Les sites d`eau bénite chrétiens en Éthiopie et le sida : tensions

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Les sites d`eau bénite chrétiens en Éthiopie et le sida : tensions
449720
2012
SCP59310.1177/0037768612449720HermannSocial Compass
social
compass
Article
Les sites d’eau bénite chrétiens
en Éthiopie et le sida : tensions
entre des dynamiques sacrées
et profanes
Social Compass
59(3) 357­–366
© The Author(s) 2012
Reprints and permission: sagepub.
co.uk/journalsPermissions.nav
DOI: 10.1177/0037768612449720
scp.sagepub.com
Judith HERMANN
SESSTIM, AMU, France
Résumé
En Éthiopie, le rituel chrétien de l’eau bénite constitue un recours populaire ancien
en cas de maladie. L’épidémie du sida a été prise en charge sur ces sites d’eau bénite
et a suscité des pèlerinages ou retraites spirituelles dès le début des années 1990.
Traditionnellement, la cure d’eau bénite – rituel de purification et de rédemption –
est exclusive de tout autre recours, la combinaison des formes thérapeutiques étant
perçue comme le signe d’un doute envers la capacité du divin et de l’eau bénite à guérir.
Par ailleurs, les sites où jaillit cette eau bénie par le divin sont des espaces sacrés où
l’introduction d’un trop grand nombre d’éléments profanes met en péril la puissance de
l’eau. Dès lors, la distribution gratuite et à large échelle des antirétroviraux (ARV) en
Éthiopie et leur arrivée sur les sites d’eau bénite posent la question de la compatibilité
des traitements et de la protection de la sacralité de ces espaces. À Ent’ot’o Maryam,
site réputé pour ses guérisons miraculeuses du sida, l’arrivée des ARV a bousculé
l’équilibre et a conduit à un déplacement de la puissance de l’eau bénite vers un autre
site, plus reculé, Shenkuru Mika’él. À cet endroit, des fidèles vivant avec le sida prennent
des ARV, mais de manière plus discrète. Il apparaît donc que les cures ne sont pas
totalement incompatibles, mais posent la question de la porosité des frontières entre
sacré et profane, et de la malléabilité du rituel de l’eau bénite.
Mots-clés
antirétroviraux, eau bénite, Ethiopian Orthodox Täwahedo Church (EOTC), Éthiopie,
miracles, pèlerinage, rituels, sida, VIH
Pour toute correspondance :
Judith Hermann, UMR 912, ORS PACA, 23, rue Stanilas Torrents, 13006 Marseille, France
Email : [email protected]
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Social Compass 59(3)
Abstract
In Ethiopia, the Christian holy water ritual is a traditional remedy for illness. At the
beginning of the 1990s, the AIDS epidemic began to be tackled by holy water sites,
which generated pilgrimages and spiritual cures. Traditionally, the holy water cure –
a redemptive and purifying ritual – is exclusive of any other treatment. The use of
other forms of therapy is been perceived as a sign of doubt in the divine capacity of
the holy water to cure. Moreover, sites where water is considered blessed by the
divine are sacred spaces and the introduction of too many profane elements has been
regarded as undermining the power of the water. The free, large-scale distribution of
antiretroviral drugs in Ethiopia and their arrival at holy water sites brought into question
the compatibility of such treatments with holy water sites and the protection of the
sacredness of these spaces. At Ent’ot’o Maryam, a site famous for its miraculous cures
of HIV sufferers, the arrival of antiretroviral drugs destabilized the existing equilibrium
and led to a transfer of holy water power to another site, Shenkuru Mika’él. At Shenkuru
Mika’él some pilgrims living with HIV take antiretrovirals, but in a more discreet manner.
Therefore, it appears that the two types of cure are not totally incompatible, but they
serve to highlight the porosity of the borders between the sacred and the profane and
the malleability of the holy water ritual.
Keywords
antiretroviral drugs, Ethiopian Orthodox Täwahedo Church (EOTC), HIV/AIDS, holy
water, miracles, pilgrimage, rituals
Introduction
La cure par l’eau bénite, pour le sida spécifiquement, a émergé et s’est développée au
début des années 1990, soit en période de sous-politisation et d’absence de sensibilisation
publique à l’épidémie. En effet, la lutte contre le sida en Éthiopie connaît quatre phases.
