„Sulamite, si jamais je t`oublie....“. Bric-à

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„Sulamite, si jamais je t`oublie....“. Bric-à
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Gisèle Vanhese
„Sulamite, si jamais je t’oublie....“.
Bric-à-brac et marché aux puces comme écriture
du désastre dans la poésie de Benjamin Fondane
Le monde est parti, il faut que je te porte.
Paul Celan
„Die Welt ist fort, ich muß dich tragen“.1 Ce vers de Paul Celan indique, pour nous,
le sens d’une œuvre qui vient après la Shoah, mais il pourrait aussi servir
d’exergue à toute une partie de la poésie de Benjamin Fondane qui en trace les
prémices à la fois par son expérience personnelle tragique – il mourra à Auschwitz
en octobre 1944 – et par la mémoire qu’il a conservée des pogroms organisés par
le pouvoir tsariste au début du XXe siècle. On sait que ces massacres, et en particulier ceux de Kichinev (6-7 avril 1903 et 19-20 octobre 1905), furent considérés
par les Juifs d’Europe de l’Est comme une rupture radicale dans leur histoire, préfigurant même la Shoah.2 Pogroms qui hantent l’œuvre de Fondane, un des seuls
poètes – avec André Spire3 – à avoir inscrit en lettres de feu cet événement historique dans la poésie de langue française. La parole fondanienne appartient ainsi à
juste titre à l’écriture du désastre, que Rachel Ertel a étudiée pour la poésie yiddish de l’anéantissement (qui se réfère à la fois aux pogroms et à la Shoah). Il en
reprend les principales données et surtout l’inexprimable tension, en une „sorte de
sténographie du malheur“.4
1. Sulamite, si jamais je t’oublie....
C’est dans la neuvième séquence (dédiée à sa sœur Line) du recueil Ulysse,5
qu’apparaît l’évocation tragique d’une jeune victime du pogrom de Kichinev de
1903 ou de 1905. La vision est insérée dans un long poème qui débute avec
l’embarquement, à Marseille, de pauvres émigrants pour l’Amérique. Comme l’écrit
Monique Jutrin, pour Fondane, „ce spectacle pitoyable réveille un souvenir de la
petite enfance: un voyage en train avec son père en compagnie d’émigrants juifs
fuyant les pogroms (il s’agit apparemment des pogroms de Kichinev en 1903)“.6
On sait que Fondane a publié, dans les Cahiers du Journal des Poètes en 1933,
une première version du recueil Ulysse qu’il avait commencé à concevoir en 1929
lors de son premier voyage en Argentine. Il l’a ensuite reprise dix ans plus tard et
continuellement réécrite jusqu’à sa mort, en particulier la séquence IX. Surtout, il a
composé – en une sorte de lancinante obsession – les vers sur Jessica/Sulamite
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morte durant un pogrom, qui n’existaient pas dans la publication de 1933, et dont
Monique Jutrin a dénombré une vingtaine de versions.7
Déjà le fait que Fondane ait repris cet événement tragique trente ans après (en
1903 il avait alors cinq ans ou – si c’est en 1905 – sept ans) révèle assez combien
cette vision fut traumatisante pour l’enfant. En fait, le père de Fondane était
chargé, par la compagnie maritime dont il était un agent, d’accompagner les Juifs
de Kichinev vers Hambourg pour émigrer aux Etats-Unis. Et cette fois-là, il s’était
fait accompagner du petit garçon. Mais se doutait-il qu’il allait l’exposer à un choc
profond, véritable séisme dans sa psyché? Fondane, trente ans après, semble encore lui reprocher ce voyage: „Mon père, qu’as-tu fait de mon enfance?“ (M. F., 35)
et „C’est là que/ mon enfance est morte/ sous les yeux de mon père“ (M. F., 34).
Qu’il s’agisse bien de la référence à un pogrom est attesté par des vers au début du poème, avec l’expression „les pogroms d’Ukraine“ (le terme pogrom est répété ensuite peu après) et où, comme souvent chez Fondane, le monosyllabe
„vifs“ substitue en le voilant celui de „juifs“: „les pogroms de l’Ukraine vous ont
chassés des villes/ vous n’aviez que votre vie dans les valises/ maigres vifs
comme bois roulés par les torrents“ (M. F., 32).
La vue des émigrants juifs, à Marseille en 1929, alors que Fondane s’embarque
pour l’Argentine, lui rappelle ainsi un souvenir terrible de sa petite enfance:
Mon père, c’est cela qui te rend misérable.
