Lire un extrait - Editions Persée

Transcription

Lire un extrait - Editions Persée
Parasitose(s)
Huguette Dubos
Parasitose(s)
Nouvelles
Editions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes
vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
Consultez notre site internet
© Editions Persée, 2015
Pour tout contact :
Editions Persée — 38 Parc du Golf — 13856 Aix-en-Provence
www.editions-persee.fr
À toutes celles et à tous ceux qui ont lu ces textes,
qui les lisent, et/ou qui les liront.
Et un remerciement particulier à mon petit-fils Aymeric
qui a eu l’énergie et la patience de mettre ces écrits en forme.
Huguette Dubos
Le 23 octobre 2014
NOUVELLES
Un impossible jeudi
Elles sont si parfaitement semblables, Marie-Jeanne et JeanneMarie, que l’on croirait que l’une se mire, tant l’autre se reflète.
Même vieux dos courbé par l’âge, même petit visage plissé, ridé,
fripé. Moue semblable, semblables yeux clairs. Même poivre et
sel pour les cheveux coiffés en chignon natté. Et semblables les
vieilles mains tachées aux doigts osseux, tordus de rhumatismes,
qui tricotent et détricotent.
Jeanne-Marie, assise dans un coin de l’unique pièce qui leur
sert de chambre-salle à manger-cuisine, se pelotonne près de la
cheminée. La cheminée tient, dans la vie de Jeanne-Marie, une
place très importante. En fait, c’est toute sa vie. Elle y entretient
un feu qui jamais ne s’éteint. Des bûches énormes se consument
toute la nuit dans l’âtre noirci, soutenues par deux chenets ­finement
sculptés en deux têtes harmonieuses. Napoléon et Joséphine
veillent, nuit et jour, jour et nuit, à jamais côte à côte dans cette
maisonnette isolée et protègent Jeanne-Marie.
Elle tricote, inlassablement. Levée tôt le matin, elle va préparer
sa réserve de bois pour la journée. Elle sort sans bruit, se rend sous
son vieil hangar dont le toit est fait de vieux fagots entremêlés
et elle prélève avec soin les morceaux de différentes grosseurs
dont elle aura besoin pour aviver, puis alimenter « son feu ». Elle
surveille attentivement chaque pile : brindilles sèches, sarments et
petits rondins pour le matin, gros morceaux fendus pour l’entretien
et souches énormes pour la nuit. Mais la coupe en longueur est
exactement la même, c’est la mesure de l’âtre, la mesure exacte
que Napoléon et Joséphine auront à soutenir.
9
Jeanne-Marie vit chichement, ayant peu de revenus : une modeste
pension qu’elle reçoit deux fois l’an, apportée par le facteur, et qui
lui vient de son mari, décédé il y a bien longtemps, il y a si longtemps qu’elle se demande parfois si elle ne l’a pas rêvé. Deux fois
l’an, également, arrive le voisin, avec son chargement de bois :
après le long hiver, juste au début du printemps et avant le long
hiver, juste à la fin de l’automne. Invariablement, il livre à JeanneMarie la quantité de bois nécessaire à la vie de son feu, à sa vie. Il
lui faut plusieurs allées et venues pour remplir la vieille caisse en
bois qu’elle a nichée dans un recoin, près de la haute cheminée.
Elle ne sortira que le soir, pour se rendre à nouveau sous le vieil
hangar, où elle choisira les plus grosses bûches pour la nuit.
Mais, le matin… Elle froisse du vieux papier, qu’elle recouvre
de brindilles et elle prépare une infusion de plantes. C’est alors
que Marie-Jeanne ouvre le rideau de velours cramoisi, brûlé par
le temps, qui cache les deux lits. Marie-Jeanne installe deux larges
bols jaunis et, l’une en face de l’autre, assises sur leurs chaises
dont la paille s’effrite, elles boivent lentement leur menthe chaude
ou le tilleul, ou autres décoctions savamment cueillies, séchées et
mises en sachet par Marie-Jeanne.
Jeanne-Marie place les bols sur le bout de la table qui occupe
le centre la pièce, elle glisse les chaises jusque vers la cheminée.
Marie-Jeanne ouvre la maie rongée de vers, rongée de temps. Elle
attrape deux sacs de toile grise. Elle rabat, ferme avec précaution
le couvercle aux lattes disjointes pour en masquer ainsi le précieux
contenu de leur occupation : longues écharpes de laine. Elles
s’installent sur leurs chaises, près de la cheminée, et tandis que
Jeanne-Marie tricote un long foulard au point mousse très régulier,
Marie-Jeanne détricote un autre long foulard au point mousse très
régulier. Elles ne parlent pas, ou peu, très peu.