Dès l’apparition des premiers cas d’infection au VIH, en 1984–1985, le gouvernement
du därg prit en charge l’infection au VIH (Lehmani, 1991). En 1991, le régime fut
renversé. Ni le régime de transition, ni le gouvernement de Meles Zenawi en place en
1996 ne mirent en place des programmes de lutte contre l’épidémie. C’est la phase
d’oblitération, de déni ou d’oubli du sida en Éthiopie (Okubagzhi et Singh, 2002). La
troisième étape se situe au début des années 2000, alors que l’épidémie fait l’objet d’une
forte sensibilisation publique et d’une politisation conséquente (Okubagzhi et Singh,
2002). Enfin, depuis 2005, les ARV (traitement antirétroviral) sont distribués gratuitement
à l’échelle nationale (Assefa Yeseni et al., 2009).
La cure par l’eau bénite n’est pas nouvelle ; elle est un rituel très populaire en Éthiopie.
Certains fidèles d’autres confessions (musulmans, protestants ou catholiques) y ont
parfois recours et de nombreux sites d’eau bénite émaillent le territoire. Toutefois,
l’apparition du sida, puis l’absence de prise en charge politique de l’épidémie dans les
années 1990, ont impulsé une nouvelle dynamique à ces sites et rituels. Cette thérapie
spirituelle a apporté une réponse au rejet des personnes vivant avec le sida, puisque
ceux-ci pouvaient se rendre sur ces sites de pèlerinage et/ou de retraite spirituelle « hors
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du monde » et devenir des tsäbältägna1 – littéralement, « une personne qui prend de l’eau
bénite », tsäbäl en amharique – pour y trouver la guérison et échapper à la stigmatisation.
L’existence d’une guérison « miraculeuse » par l’eau bénite permit également de
dédramatiser l’infection au VIH puisque cette affection y est considérée comme « plus
légère qu’un rhume ».
Cette cure spirituelle est traditionnellement exclusive de tout autre traitement. Mais la
diffusion à large échelle et gratuite des ARV, à partir de 2006, modifia la situation.
L’épiscopat de l’EOTC (Ethiopian Orthodox Täwahedo Church) et un des fournisseurs
des ARV en Éthiopie (le programme américain créé par GW Bush, le PEPFAR –
President’s Emergency Plan for AIDS Relief) favorisèrent l’introduction sur des sites
d’eau bénite – considérés sacrés et devant être protégés de la souillure du profane – d’un
traitement biomédical, précisément perçu, dans ces lieux, comme totalement profane.
Ent’ot’o Maryam – le site le plus réputé à l’échelle nationale pour ses guérisons du sida
– fut le premier touché par cette rencontre entre thérapies sacrée et profane. Un centre de
distribution des ARV fut ouvert à proximité de Ent’ot’o Maryam, mais son leader
charismatique s’opposa à la prise de ce traitement par « ses » fidèles. En avril 2007,
le Pope de l’Église en personne vint déclarer la compatibilité des thérapies spirituelles et
biomédicales à ces mêmes fidèles, marginalisant le leader de Ent’ot’o Maryam, désormais
considéré comme un personnage dissident face à la position officielle de l’EOTC. Si les
personnes vivant avec le sida prenant de l’eau bénite et vivant à Ent’ot’o Maryam
combinèrent par la suite les deux traitements, une conséquence inattendue apparut. La
source d’eau bénite de Ent’ot’o Maryam perdit de son aura et de sa puissance au profit
d’un site plus éloigné : Shenkuru Mika’él. Ce site était connu des personnes vivant avec
le sida de Ent’ot’o Maryam dès 2005 et plusieurs d’entre eux s’y rendaient parfois. Mais
à partir de 2006–2007, le site acquit une notoriété nouvelle et accueillit plus de 2 000
personnes. Sur ce lieu de pèlerinage et de retraite spirituelle, les personnes vivant avec le
sida prennent également des ARV, mais de manière moins ostensible, plus discrète. Ainsi
se pose la question des modalités de rencontre entre le sacré et le profane, entre les ARV
et l’eau bénite, sur les lieux de pèlerinage et de retraite spirituelle que constituent les sites
d’eau bénite éthiopiens.
