Citoyens d`Europe, au-delà du déficit démocratique

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Citoyens d`Europe, au-delà du déficit démocratique
Citoyens d’Europe, au-delà du
déficit démocratique
Le citoyen et l’Etat-nation face à la construction
européenne
Anne-Lise BARRIERE
Résumé
L’aventure de la construction européenne est une rupture dans l’histoire européenne ;
dans celle-ci les peuples ont construit leur vie politique autour de deux notions qui
s’articulent : la souveraineté et la citoyenneté. En donnant un nouveau cadre politique au
citoyen et en portant en elle des éléments de supranationalité, la mise en place de l’UE
déstabilise les Etats-nations et les citoyens.
Après avoir présenté et défini l’Etat-nation dans une perspective historique et après avoir
montré qu’il a été le cadre durable de la vie démocratique en Europe, nous l’avons
confronté à la construction européenne. Que devient la souveraineté des Etats ? Le
modèle européen impose des limites aux prérogatives des Etats-nations et pénètre
même au cœur des attributs régaliens avec l’Union économique et monétaire. Mais l’Etatnation semble quand même trouver une nouvelle légitimation grâce à la construction
européenne et il semble, jusqu’à la mise en place de l’Euro, préserver ses marges de
manœuvre en jouant à l’intérieur du triangle institutionnel. Cependant, le contrat entre
citoyen et Etat, qui était parfaitement compréhensible et légitimé dans le cadre de l’Etatnation, devient très complexe et il faut créer un nouvel espace public européen et
inventer une citoyenneté multiple.
Abstract
The citizen and the nation-state facing the European construction
The adventure of the European construction is a break in European History. In this
History, European peoples have established their political life on two principles:
sovereignty and citizenship. The setting up of the EU has destabilized the nation-states
and the citizens, because it provided the citizen with a new political framework and it
contains elements of supranationality.
First, we try to introduce and to define the nation-state from a historical perspective.
Then we study how this nation-state, which was a durable frame of democratic life in
Europe, reacts to the European construction. What about the sovereignty of States? The
European model established limits to the primacy of the nation-state and the nation-state
lost even regalian attributes through the Economic and Monetary Union. But the nationstate seems to find a new legitimacy thanks to the European construction. And until the
introduction of the Euro, it knew how to preserve its autonomy within the European
institutional triangle. However, the contract between the citizen and his state, which had
been clearly defined and legitimized within the frame of the nation-state, becomes very
difficult. Moreover, a new European political space needs to be created. Which implies to
invent a multi-level citizenship.
INTRODUCTION .................................................................................................. 3
I. L’ETAT-NATION, CADRE TRADITIONNEL DE LA DEMOCRATIE ET
CONSTRUCTION HISTORIQUE ACHEVEE SUR LE CONTINENT EUROPEEN ............ 4
L’ETAT-NATION : CADRE DE LA VIE DEMOCRATIQUE .......................................................... 6
DEUX EXEMPLES DIFFERENTS D’ETAT-NATION ................................................................. 7
L’ETAT-NATION EN CRISE APRES DEUX GUERRES MONDIALES ................................................ 8
II. LA CONSTRUCTION EUROPEENNE : UNE REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE DE
SOUVERAINETE NATIONALE ............................................................................... 9
LA CONSTRUCTION EUROPEENNE FACE AUX ETATS-NATIONS ................................................. 9
UN NOUVEAU MODELE A INVENTER ............................................................................ 12
III. CRISE DE LEGITIMITE ET DEFICIT DEMOCRATIQUE : UN NOUVEL ESPACE
DEMOCRATIQUE A INVENTER ? ........................................................................ 13
DEFICIT DE LEGITIMITE ET DEFICIT DEMOCRATIQUE ......................................................... 14
UNE REFORME DES INSTITUTIONS? ........................................................................... 15
UNE CITOYENNETE EUROPEENNE ............................................................................... 16
CONCLUSION .................................................................................................... 19
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................... 20
2
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Introduction
L’Etat-nation, qui s’est lentement construit au cours des siècles en Europe
apparaissait au début du XXè siècle comme une construction politique idéale, dans
laquelle le citoyen avait peu à peu acquis tous ses repères.
Après la seconde guerre mondiale, l’Etat-nation est critiqué et apparaît comme
dangereux, la paix fondée sur des coalitions d’Etats ayant été détruite par deux fois.
Quelques Etats européens vont alors se lancer dans la construction européenne, qui
porte en elle des éléments de supranationalité et qui va donc restreindre la souveraineté
des Etats. La construction européenne a conduit à donner un nouveau cadre politique au
citoyen : la gouvernance à plusieurs niveaux vient se substituer aux gouvernements, la
responsabilité devant le citoyen-électeur se dilue.
L’aventure européenne est une rupture dans l’histoire européenne, dans laquelle
les peuples ont construit leur vie politique autour de deux notions qui s’articulent : la
souveraineté nationale et la citoyenneté.
Plongé dans cette construction européenne, que devient l’Etat-nation ? Sera-t-il
progressivement « vidé » de sa souveraineté ? Quant au citoyen, qui entretenait un lien
clair entre lui et son Etat, comment lui permettre de devenir européen en restant citoyen
dans une citoyenneté désormais multiple ? Comment permettre l’ouverture de la
démocratie,
originellement
ancrée
dans
une
culture
nationale
à
sa
dimension
européenne ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous présenterons dans une première
partie l’Etat-nation, cadre traditionnel de la démocratie, puis nous le confronterons à la
construction européenne, enfin nous nous interrogerons sur le devenir de la démocratie
et du citoyen dans ce nouveau cadre.
