Citoyens d`Europe, au-delà du déficit démocratique
Transcription
Citoyens d`Europe, au-delà du déficit démocratique
Citoyens d’Europe, au-delà du déficit démocratique Le citoyen et l’Etat-nation face à la construction européenne Anne-Lise BARRIERE Résumé L’aventure de la construction européenne est une rupture dans l’histoire européenne ; dans celle-ci les peuples ont construit leur vie politique autour de deux notions qui s’articulent : la souveraineté et la citoyenneté. En donnant un nouveau cadre politique au citoyen et en portant en elle des éléments de supranationalité, la mise en place de l’UE déstabilise les Etats-nations et les citoyens. Après avoir présenté et défini l’Etat-nation dans une perspective historique et après avoir montré qu’il a été le cadre durable de la vie démocratique en Europe, nous l’avons confronté à la construction européenne. Que devient la souveraineté des Etats ? Le modèle européen impose des limites aux prérogatives des Etats-nations et pénètre même au cœur des attributs régaliens avec l’Union économique et monétaire. Mais l’Etatnation semble quand même trouver une nouvelle légitimation grâce à la construction européenne et il semble, jusqu’à la mise en place de l’Euro, préserver ses marges de manœuvre en jouant à l’intérieur du triangle institutionnel. Cependant, le contrat entre citoyen et Etat, qui était parfaitement compréhensible et légitimé dans le cadre de l’Etatnation, devient très complexe et il faut créer un nouvel espace public européen et inventer une citoyenneté multiple. Abstract The citizen and the nation-state facing the European construction The adventure of the European construction is a break in European History. In this History, European peoples have established their political life on two principles: sovereignty and citizenship. The setting up of the EU has destabilized the nation-states and the citizens, because it provided the citizen with a new political framework and it contains elements of supranationality. First, we try to introduce and to define the nation-state from a historical perspective. Then we study how this nation-state, which was a durable frame of democratic life in Europe, reacts to the European construction. What about the sovereignty of States? The European model established limits to the primacy of the nation-state and the nation-state lost even regalian attributes through the Economic and Monetary Union. But the nationstate seems to find a new legitimacy thanks to the European construction. And until the introduction of the Euro, it knew how to preserve its autonomy within the European institutional triangle. However, the contract between the citizen and his state, which had been clearly defined and legitimized within the frame of the nation-state, becomes very difficult. Moreover, a new European political space needs to be created. Which implies to invent a multi-level citizenship. INTRODUCTION .................................................................................................. 3 I. L’ETAT-NATION, CADRE TRADITIONNEL DE LA DEMOCRATIE ET CONSTRUCTION HISTORIQUE ACHEVEE SUR LE CONTINENT EUROPEEN ............ 4 L’ETAT-NATION : CADRE DE LA VIE DEMOCRATIQUE .......................................................... 6 DEUX EXEMPLES DIFFERENTS D’ETAT-NATION ................................................................. 7 L’ETAT-NATION EN CRISE APRES DEUX GUERRES MONDIALES ................................................ 8 II. LA CONSTRUCTION EUROPEENNE : UNE REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE DE SOUVERAINETE NATIONALE ............................................................................... 9 LA CONSTRUCTION EUROPEENNE FACE AUX ETATS-NATIONS ................................................. 9 UN NOUVEAU MODELE A INVENTER ............................................................................ 12 III. CRISE DE LEGITIMITE ET DEFICIT DEMOCRATIQUE : UN NOUVEL ESPACE DEMOCRATIQUE A INVENTER ? ........................................................................ 13 DEFICIT DE LEGITIMITE ET DEFICIT DEMOCRATIQUE ......................................................... 14 UNE REFORME DES INSTITUTIONS? ........................................................................... 15 UNE CITOYENNETE EUROPEENNE ............................................................................... 16 CONCLUSION .................................................................................................... 19 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................... 20 2 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com Introduction L’Etat-nation, qui s’est lentement construit au cours des siècles en Europe apparaissait au début du XXè siècle comme une construction politique idéale, dans laquelle le citoyen avait peu à peu acquis tous ses repères. Après la seconde guerre mondiale, l’Etat-nation est critiqué et apparaît comme dangereux, la paix fondée sur des coalitions d’Etats ayant été détruite par deux fois. Quelques Etats européens vont alors se lancer dans la construction européenne, qui porte en elle des éléments de supranationalité et qui va donc restreindre la souveraineté des Etats. La construction européenne a conduit à donner un nouveau cadre politique au citoyen : la gouvernance à plusieurs niveaux vient se substituer aux gouvernements, la responsabilité devant le citoyen-électeur se dilue. L’aventure européenne est une rupture dans l’histoire européenne, dans laquelle les peuples ont construit leur vie politique autour de deux notions qui s’articulent : la souveraineté nationale et la citoyenneté. Plongé dans cette construction européenne, que devient l’Etat-nation ? Sera-t-il progressivement « vidé » de sa souveraineté ? Quant au citoyen, qui entretenait un lien clair entre lui et son Etat, comment lui permettre de devenir européen en restant citoyen dans une citoyenneté désormais multiple ? Comment permettre l’ouverture de la démocratie, originellement ancrée dans une culture nationale à sa dimension européenne ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous présenterons dans une première partie l’Etat-nation, cadre traditionnel de la démocratie, puis nous le confronterons à la construction européenne, enfin nous nous interrogerons sur le devenir de la démocratie et du citoyen dans ce nouveau cadre. 