Cet article est organisé en trois temps. D’abord seront présentées l’Église éthiopienne
et l’eau bénite dans leur spécificité. Puis, le pèlerinage et la cure auxquels l’eau bénite
donne lieu, notamment à Ent’ot’o Maryam, seront considérés. Dans un troisième temps,
seront discutées les conséquences et les transformations qu’induisent l’introduction d’un
élément profane, les ARV, dans ces espaces sacrés, à travers la mise en parallèle des sites
de Ent’ot’o Maryam et de Shenkuru Mika’él.
Méthodologie de terrain
Les données présentées et analysées dans cet article ont été obtenues dans le cadre de ma
thèse d’anthropologie portant sur l’implication de l’EOTC dans la lutte contre le sida.
Entre novembre 2005 et août 2008, trois enquêtes de terrain d’une durée respective de
cinq, trois et huit mois ont été menées en Éthiopie tant en milieu urbain que semi-urbain
et rural. Durant le premier séjour, une observation participante de trois mois a été réalisée
à Ent’ot’o Maryam, site d’eau bénite célèbre pour ses guérisons du sida et situé sur les
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hauteurs de la capitale Addis Abeba. Parallèlement, onze autres sites d’eau bénite ont été
visités durant ces enquêtes : quatre étaient situés dans la capitale et aux alentours, huit
autres dans deux provinces différentes. Sur ces sites, des fidèles vivant ou non avec le
sida, des habitants, des commerçants et des chauffeurs de taxi ne se servant pas d’eau
bénite, ainsi que des clercs, réguliers et séculiers, ont été interviewés.
L’Église et l’eau bénite : une spécificité éthiopienne
chrétienne
L’Église éthiopienne, Ethiopian Orthodox Täwahedo Church (EOTC), est considérée
comme Église d’État depuis le 4e siècle jusqu’en 1975 (Ancel, 2006). Elle a donc fortement
modelé la culture et la société éthiopienne. Cette Église est d’abord une religion de moine.
En effet, les moines ont converti le roi Ezana au 4e siècle, puis la population entre les 6e et
10e siècles (Tamrat, 1972 ; Kaplan, 1984 ; Stroffregen-Pedersen, 1990). Ces moines se
sont érigés en acteurs principaux de la construction de l’unité du royaume durant le Moyen
Âge, soit du 13e au 16e siècle (Tamrat, 1972 ; Derat, 2003). Traditionnellement, depuis la
création de l’Église éthiopienne, son Patriarche était un moine égyptien ordonné, élevé
au rang de métropolite par le Patriarcat d’Alexandrie, le chef de l’Église Copte. En 1969,
elle acquit l’autocéphalie. Par ailleurs, l’épiscopat de l’Église éthiopienne ne joua un rôle
déterminant qu’à partir du début du 20e siècle. Encore aujourd’hui, le clergé régulier
constitue une composante importante de l’EOTC ; cette Église compte plus de moines,
moniales et monastères que toutes les Églises orientales et orthodoxes réunies
(Stroffregen-Pedersen, 1990 : 163). Cette situation témoigne de la prégnance de l’idéal
monastique qui a durablement et profondément marqué la religiosité laïque. Le
monachisme chrétien éthiopien est de type extra-mondain, pour reprendre les catégories
wébériennes. L’érémitisme et la sortie du monde considéré comme habité par le diable
(EOC, 1970) constituent les principales voies de salut (Stroffregen-Pedersen, 1990).
L’influence de cette forme de monachisme extra-mondain se donne à voir, entre autres, à
travers l’attachement au carême, qui occupe, pour les laïcs normalement pieux, 180 jours
de l’année ; quant aux clercs, ils observent 250 jours de jeûn2 (Wonmagegnehu et Motovu,
1970 : 64). Dans le cadre de la lutte contre le sida, cette hiérarchisation entre clergé
régulier et séculier est également sensible. En effet, c’est la composante monacale, le
clergé régulier au sens large qui a, en premier, formulé une réponse, une solution à
l’épidémie du sida, avant l’Église en tant qu’institution. Celle-ci ne s’est impliquée
officiellement dans la lutte contre le sida qu’entre les années 1998 et 2000 en créant un
organe administratif, le EOTC HIV/AIDS Prevention and Control Office (EOTCHAPCO), lié au Patriarcat et chargé de coordonner et de mettre en place les actions de
l’EOTC contre le sida.