3
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I. L’Etat-nation, cadre traditionnel de la
démocratie
et
construction
historique
achevée sur le continent européen
L’Etat-nation apparait jusqu’à la première guerre mondiale comme la forme la plus
appropriée d’organisation de la vie politique nationale et internationale et comme le
cadre indépassable de préservation et d’épanouissement de la démocratie.
Naissance, évolution et définition de l’Etat-nation.
L’Etat-nation s’est construit lentement au cours des siècles pour atteindre sa
forme la plus achevée à la fin du XIXe siècle en Europe. C’est tout d’abord l’idée de l’Etat,
qui est née au début de l’époque moderne, et qui se construit autour de l’idée du
monopole du pouvoir politique, de sa légitimité et de son caractère illimité en opposition
à la multiplicité et la pluralité du politique du Moyen Age, période, qui connaît des formes
multiples d’appartenance et de loyauté (envers sa ville, son duché, son roi, sa
corporation, sa communauté rurale etc.)1.
Les premiers penseurs qui ont cherché à définir ce concept d’Etat, détenteur
unique et légitime d’un pouvoir illimité, ont été Jean Bodin (1530-1596), Nicolas
Macchiavel (1469-1527), et Thomas Hobbes (1588-1679). Jean Bodin élabora dans son
livre « La République » le concept de souveraineté de l’Etat ; Macchiavel établit que seul
un Etat fort à l’intérieur comme à l’extérieur sera capable de donner à ses citoyens ce
qu’ils considèrent comme leurs droits fondamentaux : le droit à la sécurité, à l’honneur et
à la protection de leur bien-être. Seul un Etat fort, disposant du monopole de la violence,
peut donner à ses citoyens ces garanties de leurs droits car « Tous les écrivains qui se
sont occupés de législation s’accordent à dire que quiconque veut fonder un Etat et lui
donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants »2. Thomas Hobbes, après
avoir établi que« l’ état de nature est un état de guerre, aussi longtemps que les
hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect »3, va définir
1
2
3
Paul Magnette, L’Europe, l’Etat et la démocratie, 2000, Bruxelles, p.16-17
Macchiavel, Discours sur Tite-Live, p.452
Hobbes Thomas, Léviathan, p.122, Sirey
4
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« cette transmision mutuelle de droits qu’on nomme contrat : par ce dessaisissement de
leurs droits, les sujets concluent un contrat, base de la paix civile ; ils acceptent qu’un
objet artificiel, l’Etat, pur produit de leur invention, soit l’agent supérieur, « le souverain
qui donne la vie et le mouvement à l’ensemble de ce corps politique qu’est une
société. »4
Ces trois penseurs politiques ont été les théoriciens de l’Etat moderne. Dans celuici, un lien était établi entre le souverain, la société et l’individu : ce contrat donnait au
souverain la souveraineté, accordait à l’individu des garanties de ses droits et permettait
le libre développement des forces économiques de la société. Ce contrat permet une
double liberté : l’Etat détient le monopole de la puissance publique et il soumet la société
à ce monopole, il a la liberté de diriger le corps politique mais, en contrepartie, il protège
chacun de ses membres de la violence d’autrui et il permet à chacun de développer son
autonomie.
Cet Etat, établi en Angleterre et en France au XVII et au XVIIIe siècle verra son
rôle évoluer entre 1815 et 1914 ; les rapports entre l’Etat et la société se modifieront
avec le triomphe lent et progressif des idées du libéralisme politique tout au long du XIXe
siècle, mais les fonctions essentielles, régaliennes, demeureront intactes. C’est un autre
courant d’idées, courant qui a façonné l’histoire européenne au XIX et XXe siècles, le
mouvement des idées définies à partir de l’idée de nation, qui va conduire à un
renouvellement de la forme de l’Etat qui sera appelé Etat-nation.
Dès le XVIIIe siècle apparaît, à côté de la tradition historique incarnée dans la
monarchie, l’idée de nation. La révolution anglaise de 1688, la révolution américaine de
1776 et la révolution française de 1789 veulent définir les droits du peuple se constituant
en nation, avec sa propre souveraineté, face à la souveraineté traditionnelle de la
monarchie.
Ces trois révolutions vont engendrer ces nations souveraines qui prendront, si le
processus vient à son terme comme en France en 1792 ou aux Etats-unis, la place de
l’ancienne monarchie et donneront naissance à un Etat-nation. Les Anglais arriveront à
un résultat identique graduellement, par ruptures mesurées et successives. L’exemple de
ces deux nations européennes sera la référence pour beaucoup d’autres nations
européennes qui voudront à leur tour adopter la forme politique de l’Etat-nation.
Comme le montre René Rémond, tous les peuples européens vont être mûs, au
cours du XIXe siècle, par ces idées, ce sentiment, ces passions que l’on peut appeler les
4
Hobbes, op. cit., p.5
5
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forces liées à l’idée de nation5. Les dates clés de ce mouvement sont les révolutions
libérales et nationales de1830, le printemps des peuples à travers toute l’Europe en
1848, les unifications allemande et italienne, les révoltes des peuples asservis de
l’Europe de l’Est et du Sud-est du continent pendant et à la fin du siècle. Cette force
poussant chaque nation à retrouver sa liberté et à se donner la forme d’un Etat-nation
est le ressort principal de l’histoire européenne au XIXe siècle.