Tu penses à ton jeune garçon que tu as emmené en voyage,
qui est si gentil en marin, mais si bête pour son âge,
il ne sait pas encore naviguer dans la mer des visages,
il a un monde en lui-même et rarement quitte le fond
pour respirer à la surface comme font les poissons,
il ne comprend rien à ce meeting de fantômes
que l’on roule d’un bout à l’autre du royaume
il a des yeux de marin, il est si fier de son rôle,
il trouve si jolies en photo les scènes de viol,
il bâille quand on chante le Cantique des Cantiques,
tu lui parais trop noire, bergère Sulamite.
– Sulamite, je t’ai vue. Tu gisais sur la terre russe
ouverte comme un jeune melon, parmi le bric-à-brac
d’un univers hagard jeté sur le marché aux puces!
Elle chante encore en moi ta chevelure rousse
– non on n’a pas encore fusillé le Cosaque!
Une vieille couvrait de toile cette nature morte.
Sulamite, si jamais je t’oublie... C’est là que
mon enfance est morte
sous les yeux de mon père. Oh! que j’avais sommeil.
Le Tsar avait permis que ces morts fussent mis en cercueil,
tandis que d’autres morts maigres comme une prière
debout, sur les débris fumants,
n’osaient pas, n’osaient plus sangloter vers leur Dieu [...].
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... Emigrant, émigrant où vas-tu?
Attends, mais attends-moi je viens,
trente ans, qu’est-ce après tout que trente ans de retard [...] ? (M. F., 34-35).
Nous considérons la neuvième séquence comme capitale pour toute la poésie
française fondanienne car elle contient, comme en abîme, les principaux thèmes
de son œuvre (la navigation et donc le périple ulyssien, l’émigrant, la judaïté et son
malheur...). Nous pensons en particulier à celui du fantôme (dans „meeting de fantômes“) qui donne tout son sens au titre du recueil Le Mal des fantômes: les fantômes coïncident, pour lui, avec les victimes de l’Histoire et en tout premier lieu les
Juifs. Le texte oppose violemment la naïveté et l’innocence de l’enfant, qui s’est
bâti un monde de rêve, à la violence du réel. Il s’agit d’abord des photos de „scènes de viol“ qu’il ne comprend pas et ensuite d’une vision d’horreur: une victime
éventrée par un Cosaque. Révélation du malheur juif et de „l’inintelligible“.8 Ici
c’est une jeune fille violée et assassinée qui unit le destin individuel au destin collectif. Dans les premières versions, Fondane l’avait appelée Jessica pour substituer ensuite son nom par celui – bien plus symbolique – de la Sulamite du Cantique des Cantiques (à côté de l’autre référence biblique au Psaume 137 dans „Sulamite, si jamais je t’oublie...“). La jeune victime devient l’emblème de tout un
peuple. Paul Celan reprendra plus tard le même procédé dans la Todesfuge avec
Sulamith. Si Jessica conservait dans la mort la splendeur de sa chevelure rousse,
les cheveux de Sulamith sont devenus „cendre“, car celle qui les portait a été brûlée dans un four crématoire, en une tragique progression dans l’horreur.
Par-delà le temps, Fondane s’adresse ici directement à la jeune fille. Il semble
même tenter un dialogue avec elle par ce vers qui est comme une réponse à la
morte: „– non on n’a pas encore fusillé le Cosaque!“. Un vers qui a été réécrit une
dizaine de fois („qu’importe si on a fusillé le cosaque“, „comme j’aurais voulu fusiller le cosaque“, mss M. J.) pour choisir finalement l’impunité de l’assassin et donc
l’injustice la plus criante. Nul doute que la figure du Cosaque meurtrier n’ait coïncidé, pour Fondane, avec celle des hussards de l’Histoire („les hussards, sabre au
clair“) du Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire, son grand essai philosophique.