Ni les clercs de la base et d’obédience monastique3, ni les fidèles de l’Église et les
personnes vivant avec le sida n’ont attendu cette implication officielle pour trouver dans
le rituel de l’eau bénite une réponse tant individuelle que collective à l’épidémie, à
l’infection au VIH. Cette forme d’eau bénite, ainsi que les rituels qui en encadrent la
prise, représente une spécificité du christianisme éthiopien. L’eau bénite, appelée en
amharique tsäbäl, qualifie deux entités différentes. Le terme tsäbäl est usité pour désigner
l’eau bénie par un clerc au minimum ordonné prêtre. Cette forme d’eau bénite est plutôt
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employée à des fins sacramentelles et liturgiques.4 Le tsäbäl désigne également une eau
jaillissant déjà bénie par le divin. Ce tsäbäl, l’eau déjà bénie par le divin, que j’ai qualifiée
d’« objet-élément », est porteuse d’une energeia5, soit de la puissance divine qui
correspond à la virtus des saints occidentaux (George, 2002). Cette energeia est donc
sacrée et doit être protégée de la souillure du profane ou du sacré impur tels que définis
par E Durkheim (2003: 584). Les sites d’eau bénite, lieux sacrés ou saints sont, en outre,
distincts des autres bâtiments religieux (églises, monastères ou baptistères).
Dans le christianisme éthiopien, il n’existe aucun système de contrôle de la sainteté
ou de la sacralité d’un personnage ou de l’eau jaillissant déjà bénie par le divin. Les
modalités mêmes d’apparition du tsäbäl valident son energeia. L’analyse des récits
d’apparition de l’eau bénite de six sites laisse apparaître une structure en trois temps :
première apparition du sacré (et/ou de l’eau bénite), disparition (de l’eau ou de la sacralité
du lieu) et, enfin, réapparition de l’eau bénite. Le premier événement se situe dans la
longue ou la moyenne durée, il fait intervenir différents personnages (saint, ange, roi et
plus rarement des laïcs), qui soit ont découvert la sacralité (energeia) d’un espace, soit
sont à l’origine de l’apparition de l’eau bénite. Un deuxième événement provoque la
disparition de la source. Il s’agit souvent d’un meurtre commis sur le site, d’une guerre,
de la mort du roi ou encore de la présence de laïcs et d’animaux. Ce sont là des
surgissements du sacré impur ou une trop grande proximité avec le profane. Le troisième
événement est celui de la réactualisation de l’energeia de l’eau bénite. Il met en scène, là
encore, un personnage saint et/ou religieux (ange, moine, ermite, atmaqi6) qui redécouvre,
grâce à un message d’origine divine, l’energeia de l’eau bénite. La découverte d’une
source d’eau bénite par un moine (ou un ermite) confère à celui-ci un surplus de charisme
et inversement, la découverte de la source par un personnage religieux atteste de
l’existence du charisme propre de l’eau. Ainsi, l’energeia circule entre le découvreur et
la source, les deux entités étant liées.
La cure par l’eau bénite à Ent’ot’o Maryam
La source d’eau bénite de Ent’ot’o Maryam a été redécouverte par un bahtawi grâce à un
message de la Vierge en 1992. Ce site fut immédiatement spécialisé dans la guérison du
sida, que de nombreux clercs qualifient de maladie du siècle. Bien que leur nombre soit
difficile à déterminer avec précision en l’absence d’études d’envergure sur ce point, de
nombreuses personnes vivant avec le sida choisissent de se soumettre au rituel de l’eau
bénite. De fait, la renommée de ce site n’a cessé de croître jusque dans les années 2006,
année au cours de laquelle un autre site a pris le pas. La cure par l’eau bénite est un rituel
de purification du corps et de l’âme. À ce titre, il comporte deux dimensions : la première
est la prise d’eau bénite à proprement parler et la deuxième, le rituel de rédemption ou
d’expiation, qui accompagne la première et fait partie intégrante de la cure. Ce rituel de
pénitence, de rédemption aboutit à l’obtention du pardon divin qui se matérialise, entre
autres, dans la guérison miraculeuse (mais aussi dans le fait de se « sentir mieux » en
général) et permet (en théorie) un retour à une existence « mondaine ». Cette thérapie,
rituel de rédemption et de guérison, à mi-chemin entre la retraite spirituelle et le
pèlerinage, s’apparente, comme je l’ai montré ailleurs, à une ascèse extra-mondaine
laïcisée (Hermann, 2010). La vie communautaire sur les sites d’eau bénite serait alors
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une sorte de vie monacale adaptée aux laïcs, capable d’absorber et de répondre rapidement
aux besoins sociaux et symboliques de la société et de la culture éthiopienne – en
l’occurrence, à l’épidémie du sida, tant au niveau individuel, en offrant la possibilité
d’une guérison, qu’au niveau du groupe, puisqu’elle met à l’écart des personnes placées
en situation liminale par leur contamination au VIH.