Quelques querelles parfois, Marie-Jeanne n’ayant pas préparé
assez vite la laine, parce que Jeanne-Marie a cliqueté trop
10
r­ apidement ses aiguilles et que le foulard est terminé. Mais aussi
parfois parce que Jeanne-Marie a encore quelques rangs à terminer
et que Marie-Jeanne, elle, a sa pelote prête. Quelques querelles,
vraiment, mais sans violence.
Ainsi s’écoulent les jours pour les deux si semblables sœurs. Et
les semaines… Marquées les semaines par le passage très régulier,
le samedi, de l’épicier-boucher-boulanger qui s’arrête à la grille
rouillée qui ferme la cour. Marie-Jeanne, dès qu’elle a entendu
le bruit familier du moteur, met un châle troué sur ses épaules,
prend un large panier et se rend, à pas menus, traînants, jusqu’à la
camionnette.
L’épicier-boucher-boulanger a ouvert les deux battants de la
porte arrière. Il l’attend, assis sur un tabouret. Elle sort de la
poche de son ample jupe un papier – toujours le même – et il
pose dans le panier ce que Marie-Jeanne lit. Parfois, quelquefois,
elle se retourne. C’est Jeanne-Marie qui l’interpelle du seuil de la
porte.
— Les allumettes !
Ils rient, Marie-Jeanne et l’épicier, car jamais ils ne les oublient. Et
ils se quittent – à la semaine prochaine – après que Marie-Jeanne ait
acquitté ses achats que l’épicier a inscrits sur la boîte de fromage.
Ainsi s’écoulent les semaines avec l’apport des rares provisions. Ainsi s’écoulent les années avec l’apport de la réserve de
bois. Mais ce matin, Jeanne-Marie, sous le vieil hangar, échappe
plusieurs rondins. Elle grommelle d’inaudibles sons. Elle rentre
dans la maison. Elle ne parvient pas à allumer le feu dans le vieux
poêle. Quand enfin les flammes jaillissent, que la fonte va rougir,
elle constate que le seau que Marie-Jeanne va remplir au puits, dès
avant midi, est presque vide.
11
Marie-Jeanne, surprise, s’étonne de son bol vide mais elle
comprend vite quand elle voit le seau. Elle a oublié l’eau.
Comment a-t-elle pu oublier l’eau ? Elle se lève, un peu tremblante, et se rend au puits. Elle attache le seau à la chaîne, tourne
la manivelle et quand elle entend le choc dans l’eau, elle tourne
encore une fois, puis remonte lentement, jusqu’à la margelle, seau,
eau, chaîne. Elle rentre, s’étant acquittée de sa tâche. Mais JeanneMarie tricote déjà. Elle a rompu les lois. Elle a osé sortir les sacs
de la maie. « Il y a quelque chose de… dans leur royaume ».
Dès avant midi, Jeanne-Marie s’arrête. Elle a terminé sa longue
écharpe mais elle s’aperçoit alors que, sur les vieilles dalles creusées par leurs pas, un long morceau traîne. Le frugal repas que
Marie-Jeanne aurait dû préparer ne chauffe pas sur le poêle. Elle
installe cependant les assiettes en grès lourd et elle attend. Mais
déjà monte en elle l’inutile de tous ces jours, toutes ces semaines,
toutes ces années de vie solitaire, dans cette maisonnette isolée
dans la campagne, non loin d’un carrefour qui mène ailleurs,
qu’elle a connu, autrefois, il y a longtemps, si longtemps.
Et Marie-Jeanne, qui reste là, sans mot dire, sur sa chaise
dépaillée, qui tourne sa pelote de ses vieilles mains noueuses. Et
le feu qui s’éteint parce que ce matin elle n’a pas ramassé toutes
les bûches tombées. Jeanne-Marie tremble, de toute sa vieille vie
perdue sans souvenirs, ou de souvenirs tus, non partagés. Elle
saisit Joséphine et la laisse lourdement tomber sur le cou penché
de Marie-Jeanne qui s’affaisse, glisse de sa chaise. L’ample jupe
s’accroche à la table. Le corps amaigri bascule et la tête grisonnante heurte Napoléon.
Jeanne-Marie a regardé la lente chute, sans trop rien bien
comprendre ce geste insensé, cette haine. Elle soulève Napoléon,
replace Joséphine et installe Marie-Jeanne telle une bûche. Elle
active le foyer en remuant le brasier, place des brindilles, un rondin.
Et de temps en temps, elle met et remet des bûches et des bûches.
12
Ce jeudi se termine enfin pour Jeanne-Marie. Toute la nuit, elle
surveille le feu, somnolente parfois, mais vigilante cependant. Elle
reste très lucide et procède aux quelques rangements nécessaires à
sa nouvelle situation. Il lui faut également se réorganiser, tous les
travaux partagés lui incombent maintenant.