On peut se demander, avec Monique Jutrin, si Fondane a véritablement vu cette
scène terrifiante ou l’a recomposée à partir de photos ou même imaginée: „Est-il
possible qu’elle n’ait pas existé? Tu l’as vue sur le trottoir, sur la terre russe, sur le
pavé du temps. Un enterrement, un corps que l’on recouvre“.9 Nous pensons que
l’insistance avec laquelle Fondane répète „Jessica, je t’ai vue“, qu’il souligne
même dans une version de 1941, révèle qu’il s’agit bien d’un fait réel (qu’il n’aurait
pu imaginer à partir d’une photo en blanc et noir vu que le poète se réfère explicitement à une chevelure de couleur „rousse“ dans la version publiée). Il utilisera la
même expression pour attester qu’il a été témoin de l’exode des habitants de
Bessarabie devant les Autrichiens durant la première guerre mondiale: „J’ai vu ces
paysans en 1914“ (M. F., 26). Dans une version antérieure, il précise même „Jessica, si jamais j’oublie ton regard de terreur“ et parle de son père „arrêté sur le
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seuil“ (d’un marché? d’un bâtiment?) où se trouve la morte. Dans une autre, d’un
trottoir: „Jessica, je t’ai vue, tu gisais sur le trottoir douce sous ta peau rousse/
écrabouillée comme un jeune melon, grains et jus dehors/ tu étais belle comme un
incendie de blés d’été.10
2. Dire le désastre. Du bric-à-brac et marché aux puces à l’univers hagard
La vision même de la scène bouleverse et trouble le lecteur. En effet, sa thématisation dans le poème se heurte aux apories qu’avaient déjà affrontées les poètes
yiddish sur les mêmes faits et qui se poseront, plus tard, pour les poètes de la
Shoah comme Paul Celan. Comment représenter l’irreprésentable? La thèse de
Rachel Ertel semble suggestive car, parlant de l’expérience de la Shoah, qui déborde tout langage, elle affirme que seule la poésie est susceptible de dire – par
sa part de non-dit – l’événement indicible.11
Fondane choisit une comparaison à base métaphorique („Tu gisais sur la terre
russe/ ouverte comme un jeune melon“) pour évoquer le pauvre corps meurtri, ce
que les poètes yiddish nomment les „horribles anatomies“.12 Notons que Fondane
adopte le biais d’un regard enfantin et non adulte, qui énonce – indirectement –
l’horreur à travers une image assimilant le corps à un fruit ouvert (dans une version
le fruit est une „pastèque écrabouillée“), à un élément naturel, le seul auquel
s’agripper pour comprendre et intérioriser ce qui dépasse l’entendement. On peut
relier cette image à ce qu’observe Rachel Ertel: „L’anéantissement ne peut se
regarder en face. La parole qui le dit, quelle que soit la forme qu’elle emprunte, se
trouve acculée au détour qui seul a pouvoir pour signifier la terreur et l’effroi devant
cet événement et devant l’acte même de le penser. C’est en elle que se rencontrent l’histoire et le langage, en elle que se confondent, se fondent la vérité du
dire et la vérité du monde qui a sombré“.13
La vision enfantine ne „comprend“ pas l’horreur de la scène car la chevelure
„chante“ et le corps éventré est semblable à un fruit. Notons encore le terme „joli“
pour qualifier les photos des „scènes de viol“ et l’ignorance du garçonnet, „joli“
étant un adjectif qui comporte toujours – chez Fondane – ironie et réprobation.14
Ne condamne-t-il pas ceux qui disent „d’un volcan qu’il est ‘joli’ „?15 Pour lui, la
vision de la Sulamite deviendra, avec le temps, comme une sorte de volcan rejetant sang, douleur et remords.
L’image finale de la pietas – „Une vieille couvrait de toile cette nature morte“ –
l’assimile à un tableau, à une représentation artistique qui frappe comme d’irréalité
la scène et fonctionne en quelque sorte comme euphémisation de l’horreur. Notons que l’expression Nature morte est le titre d’un poème en langue française de
1929 où la transposition picturale est ici clairement indiquée: „Une bouteille de
porto et un banjo/ des coings solides de Van Gogh sur une table“.16 On la retrouve
encore dans la séquence IX du recueil Titanic pour qualifier ici aussi les objets
d’un café-restaurant:
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sur les nappes de vieille neige
le sel a effacé les vomissures rouges
voici les couteaux les salières les fourchettes édentées
– qui donc animera cette nature morte? (M. F., 122).