La prise d’eau bénite débute par une confession de tous les péchés à un prêtre, appelé
yänäfsä äbate, soit « père de l’âme », geste attestant du caractère pénitentiel de la cure.
La première composante de la cure par l’eau bénite est donc la prise d’eau bénite même.
Celle-ci comprend elle-même deux phases successives : l’aspersion et l’absorption.
L’aspersion, douche d’eau bénite ou « baptême »7, est donnée aux fidèles uniquement
quand ils sont à jeun et, à Ent’ot’o Maryam, le matin, entre 7h et 10h. Plusieurs bahetawi
aspergent d’eau les fidèles un à un, femmes et hommes alternativement. Avant, pendant et
après l’aspersion, les fidèles suivent une cérémonie similaire à une liturgie et appelée
kidan, signifiant « pacte ». À Ent’ot’o Maryam, le rituel est très strict et la participation au
kidan est obligatoire. Cette cérémonie se poursuit dans la matinée jusqu’à 11h30 voire 12h.
Puis la deuxième phase du rituel d’eau bénite, l’absorption, débute. Les fidèles se
voient octroyer cinq litres d’eau bénite qu’il faut boire avant de s’alimenter. L’absorption
d’une grande quantité d’eau bénite est une phase importante du rituel et a plusieurs
conséquences, tant symboliques que physiques. Matériellement, cette opération fait
vomir et uriner. C’est un effet recherché, l’expulsion de substances colorées (jaune, vert,
rouge, noire) est considérée comme un miracle à part entière et constitue un des signes
de l’avancée du processus de guérison, annonçant la guérison totale. Ces expulsions
constituent un point important de la cure : elles attestent physiquement de l’efficacité de
l’eau bénite et de l’effectivité de la cure, qui fait sortir le mal et purifie concrètement le
corps, extérieurement et intérieurement.
La deuxième dimension de la cure est l’ascèse extra-mondaine. L’arrivée et
l’installation sur un site d’eau bénite sont suivies de changements importants de mode de
vie pour les arrivants. Les sites d’eau bénite sont considérés comme des espaces sacrés
et hors du monde et y demeurer implique d’en accepter les règles. Outre le rituel de l’eau
bénite, et le kidan sur le site même, sur les sites d’importance est prodigué un enseignement
à 17h. À Ent’ot’o Maryam spécifiquement, une autre cérémonie prend place le soir, vers
19h30–20h : la prière du soir. À cette organisation de la journée autour des cérémonies
religieuses, des règles de vie, des interdits éloignent le fidèle de son existence mondaine.
Le jeûne occupe plus souvent 250 jours par an que les 180 ayant cours en milieu profane.
Quotidiennement, il prend fin autour de 15h contre 12h–13h dans le « monde ». D’autres
interdits prévalent. Pour les femmes, il est, par exemple, interdit de porter des pantalons,
de se maquiller, de porter du vernis à ongles, de se teindre les cheveux, de s’enduire les
cheveux de matières grasses ou de henné. Hommes et femmes doivent s’abstenir de boire
du café ou de l’alcool, de fumer cigarette, chicha ou marijuana, de mastiquer du qat et
d’avoir des relations sexuelles pendant toute la durée du séjour. Cette sortie du monde est
synonyme de contrôle des pulsions charnelles, des besoins du corps. Ceux-ci sont
oblitérés afin « d’affermir la volonté de l’âme » et de se concentrer sur la dimension
spirituelle, sur le lien au divin. Ainsi, la cure de l’infection au VIH s’inscrit dans un
processus global et plus large de la guérison miraculeuse et de l’ascèse extra-mondaine.
Ces sites d’eau bénite offrent donc aux personnes vivant avec le sida, selon la conception
Hermann : Les sites d’eau bénite chrétiens en Éthiopie et le sida
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religieuse du sida, l’espoir d’être guéri, purifié et de pouvoir ensuite retourner dans le
monde lavé de ses péchés et du sida.