3 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com I. L’Etat-nation, cadre traditionnel de la démocratie et construction historique achevée sur le continent européen L’Etat-nation apparait jusqu’à la première guerre mondiale comme la forme la plus appropriée d’organisation de la vie politique nationale et internationale et comme le cadre indépassable de préservation et d’épanouissement de la démocratie. Naissance, évolution et définition de l’Etat-nation. L’Etat-nation s’est construit lentement au cours des siècles pour atteindre sa forme la plus achevée à la fin du XIXe siècle en Europe. C’est tout d’abord l’idée de l’Etat, qui est née au début de l’époque moderne, et qui se construit autour de l’idée du monopole du pouvoir politique, de sa légitimité et de son caractère illimité en opposition à la multiplicité et la pluralité du politique du Moyen Age, période, qui connaît des formes multiples d’appartenance et de loyauté (envers sa ville, son duché, son roi, sa corporation, sa communauté rurale etc.)1. Les premiers penseurs qui ont cherché à définir ce concept d’Etat, détenteur unique et légitime d’un pouvoir illimité, ont été Jean Bodin (1530-1596), Nicolas Macchiavel (1469-1527), et Thomas Hobbes (1588-1679). Jean Bodin élabora dans son livre « La République » le concept de souveraineté de l’Etat ; Macchiavel établit que seul un Etat fort à l’intérieur comme à l’extérieur sera capable de donner à ses citoyens ce qu’ils considèrent comme leurs droits fondamentaux : le droit à la sécurité, à l’honneur et à la protection de leur bien-être. Seul un Etat fort, disposant du monopole de la violence, peut donner à ses citoyens ces garanties de leurs droits car « Tous les écrivains qui se sont occupés de législation s’accordent à dire que quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants »2. Thomas Hobbes, après avoir établi que« l’ état de nature est un état de guerre, aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect »3, va définir 1 2 3 Paul Magnette, L’Europe, l’Etat et la démocratie, 2000, Bruxelles, p.16-17 Macchiavel, Discours sur Tite-Live, p.452 Hobbes Thomas, Léviathan, p.122, Sirey 4 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com « cette transmision mutuelle de droits qu’on nomme contrat : par ce dessaisissement de leurs droits, les sujets concluent un contrat, base de la paix civile ; ils acceptent qu’un objet artificiel, l’Etat, pur produit de leur invention, soit l’agent supérieur, « le souverain qui donne la vie et le mouvement à l’ensemble de ce corps politique qu’est une société. »4 Ces trois penseurs politiques ont été les théoriciens de l’Etat moderne. Dans celuici, un lien était établi entre le souverain, la société et l’individu : ce contrat donnait au souverain la souveraineté, accordait à l’individu des garanties de ses droits et permettait le libre développement des forces économiques de la société. Ce contrat permet une double liberté : l’Etat détient le monopole de la puissance publique et il soumet la société à ce monopole, il a la liberté de diriger le corps politique mais, en contrepartie, il protège chacun de ses membres de la violence d’autrui et il permet à chacun de développer son autonomie. Cet Etat, établi en Angleterre et en France au XVII et au XVIIIe siècle verra son rôle évoluer entre 1815 et 1914 ; les rapports entre l’Etat et la société se modifieront avec le triomphe lent et progressif des idées du libéralisme politique tout au long du XIXe siècle, mais les fonctions essentielles, régaliennes, demeureront intactes. C’est un autre courant d’idées, courant qui a façonné l’histoire européenne au XIX et XXe siècles, le mouvement des idées définies à partir de l’idée de nation, qui va conduire à un renouvellement de la forme de l’Etat qui sera appelé Etat-nation. Dès le XVIIIe siècle apparaît, à côté de la tradition historique incarnée dans la monarchie, l’idée de nation. La révolution anglaise de 1688, la révolution américaine de 1776 et la révolution française de 1789 veulent définir les droits du peuple se constituant en nation, avec sa propre souveraineté, face à la souveraineté traditionnelle de la monarchie. Ces trois révolutions vont engendrer ces nations souveraines qui prendront, si le processus vient à son terme comme en France en 1792 ou aux Etats-unis, la place de l’ancienne monarchie et donneront naissance à un Etat-nation. Les Anglais arriveront à un résultat identique graduellement, par ruptures mesurées et successives. L’exemple de ces deux nations européennes sera la référence pour beaucoup d’autres nations européennes qui voudront à leur tour adopter la forme politique de l’Etat-nation. Comme le montre René Rémond, tous les peuples européens vont être mûs, au cours du XIXe siècle, par ces idées, ce sentiment, ces passions que l’on peut appeler les 4 Hobbes, op. cit., p.5 5 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com forces liées à l’idée de nation5. Les dates clés de ce mouvement sont les révolutions libérales et nationales de1830, le printemps des peuples à travers toute l’Europe en 1848, les unifications allemande et italienne, les révoltes des peuples asservis de l’Europe de