La présence contemporaine de la neige, pour qualifier le blanc souillé des nappes,
et des vomissures rouges – sans doute des taches de vin – convoque souterrainement l’union de la neige et du sang, comme nous l’avons montré dans un essai
précédent.17 Notons que le terme nappe surgit, par ailleurs, dans une version dactylographiée de la séquence IX d’Ulysse, pour évoquer Jessica, un vers avant
qu’apparaisse l’expression nature morte: „ta vie gaspillée d’un seul coup sur la
nappe du monde“ (mss M. J.) où le blanc de la nappe évoque l’innocence de la
jeune fille. Cette union apparaît de manière directe dans Nature morte: „tout mon
passé est là dont je n’ai plus que faire/ son sang troue la neige“.18 On peut aussi
s’interroger sur les répercussions traumatisantes dans la vie la plus personnelle de
Fondane, qu’a provoquées la vision enfantine, et qui ont pu marquer sa sexualité
(dans une version, nous lisons „une vieille couvrait d’une toile le sein insolent et
farouche“ mss M. J.), ce qui expliquerait les images inquiétantes du poème XXVII
d’Ulysse, où – il est vrai – c’est un Nous qui parle, et non un Je, et cette fois sur le
mode de l’irréel, pour évoquer une prostituée: „elle était tiède et trouble en dedans
comme/ le lait dans une noix de coco/ que n’étions-nous des matelots,/ nous
l’aurions ouverte au couteau comme une huître/ nous nous serions saoulés pour
l’oublier ensuite“ (M. F., 60).19 Il s’est agi sans nul doute, pour l’enfant, d’un de ces
événements – que Michel Guiomar nomme cataboliques – de rupture, de chute et
d’angoisse: „Ils sont, visiblement ou non, des entrées de la Mort dans l’inconscient
de l’enfant, étant précisé qu’Elle est bien la première et définitive intrusion“.20
Mais c’est trente ans plus tard que l’adulte va restituer le véritable sens de la
scène vue dans l’enfance, avec les vers situant le décor: „parmi le bric-à-brac/ d’un
univers hagard jeté sur le marché aux puces“. Avec l’image d’un „univers hagard“,
Fondane se relie directement à l’écriture du désastre telle qu’elle s’exprime dans la
poésie yiddish avant la Shoah qui va „élaborer des combinatoires inédites qui deviendront à leur tour des matrices“21 pour la poésie de l’anéantissement. C’est
ainsi que les poètes yiddish reprennent la rhétorique du Futurisme et de
l’Expressionisme pour évoquer, par leurs images, l’horreur et la violence des pogroms comme dans Le monceau de Peretz Markish publié à Varsovie en 1921 (sur
les pogroms d’Ukraine de 1919) ou dans La ville du massacre de Chaïm-Nahman
Bialik (sur le pogrom de Kichinev de 1903): „La nouvelle esthétique n’est donc pas
une esthétique de la beauté, mais de l’horreur, de la terreur, de l’épouvante, de la
folie“.22
Dans une version antérieure, l’univers est qualifié de „dévasté“. Nous pensons
que l’adjectif hagard indique alors un crescendo dans la déréliction avec la révélation d’un temps apocalyptique où l’univers est renversé sur ses fondements, où le
temps est „sorti des gonds“ (M. F., 91) comme l’écrira Fondane, où „l’hiver de Dieu
est là“ (M. F., 196), allusion au silence de Dieu. Fréquent dans ce type de poésie
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traversée de désespoir, ce silence provoque même, chez certains, la résiliation de
l’Alliance. Par ailleurs tout le recueil Titanic est parcouru de craquements sinistres
annonçant le naufrage final du monde. Toutefois, chez Fondane, cette destruction
– celle des communautés juives de l’Europe de l’Est – va prendre une forme spécifique et s’exprimer en particulier à travers la déréliction des objets.
Rappelons que, dans une perspective complètement différente, Bachelard a
commenté l’intérêt de Fondane pour les objets. C’est à partir de la phrase fondanienne „D’abord, l’objet n’est pas réel, mais un bon conducteur de réel“ – qu’il qualifie d’„expression merveilleuse“23 – que le philosophe dijonnais développe une
méditation centrée sur l’imaginaire. Relevons que, chez Fondane, l’objet va être
certes „un bon conducteur“ mais c’est pour dire l’horreur et la violence de l’Histoire,
ce qui situe sa réflexion philosophique aux antipodes de celle de Bachelard. Le
poète va traduire le bouleversement d’un monde sorti de ses gonds à travers les
images d’objets jetés sur le marché aux puces ou dans un bric-à-brac.
Proche, par certains côtés, du magasin de l’antiquaire, le marché aux puces
partage avec celui-ci d’être toujours – note Michel Guiomar24 – une référence au
Moi profond c’est-à-dire au Moi du passé. Il est chez Fondane le réceptacle d’un
monde perdu, celui des communautés juives de l’Europe de l’Est avant leur émigration provoquée par les massacres du début du XXe siècle. Mais, à la différence
de l’antiquaire, le marché aux puces ajoute une connotation de désordre et de
chaos: il devient chez Fondane le lieu – combien emblématique – des traces, fragments, bribes de cet univers hagard. Objets de peu de prix, jetés en vrac sur la
place après le pillage et l’incendie. Quelques vers plus loin Fondane parle
„d’autres morts maigres comme une prière/ debout, sur les débris fumants“, les
„autres morts“ – en fait les rescapés du pogrom assimilés à des morts-vivants –
étant appelés explicitement les „autres juifs“ dans une version antérieure.