La venue du voisin livreur de bois ne lui pose en fait aucun
problème, puisque c’est elle qui l’a toujours reçu, payé. À peine
entre-t-il parfois dans la grande pièce. Les lourds rideaux masquant
les lits sont parfaitement en place. Il remarque sans plus, l’absence
de l’autre sœur. Mais il se satisfait de l’explication donnée, à savoir
un méchant accès de rhumatismes.
Après cet impossible jeudi, cette journée paraît incroyablement
calme à Jeanne-Marie, bien qu’elle ait eu à s’acquitter de toutes les
activités quotidiennes, celles qui lui étaient ordinairement dévolues, et les autres, celles dont Marie-Jeanne avait devoir.
L’épicier-boucher-boulanger s’étonne, il trouve que sa cliente
n’est pas tout à fait, tout à fait… Mais elle lui raconte très vite,
lorsqu’il lui demande « sa liste », qu’elle l’a oubliée. Il s’étonne car
c’est toujours le même papier froissé, qu’elle lui présente, qu’elle
sort de la poche de son ample jupe et qu’elle lui a affirmé, un jour,
laisser toute la semaine. La porte ne s’entrouvre pas non plus et
personne ne réclame « les allumettes ». Il s’étonne aussi de ce que sa
cliente ne se souvienne plus de ses demandes si semblables toutes
les semaines. Alors, il inscrit sur le fond de la boîte à fromage les
denrées dont lui se souvient parfaitement et dans l’ordre.
Tout cela est fort bien, pense Jeanne-Marie. Elle refera une liste
avec pour modèle celle griffonnée par l’épicier. Elle l’enfouira au
plus profond de sa poche de la même ample jupe que portait sa
sœur et qu’elle porte aussi depuis des années. Et tout sera bien.
L’épicier l’a confondue avec sa sœur. Elle a répondu très vite, trop
vite qu’elle avait oublié cette maudite liste. Elle aurait pu parler
13
de rhumatisme, mais c’est beaucoup mieux ainsi car, de samedi en
samedi, elle sera donc Marie-Jeanne en fin de semaine.
Il lui faut, avant que cette journée ne s’achève, aller chercher
de l’eau. Elle prend le seau, l’attache à la chaîne qui se déroule
rapidement. Elle essaie de la retenir d’une main, tandis que de
l’autre elle assure la manivelle. Elle se penche pour voir si le seau
a rencontré l’eau, mais sa main glisse et le lourd morceau de fer
vient la heurter en plein front. Elle s’abat, inconsciente, toujours
accrochée à la chaîne qui l’entraîne interminablement. Son ample
jupe flotte à la surface puis disparaît.
Le jeudi suivant, le facteur s’arrête. Il doit donner, comme toutes
les fins de trimestre, la pension à l’une des deux sœurs. Il ne sait
jamais laquelle. Il frappe à la porte. Comme il n’obtient aucune
réponse, il frappe à nouveau, puis entre. La pièce est vide. Il n’ose
ouvrir les rideaux. Il appelle. Il s’approche de la cheminée sans
feu. Il s’apprête à partir. Il aperçoit le puits, la chaîne déroulée. Un
accident, pour quelle raison ? Un malaise, à cet âge. Mais l’autre ?
Quelle autre ?
14
Repas pour cygnes
Nadiline regarde le grand cygne blanc glisser sur les eaux
calmes du lac. Derrière lui se dessinent les sillages de ses palmes
rapides. Il courbe son long col et touche du bec les morceaux de
pain qui flottent encore et que Nadiline vient de jeter.
Elle s’est assise dans l’herbe humide du soir. Le soleil couchant
pare le ciel de doux roses bleutés, d’or atténué. L’eau sombre
s’irise de ces teintes. Au milieu du lac d’où vient l’oiseau, de
multiples points noirs se déplacent, oies et cygnes alignés pour
un dernier rabat. Tandis que gloutonnement, le beau mâle avale
ce repas ­inespéré, quelques petits cris inarticulés, plaintifs retentissent. Nadiline détourne son regard et aperçoit alors, venue de
l’autre rive, dans un déplacement silencieux, la mère entraînant
deux petits vers la nourriture providentielle. Ailes relevées, majestueux, le père s’éloigne. Les jeunes cygnes le suivent, tandis que la
mère vigilante, les rejoint lentement sur la berge où ils se gavent
d’herbes fraîches.
Nadiline se relève. Tout le pain jeté a disparu, absorbé par les
cygnes, ou s’émiettant en profondeur pour quelques poissons
voraces.
Retour à la nature, retour à la source de vie, pense Nadiline.
Pain, eau et pain, nourriture consommée.
Nadiline reviendra demain, et après-demain s’il le faut, jeter en
pâture aux gloutons oiseaux, aux affamés poissons, tout ce pain
mis pour eux en réserve.
Elle regardera chaque morceau disparaître car il est nécessaire que chaque morceau disparaisse, englouti par les blancs
15

Documents pareils