraboliques dont les vasques
blanches orientées vers le ciel captent les messages des satellites. Sur les trottoirs s'alignent des automobiles
toutes semblables, de marques différentes. Suspendues de part et d'autre de la rue déserte, des banderoles
multicolores annoncent une Fête sur la ville. Un groupe de Maghrébins traverse un parking, casquette de
baseball coiffée à l'envers. Ils vivent à Lunéville. Des gens s'aiment et meurent à Lunéville ; d'autres à
Naples, à New York, à Séville. C'est ainsi. C'est injuste.
Dans le train, le petit garçon parle tout seul près de sa mère. La jeune femme lui dit de rester tranquille.
De l'autre côté somnole son fils aîné, un peu adolescent, les joues roses, la voix grosse. Il ouvre un œil, n'a
pas l'air content, pose une question. La femme répond sèchement :
— Tu vas pas acheter un bracelet à six heures du soir !
Le fils pousse un juron. Révolte adolescente. Le train s'arrête. Le train repart, ronfle dans la campagne.
On longe des fabriques textiles désaffectées, des ruines de cheminées en brique rouge. La jeune femme
blonde m'adresse un regard bienveillant. Elle est sympa. Je lui souris. Je souris au grand garçon qui risque de
finir comme son père. Je souris au petit qui continue à se raconter des histoires.
Le fils aîné se lève et demande « les cigarettes » à sa mère. Elle lui tend un paquet de Gauloises sans filtre.
Il remonte l'allée centrale, s'enferme dans les toilettes puis ressort fumer son clope sur la plate-forme. Accroché à son dos, sur son blouson de cuir, un grand portrait multicolore du chanteur Renaud.
Dehors, la plaine ondule. Le train entre dans la montagne. Sur le quai, un employé de la SNCF hurle le
nom d'une petite gare. Le train repart. Sur une autre banquette, quatre vieilles femmes parlent. Elles étaient
allées à la pêche, un dimanche :
On a grimpé presque trois quarts d'heure. La voiture était pleine d'eau. Vous parlez si je devais être verte
ou rouge...
Vous étiez bleue, répond la voisine.
Y nous ont emmenées à l'hôpital, renchérit l'autre. On riait comme des tordues.
Ma voisine me regarde, complice.
Quand nous arriverons à Saint-Dié, nous irons faire les courses à l'hypermarché Cora. Il y aura beaucoup
de monde au rayon charcuterie. Nous prendrons un ticket d'attente pour être servis à notre tour.
pp. 17-19.
Benoît DUTEURTRE, Drôle de temps, Paris, Gallimard, 1997.
1
(PORTRAIT)
J'ai trente ans
Mon corps est anodin. Ma manière de me vêtir, ordinaire, dénote un certain manque de goût dans
l'assortiment des formes et des couleurs. On ne me remarque guère. Je ne dis pas grand-chose, ou alors des
banalités sur le temps qu'il fait. J'existe pour autant que les autres existent. J'observe mes voisins, m'efforce
de leur ressembler. J'approuve ceux qui parlent d'un hochement de tête bienveillant. Je défends leurs idées
avec leurs arguments. Je les amuse avec leurs bons mots. Je comprends difficilement les astuces et je prie
qu'on me les explique ; puis je ris franchement pour montrer que j'ai bien compris.
Je connais ce qu'il faut pour être au courant : les débats d'actualité, les efforts de la diplomatie au ProcheOrient. Certains soirs, lorsque j'ai bu, j'élève la voix, je me passionne. Dans une soudaine inspiration, j'émets
quelques idées, quelques paradoxes... Mais rien d'essentiel ne sort jamais de ma bouche. Foncièrement indécis, influençable, insincère, je peux changer d'avis pour plaire au premier venu. Je ne suis pas certain que
notre monde soit meilleur ou pire. Je me soucie peu qu'il y ait une vie après la mort. Je m'engouffre dans une
direction au hasard, puis je repars, au carrefour suivant, en sens inverse. Je me laisse manipuler, violenter,
bercer par le temps qui coule.
D'aucuns prétendent que je me cache, contiens à grand renfort de barrages et d'écluses le torrent de pulsions qui se bousculent en moi, les déferlements de mots, les symptômes d'amour et de haine, les charrois
d'injures, les soupirs d'extase et de volupté. Quelques amis me prêtent une humanité profonde. Ils
discernent sous mon silence de grandes douleurs, de profonds secrets. Ils affirment : « C'est un sentimental
qui s'ignore ! »
Il me semble pourtant que, malgré mes efforts, je n'existe pas encore en tant qu'individu, maître de son
destin. Mes crises d'adolescence ont fait place au grand vide de l'âge adulte. Mon corps, mon cerveau montrent chaque jour leurs limites. Je me contente de bonheurs simples. J'aime me promener, marcher dans la
campagne. Rire, boire et manger en bonne compagnie. Chanter, pleurer au son d'une musique exquise.
J'aime les caresses légères et l'amour sans passion.
Je suis peut-être chargé de certaines missions, mais j'ignore lesquelles et pour le compte de qui. Je me balade, je butine, je m'étonne. J'essaie de comprendre, puis j'abandonne. Curieux de tout, fasciné par le monde,
je m'instruis. Je songe à conquérir ma petite importance. Je m'accroche un instant, puis je décampe au
premier danger. Je suis un papillon, d'une espèce-bizarre, volant légèrement de travers, au gré du vent.
pp. 26-28.
Benoît Duteurtre, Drôle de temps, Paris, Gallimard, 1997.
Benoît DUTEURTRE, Drôle de temps, Paris, Gallimard, 1997.
2

Documents pareils