Toujours dans une version précédente, Fondane indique clairement que les
„vies dévastées“ des victimes ont été jetées dans un immense bric-à-brac qui est
assimilé ici, par une comparaison, à un marché aux puces. Cette version, extrêmement révélatrice, conforte notre hypothèse que le bric-à-brac et le marché aux puces indiquent le monde perdu des Juifs de l’Est avant les pogroms car cet univers
est qualifié de „paradis perdu“: „Jessica, je t’ai vue! Tu gisais sur la terre russe/
écrabouillée comme un jeune melon, parmi le bric-à-brac/ de ces vies dévastées
comme un marché aux puces, / comme elle sanglote en moi ta chevelure rousse“
(mss M. J.).
La présence des objets pour traduire une dévastation bien plus profonde participe d’une tendance à l’euphémisation et à l’atténuation. Comme le souligne Rachel Ertel, l’horreur méduse et cette parole est „condamnée à être toujours en
deçà de ce qu’elle énonce, porteuse d’un hors-texte qui la déborde de toutes
parts“.25 Les objets épars du marché aux puces deviennent ainsi des témoins qui
parlent: du monde auxquels ils appartenaient et des circonstances qui les ont arrachés à leurs propriétaires assassinés ou exilés. Et l’expression va désigner dans
toute la poésie de Fondane un lieu significatif, comme si les objets y „reconduisai178
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ent“ la vieille angoisse. Lieu qui n’est cependant repris sur aucune carte comme il
l’écrit dans une Elégie inédite: „dans le marché aux puces/ dont son guide ne parlait pas. Et cependant/ il s’y trouve et nul ne peut l’en arracher“ (mss M. J.).
Le même procédé de valorisation de l’objet sera repris, de manière paroxystique
mais combien parlante, par Moshe Szulstein dans J’ai vu une montagne, où la
montagne „plus élevée que le mont Blanc / Plus sacrée que le Sinaï“ est édifiée
par tous les „souliers juifs à Maidanek“.26 Chez Fondane, le marché aux puces est
associé explicitement, dans les strophes alphabétiques de L’Exode, avec „massacres“, terme au pluriel pour indiquer non une dévastation finale et eschatologique,
mais bien des massacres exécutés par les hussards ou les cosaques de l’Histoire:
„Marché aux puces du futur!/ Les mêmes usines de viande/ pour le séisme et les
massacres“ (M. F., 162; cf. dans le même poème „des massacres futurs“ M. F.,
200). Relevons surtout ce cri explicite: „C’est au marché aux puces que je t’ai retrouvé / visage de l’angoisse“ (M. F., 128) dans le poème II de Radiographies, où
le Je projette sur les choses du marché de véritables „formes apparitionnelles“ („visage“) de son passé. Parlant de Bachelard qui a médité sur ces „intimités de l’être
et de l’objet“, Michel Guiomar reconnaît que „dans l’Insolite, le décor environnant
se chargeait d’imminences de métamorphoses, d’un potentiel d’émanation de formes apparitionnelles, mais c’est à partir du témoin, par lui, que de telles puissances se sont condensées sur l’objet“.27
Qu’il s’agisse du monde juif de l’Est de l’Europe est attesté – selon nous – par le
vers du poème XIII d’Ulysse – „loin du marché aux puces où mes aïeux sont
morts“ (M. F., 42) – ou par une strophe du même poème II de Radiographies (où
l’on relève aussi une nouvelle référence au Cantique des Cantiques „ils ne nous
baisent plus du baiser de leur bouche“ ): „Les mêmes meubles et les mêmes parapluies / les mêmes juifs râpés qui ont beaucoup servi / retournent à la circulation /
du sang, des choses, du destin“ (M. F., 129). Fondane insère ainsi clairement des
êtres humains dans un bric-à-brac d’objets pour insister sur le destin juif, celui
d’être pourchassé sur toute la terre et de ne jamais trouver un havre. Ironie
empreinte, selon nous, de tendresse. Mais ne peut-on pas y voir aussi une dénonciation de la situation des Juifs réduits, par les exactions de l’Histoire, à un processus de réification que Fondane énonce dans l’image tragique de la Préface en
prose: „un visage qui avait servi à tout le monde / de crachoir!“ (M. F., 153).