l’Est et du Sud-est du continent pendant et à la fin du siècle. Cette force poussant chaque nation à retrouver sa liberté et à se donner la forme d’un Etat-nation est le ressort principal de l’histoire européenne au XIXe siècle. Comme nous l’avons dit en parlant des nations pionnières, tous les peuples européens sont à la recherche de cette double liberté : d’une part, la liberté du corps politique dans son unité, c’est à dire la souveraineté du peuple devenant collectivement autonome et donc constituant sa souveraineté nationale, son droit à s’autodéterminer et à se libérer des oppresseurs éventuels et d’autre part, la liberté du citoyen protégé dans ses droits par les lois. L’Etat-nation : Cadre de la vie démocratique La démocratisation des sociétés s’est effectuée dans le cadre de l’Etat-nation. René Rémond6 présente les quatre forces qui ont structuré la vie politique des sociétés européennes : le libéralisme, l’aspiration à la démocratie, les mouvements liés à l’idée de nation et le socialisme. Nous avons vu l’effet de deux courants, le libéral et le national, sur la vie de l’Etat ; l’aspiration à la démocratie a aussi transformé l’Etat-nation. Là où, au départ, le libéralisme politique avait permis l’établissement d’un Etat-nation dominé par les minorités de citoyens riches et cultivés, toute l’œuvre du courant démocratique tendra à faire participer tout le peuple à la vie politique ; c’est d’abord le sens naturel de l’évolution démocratique bien étudié par Tocqueville ; cela correspond aussi à un héritage de la révolution française, celui de J.J. Rousseau. Cette entrée du peuple dans la vie de la nation correspond aussi à une nécessité lorsque les forces, en Allemagne ou en Italie, veulent réaliser l’unité nationale et qu’elles sont à la recherche d’alliés. Ainsi le désir d’égalité civique, le désir d’élargissement du nombre de citoyens, la volonté d’enraciner la République comme en France après 1879, tout concourt à articuler les droits de citoyens actifs de plus en plus nombreux avec la volonté de la nation d’exercer sa souveraineté. En France, le suffrage universel (demi-universel, car sans les femmes) s’établit en mars 1848, en Allemagne, il s’établit en 1871 et est contemporain de l’unité. Entre 1848 et 1919, la plupart des pays de l’Europe septentrionale ou occidentale ont adopté le suffrage universel. Tout au long du XIXe siècle, la réalisation de l’unité 5 6 René Rémond, Introduction à l’histoire, le XIXe siècle, 1974, Paris R Rémond, op. cit. 6 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com nationale et la progression de l’idée démocratique sont liées. Il existe cependant des enchaînements historiques différents et il est intéressant de présenter deux cas de construction de l’Etat-nation dont la comparaison sera féconde : étudions rapidement la formation de l’Etat-nation en France et en Allemagne. Deux exemples différents d’Etat-nation Si au terme de l’évolution en Europe nous avons en 2005 essentiellement des Etats-nations, il faut faire certaines distinctions. Comparons la construction de l’Etatnation français, présenté comme l’archétype de l’Etat-nation et l’Allemagne, nation culturelle se donnant lentement un Etat. En France, l’Etat a précédé la nation : les Rois ont été des rassembleurs de terres, ils ont forgé un Etat et la souveraineté qu’ils exerçaient a été remise au peuple se constituant en nation au moment de la révolution française ; ce transfert de souveraineté fut réel après l’installation de la République en 1879. Mais l’Etat et l’unité de la nation furent l’œuvre de la royauté. En opposition à ce modèle, nous pouvons dire que l’unité de l’Allemagne ou de l’Italie fut d’abord culturelle avant d’être politique. L’Etat vint après la nation qui était consciente de son unité même en l’absence d’unité politique. Cette différence essentielle dans la construction de l’unité nationale permettra de comprendre les approches différentes dans la recherche de l’union politique au niveau européen. Après un long apprentissage, les peuples, au début du XXe siècle, ont construit leur vie politique autour de deux notions qui s’articulent : la souveraineté nationale et la citoyenneté. Mais l’exercice de ces deux souverainetés, celle de l’Etat et celle du citoyen, n’ont pu empêcher les deux guerres civiles européennes que furent la première et la seconde guerre mondiale. 7 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com L’Etat-nation en crise après deux guerres mondiales Paul Valéry a comparé les Européens qui se sont lancés dans la première guerre mondiale aux Armagnacs et aux Bourguignons de la guerre de cent ans en France7 : les Européens auraient pu éclairer le monde, ils ont préféré, par passion nationaliste, s’entredéchirer. Vingt après, un deuxième acte de cette guerre européenne fut encore plus meurtrier et la civilisation européenne toucha l’abîme. Après la deuxième guerre mondiale, l’Etat-nation est en crise. L’élite politique européenne rend cet Etat à la souveraineté illimitée responsable de ces conflits : l’idée d’un intérêt supérieur de l’Europe était absente chez la majorité des dirigeants, et, par deux fois, la paix fondée sur des coalitions d’Etats et non pas sur des mécanismes d’union avait été détruite. L’Etat apparaît comme une forme dangereuse d’organisation politique qui doit être dépassée ou au moins transformée8. La notion de l’Etat à souveraineté illimitée est critiquée: il faut explorer des voies dans lesquelles la notion de communauté d’Etat apparaît, imposant à chaque Etat des obligations et les contraignant même à suspendre ou à partager leur souveraineté ; dans la tradition politique de l’Europe depuis quatre siècles cela s’apparente à une révolution copernicienne. La démocratie occidentale se dote aussi