Comme nous l’avons dit en parlant des nations pionnières, tous les peuples
européens sont à la recherche de cette double liberté : d’une part, la liberté du corps
politique dans son unité, c’est à dire la souveraineté du peuple devenant collectivement
autonome et donc constituant sa souveraineté nationale, son droit à s’autodéterminer et
à se libérer des oppresseurs éventuels et d’autre part, la liberté du citoyen protégé dans
ses droits par les lois.
L’Etat-nation : Cadre de la vie démocratique
La démocratisation des sociétés s’est effectuée dans le cadre de l’Etat-nation.
René Rémond6 présente les quatre forces qui ont structuré la vie politique des sociétés
européennes : le libéralisme, l’aspiration à la démocratie, les mouvements liés à l’idée de
nation et le socialisme. Nous avons vu l’effet de deux courants, le libéral et le national,
sur la vie de l’Etat ; l’aspiration à la démocratie a aussi transformé l’Etat-nation. Là où,
au départ, le libéralisme politique avait permis l’établissement d’un Etat-nation dominé
par les minorités de citoyens riches et cultivés, toute l’œuvre du courant démocratique
tendra à faire participer tout le peuple à la vie politique ; c’est d’abord le sens naturel de
l’évolution démocratique bien étudié par Tocqueville ; cela correspond aussi à un héritage
de la révolution française, celui de J.J. Rousseau. Cette entrée du peuple dans la vie de la
nation correspond aussi à une nécessité lorsque les forces, en Allemagne ou en Italie,
veulent réaliser l’unité nationale et qu’elles sont à la recherche d’alliés. Ainsi le désir
d’égalité civique, le désir d’élargissement du nombre de citoyens, la volonté d’enraciner
la République comme en France après 1879, tout concourt à articuler les droits de
citoyens actifs de plus en plus nombreux avec la volonté de la nation d’exercer sa
souveraineté. En France, le suffrage universel (demi-universel, car sans les femmes)
s’établit en mars 1848, en Allemagne, il s’établit en 1871 et est contemporain de l’unité.
Entre 1848 et 1919, la plupart des pays de l’Europe septentrionale ou occidentale ont
adopté le suffrage universel. Tout au long du XIXe siècle, la réalisation de l’unité
5
6
René Rémond, Introduction à l’histoire, le XIXe siècle, 1974, Paris
R Rémond, op. cit.
6
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nationale et la progression de l’idée démocratique sont liées. Il existe cependant des
enchaînements historiques différents et il est intéressant de présenter deux cas de
construction de l’Etat-nation dont la comparaison sera féconde : étudions rapidement la
formation de l’Etat-nation en France et en Allemagne.
Deux exemples différents d’Etat-nation
Si au terme de l’évolution en Europe nous avons en 2005 essentiellement des
Etats-nations, il faut faire certaines distinctions. Comparons la construction de l’Etatnation français, présenté comme l’archétype de l’Etat-nation et l’Allemagne, nation
culturelle se donnant lentement un Etat. En France, l’Etat a précédé la nation : les Rois
ont été des rassembleurs de terres, ils ont forgé un Etat et la souveraineté qu’ils
exerçaient a été remise au peuple se constituant en nation au moment de la révolution
française ; ce transfert de souveraineté fut réel après l’installation de la République en
1879. Mais l’Etat et l’unité de la nation furent l’œuvre de la royauté.
En opposition à ce modèle, nous pouvons dire que l’unité de l’Allemagne ou de
l’Italie fut d’abord culturelle avant d’être politique. L’Etat vint après la nation qui était
consciente de son unité même en l’absence d’unité politique.
Cette différence essentielle dans la construction de l’unité nationale permettra de
comprendre les approches différentes dans la recherche de l’union politique au niveau
européen.
Après un long apprentissage, les peuples, au début du XXe siècle, ont construit
leur vie politique autour de deux notions qui s’articulent : la souveraineté nationale et la
citoyenneté. Mais l’exercice de ces deux souverainetés, celle de l’Etat et celle du citoyen,
n’ont pu empêcher les deux guerres civiles européennes que furent la première et la
seconde guerre mondiale.
7
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L’Etat-nation en crise après deux guerres mondiales
Paul Valéry a comparé les Européens qui se sont lancés dans la première guerre
mondiale aux Armagnacs et aux Bourguignons de la guerre de cent ans en France7 : les
Européens auraient pu éclairer le monde, ils ont préféré, par passion nationaliste,
s’entredéchirer. Vingt après, un deuxième acte de cette guerre européenne fut encore
plus meurtrier et la civilisation européenne toucha l’abîme.
Après la deuxième guerre mondiale, l’Etat-nation est en crise. L’élite politique
européenne rend cet Etat à la souveraineté illimitée responsable de ces conflits : l’idée
d’un intérêt supérieur de l’Europe était absente chez la majorité des dirigeants, et, par
deux fois, la paix fondée sur des coalitions d’Etats et non pas sur des mécanismes
d’union avait été détruite. L’Etat apparaît comme une forme dangereuse d’organisation
politique qui doit être dépassée ou au moins transformée8. La notion de l’Etat à
souveraineté illimitée est critiquée: il faut explorer des voies dans lesquelles la notion de
communauté d’Etat apparaît, imposant à chaque Etat des obligations et les contraignant
même à suspendre ou à partager leur souveraineté ; dans la tradition politique de
l’Europe depuis quatre siècles cela s’apparente à une révolution copernicienne.
La démocratie occidentale se dote aussi de nouveaux repères : le principe du vote
majoritaire a montré ses limites dans la période précédant la deuxième guerre mondiale
et il faut l’encadrer par de nouveaux critères démocratiques : la référence à l’Etat de
droit, qui s’impose dès 1949 en Allemagne9 (la constitutionnalité des Lois est confiée à un
Tribunal constitutionnel impartial) et qui s’étend progressivement à la plupart des pays
d’Europe et l’alternance au pouvoir de la majorité et de l’opposition, qui est un test de
solidité d’une démocratie.