Le terme bric-à-brac recèle des valeurs identiques à celles de marché aux puces et indique un contenant existentiel de vies passées et „gaspillées“ comme
dans le poème VII publié dans Commerce en 1930:
[...] que suis-je à présent, si ce n’est un vieux bric-à-brac de fortunes
de forces gaspillées, d’hommes tués dans l’œuf
de destins singuliers, de vies inemployées
tant de paroles qui n’ont jamais été prononcées
tant de rires qui n’ont pas ri
Qui suis-je
sinon la rancune des morts qui ont manqué leur vie
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la recherche de ceux qui ont cherché dans le sang
mon sang est dans le sang des victimes
mes yeux sont les yeux des martyrs
tout ce qui a souffert veut vivre à nouveau avec moi [...]28.
Que la constellation thématique et symbolique de la séquence sur la Sulamite –
associant la jeune fille assassinée, l’enfance, le marché aux puces – constitue,
pour Fondane, un noyau de nuit infracassable, nous le voyons encore dans le processus de dissémination à travers toute son œuvre poétique. C’est ainsi que le
poème XI du Mal des fantômes propose d’abord une référence à l’enfance (v. 3),
ensuite aux „petits marins“ (v. 12) et au „lourd royaume du marché aux puces“ (v.
10). La quatrième strophe reprend même le motif des émigrants qui sont ici aussi
des Juifs (comme le suggère la rime patriarches/arche), comme dans la séquence
IX d’Ulysse: „Ils dorment sur les planches: patriarches / femmes enceintes, gosses
scrofuleux, / portés vers l’arc-en-ciel au gré de l’Arche“ (v. 14-16; M. F., 88).
Notons encore que dans le contexte tragique de L’Exode, se référant à la fuite
de la population française devant l’avancée allemande en 1940, réapparaissent
plusieurs éléments de la constellation symbolique de la Sulamite. D’abord la même
expression biblique qui se réfère, dans le poème VII, cette fois à Paris occupé:
„Ah! si jamais / je t’oublie, Jérusalem...“ (M. F., 179). Ensuite, dans le poème VIII,
c’est la France qui est vue comme une jeune fille éventrée: „cette France que j’ai
connue dans les livres, / pure, et qui m’écœure, souillée et dans le sang, / le ventre ouvert au centre immaculé de l’ode“ (M. F., 180). Enfin, le poète s’adresse à la
multitude qui fuit „le visage effrayant caché dans tes cheveux / allongée près de
moi comme une morte-vive“ (M. F., 182). Cette morte-vive, n’est-ce pas toujours
Jessica/Sulamite qui revient hanter le poète durant les jours de guerre et lui annoncer son propre anéantissement futur ?
3. Il faut que je te porte
Avec ses vers tragiques, Fondane se situe d’emblée du côté des victimes et surtout des plus humbles. „Histoire au ras du sol“ selon Jacques Revel.29 Microstoria,
pour reprendre un terme de Carlo Ginzburg qui est l’un des représentants les plus
éminents de ce courant de l’historiographie italienne, située au pôle opposé de la
macrohistoire de Labrousse et de Braudel. S’inscrivant dans la problématique des
variations d’échelles, la microstoria30 retrace l’histoire d’individus, de familles et de
groupes.
C’est ce que Fondane avait pressenti dans son essai philosophique prémonitoire Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire écrit entre le 7 février et le 6
mars 1944. Il voulait y affirmer l’importance d’une philosophie existentielle, une
philosophie de la vie, contre la philosophie de Hegel et contre la monade leibnizienne refermée sur elle-même, sans contact avec la finitude humaine, avec „le
fini, le déchiré, le meurtri“.31 Cette absence de ce que Fondane nomme „l’existant“
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(ou „l’exception“) fera dire aussi à Certeau que „la position du particulier en histoire
se situe à la ‘limite du pensable’ [...]. L’histoire, en ce sens, constitue une vaste
‘hétérologie’ (L’Absent de l’histoire, p. 173), un parcours des ‘traces de l’autre’“.32
Ce sont ces traces de l’autre que Fondane inscrit dans sa poésie. Comme la figure
du tableau de Klee, Angelus Novus, que commente Walter Benjamin, Fondane „a
le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il
ne voit qu’une seule et unique catastrophe. [...] Il voudrait bien s’attarder, réveiller
les morts et rassembler les vaincus“.33
Vœu que recueille l’évocation de la Sulamite dans la séquence IX d’Ulysse, qui
portait d’abord – ne l’oublions pas – le nom d’une jeune fille: Jessica. D’„absente
de l’histoire“, pour reprendre une expression de Michel de Certeau, elle revient
dans les vers de Fondane qui lui bâtit un tombeau de mots. Et, bien avant Paul
Celan, il la „porte“ dans son poème, elle et l’univers auquel elle appartenait et qui a
désormais été anéanti. Le poème a ici un rôle performatif, ainsi que Michel de Certeau le constatait pour l’écriture de l’Histoire: „La performativité assigne au lecteur
une place, qui est une place à remplir, un ‘devoir-faire’“.34 L’invocation – le vocatif
– en est le centre aimanté.