de nouveaux repères : le principe du vote majoritaire a montré ses limites dans la période précédant la deuxième guerre mondiale et il faut l’encadrer par de nouveaux critères démocratiques : la référence à l’Etat de droit, qui s’impose dès 1949 en Allemagne9 (la constitutionnalité des Lois est confiée à un Tribunal constitutionnel impartial) et qui s’étend progressivement à la plupart des pays d’Europe et l’alternance au pouvoir de la majorité et de l’opposition, qui est un test de solidité d’une démocratie. C’est dans ce contexte d’après-guerre que la construction européenne va être lancée : on voit s’opposer très vite les « fédéralistes », enclins à établir une Assemblée représentative des peuples d’Europe et les « unionistes », partisans d’une simple coopération intergouvernementale classique. La question de l’Etat-nation est au cœur de ces débats : certains craignent sa disparition au sein de l’Europe, tandis que leurs adversaires prédisent que l’Europe sera vidée de ses capacités si les Etats-nations subsistent dans leur forme historique. La deuxième question qui se pose est celle de la démocratie et du citoyen : que va devenir la démocratie si on lui impose un nouveau cadre, elle qui n’a jamais existé que dans le cadre de l’Etat-nation ? 7 8 9 P. Valéry, Regards sur le monde actuel, 1945, Paris ; p. 32 P. Magnette, op. cit., p.26 J.L. Quermonne, L’Europe en quête de légitimité, 2001, Paris ; p.15 8 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com II. La construction européenne : une remise en cause du principe de souveraineté nationale La construction européenne face aux Etats-nations Dès les premières réflexions sur la forme et les moyens dont va se doter la construction européenne, la question de l’Etat-nation est au centre de la controverse. Quel va être le projet ? L’opposition entre partisans de l’option fédéraliste et ceux d’une coopération intergouvernementale qui veulent sauvegarder la souveraineté s’avère être un débat insoluble ; quelques années après, cette opposition conduira à l’échec de la CED et de la CPE.10 Les « pères fondateurs » vont contourner ce débat et commencer par se concentrer sur une question économique en minimisant les aspects institutionnels. Robert Schuman et Jean Monnet inventent la méthode communautaire, un mélange subtil qui allie la supranationalité (représentée par la Haute-Autorité pour le traité CECA de 1951) et le mode intergouvernemental. Lors du traité sur la CEE de 1957, cette méthode est confirmée : à l’intérieur du « triangle institutionnel » coopèrent la Commission, qui a succédé à la Haute-Autorité, le Conseil des ministres et l’Assemblée, qui deviendra plus tard le Parlement. A côté se tient la Cour de Justice qui règle les contentieux et dont on ne soupçonne pas alors le rôle décisif qu’elle jouera dans la construction européenne par ses décisions de justice. La méthode communautaire est née. Ce modèle communautaire à la fois en apparence « technocratique- transnational » et « intergouvernemental- démocratique » se fonde sur une pluralité de registres de légitimations, comme le montre Paul Magnette11 : légitimité fonctionnelle de la Commission, organe technocratique, légitimité internationale classique du Conseil, organe intergouvernemental, légitimité démocratique de l’Assemblée, légitimité formaliste de la Cour et légitimité du Comité consultatif. Paul Magnette note que l’ensemble de ces cinq légitimations et la recherche de trois équilibres (l’équilibre entre l’échelon national et le mode supranational, l’équilibre entre l’expertise technocratique et 10 11 P. Magnette, op. cit., p.51 P. Magnette, op. cit.p.49 9 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com la légitimité démocratique, l’équilibre économique entre le marché et la régulation) sont la caractéristique de la construction européenne. Ce modèle établit des premières limites aux Etats souverains : la Commission, pouvoir d’expertise supranational et impartial, qui a pour but l’intérêt général de la Communauté, s’affirme face aux Etats dans un premier temps. Très vite, Charles De Gaulle rappelle à la Commission qu’elle ne doit pas aller trop loin dans son désir de supranationalité (crise de la chaise vide en 1965 ) et il martèle sans relâche l’idée d’un Etat souverain et fort. Cela étant, il est indéniable que les Etats intégrés dans la CEE se sont imposé des limites : ils ont renoncé à une puissance législative absolue en créant le droit européen, ils ont renoncé au protectionnisme en matière de commerce et lancent le processus d’un marché commun, infrastructure d’une société civile européenne et enfin ils renoncent à exercer certains pouvoirs seuls pour coopérer au sein d’un cadre institutionnel commun12. Avec le traité de Maastricht un saut qualitatif est accompli et l’Europe pénètre au cœur des attributs régaliens par la décision de faire une Union économique et monétaire et de la doter d’une monnaie unique. Ce nouveau traité, avec son pilier communautaire et les deux piliers intergouvernementaux (PESC et JAI), avec le renforcement du vote à majorité qualifiée, affirme la dimension politique de l’Union européenne. Peu à peu, de nouveaux domaines vont apparaître, dans lesquels l’Union européenne exerce un pouvoir régalien : des progrès en matière de politique étrangère, la création d’une force militaire de réaction rapide ou la mise en place d’un espace de liberté, justice et de sécurité intérieure (Schengen) en sont la preuve13. Face à ces empiètements de l’Union sur les pouvoirs régaliens, des interrogations surviennent sur ce nouveau système, qui attaque le concept de souveraineté des Etats et semble inventer un nouveau mode de souveraineté : la souveraineté partagée dans certains domaines et la souveraineté exclusive dans d’autres. La souveraineté des Etats en danger ? La souveraineté des Etats se dissout- elle inéluctablement au cours du processus d’intégration européenne ? Si oui, ce processus est-il vraiment imposé aux Etats ou y participent-ils volontairement ? 