Salafisme, sexe et charia

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Salafisme, sexe et charia
Les Entretiens d’Euromed-IHEDN
Compte-rendu de l’entretien du 12 juin 2014 à Marseille
« Salafisme, sexe et charia : de la Méditerranée au Golfe d'Aden »
Par Mathieu GUIDERE
L’enlèvement de plus de 200 jeunes filles au Nigéria par la secte Boko Haram et la participation de
certaines femmes issues des deux rives de la Méditerranée au "jihad" en Syrie révèle un pan entier et
méconnu des pratiques des groupes islamistes : celui de la sexualité salafiste et de la charia appliquée
au sexe. Au-delà de l’aspect révoltant de telles pratiques, c’est la logique sous-jacente qui interpelle.
Partant d’une étude approfondie sur le terrain réel et virtuel, Mathieu Guidère analyse l’étendue du
phénomène et ses différentes facettes à partir de cas pratiques et d’exemples édifiants.
Mathieu Guidère est professeur des universités et agrégé d’arabe. Il a été tour à tour professeur
résident à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (de 2003- à 2007), puis professeur détaché à
l’Université de Genève (de 2007- à 2011), avant d’être nommé professeur d’islamologie à l’Université
de Toulouse2 (depuis 2011). Il est spécialiste des groupes islamistes radicaux et il a publié de
nombreux ouvrages sur les questions liées à la radicalisation et au terrorisme. Son dernier ouvrage
vient de paraître aux Éditions du Rocher, il s’intitule : Sexe et Charia.
Entre 2011 et 2013, dans les pays arabes, une révolution sexuelle a eu lieu (comparable à celle de
mai 1968 en France). Elle est demeurée taboue. Les courants islamistes, prenant initialement le
contre-pied des « jeunes » révoltés en quête de liberté sexuelle, se sont depuis évertués à encadrer
les pratiques et comportements sexuels par la charia.
I] Les tabous du printemps arabe
les tabous individuels et collectifs : la perte de la virginité par exemple est un tabou individuel
tandis que l’idée que la révolution s’est produite « pour le sexe plus que pour la dignité »
constitue une gêne collective
le silence médiatique : les médias occidentaux n’ont rien dit de cette révolution sexuelle. En
se rendant sur place, certains ont pourtant pu constater que sur les places de révolte, des
jeunes, femmes et hommes « se frottaient » lors des rassemblements, et passaient des nuits
entières dans des tentes.
Seul fait ayant fait la une : l’agression d’une journaliste américaine au beau milieu d'une
marée humaine sur la place Tahrir.
la frustration sexuelle : dans certains pays, les hommes n'ont accès aux femmes que lors du
mariage, la prostitution est interdite et réprimée, et de toutes manières ne peuvent se
substituer à des relations « spontanées ». De plus, le couvert dictatorial est castrateur.
Les médias se sont focalisés sur le côté politique du Printemps arabe, l’ascension des islamistes au
pouvoir. Mais même là, il fallait faire des distinctions entre les courants, car le salafisme a été le plus
actif, opposé au courant des Frères musulmans notamment.
Le mot « Salaf » fait référence à l’ancien, aux premiers musulmans, ceux qui ont vécu autour du
prophète. Ces musulmans demeurent mythiques. Les salafistes aspirent à vivre comme ces premiers
musulmans.
Le salafisme est un courant doctrinal, né au XIIIème siècle avec Ibn Taymiyya. Au XVIIIème sicèle,
Mohamed Ibn Abd al-Wahhab désire perfectionner la doctrine en y insérant l'interdiction du culte
des saints notamment. Il est à l’origine du wahhabisme, courant puriste qui veut mettre en pratique
sa doctrine. Pour ce faire, Mohamed Ibn Abd al-Wahhab s’associe à un chef tribal, al-Saoud. Le
premier royaume saoudien qui résulte de cette association est né au XVIIIème siècle, basé sur le
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salafisme de type wahhabite. Celui-ci ne résiste pas longtemps face au califat ottoman, les partisans
finissent par se disperser, avant de recréer un deuxième royaume saoudien, au XIXème siècle, qui
sera détruit par les Britanniques pénétrant au Moyen-Orient. La doctrine du wahhabisme et ses
partisans attendent leur heure : en 1932, l’un des descendants d’al-Saoud refait alliance avec les
wahhabites et fonde le royaume que l'on connaît aujourd’hui. Le principe est toujours le même : il
s’agit d’une alliance entre chefs militaires et chefs religieux.
Les salafistes wahhabites sont généralement :
- contre la modernisation et ses manifestations occidentales : il faut réduire au minimum la
modernité typiquement occidentale importée ;
- contre la séparation du religieux et du politique : la politique doit être morale or la morale vient de
la religion pour eux. Il faut que la religion guide l'homme politique. Il faut rappeler à ce sujet que la
principale différence qui existe entre les musulmans sunnites (Arabie Saoudite) et les musulmans
chiites (Iran) se fait au niveau de la tête de l’Etat : pour les premiers, à la tête de l'Etat se trouve un
politique/militaire, secondé par un théologien, tandis que pour les seconds, le religieux a le pouvoir
suprême et peut domine le politique.
- pour une application stricte/ littérale de la charia : pour les salafistes wahhabites, il n’existe pas de
légitimité dans la loi si celle-ci n’émane pas de Dieu. Un Parlement n'a aucune légitimité devant Dieu
s’il n’appuie pas ses décisions sur le Coran et la Charia.
La Charia :
Littéralement, cela signifie la voie (le chemin) ; avec un « a » en terminaison, cela signifie la route
tracée par Dieu pour le croyant.