C’est dans ce contexte d’après-guerre que la construction européenne va être
lancée : on voit s’opposer très vite les « fédéralistes », enclins à établir une Assemblée
représentative des peuples d’Europe et les « unionistes », partisans d’une simple
coopération intergouvernementale classique. La question de l’Etat-nation est au cœur de
ces débats : certains craignent sa disparition au sein de l’Europe, tandis que leurs
adversaires prédisent que l’Europe sera vidée de ses capacités si les Etats-nations
subsistent dans leur forme historique. La deuxième question qui se pose est celle de la
démocratie et du citoyen : que va devenir la démocratie si on lui impose un nouveau
cadre, elle qui n’a jamais existé que dans le cadre de l’Etat-nation ?
7
8
9
P. Valéry, Regards sur le monde actuel, 1945, Paris ; p. 32
P. Magnette, op. cit., p.26
J.L. Quermonne, L’Europe en quête de légitimité, 2001, Paris ; p.15
8
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II. La construction européenne : une remise
en cause du principe de souveraineté
nationale
La construction européenne face aux Etats-nations
Dès les premières réflexions sur la forme et les moyens dont va se doter la
construction européenne, la question de l’Etat-nation est au centre de la controverse.
Quel va être le projet ? L’opposition entre partisans de l’option fédéraliste et ceux
d’une coopération intergouvernementale qui veulent sauvegarder la souveraineté s’avère
être un débat insoluble ; quelques années après, cette opposition conduira à l’échec de la
CED et de la CPE.10
Les « pères fondateurs » vont contourner ce débat et commencer par se
concentrer sur une question économique en minimisant les aspects institutionnels.
Robert Schuman et Jean Monnet inventent la méthode communautaire, un mélange
subtil qui allie la supranationalité (représentée par la Haute-Autorité pour le traité CECA
de 1951) et le mode intergouvernemental. Lors du traité sur la CEE de 1957, cette
méthode est confirmée : à l’intérieur du « triangle institutionnel » coopèrent la
Commission, qui a succédé à la Haute-Autorité, le Conseil des ministres et l’Assemblée,
qui deviendra plus tard le Parlement. A côté se tient la Cour de Justice qui règle les
contentieux et dont on ne soupçonne pas alors le rôle décisif qu’elle jouera dans la
construction européenne par ses décisions de justice. La méthode communautaire est
née.
Ce
modèle
communautaire
à
la
fois
en
apparence
« technocratique-
transnational » et « intergouvernemental- démocratique » se fonde sur une pluralité de
registres de légitimations, comme le montre Paul Magnette11 : légitimité fonctionnelle de
la Commission, organe technocratique, légitimité internationale classique du Conseil,
organe
intergouvernemental,
légitimité
démocratique
de
l’Assemblée,
légitimité
formaliste de la Cour et légitimité du Comité consultatif. Paul Magnette note que
l’ensemble de ces cinq légitimations et la recherche de trois équilibres (l’équilibre entre
l’échelon national et le mode supranational, l’équilibre entre l’expertise technocratique et
10
11
P. Magnette, op. cit., p.51
P. Magnette, op. cit.p.49
9
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la légitimité démocratique, l’équilibre économique entre le marché et la régulation) sont
la caractéristique de la construction européenne.
Ce modèle établit des premières limites aux Etats souverains : la Commission,
pouvoir d’expertise supranational et impartial, qui a pour but l’intérêt général de la
Communauté, s’affirme face aux Etats dans un premier temps. Très vite, Charles De
Gaulle rappelle à la Commission qu’elle ne doit pas aller trop loin dans son désir de
supranationalité (crise de la chaise vide en 1965 ) et il martèle sans relâche l’idée d’un
Etat souverain et fort. Cela étant, il est indéniable que les Etats intégrés dans la CEE se
sont imposé des limites : ils ont renoncé à une puissance législative absolue en créant le
droit européen, ils ont renoncé au protectionnisme en matière de commerce et lancent le
processus d’un marché commun, infrastructure d’une société civile européenne et enfin
ils renoncent à exercer certains pouvoirs seuls pour coopérer au sein d’un cadre
institutionnel commun12.
Avec le traité de Maastricht un saut qualitatif est accompli et l’Europe pénètre au
cœur des attributs régaliens par la décision de faire une Union économique et monétaire
et de la doter d’une monnaie unique. Ce nouveau traité, avec son pilier communautaire
et les deux piliers intergouvernementaux (PESC et JAI), avec le renforcement du vote à
majorité qualifiée, affirme la dimension politique de l’Union européenne.
Peu à peu, de nouveaux domaines vont apparaître, dans lesquels l’Union
européenne exerce un pouvoir régalien : des progrès en matière de politique étrangère,
la création d’une force militaire de réaction rapide ou la mise en place d’un espace de
liberté, justice et de sécurité intérieure (Schengen) en sont la preuve13.
Face à ces empiètements de l’Union sur les pouvoirs régaliens, des interrogations
surviennent sur ce nouveau système, qui attaque le concept de souveraineté des Etats et
semble inventer un nouveau mode de souveraineté : la souveraineté partagée dans
certains domaines et la souveraineté exclusive dans d’autres.
La souveraineté des Etats en danger ?
La souveraineté des Etats se dissout- elle inéluctablement au cours du processus
d’intégration européenne ? Si oui, ce processus est-il vraiment imposé aux Etats ou y
participent-ils volontairement ?