12 P. Magnette, op. cit., p. 68-69 J.L. Quermonne, Cosmopolitisme et fédéralisme. Esquisse d’une interrogation à propos de l’avenir de l’UE,in : J.M. Ferry, Pour une éducation postnationale, 2003, Bruxelles ; p.188 article du livre de Ferry p. 188 13 10 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com La Commission semble tout d’abord imposer sa volonté aux Etats et les enfermer dans un cadre, mais après le compromis de Luxembourg, l’intergouvernemental est revenu en force au sein du processus décisionnel européen et le pouvoir de la Commission apparaît érodé. L’Acte unique de 1986 et l’arrivée de Jacques Delors à la présidence de l’organe supranational semblent lui redonner du pouvoir, de même, le traité de Maastricht et son premier pilier communautaire sont des signes positifs en faveur de la Commission. Mais selon Paul Magnette14, la perte de pouvoirs des Etatsmembres dans le domaine monétaire ou économique ne se fait pas au profit de la Commission mais d’autres organes, tels la Banque centrale européenne ou le marché. La Commission a une autorité en matière de concurrence ou de politique commerciale, mais seulement parce que les Etats l’ont initié et souhaité. La Commission a une activité normative de la Communauté, elle choisit les matières qui doivent faire l’objet d’une réglementation et elle a une position d’arbitre. Mais elle ne participe pas à la formation de la décision finale et garde seulement un pouvoir dans le cadre des matières liées aux « externalités » du marché15. La Cour de Justice est le deuxième organe qui limite la souveraineté des Etatsmembres. En effet, l’arrêt Van Gend en Loos par exemple établit en 1963 l’effet direct et dépasse le droit international classique, l’œuvre des juges du Luxembourg, notamment dans les premières années est engagée pour une Europe intégrée. La Cour écrit : «La Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement les Etats membres mais également leurs ressortissants»16. Cela étant, les Etats-membres ne semblent pas en conflit avec la Cour, car ses pouvoirs sont confirmés voire augmentés lors de chaque révisions des traités. Les Etats-membres restent les détenteurs exclusifs du « pouvoir constituant » européen et détenteurs principaux de son « pouvoir législatif » (modifier les traités). Etats limitent influence de la CJCE. Malgré ces limitations de souveraineté consenties par les Etats membres, un auteur comme Alan Milward,17 écrit : « L’alternative qui avait dominé les premières années de la construction européenne, l’Etat ou l’Europe, a dissimulé la véritable logique de l’entreprise qui révèle que l’Europe peut se bâtir sans que les Etats soient vidés de leur substance. » La méthode communautaire est une synthèse de la supranationalité et 14 15 16 17 P. Magnette, op. cit., p. 119 P. Magnette, op. cit., p.132-33 CJCE, 5 février 1963, aff.26/62, Van gend en Loos in : P. Magnette, op. cit, p. 86 A. Milward, The european rescue of the Nation-state, 1992, Londres, p.113-317 11 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com de l’intergouvernementalité et elle connaîtra son apogée entre 1986 et 1992 sous l’impulsion de J. Delors. L’enchevêtrement des Etats-membres et de l’Union sont la marque distinctive de la singularité et de la complexité de la construction européenne18. Au départ, les juristes ont cherché à distinguer entre compétences exclusives de l’Union et compétences concurrentes ; cependant un effet d’engrenage (le spill over) modifie sans cesse les limites des champs de compétences. Ainsi, à la fin, le droit communautaire régit la plus grande partie de l’activité économique des Etats19. Donc, dans le Traité de Maastricht, en 1992 a été introduit le principe de subsidiarité pour limiter cet effet d’engrenage. Mais au fil des ans s’est dégagée l’idée qu’il faut établir clairement une répartition des compétences et ceci a conduit au lancement des recherches qui mèneront à la rédaction d’un projet de Traité constitutionnel, qui seul pourra apporter la clarification nécessaire : cette clarification mettra de l’ordre entre les «légitimations croisées »20 et permettra de démêler les « dédoublements fonctionnels » que J.L. Quermonne diagnostique au sommet et à la base. Un nouveau modèle à inventer Les bâtisseurs d’Europe ont pris conscience que le modèle qu’ils doivent inventer ne ressemblera à aucune construction existante : pour employer les termes de J. Delors c’est un « objet non identifié » : on s’accorde à penser que l’Europe sera une fédération d’Etats-nations. Elle aura des aspects fédéraux qui correspondent à la nature supranationale de la Construction entreprise depuis six décennies mais sa base restera cet ensemble d’Etats-nations, car eux seuls, à présent et pour quelques décennies encore, peuvent garantir la légitimité démocratique de la Construction européenne. Dans le débat qui a opposé en 199221 P. Thibaud et J.M. Ferry, deux visions de l’Europe et de l’action politique s’affrontaient : la vision de P. Thibaud, fondée sur la perception précise de l’action politique et la claire conscience du lien entre la nation et la démocratie s’opposait à la vision de J.M. Ferry qu’on peut qualifier de cosmopolitiste ou de post-nationale à la manière de J. Habermas. Il nous semble que dans cette opposition et malgré toute la fécondité de l’analyse de J.M. Ferry et de J. Habermas la claire conscience du lien direct entre nation et démocratie, la définition précise des tâches de la politique exposées par P. Thibaud ne peuvent pas être mises de