Des antirétroviraux et de l’eau bénite : profane versus
sacré
Les sites d’eau bénite sont des espaces hors du monde et hautement sacrés. Leur
organisation et les règles qui en conditionnent l’accès, servent autant à purifier le fidèle
qu’à protéger la sacralité, l’energeia de l’eau bénite. En 2006, l’apparition des ARV sur
la scène de la thérapie spirituelle posa avec acuité les questions de la porosité de la
frontière profane/sacré et de la malléabilité du rituel de l’eau bénite. En effet,
traditionnellement, la cure d’eau bénite est exclusive de toute autre forme de traitement
(plantes, rites magico-religieux, biomédical). De son côté, la prise d’antirétroviraux
(ARV) exige une observance stricte : les traitements doivent être administrés
quotidiennement à heure fixe et appellent le respect d’un régime alimentaire précis, qui
entre en concurrence avec le carême chrétien plus rigoureux pour la cure d’eau bénite.
Les tsäbältägna, de même que les clercs, considèrent que prendre un traitement
insinue le doute en la capacité de Dieu et de l’eau bénite à guérir miraculeusement. Cette
conception de la cure par l’eau bénite était partagée par la curie ecclésiale éthiopienne
jusqu’en 2006. Cependant, l’Abun ou Pope de l’EOTC reçut la visite de plusieurs
interlocuteurs chargés de la distribution des ARV et fut convaincu de prêcher aux fidèles
la désormais compatibilité entre les thérapies biomédicales et spirituelles. De son côté, le
leader charismatique de Ent’ot’o Maryam fit mine d’agréer, mais poursuivit ses prêches
prônant l’exclusivité de l’eau bénite aux tsäbältägna de son site, générant ainsi des
dissensions avec l’Abuna. En 2007, une suite d’événements conduisirent le Pope à se
rendre à Ent’ot’o Maryam, en mai 2007, pour proclamer devant un parterre de fidèles
que l’eau bénite était compatible avec le traitement biomédical contre le sida. Le leader
charismatique du site était désavoué par le chef de l’EOTC sur son propre territoire : les
deux traitements étaient désormais compatibles. La situation ne fut pas totalement réglée
pour autant.
De nombreux fidèles commencèrent ensuite à avoir recours aux ARV ou déclarèrent
combiner les thérapies. Mais quelques mois plus tard, le site perdit de son aura et de sa
réputation au profit d’un site plus éloigné du monde et des ARV : Shenkuru Mika’él, situé
à trois kilomètres de Ent’ot’o Maryam. Les observations et les entretiens menés entre les
années 2005 et 2008 rendent compte d’une diminution du nombre de tsäbältägna en
2008. Si certaines personnes vivant avec le sida semblaient satisfaites de pouvoir combiner
les traitements, d’autres regrettaient le temps de l’incompatibilité, car, disaient-ils, « il n’y
avait plus de miracles ». D’autres encore déploraient l’apparition de relations entre
hommes et femmes. Par ailleurs, de nombreux tsäbältägna et commerçants de Ent’ot’o
Maryam expliquaient que la « la puissance de l’eau est partie à Shenkuru Mika’él » (une
loueuse de maison, Ent’ot’o Maryam, janvier 2008).