12
P. Magnette, op. cit., p. 68-69
J.L. Quermonne, Cosmopolitisme et fédéralisme. Esquisse d’une interrogation à propos de l’avenir de l’UE,in :
J.M. Ferry, Pour une éducation postnationale, 2003, Bruxelles ; p.188 article du livre de Ferry p. 188
13
10
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La Commission semble tout d’abord imposer sa volonté aux Etats et les enfermer
dans un cadre, mais après le compromis de Luxembourg, l’intergouvernemental est
revenu en force au sein du processus décisionnel européen et le pouvoir de la
Commission apparaît érodé. L’Acte unique de 1986 et l’arrivée de Jacques Delors à la
présidence de l’organe supranational semblent lui redonner du pouvoir, de même, le
traité de Maastricht et son premier pilier communautaire sont des signes positifs en
faveur de la Commission. Mais selon Paul Magnette14, la perte de pouvoirs des Etatsmembres dans le domaine monétaire ou économique ne se fait pas au profit de la
Commission mais d’autres organes, tels la Banque centrale européenne ou le marché. La
Commission a une autorité en matière de concurrence ou de politique commerciale, mais
seulement parce que les Etats l’ont initié et souhaité. La Commission a une activité
normative de la Communauté, elle choisit les matières qui doivent faire l’objet d’une
réglementation et elle a une position d’arbitre. Mais elle ne participe pas à la formation
de la décision finale et garde seulement un pouvoir dans le cadre des matières liées aux
« externalités » du marché15.
La Cour de Justice est le deuxième organe qui limite la souveraineté des Etatsmembres. En effet, l’arrêt Van Gend en Loos par exemple établit en 1963 l’effet direct et
dépasse le droit international classique, l’œuvre des juges du Luxembourg, notamment
dans les premières années est engagée pour une Europe intégrée. La Cour écrit : «La
Communauté constitue un nouvel ordre juridique de droit international, au profit duquel
les Etats ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et
dont les sujets sont non seulement les Etats membres mais également leurs
ressortissants»16. Cela étant, les Etats-membres ne semblent pas en conflit avec la Cour,
car ses pouvoirs sont confirmés voire augmentés lors de chaque révisions des traités. Les
Etats-membres restent les détenteurs exclusifs du « pouvoir constituant » européen et
détenteurs principaux de son « pouvoir législatif » (modifier les traités). Etats limitent
influence de la CJCE.
Malgré ces limitations de souveraineté consenties par les Etats membres, un
auteur comme Alan Milward,17 écrit : « L’alternative qui avait dominé les premières
années de la construction européenne, l’Etat ou l’Europe, a dissimulé la véritable logique
de l’entreprise qui révèle que l’Europe peut se bâtir sans que les Etats soient vidés de
leur substance. » La méthode communautaire est une synthèse de la supranationalité et
14
15
16
17
P. Magnette, op. cit., p. 119
P. Magnette, op. cit., p.132-33
CJCE, 5 février 1963, aff.26/62, Van gend en Loos in : P. Magnette, op. cit, p. 86
A. Milward, The european rescue of the Nation-state, 1992, Londres, p.113-317
11
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de l’intergouvernementalité et elle connaîtra son apogée entre 1986 et 1992 sous
l’impulsion de J. Delors.
L’enchevêtrement des Etats-membres et de l’Union sont la marque distinctive de
la singularité et de la complexité de la construction européenne18. Au départ, les juristes
ont cherché à distinguer entre compétences exclusives de l’Union et compétences
concurrentes ; cependant un effet d’engrenage (le spill over) modifie sans cesse les
limites des champs de compétences. Ainsi, à la fin, le droit communautaire régit la plus
grande partie de l’activité économique des Etats19. Donc, dans le Traité de Maastricht, en
1992 a été introduit le principe de subsidiarité pour limiter cet effet d’engrenage. Mais au
fil des ans s’est dégagée l’idée qu’il faut établir clairement une répartition des
compétences et ceci a conduit au lancement des recherches qui mèneront à la rédaction
d’un projet de Traité constitutionnel, qui seul pourra apporter la clarification nécessaire :
cette clarification mettra de l’ordre entre les «légitimations croisées »20 et permettra de
démêler les « dédoublements fonctionnels » que J.L. Quermonne diagnostique au
sommet et à la base.
Un nouveau modèle à inventer
Les bâtisseurs d’Europe ont pris conscience que le modèle qu’ils doivent inventer
ne ressemblera à aucune construction existante : pour employer les termes de J. Delors
c’est un « objet non identifié » : on s’accorde à penser que l’Europe sera une fédération
d’Etats-nations. Elle aura des aspects fédéraux qui correspondent à la nature
supranationale de la Construction entreprise depuis six décennies mais sa base restera
cet ensemble d’Etats-nations, car eux seuls, à présent et pour quelques décennies
encore, peuvent garantir la légitimité démocratique de la Construction européenne.
Dans le débat qui a opposé en 199221 P. Thibaud et J.M. Ferry, deux visions de
l’Europe et de l’action politique s’affrontaient : la vision de P. Thibaud, fondée sur la
perception précise de l’action politique et la claire conscience du lien entre la nation et la
démocratie s’opposait à la vision de J.M. Ferry qu’on peut qualifier de cosmopolitiste ou
de post-nationale à la manière de J. Habermas. Il nous semble que dans cette opposition
et malgré toute la fécondité de l’analyse de J.M. Ferry et de J. Habermas la claire
conscience du lien direct entre nation et démocratie, la définition précise des tâches de la
politique exposées par P. Thibaud ne peuvent pas être mises de côté.