côté. 18 19 20 21 J.L. Quermonne, op. cit., p.57-64 J.L. Quermonne, op.cit., p. 58 J.L. Quermonne, op. cit., p. 59 J.M. Ferry, Paul Thibaud, Discussion sur l’Europe, 1992, Mesnil-sur-l’Estrée 12 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com En outre, nous retrouvons cette même opposition entre gouvernement clairement défini et gouvernance opérant sur plusieurs niveaux dans le domaine économique. L’euro a été introduit comme monnaie unique et la question de la direction de cette monnaie se pose. J. P. Fitoussi dans le livre « La règle et le choix »22 oppose sur cette question-là l’action politique qui se nourrit de choix et de volonté à la gouvernance ; celle-ci, si les seuls objectifs dont elle se satisfait résident dans l’observation de procédures, peut alors être qualifiée de gouvernance floue. Cette opposition peut être trouvée dans d’autres domaines. La conscience de ces difficultés a nourri les travaux des conventionnels qui ont préparé le Traité constitutionnel : ils ont cherché à mieux redéfinir les compétences, les légitimités et les complémentarités. Ce travail doit maintenant être compris et accepté par les peuples et par les citoyens au cours d’un long débat politique et démocratique. Les questions de la démocratie et des mutations de l’Etat-nation feront l’objet de notre troisième partie. III. Crise de légitimité et démocratique : un nouvel démocratique à inventer ? déficit espace Comment penser la démocratie hors du cadre de l’Etat-nation ? La construction européenne a inventé de nouveaux modes de décision, de nouvelles formes de participation civique et elle a brouillé les repères traditionnels dont les citoyens disposaient auparavant. A travers les faibles taux de participation aux élections européennes et les sondages d’Eurobaromètre, nous observons une attitude d’indifférence ou de défiance des citoyens européens face à ce nouvel espace démocratique. William Wallace s’interroge sur cette nouvelle forme de démocratie en ces termes : « l’idée d’édifier une démocratie supranationale est-elle une contradiction dans les termes, vu le lien intrinsèque qui semble exister entre le développement d’une communauté nationale et d’un gouvernement représentatif et responsable ? Doit-on continuer à chercher le fondement de la représentation démocratique et de la responsabilité parmi les Etats-nations, représentés à l’échelon européen essentiellement par les gouvernements nationaux, ou est-il possible de légitimer des décisions 22 J.P. Fitoussi, La règle et le choix, 2002, Paris 13 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com européennes à travers un processus de représentation démocratique s’établissant audessus de l’Etat-nation ? »23 Déficit de légitimité et déficit démocratique Il n’était pas possible de calquer les repères de la démocratie développés dans le cadre de l’Etat-Nation, dans le modèle de la Communauté européenne. Le projet européen s’est donc appuyé sur plusieurs légitimités, comme nous l’avons déjà vu : une légitimité fonctionnelle (technocratique), rationnelle-légale et intergouvernementale (légitimité indirecte). A ses débuts, la construction européenne avait aussi une légitimité par sa finalité de paix, motivation téléologique. Dans les années 70, cette dernière légitimation s’épuisera, la deuxième guerre mondiale étant désormais trop loin24. La méthode communautaire mise en place est mal adaptée à la recherche de l’union politique et elle sera vite court-circuitée par la méthode diplomatique. La décennie des années 70 marque le début d’un déficit de légitimité du projet européen : la crise économique, les promesses de prospérité qui ne se réalisent pas et les remises en question du fonctionnement européen liées à l’entrée du Royaume-Uni et du Danemark rendent l’adhésion des citoyens moins évidente. Le concept de « déficit démocratique » va être de plus en plus au centre des débats et la notion d’ « Europe des citoyens » fait son apparition. Mais le passage de la légitimité diplomatique à la légitimité démocratique n’est pas facile à réaliser. Pour pallier à ce déficit démocratique, il est décidé à partir de 1979 que le Parlement européen sera élu au suffrage universel direct. Cette réforme et l’augmentation continue des pouvoirs du Parlement européen par la suite, prennent comme modèle les démocraties parlementaires. L’élection au suffrage universel direct a légitimé le transfert d’autorité des gouvernements nationaux vers les institutions européennes. Mais les élections qui ont eu lieu depuis ont montré que le taux de participation des citoyens est en chute libre : en 1979, le taux de participation était de 62%, en 1999, il tombait à 49% et il n’était plus qu’à 45% en 2004. Il y a un désintérêt croissant pour l’enjeu européen, les électeurs profitent plutôt de ces élections pour sanctionner leurs propres gouvernements et les partis politiques font campagne sur des questions nationales plutôt qu’européennes. L’augmentation des pouvoirs du Parlement européen n’a aucunement freiné cette tendance, qui prouve la faible légitimité du projet européen. Le modèle démocratique parlementaire est-il le bon modèle pour l’Union 23 W.Wallace, Quel avenir pour la démocratie européenne? in : M. Telò, P. Magnette, Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles; p. 42 24 P. Magnette, op. cit., p.174 14 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com européenne ? Plutôt que de se couler dans le modèle étatique, ne ferait-elle pas mieux de trouver ses propres modes de démocratisation ?25 Le modèle démocratique parlementaire au niveau européen ne se développera que s’il existe un espace public européen dans lequel apparaîtra le citoyen européen. Le Traité de Maastricht ouvre une nouvelle période, les équilibres mondiaux