La sourate 16 du Coran dispose : « nous vous avons indiqué une charia d'ordre, alors suivez-la ! ».
Avant l’entrée de l’Occident dans les pays musulmans, jusqu’au XIXème siècle et pendant treize
siècles, les musulmans ont suivi cette voie qui consiste en une jurisprudence.
Rappel : il existe deux façons d'envisager la loi :
la conception romaine, française : on réfléchit à tous les crimes et délits pouvant être
commis et on assortit tous ces actes de mesures de justice. Un code est édicté, puis il est
appliqué par le juge.
La conception anglo-saxonne : on part du cas (acte) et on juge le cas, celui-ci devient un « cas
XXX » que l’on consigne dans un code qui s’étoffe au fur et à mesure et fait jurisprudence.
La charia islamique est basée sur cette deuxième conception. A chaque cas, un juge se réfère à des
cas antérieurs et après discussion, un jugement consigné dans une jurisprudence est appliqué. Les
juristes présentent des situations concrètes et procèdent à des études de cas qui traduisent la
pratique considérée en termes de droit : les fatwas (jugements).
Cette jurisprudence dépend des écoles juridiques mais elle a été appliquée jusqu’au XIXème siècle,
date d'arrivée des Européens dans les pays musulmans, où la charia a alors été parfois suspendue.
L'Afrique du nord par exemple a radicalement changé de conception du droit : aujourd’hui, tous les
pays du Maghreb ont des codes de justice et la charia est limitée à de très rares domaines comme le
code de la famille.
Dans la charia, il existe cinq degrés de jugement :
« haram » (interdit)
blâmable (vous pouvez le faire mais ce n’est pas bien)
recommandable (vous pouvez le faire et on vous incite à le faire)
obligatoire (vous pouvez le faire mais c'est neutre)
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« hallal » (permis, c'est licite)
Appliquer la charia est une revendication récurrente dans les pays musulmans depuis la révolution.
Lorsque les islamistes sont arrivés au pouvoir, ils ont décidé de remettre l'application de la charia à
l'ordre du jour. Cependant, comme ils ne pouvaient pas l'appliquer à l'économie (déroute
économique), au pénal (recommencer à couper des mains semblait difficilement acceptable par les
jeunes révoltés), ils l'ont appliquée à la sexualité avec plus ou moins de succès.
Naissance d'une sexualité islamique : les fatwas portant sur la pratique sexuelle ont explosé (plus de
10 000 entre 2011 et 2013).
Exemple : pendant le mois du Ramadan, l'acte sexuel est interdit (haram) pendant la journée mais il
est autorisé dès la rupture du jeûne. Par contre, les caresses, s'entrelacer, s'embrasser sans échanger
de la salive est possible mais blâmable. Attention, cela ne doit pas entrainer d'orgasme (si tel est le
cas, c'est interdit, la journée doit être rattrapée).
Les islamistes face à toute cette jeunesse qui s'est fréquentée, s'est touchée, etc., ont proposé de
« réguler » la sexualité en mettant des « cadres » islamiques, notamment en termes d’unions entre
les hommes et les femmes.
Les types de mariages islamiques :
Le « mariage coutumier » : consentement non écrit devant témoins ; à condition qu'un verset
du Coran soit lu.
Le « mariage touristique » (pour la durée du voyage) : créé pour éviter la fornication
lorsqu'on est en déplacement ou en vacances.
Le « mariage à distance » : pour ceux qui n'ont pas la possibilité de voyager, pour ceux qui ne
veulent pas subir le coût du mariage avant de passer à l'acte (à travers Skype), un témoin de
chaque côté doit assister à l'échange du consentement.
Le « mariage du plaisir » : l'intention doit être le plaisir, il doit être partagé et consenti : une
heure, une nuit, une semaine ou un mois. Dans ce mariage, les hommes ne peuvent pas
répudier les femmes, le mariage s’achève automatique à la fin de la période décidée par les
deux.
Le « dumping conjugal » : compétition entre les femmes pour la dot (très élevée dans le
Golfe, moins au Maghreb). Du fait des révolutions arabes, les hommes du Golfe ont épousé
des Maghrébines, car elles leur « coûtent » moins en termes de dot.
Avec la multiplication des types de mariages, la polygamie (jusqu'à quatre épouses) a augmenté.
Bourguiba, chef d’Etat tunisien, a été le seul dirigeant arabe à interdire la polygamie. Pour ce faire, il
a demandé au mufti de Tunisie d’édicter une fatwa disant que les hommes ne peuvent pas être
équitables vis-à-vis de leurs épouses, ce qui interdisait de fait la polygamie.
Fatwas sur la polygamie (avis théologiques) :
épouser quatre femmes
être équitable entre les épouses
les règles d'équité entre les épouses
le partage des nuitées entre les épouses
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Fatwas sur l'acte sexuel (Frequented Asked Questions)
la fréquence des rapports sexuels : combien de fois, pourquoi, pour quelle durée ?
le refus de relations sexuelles conjugales : peut-on refuser de copuler, si oui, pendant
combien de temps et pour quelles raisons ?
les relations sexuelles pendant les menstrues ?
pratiquer la pénétration par inadvertance : l'intention est-elle constituée ?
copuler avec deux femmes en même temps ?
Quelques fatwas controversées :
le rafistolage de l'hymen : pose d'un hymen artificiel.
l'allaitement de l'adulte : l'homme allaité devient-il un frère de lait ?
la coucherie d'adieu : prouver son amour à l’épouse agonisante.
l'utilisation d'accessoires sexuels : « sex toys » naturels et artificiels.
Compte-rendu rédigé par Adeline Aouni et Mathieu Guidère
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