„Die Welt ist fort, ich muß dich tragen“. Quel sens ultime donner à ce vers célanien ? Dans Béliers, centré sur son dialogue avec Hans-Georg Gadamer, Jacques
Derrida s’est interrogé longuement sur sa signification: „Demeurant illisible, il secrète et met au secret, dans le même corps, des chances de lectures infinies“.35
Infinité de lectures qui se fonde sur „un reste ou un excédent irréductible“,36 reste
qui fait pivoter (renverser, dirons-nous) le sens en vue de l’injonction et de l’appel.
Comme l’écrit Derrida, „Son schibboleth s’expose et se dérobe à nous, il nous
attend“.37 Le philosophe assigne à son interprétation un point de vue psychanalytique. En effet, il considère en particulier le verbe tragen comme pouvant „s’adresser au mort, au survivant ou à leur spectre, dans une expérience qui consiste à
porter l’autre en soi, comme on porte le deuil – et la mélancolie“.38 Se référant à
Freud, il ajoute: „Selon Freud, le deuil consiste à porter l’autre en soi. Il n’y a plus
de monde, c’est la fin du monde pour l’autre à sa mort, et j’accueille en moi cette
fin du monde, je dois porter l’autre et son monde, le monde en moi: introjection,
intériorisation du souvenir (Erinnnerung), idéalisation“.39
Si le vers „Le monde est parti, il faut que je te porte“ peut se référer à un travail
de deuil, il est toutefois indéniable que la première partie „Le monde est parti“ trace
la fin d’un monde qui va, selon nous, au-delà de la sphère personnelle, dépassement qui est renforcé par l’injonction „il faut“. Ce monde disparu est, pour Paul Celan, celui qui fut anéanti par la Shoah.40 Nous voudrions aujourd’hui donner à la
poésie fondanienne le même sens de témoignage. Chez les deux poètes, la poésie devient à la fois écriture de deuil et écriture du désastre, avec la différence que
l’un écrit avant la Shoah et l’autre après la Shoah. L’injonction cependant est la
même, celle d’une poésie qui tente de représenter l’irreprésentable pour transmettre la mémoire des victimes (le Tu dans „je te porte“).
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Chez Fondane, Jessica/Sulamite devient le premier – et sans doute le plus
émouvant – des fantômes qui traversent sa poésie. On sait que le terme fantôme
entre dans le titre général de son œuvre ainsi que dans le titre d’un recueil spécifique: Le Mal des fantômes, expression surchargée d’une infinité de sens. Le mal
est-il le mal métaphysique dont parlera Jorge Semprun dans Mal et modernité et
dont les fantômes sont les victimes?41 Désigne-t-il aussi la maladie dont ils
souffrent et que seul le feu de la mémoire peut réchauffer et guérir? Avec „il faut
que je te porte“, on est très proche du Zakhor (Je me souviens) déjà requis dans le
Deutéronome.42 Porter, c’est se souvenir, redonner vie à Jessica/Sulamite à la
façon dont le poète tente de ranimer le Dieu disparu auquel il nous est demandé
d’insuffler notre souffle et notre sang, de lui donner l’hospitalité afin que cesse le
jeûne et l’exil.
Mais n’est-ce pas notre tâche
de le ressusciter,
de l’engendrer à nouveau,
de lui communiquer notre sang,
de lui faire, la nuit venue, une place dans nos draps [...]
– afin que son jeûne cesse
et notre exil aux terres chauves de la Stupeur (M. F., 197).
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Große, glühende Wölbung (Grande Voûte incandescente), in Paul Celan: Renverse du
souffle, traduit de l’allemand et annoté par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Editions du Seuil,
2003, 113.