ont été bouleversés par la chute du mur de Berlin et l’Europe veut réaffirmer son projet d’union politique. L’affirmation de cette union politique va replacer au premier plan la question du déficit démocratique. Le traité de Maastricht est une rupture : il instaure la citoyenneté européenne, la CEE devient l’UE, l’intégration au niveau monétaire est décidée. Mais même si le déficit démocratique est beaucoup évoqué, les CIG continuent sur le mode des négociations diplomatiques opaques. Dans les années 90, le déficit démocratique s’aggrave. Cela est dû à la situation économique et sociale et est lié à la perte générale de confiance dans la puissance publique, qui ne semble plus capable de résoudre les problèmes des citoyens. La raison d’être de l’Etat qui est d’assurer la sécurité physique et matérielle des citoyens, n’est plus remplie. Mais dans le cas de l’Union européenne, le taux d’abstention et le désintérêt sont plus forts que dans les cadres nationaux. Ce problème de désintérêt est pris en compte par les élites européennes, qui tentent de mieux répondre aux aspirations des citoyens. L’entrée de deux nouveaux pays scandinaves dans cette décennies va impliquer plus de transparence pour le citoyen et la participation des parlements nationaux est plus active. De même, le travail de la Convention qui a préparé le Traité constitutionnel, montre aussi ce souci de se rapprocher du citoyen : la Convention a préparé les nouvelles réformes sur un mode beaucoup plus ouvert et démocratique que les CIG ne le faisaient auparavant. L’UE ne peut plus reposer sur une légitimité indirecte, car ses compétences touchent directement la plupart des politiques nationales. Une réforme des institutions? Il existe un décalage entre les cultures politiques nationales et celle du cadre communautaire. L’Union Européenne introduit de nouveaux modes de décisions, de nouvelles formes de participation civique, qui créent un phénomène d’acculturation 25 M. Telò (dir), Democratie et construction européenne, 1995, Bruxelles; p.96 15 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com politique.26 Dans nos démocraties nationales, les fonctions législative, exécutive et judiciaire sont bien séparées, réparties entre le parlement, le gouvernement et la justice, il y a une alternance entre l’opposition et la majorité et le gouvernement est politiquement responsable des décisions politiques. Or, au sein de l’Union européenne règne la logique de l’interpénétration : les fonctions législatives, exécutives et judiciaires n’ont pas été réparties distinctement dans des institutions différentes mais chaque organe participe un peu à tout. L’exécutif et le législatif sont « éclatés », les institutions coopèrent pour réaliser le processus décisionnel. On ne peut donc pas hiérarchiser les pouvoirs. Certains préconisent d’étendre le pouvoir du PE pour qu’il joue le rôle traditionnel associé au pouvoir législatif. Le PE lui-même a pris des initiatives à cette fin : il a tenté de rééquilibrer la répartition du pouvoir législatif entre le Conseil et lui-même, il a changé et adapté les règles et les processus de décision afin de renforcer sa capacité à exercer une autorité législative réelle, il a financé plus ouvertement des activités électorales et fait pression pour l’établissement d’une procédure électorale commune27. Avec la codécision, le PE voit ses pouvoirs augmenter, mais il reste toujours une rivalité avec les autres institutions. Cette rivalité est illustrée aussi par la comitologie, qui permet au Conseil d’exercer ses pouvoirs exécutifs par le biais de comités consultatifs et qui restreint l’influence de la Commission ou du PE. Donc, la coopération entre les institutions est parfois déficiente, elle ne correspond pas à une vision reconnue et partagée d’un type approprié de division des pouvoirs28. Devant cette dispersion des responsabilités, le citoyen ne s’y retrouve plus ; le système politique manque de transparence et ce manque conduit à parler de déficit démocratique. Une citoyenneté européenne La construction européenne signifie que chaque citoyen devient aussi citoyen de l’ensemble européen, une citoyenneté multiple apparaît. Autrefois citoyen de sa commune et de sa nation, le voici à présent citoyen aussi de l’Union européenne et ceci dans un monde globalisé. L’articulation des niveaux de citoyenneté devient complexe : il faut articuler trois niveaux. Notons toutefois que la pression de la mondialisation, l’existence d’enjeux à l’échelle planétaire rendent plus évidente la nécessité de l’échelon 26 P. Magnette, op. cit.; p. 201 J. Lodge, L’émergence d’une constitution européenne:démocratie naissante ou eurocratie camouflée? In: M. Telò (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles; p. 112 28 J. Lodge, op. cit.; p. 114 27 16 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com continental européen. Cependant nous avons du mal à devenir ces citoyens aux engagements multiples. Nous sentons aussi qu’il y aura des différences entre les sensibilités nationales : un Anglais et un Français, fiers de leur histoire nationale feront ce saut moins facilement qu’un Italien ou un Allemand, plus conscients de leur héritage culturel historique que de leur passé national. Cependant le passage est possible. Le doyen Georges Vedel écrit dans « L’introduction à la Constitution et l’Europe » : « Historiquement, il peut être exact qu’à un moment la Nation ait représenté un espace offrant des caractéristiques uniques, mais si la démocratie est un principe moral, la Nation n’est pas un principe moral, elle n’est qu’une donnée historique. La démocratie peut se réaliser dans des formes qui ne sont pas celles historiques de la Nation. »29 Mais pour que ce passage du citoyen d’une nation au citoyen