18
19
20
21
J.L. Quermonne, op. cit., p.57-64
J.L. Quermonne, op.cit., p. 58
J.L. Quermonne, op. cit., p. 59
J.M. Ferry, Paul Thibaud, Discussion sur l’Europe, 1992, Mesnil-sur-l’Estrée
12
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En outre, nous retrouvons cette même opposition entre gouvernement clairement défini
et gouvernance opérant sur plusieurs niveaux dans le domaine économique. L’euro a été
introduit comme monnaie unique et la question de la direction de cette monnaie se pose.
J. P. Fitoussi dans le livre « La règle et le choix »22 oppose sur cette question-là l’action
politique qui se nourrit de choix et de volonté à la gouvernance ; celle-ci, si les seuls
objectifs dont elle se satisfait résident dans l’observation de procédures, peut alors être
qualifiée de gouvernance floue. Cette opposition peut être trouvée dans d’autres
domaines.
La conscience de ces difficultés a nourri les travaux des conventionnels qui ont
préparé le Traité constitutionnel : ils ont cherché à mieux redéfinir les compétences, les
légitimités et les complémentarités. Ce travail doit maintenant être compris et accepté
par les peuples et par les citoyens au cours d’un long débat politique et démocratique.
Les questions de la démocratie et des mutations de l’Etat-nation feront l’objet de notre
troisième partie.
III.
Crise
de
légitimité
et
démocratique :
un
nouvel
démocratique à inventer ?
déficit
espace
Comment penser la démocratie hors du cadre de l’Etat-nation ? La construction
européenne a inventé de nouveaux modes de décision, de nouvelles formes de
participation civique et elle a brouillé les repères traditionnels dont les citoyens
disposaient auparavant. A travers les faibles taux de participation aux élections
européennes
et
les
sondages
d’Eurobaromètre,
nous
observons
une
attitude
d’indifférence ou de défiance des citoyens européens face à ce nouvel espace
démocratique. William Wallace s’interroge sur cette nouvelle forme de démocratie en ces
termes : « l’idée d’édifier une démocratie supranationale est-elle une contradiction dans
les termes, vu le lien intrinsèque qui semble exister entre le développement d’une
communauté nationale et d’un gouvernement représentatif et responsable ? Doit-on
continuer à chercher le fondement de la représentation démocratique et de la
responsabilité parmi les Etats-nations, représentés à l’échelon européen essentiellement
par les gouvernements nationaux, ou est-il possible de légitimer des décisions
22
J.P. Fitoussi, La règle et le choix, 2002, Paris
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européennes à travers un processus de représentation démocratique s’établissant audessus de l’Etat-nation ? »23
Déficit de légitimité et déficit démocratique
Il n’était pas possible de calquer les repères de la démocratie développés dans le
cadre de l’Etat-Nation, dans le modèle de la Communauté européenne. Le projet
européen s’est donc appuyé sur plusieurs légitimités, comme nous l’avons déjà vu : une
légitimité fonctionnelle (technocratique), rationnelle-légale et intergouvernementale
(légitimité indirecte). A ses débuts, la construction européenne avait aussi une légitimité
par sa finalité de paix, motivation téléologique. Dans les années 70, cette dernière
légitimation s’épuisera, la deuxième guerre mondiale étant désormais trop loin24. La
méthode communautaire mise en place est mal adaptée à la recherche de l’union
politique et elle sera vite court-circuitée par la méthode diplomatique.
La décennie des années 70 marque le début d’un déficit de légitimité du projet
européen : la crise économique, les promesses de prospérité qui ne se réalisent pas et
les remises en question du fonctionnement européen liées à l’entrée du Royaume-Uni et
du Danemark rendent l’adhésion des citoyens moins évidente. Le concept de « déficit
démocratique » va être de plus en plus au centre des débats et la notion d’ « Europe des
citoyens » fait son apparition. Mais le passage de la légitimité diplomatique à la légitimité
démocratique n’est pas facile à réaliser.
Pour pallier à ce déficit démocratique, il est décidé à partir de 1979 que le
Parlement
européen
sera
élu
au
suffrage
universel
direct.
Cette
réforme
et
l’augmentation continue des pouvoirs du Parlement européen par la suite, prennent
comme modèle les démocraties parlementaires. L’élection au suffrage universel direct a
légitimé le transfert d’autorité des gouvernements nationaux vers les institutions
européennes. Mais les élections qui ont eu lieu depuis ont montré que le taux de
participation des citoyens est en chute libre : en 1979, le taux de participation était de
62%, en 1999, il tombait à 49% et il n’était plus qu’à 45% en 2004. Il y a un désintérêt
croissant pour l’enjeu européen, les électeurs profitent plutôt de ces élections pour
sanctionner leurs propres gouvernements et les partis politiques font campagne sur des
questions nationales plutôt qu’européennes. L’augmentation des pouvoirs du Parlement
européen n’a aucunement freiné cette tendance, qui prouve la faible légitimité du projet
européen. Le modèle démocratique parlementaire est-il le bon modèle pour l’Union
23
W.Wallace, Quel avenir pour la démocratie européenne? in : M. Telò, P. Magnette, Repenser l’Europe, 1996,
Bruxelles; p. 42
24
P. Magnette, op. cit., p.174
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européenne ? Plutôt que de se couler dans le modèle étatique, ne ferait-elle pas mieux
de trouver ses propres modes de démocratisation ?25
Le modèle démocratique
parlementaire au niveau européen ne se développera que s’il existe un espace public
européen dans lequel apparaîtra le citoyen européen.