Rachel Ertel: Dans la langue de personne, Paris, Editions du Seuil, 1993, 39.
Monique Jutrin: „Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences“, in: Till R
Kuhnle, Carmen Oszi (eds.), Orient lointain – proche Orient, Tübingen, Narr Verlag, 2011,
153-160.
Rachel Ertel: op. cit., 34.
Benjamin Fondane: Le Mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2006. Toutes les citations
de ce volume seront insérées directement avec la mention de la page (M. F.).
Monique Jutrin: „Du Mal d’Ulysse au Mal des fantômes“, in Cahiers Benjamin Fondane,
11, 2008, 117-129, 124.
Monique Jutrin: op. cit., 123sq. Toutes les versions manuscrites citées dans notre article
sont en possession de Monique Jutrin que nous remercions vivement pour nous les avoir
communiquées (mss M.J.).
Benjamin Fondane: „Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’histoire“, in Le Lundi existentiel, Monaco, Editions du Rocher, 1990, 11-68, 64.
Monique Jutrin: Avec Benjamin Fondane au-delà de l’histoire, Paris, Parole et Silence,
2011, 90.
Id., 91.
Rachel Ertel: op. cit., 13.
Id., 44.
Id., 26.
Sauf dans certains vers où „jolie“ qualifie une femme désirable.
Dossier
15 Benjamin Fondane: Baudelaire et l’expérience du gouffre, Bruxelles, Editions Complexe,
1994, 113.
16 Beniamin Fundoianu: Poezii, Ediie, note i variante de Paul Daniel i George Zarafu.
Studiu introductiv de Mircea Martin, Bucarest, Ed. Minerva, 1978, 150. Publié dans la revue Unu, 9, 1929, p. 1.
17 Gisèle Vanhese: „La neige tragique“, in: Cahiers Benjamin Fondane, 7, 2004, 78-85.
18 Beniamin Fundoianu: op. cit., 152.
19 Notons que le même binôme couteau/huître est présent dans un poème de L’Exode, où
le couteau est dit „de chair“, aux connotations explicitement érotiques: „l’huître sauvage
que l’on ouvre/ avec un couteau de chair“ (M. F., 204).
20 Michel Guiomar: Principes d’une esthétique de la mort, Paris, José Corti, 1967, 20.
21 Rachel Ertel: op. cit., 39.
22 Id., 44.
23 Gaston Bachelard: L’Air et les songes, Paris, José Corti, 1978, 15.
24 Michel Guiomar: op.cit., 347.
25 Rachel Ertel: op. cit., 17-18.
26 Charles Dobzynski (ed.): Anthologie de la poésie yiddish. Le miroir d’un peuple, Présentation, choix et traduction de Charles Dobzynski, Paris, Gallimard, 2007, 516.
27 Michel Guiomar: op. cit., 455.
28 Il s’agit de la première version de la dernière séquence de Titanic. Ces vers seront supprimés dans l’édition de 1937.
29 Jacques Revel: „Préface“, in Giovanni Levi: Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste
dans le Piémont du XVe siècle, Paris, Gallimard, 1989 (traduction française de L’eredità
immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento, Turin, Einaudi, 1985).
30 Paul Ricœur: La Mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Edition du Seuil, 2003, 268: „J. Revel
a réuni autour de lui et de B. Petit („De l’échelle en l’histoire“) quelques-uns des microhistoriens les plus actifs: Alban Bensa, Mauricio Gribaudi, Simona Cerutti, Giovanni Levi,
Sabina Loriga, Edoardo Grandi. À ces noms, il faut ajouter celui de Carlo Ginzburg“.
31 Benjamin Fondane: „Le Lundi existentiel et le Dimanche de l’Histoire“, op. cit., 24.
32 Paul Ricœur: op. cit., 258.
33 Cité par Paul Ricœur: op. cit., 649.
34 Paul Ricœur: op. cit., 478.
35 Jacques Derrida: Béliers. Le dialogue ininterrompu: entre deux infinis, le poème, Paris,
Galilée, 2003, 46.
36 Id., 47.
37 Id., 49.
38 Id., 72.
39 Id., 73-74.
40 Comme l’a bien compris, à propos de ce vers, Alexis Nouss: Paul Celan. Les lieux d’un
déplacement, Paris, Le bord de l’eau Ed., 2009, 179.
41 Jorge Semprun: Mal et modernité, suivi de „...vous avez une tombe au creux des nuages...“, Paris, Climats, 1995.
42 Deutéronome 6, 10-12; 8, 11-18.
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