aux multiples engagements se fasse, il faut que naisse un espace public européen. La citoyenneté européenne existera lorsque apparaîtra un espace public européen et lorsque des Européens l’animeront. Par exemple, lorsqu’il existera des journaux et des médias offrant des confrontations régulières entre différents points de vue européens ; ainsi pourra lentement naître une opinion publique européenne. Il y a une sensibilité européenne, un héritage culturel commun, des valeurs communes qui peuvent fonder cette opinion publique, même s’il n’existe pas encore de peuple européen. Tout ceci ne sera possible que si les journaux et les médias s’européanisent, ce qui est pour l’instant encore rare, comme le constate J.M. Nobre-Correia dans son étude sur les médias européens30. Quels vont être les acteurs de ce nouvel espace public ? Pour l’instant, beaucoup d’impulsions ont été données par le parlement européen. Ses responsabilités ont favorisé la naissance de partis transnationaux organisés dans le parlement, les proto-partis. Il faut maintenant que l’articulation entre parlement européen et parlements nationaux se développe. Mais, au-delà des parlementaires européens, il faut que tous les décideurs, entrepreneurs, hommes politiques, fonctionnaires, acteurs culturels, éducateurs intègrent cette dimension européenne. L’espace public européen qui doit naître demandera l’engagement d’Européens convaincus à l’exemple de ces historiens allemands et français qui ont rédigé un livre commun d’histoire qui pourra être utilisé dans les lycées des deux pays. Cela suppose enfin un enseignement des langues européennes très développé. La naissance de l’espace public européen et du citoyen sera un très long processus. Pour réussir, il faudra de la volonté, de la rigueur et de l’enthousiasme. P. Rosanvallon montre que la création de l’espace public européen peut permettre de 29 30 G. Vedel, Introduction à la Constitution et l’Europe, Paris, 1992, p. 29 J.M. Nobre-Correia, Le nouvel état de l’Europe, Paris, 2004, p. 42-44 17 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com réhabiliter l’action politique mais il démontre que cet espace doit être avant tout un lieu de délibération politique : si la société trouve au niveau européen un lieu pertinent de délibération politique, elle validera ce niveau31. Le projet de construction d’un espace public européen ne réussira que si les Européens sont animés d’un esprit visionnaire. E. Morin écrit : « Ce qui manque, c’est la conscience d’une communauté de destin, la volonté de rompre avec une civilisation de puissance pour s’engager dans une civilisation du dialogue. »32 31 32 P. Raosenvallon, in : Alternatives Internationales, mai 2005, Paris, p. 37-39 E. Morin, A quand une Europe visionnaire ?, Le Monde du 11 mai 2005 18 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com Conclusion Au terme de cette étude, nous pouvons mesurer l’ampleur des défis que pose la construction européenne à l’Etat-nation et au citoyen, le premier doit composer avec un nouvel élément supranational, sa souveraineté est restreinte dans certains domaines, le deuxième a vu ses repères traditionnels brouillés par le nouvel espace démocratique naissant et a du mal à se projeter dans cette nouvelle situation. La construction européenne, vitale pour l’avenir du continent, oblige l’Etat-nation et le citoyen à se transformer profondément. Ces mutations réussiront si elles respectent certains héritages et les transforment : l’Union sera une fédération d’Etats-nations, le citoyen deviendra un citoyen aux appartenances multiples, un espace public européen devra être créé pour que les questions puissent être débattues. Ces transformations réussiront si l’homme européen préserve ses qualités de rigueur, d’invention, sa capacité d’adaptation et sa faculté à surmonter la discorde. Il devra conserver un regard critique sur les aspects négatifs de l’histoire européenne et garder en même temps un esprit visionnaire. 19 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com Bibliographie Damamme Paul (dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris Ferry Jean-Marc, Thibaud Paul, Discussion sur l’Europe, 1992, Mesnil-sur-l’Estrée Ferry Jean-Marc, La question de l’Etat européen, 2000, Mesnil-sur-l’Estrée Fitoussi Jean-Paul, La règle et le choix, 2002, Paris Hobbes Thomas, Léviathan, édition Sirey Machiavel Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, édition Flammarion Paul Magnette, L’Europe, l’Etat et la démocratie, 2000, Bruxelles Magnette Paul, La citoyenneté européenne, 1999, Bruxelles Morin Edgar, A quand une Europe visionnaire ? Le Monde du 11 mai 2005 Merle Jean-Christophe, La future Europe : une démocratie à deux étages ? in : Damamme Paul (dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris Nobre-Correia J.M., Le nouvel état de l’Europe, 2004, Paris Quermonne Jean-Louis, L’Europe en quête de légitimité, 2004, Paris Quermonne Jean-Louis, Les institutions européennes et leur réforme, in : Damamme Paul (dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris Rémond René, Introduction à l’histoire, le XXè siècle, 1974, Paris Schmitter P.C., La démocratie dans l’Europe politique naissante: deficit temporaire ou caractère permanent?, in : Telò Mario, Magnette Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles Telò Mario, Magnette Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles Telò Mario (dir), Démocratie et construction européenne, 1995, Bruxelles Valéry Paul, Regards sur le monde actuel, 1945, Paris Wallace William, Quel avenir pour la démocratie européenne ? in : Telò Mario, Magnette Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles Les Euros du Village © Septembre 2005 20 Euros du Village http://eurosduvillage.blogspirit.com