Le Traité de Maastricht ouvre une nouvelle période, les équilibres mondiaux ont
été bouleversés par la chute du mur de Berlin et l’Europe veut réaffirmer son projet
d’union politique. L’affirmation de cette union politique va replacer au premier plan la
question du déficit démocratique. Le traité de Maastricht est une rupture : il instaure la
citoyenneté européenne, la CEE devient l’UE, l’intégration au niveau monétaire est
décidée. Mais même si le déficit démocratique est beaucoup évoqué, les CIG continuent
sur le mode des négociations diplomatiques opaques.
Dans les années 90, le déficit démocratique s’aggrave. Cela est dû à la situation
économique et sociale et est lié à la perte générale de confiance dans la puissance
publique, qui ne semble plus capable de résoudre les problèmes des citoyens. La raison
d’être de l’Etat qui est d’assurer la sécurité physique et matérielle des citoyens, n’est plus
remplie. Mais dans le cas de l’Union européenne, le taux d’abstention et le désintérêt
sont plus forts que dans les cadres nationaux.
Ce problème de désintérêt est pris en compte par les élites européennes, qui
tentent de mieux répondre aux aspirations des citoyens. L’entrée de deux nouveaux pays
scandinaves dans cette décennies va impliquer plus de transparence pour le citoyen et la
participation des parlements nationaux est plus active.
De même, le travail de la Convention qui a préparé le Traité constitutionnel,
montre aussi ce souci de se rapprocher du citoyen : la Convention a préparé les
nouvelles réformes sur un mode beaucoup plus ouvert et démocratique que les CIG ne le
faisaient auparavant.
L’UE ne peut plus reposer sur une légitimité indirecte, car ses compétences touchent
directement la plupart des politiques nationales.
Une réforme des institutions?
Il existe un décalage entre les cultures politiques nationales et celle du cadre
communautaire. L’Union Européenne introduit de nouveaux modes de décisions, de
nouvelles formes de participation civique, qui créent un phénomène d’acculturation
25
M. Telò (dir), Democratie et construction européenne, 1995, Bruxelles; p.96
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politique.26 Dans nos démocraties nationales, les fonctions législative, exécutive et
judiciaire sont bien séparées, réparties entre le parlement, le gouvernement et la justice,
il y a une alternance entre l’opposition et la majorité et le gouvernement est
politiquement responsable des décisions politiques.
Or, au sein de l’Union européenne règne la logique de l’interpénétration : les
fonctions législatives, exécutives et judiciaires n’ont pas été réparties distinctement dans
des institutions différentes mais chaque organe participe un peu à tout. L’exécutif et le
législatif
sont
« éclatés »,
les
institutions
coopèrent
pour
réaliser
le
processus
décisionnel. On ne peut donc pas hiérarchiser les pouvoirs.
Certains préconisent d’étendre le pouvoir du PE pour qu’il joue le rôle traditionnel
associé au pouvoir législatif. Le PE lui-même a pris des initiatives à cette fin : il a tenté
de rééquilibrer la répartition du pouvoir législatif entre le Conseil et lui-même, il a changé
et adapté les règles et les processus de décision afin de renforcer sa capacité à exercer
une autorité législative réelle, il a financé plus ouvertement des activités électorales et
fait pression pour l’établissement d’une procédure électorale commune27. Avec la codécision, le PE voit ses pouvoirs augmenter, mais il reste toujours une rivalité avec les
autres institutions. Cette rivalité est illustrée aussi par la comitologie, qui permet au
Conseil d’exercer ses pouvoirs exécutifs par le biais de comités consultatifs et qui
restreint l’influence de la Commission ou du PE.
Donc, la coopération entre les institutions est parfois déficiente, elle ne correspond
pas à une vision reconnue et partagée d’un type approprié de division des pouvoirs28.
Devant cette dispersion des responsabilités, le citoyen ne s’y retrouve plus ; le
système politique manque de transparence et ce manque conduit à parler de déficit
démocratique.
Une citoyenneté européenne
La construction européenne signifie que chaque citoyen devient aussi citoyen de
l’ensemble européen, une citoyenneté multiple apparaît. Autrefois citoyen de sa
commune et de sa nation, le voici à présent citoyen aussi de l’Union européenne et ceci
dans un monde globalisé. L’articulation des niveaux de citoyenneté devient complexe : il
faut articuler trois niveaux. Notons toutefois que la pression de la mondialisation,
l’existence d’enjeux à l’échelle planétaire rendent plus évidente la nécessité de l’échelon
26
P. Magnette, op. cit.; p. 201
J. Lodge, L’émergence d’une constitution européenne:démocratie naissante ou eurocratie camouflée? In: M.
Telò (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles; p. 112
28
J. Lodge, op. cit.; p. 114
27
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continental européen. Cependant nous avons du mal à devenir ces citoyens aux
engagements multiples. Nous sentons aussi qu’il y aura des différences entre les
sensibilités nationales : un Anglais et un Français, fiers de leur histoire nationale feront
ce saut moins facilement qu’un Italien ou un Allemand, plus conscients de leur héritage
culturel historique que de leur passé national.
Cependant le passage est possible. Le doyen Georges Vedel écrit dans
« L’introduction à la Constitution et l’Europe » : « Historiquement, il peut être exact qu’à
un moment la Nation ait représenté un espace offrant des caractéristiques uniques, mais
si la démocratie est un principe moral, la Nation n’est pas un principe moral, elle n’est
qu’une donnée historique. La démocratie peut se réaliser dans des formes qui ne sont
pas celles historiques de la Nation. »29 Mais pour que ce passage du citoyen d’une nation
au citoyen aux multiples engagements se fasse, il faut que naisse un espace public
européen.