Inversement, j’ai pu observer le développement du site de Shenkuru Mika’él dû à sa
renommée croissante. Au début de l’année 2007, il abritait entre 500 et 700 personnes,
tandis qu’en avril 2008, il semblait accueillir autour de 2 000 personnes. Ce site d’eau
bénite présente une particularité : le rituel est considéré y être mené par l’archange Mika’él
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Social Compass 59(3)
lui-même. De fait, aucun atmaqi, bahtawi ou clerc n’encadre le rituel de l’eau bénite
(aspersion et absorption) et seuls les laïcs peuvent s’approcher de la source. Le récit
d’apparition de la source rapporte que des prêtres et des atmaqi qui s’étaient approchés de
la source ont vu leur croix portative, emblème des clercs, jetée à terre par l’ange. En
l’absence de clercs, le rituel de l’eau bénite est plus souple. Nul horaire n’encadre la
délivrance des deux composantes du rituel de l’eau bénite. Aucun kidan n’est célébré sur
le site même. Seule une liturgie eucharistique régulière est célébrée dans l’église située en
surplomb. Ces différences constituent un point de comparaison fréquemment soulevé par
les fidèles et les tsäbältägna. Certains le regrettent : « Ici, il n’y a pas de rituel très fort, les
gens se baptisent comme ils veulent ». D’autres l’apprécient : « Ici, on peut prendre l’eau
bénite comme on veut et il n’y a pas de prêtre pour vous frapper avec la croix ! ». Les
autres aspects de la cure par l’eau bénite – soit, la confession, l’ascèse extra-mondaine, le
respect de la sacralité de l’eau – demeurent sensiblement équivalents à ceux ayant cours
tant à Ent’ot’o Maryam que parmi les autres sites d’eau bénite visités. Quant à la
compatibilité entre l’eau bénite et les ARV, à Shenkuru Mika’él, les discours sont plus
diversifiés qu’à Ent’ot’o Maryam. Les prêtres se sont adaptés et considèrent qu’il vaut
mieux se passer des ARV tant que la personne a une foi et une santé suffisante pour ne
prendre que de l’eau bénite. Les discours des tsäbältägna vont dans le sens de l’exclusion
radicale, mais dans les faits, les personnes vivant avec le sida prennent autant des ARV
que ceux de Ent’ot’o Maryam. Et sur ces deux sites, certains tsäbältägna ont été
convaincus de prendre des ARV suite à des discussions avec leurs congénères. Ainsi, la
différence entre les sites ne réside pas dans l’autorisation à prendre des ARV ou non, mais
dans la posture générale des personnes y demeurant.
Les raisons qui ont contribué à la renommée et à l’attractivité du site de Shenkuru
Mika’él sont complexes et multifactorielles. Mais à partir des données présentées ici, il
est possible d’en dégager trois. D’abord, la compatibilité, annoncée par l’Abuna, des
deux types de traitements a introduit un élément profane : les ARV. Ce positionnement a
modifié la manière dont les fidèles prenaient l’eau bénite. En effet, à Ent’ot’o Maryam,
l’observance du traitement aux ARV a contraint les personnes vivant avec le sida en
usant à quitter le site avant la fin de la cérémonie, les deux formes d’observance entrant
en concurrence. En outre, la plupart ont réduit la quantité d’eau bénite absorbée. Ce
changement a modifié leur adhérence au rituel de l’eau bénite délivré à Ent’ot’o Maryam,
plus strict qu’ailleurs, mettant dès lors à mal le charisme du bahetawi à l’origine de cet
encadrement. Or, son charisme personnel est directement lié, adossé à l’energeia de l’eau
bénite, si bien que selon la boucle existant entre eux, la perte de charisme personnel a
induit une perte d’energeia de l’eau bénite.
La deuxième raison relève d’une confrontation entre sacré et profane. Les ARV sont
considérés comme « de ce monde », ils sont considérés comme « une médecine fabriquée »
contre une eau non travaillée par l’homme et provenant directement du divin. Leur trop
forte présence remet en cause tant la sacralité du site que la foi des fidèles dans la guérison
divine, insinuant le doute perturbateur d’une certaine sacralité. Des fidèles déplorent une
forme de « mondanisation » du site générée par la proximité du profane (relations
hommes–femmes nombreuses, travail, médicaments) et souillant l’espace sacré. La
translation de l’energeia de l’eau bénite pourrait, dès lors, constituer une réponse à cette
perte de sacralité qui atteint directement la possibilité d’obtenir une guérison miraculeuse.
Hermann : Les sites d’eau bénite chrétiens en Éthiopie et le sida
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Le dernier facteur explicatif a trait à l’encadrement du rituel de l’eau bénite. En effet,
une comparaison entre les rituels de Ent’ot’o Maryam et Shenkuru Mika’él révèle que le
premier est plus structuré, plus encadré et plus rigide que le second. On peut se demander
si l’apparition d’un site où les fidèles sont libres de se faire baptiser selon un rituel plus
souple n’est pas une réaction, la manifestation d’un dissentiment quant à l’encadrement
rituel fort de l’eau bénite et une aspiration muette, mais effective, visant une plus grande
autonomie, souplesse vis-à-vis de la prise d’eau bénite.
Conclusion. La translation de la puissance comme
révélateur de la foi dans le miracle et indépendance
des fidèles face au clergé
La récente renommée de Shenkuru Mika’él peut donc être considérée, entre autres,
comme la conséquence, d’une part, de la perte d’energeia induite plus par l’introduction
forcée des ARV que par leur apparition et, d’autre part, de la dissension émanant des
fidèles eux-mêmes quant à la qualité de l’encadrement du rituel de l’eau bénite. Cette
translation rend également compte de la prégnance de la foi dans les miracles imputés à
l’eau bénite et à son energeia qui, dans le même temps, révèlent tant l’indépendance des
fidèles que leur autonomie. En effet, les fondements de la thérapie religieuse (rituel de
l’eau bénite et rédemption ascétique de type extra-mondaine) n’ont pas été bouleversés
par l’apparition des ARV. Les fidèles continuent d’avoir la foi, qu’ils prennent ou non des
ARV, adaptant le rituel à leur besoin de vivre, d’espérer guérir et à leur foi en Dieu.
Notes
1. La transcription de l’écriture amharique à l’alphabet latin n’a pas été fixée de manière
systématique. Il a été ici choisi un système raisonné, entre la haute érudition qui appelle
une transcription précise et la simplification qui allège la lecture. L’amharique est doté d’un
système d’écriture de type syllabique. Chaque consonne est déclinée en sept syllabes appelés
« ordres » ; ainsi, pour la lettre « b », 1er ordre est bä ; 2e : bu ; 3e : bi ; 4e : ba ; 5e : bé ; 6e : b(e)
« e » est souvent muet ; 7e : bo. Certaines consonnes sont « claquées » ; elles sont ici indiquées
par un apostrophe après la lettre : t’, s’ ou encore p’. De même les noms et prénoms des
auteurs Éthiopiens sont indiqués en accord avec l’usage en vigueur.
2. Le carême chrétien éthiopien consiste en une abstinence de tout produit d’origine animale.
3. Le clergé éthiopien régulier et séculier est riche d’une grande variété de clercs ordonnés ou non
ordonnés. Parmi les personnages religieux non ordonnés, les bahtawi sont assez populaires.
Bahtawi est un terme ge’ez (langue liturgique éthiopienne) qui signifie « solitaire ». Il désigne
des ermites qui vivent à l’écart dans le « désert ».
4. C’est-à-dire que les rituels employant de l’eau bénie par un clerc fondent la communauté et
réaffirment l’appartenance de chacun à la communauté des chrétiens. Les rituels visés ici sont
le sacrement du baptême, la commémoration du baptême du Christ ou l’Épiphanie, l’eulogia
(distribution de pain et d’eau bénis par un clerc), soit le rituel qui suit la liturgie eucharistique.
5. Energeia est un terme grec qui signifie « force, puissance ». Il est donc l’équivalent du latin
virtus désignant la puissance d’origine divine que contiennent les reliques d’un saint. MF
Auzépi, sans toutefois l’expliquer, emploie le terme energeia pour qualifier la force portée par
les icônes orthodoxes et susceptible de provoquer des miracles (1996 : 33).
6. Ce terme signifie littéralement « celui qui baptise », soit un moine « spécialisé ».
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Social Compass 59(3)
7. L’aspersion est appelée, en amharique, atmäqä et matmäqä, qui signifient respectivement
« baptiser » et « être baptisé » ou « recevoir » le baptême. Il ne s’agit toutefois pas de délivrer
ce sacrement sur les sites d’eau bénite.
Références
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Biographie
Judith HERMANN est post-doctorante en Socio-anthropologie au laboratoire SESSTIM UMR912.
Elle est secrétaire de l’AMADES (Anthropologie Médicale appliquée au développement et à la
santé). Sa thèse porte sur l’implication de l’Église Chrétienne Éthiopienne dans la lutte nationale
contre le sida. Parmi ses publications les plus récentes, figurent : Du ministère des âmes au
ministère des corps ? L’encadrement des pratiques sexuelles par l’Église éthiopienne, entre sida et
aide américaine (2009, Autrepart 49 : 47–64), Une socio-anthropologie de la guérison est-elle
possible ? (à paraître, Actes du Premier Congrès de l’AFEA, septembre 2011, Connaissance no(s)
limit(es)).
Adresse : UMR 912, ORS PACA, 23, rue Stanilas Torrents, 13006 Marseille, France.
Email : [email protected].

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