La citoyenneté européenne existera lorsque apparaîtra un espace public européen
et lorsque des Européens l’animeront. Par exemple, lorsqu’il existera des journaux et des
médias offrant des confrontations régulières entre différents points de vue européens ;
ainsi pourra lentement naître une opinion publique européenne. Il y a une sensibilité
européenne, un héritage culturel commun, des valeurs communes qui peuvent fonder
cette opinion publique, même s’il n’existe pas encore de peuple européen. Tout ceci ne
sera possible que si les journaux et les médias s’européanisent, ce qui est pour l’instant
encore rare, comme le constate J.M. Nobre-Correia dans son étude sur les médias
européens30.
Quels vont être les acteurs de ce nouvel espace public ? Pour l’instant, beaucoup
d’impulsions ont été données par le parlement européen. Ses responsabilités ont favorisé
la naissance de partis transnationaux organisés dans le parlement, les proto-partis. Il
faut maintenant que l’articulation entre parlement européen et parlements nationaux se
développe. Mais, au-delà des parlementaires européens, il faut que tous les décideurs,
entrepreneurs, hommes politiques, fonctionnaires, acteurs culturels, éducateurs intègrent
cette dimension européenne. L’espace public européen qui doit naître demandera
l’engagement d’Européens convaincus à l’exemple de ces historiens allemands et français
qui ont rédigé un livre commun d’histoire qui pourra être utilisé dans les lycées des deux
pays. Cela suppose enfin un enseignement des langues européennes très développé.
La naissance de l’espace public européen et du citoyen sera un très long
processus. Pour réussir, il faudra de la volonté, de la rigueur et de l’enthousiasme. P.
Rosanvallon montre que la création de l’espace public européen peut permettre de
29
30
G. Vedel, Introduction à la Constitution et l’Europe, Paris, 1992, p. 29
J.M. Nobre-Correia, Le nouvel état de l’Europe, Paris, 2004, p. 42-44
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réhabiliter l’action politique mais il démontre que cet espace doit être avant tout un lieu
de délibération politique : si la société trouve au niveau européen un lieu pertinent de
délibération politique, elle validera ce niveau31.
Le projet de construction d’un espace public européen ne réussira que si les
Européens sont animés d’un esprit visionnaire. E. Morin écrit : « Ce qui manque, c’est la
conscience d’une communauté de destin, la volonté de rompre avec une civilisation de
puissance pour s’engager dans une civilisation du dialogue. »32
31
32
P. Raosenvallon, in : Alternatives Internationales, mai 2005, Paris, p. 37-39
E. Morin, A quand une Europe visionnaire ?, Le Monde du 11 mai 2005
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Conclusion
Au terme de cette étude, nous pouvons mesurer l’ampleur des défis que pose la
construction européenne à l’Etat-nation et au citoyen, le premier doit composer avec un
nouvel élément supranational, sa souveraineté est restreinte dans certains domaines, le
deuxième a vu ses repères traditionnels brouillés par le nouvel espace démocratique
naissant et a du mal à se projeter dans cette nouvelle situation.
La construction européenne, vitale pour l’avenir du continent, oblige l’Etat-nation
et le citoyen à se transformer profondément. Ces mutations réussiront si elles respectent
certains héritages et les transforment : l’Union sera une fédération d’Etats-nations, le
citoyen deviendra un citoyen aux appartenances multiples, un espace public européen
devra être créé pour que les questions puissent être débattues. Ces transformations
réussiront si l’homme européen préserve ses qualités de rigueur, d’invention, sa capacité
d’adaptation et sa faculté à surmonter la discorde. Il devra conserver un regard critique
sur les aspects négatifs de l’histoire européenne et garder en même temps un esprit
visionnaire.
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Bibliographie
Damamme Paul (dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris
Ferry Jean-Marc, Thibaud Paul, Discussion sur l’Europe, 1992, Mesnil-sur-l’Estrée
Ferry Jean-Marc, La question de l’Etat européen, 2000, Mesnil-sur-l’Estrée
Fitoussi Jean-Paul, La règle et le choix, 2002, Paris
Hobbes Thomas, Léviathan, édition Sirey
Machiavel Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, édition Flammarion
Paul Magnette, L’Europe, l’Etat et la démocratie, 2000, Bruxelles
Magnette Paul, La citoyenneté européenne, 1999, Bruxelles
Morin Edgar, A quand une Europe visionnaire ? Le Monde du 11 mai 2005
Merle Jean-Christophe, La future Europe : une démocratie à deux étages ? in :
Damamme Paul (dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris
Nobre-Correia J.M., Le nouvel état de l’Europe, 2004, Paris
Quermonne Jean-Louis, L’Europe en quête de légitimité, 2004, Paris
Quermonne Jean-Louis, Les institutions européennes et leur réforme, in : Damamme Paul
(dir), La démocratie en Europe, 2004, Paris
Rémond René, Introduction à l’histoire, le XXè siècle, 1974, Paris
Schmitter P.C., La démocratie dans l’Europe politique naissante: deficit temporaire ou
caractère permanent?, in : Telò Mario, Magnette Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996,
Bruxelles
Telò Mario, Magnette Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles
Telò Mario (dir), Démocratie et construction européenne, 1995, Bruxelles
Valéry Paul, Regards sur le monde actuel, 1945, Paris
Wallace William, Quel avenir pour la démocratie européenne ? in : Telò Mario, Magnette
Paul (ed), Repenser l’Europe, 1996, Bruxelles
Les Euros du Village © Septembre 2005
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