L`AMOUR

Transcription

L`AMOUR
BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE
UNIVERSELLE
LA PHYSIOLOGIE
D E
L’AMOUR
PAR
P. MANTEGAZZA
. Professeur d’Anthropologie et Sénateur du Royaume d’Italie
A LA L I B R A I R I E I L L U S T R É E
7 , HUE DU CROISSANT ET RUE S T -JO SE PH , 8
PHYSIOLOGIE
DE
L ’AMOUR
14541. — P A R IS , IM P R IM E R IE A. LAIIURE
9, rue de Fleurus, 0
PHYSIOLOGIE
DE
L ’AMOUR/
P. M A N T E G A Z Z A /
Professeur d’Anthropologie, Sénateur du Royaume d’Italie
T R A D U IT
SU R
LA Q U A T R IE M E É D IT IO N IT A L IE N N E
Questa cara gioia
Sovra la (juale ogni virtù si fonda
(Dante Paradiso. Canto xxiv .
F. FETSCHERIN ET CHUIT, ÉDITEURS
Libraires de l'École Nationale des B eaux-A rts
1 8 , RUE DE i'aN C IE N N E -C O M É D IE , 18
1886
Tous droits réservés
UNN.POjW»k.
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c ac
JtQ
Jagiellonska
1001351288
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CET OUVRAGE E ST DÉDIE
AUX FEMMES
TOUR
q u ’e l l e s
ENSEIGNENT
AUX
HOMMES
QUE L’AMOUR
N’E ST N I LUXURE N I COMMERCE DE VOLUPTÉ
MAIS LA JOIE LA PLUS HAUTE ET LA PLUS SE R E IN E ,
ET POUR QU’ELLES EN FA SSENT
LA PLUS HAUTE
RÉCOMPENSE
DE LA
V ER T U,
LA PLUS GLORIEUSE CONQUÊTE DU G ÉNIE,
ET
LA PLUS
FORTE
IMPULSION
DU
PROGRÈS,
AU L E C T E U R
L’a m o u r m ’a to u jo u rs s e m b lé le p lu s p u is ­
s a n t, e t le m o in s é tu d ié d es s e n tim e n ts
h u m a in s . E n to u r é , d é fe n d u p a r u n e m u ­
r a ille d e p ré ju g é s , d e m y s tè re s e t d ’h y p o c ri­
s ie , il n ’e st tro p s o u v e n t c o n n u d es h o m m e s
c iv ilisé s q u e p a r ses cô tés c a c h é s e t h o n te u x .
P o è te s e t a rtis te s , p h ilo s o p h e s e t lé g is la te u rs
fo n t d e c e tte d iv in ité g é a n te u n v é rita b le
f r u it d é fe n d u . É tu d ie r l ’a m o u r c o m m e u n
p h é n o m è n e n a tu r e l e t c o m m e u n e fo rc e
g ig a n te sq u e q u i se m o d ifie d e m ille m a ­
n iè re s , d a n s le s d iv e rse s ra c e s , a u x d iffé­
re n te s é p o q u e s ; l’é tu d ie r c o m m e é lé m e n t de
la s a n té d es in d iv id u s e t d e s p e u p le s , m ’a
s e m b lé u n e g ra n d e e n tr e p r is e , q u ’il m e p a ­
r a ît h o n o ra b le d e t e n te r .
/
De c e tte p e n s é e s o n t s o rtis tro is liv re s : le
p re m ie r , la P hysiologie de l’a m o u r, e s t u n
essa i d ’a n a ly se p h y sio lo g iq u e e t p sy c h o lo ­
g iq u e d u p re m ie r d es s e n tim e n ts . C’e s t u n e
é tu d e d e l ’a m o u r te l q u ’il e s t e t te l q u ’il d e­
v r a it ê tre d a n s u n e so c ié té m e ille u re . Si j ’ai
r é u s s i, c ’e s t à to i, le c te u r , d e le d ire . Le sty le
e n e s t p lu s c h a u d e t p lu s c o lo ré q u ’il n e co n ­
v e n a it à m o n b u t q u i é ta it d e fa ire p e n s e r.
C ette fa u te n e m ’a p p a r tie n t p as to u t e n tiè re ,
e lle r e v ie n t a u s s i a u s u je t d o n t je m e s e n ta is
si fo rt p o sséd é.
D ans l 'Hygiène de l’a m o u r, j ’é tu d ie ra i l ’a rt
d ’a im e r, d e fa ç o n q u e la p lu s g ra n d e so m m e
d e v o lu p té s ’a c c o rd e av ec le p lu s g ra n d b ie n
d e l’in d iv id u e t d es g é n é ra tio n s fu tu r e s .
L’A m ou r dans l’H u m an ité e s t u n e é tu d e an­
thropologique, u n e e th n o g ra p h ie d e l ’a m o u r,
d e la ra c e la p lu s in fim e ju s q u ’à n o u s , ju s ­
q u ’a u ra m e a u le p lu s élev é d e l ’a rb re h u ­
m a in .
D e u x ju g e m e n ts d e fem m es s u r l a
de l'amour.
Physiologie
L a P hysiologie de l'a m ou r a é té b ie n
a c c u e illie p a r le p u b lic ita lie n , m a is j ’ai
e n te n d u d ire to u t b a s q u e c’é ta it u n liv re
im m o ra l q u i n e p o u v a it ê tre lu d a n s la
fa m ille . Moi q u i ai la c o n v ic tio n d ’a v o ir fa it
u n tra v a il m o ra l, e t l ’a i d é d ié a u x fe m m e s,
j ’ai v o u lu m ’e n re m e ttr e à d e u x p e rs o n n e s
d o n t l ’o p in io n m ’e s t p ré c ie u s e : m a m è re e t
u n e d a m e q u i, à u n e p ro fo n d e c u ltu r e , jo in t
u n e n a tu r e d é lic a te m a is é n e rg iq u e .
J ’e sp è re q u ’a u c u n d e m e s le c te u rs n ’a t t r i ­
b u e ra à u n s e n tim e n t d e v a n ité le u r p u b li­
c a tio n .
Florence, 4 novem bre 1874.
PREMIÈRE LETTRE.
Mon bien cher Paolo,
As-tu deviné que si j ’ai tant tardé à te rem ercier et
à te parler de ton livre, c’était à cause de l’im puis­
sance où me met mort état de santé de t’exprimer ce
qtieje ressens^ d’tlne façon digne de toi? As-tu senti de
loin mon approbativité, que je croyais faible, mais qui
devient gigantesque lorsqu’il s’agit de mon cher fils.
Les premiers chapitres de ton livre me firent craindre
que le côté scientifique ne m ’empêchât de bien com­
prendre, mais il me sembla peu à peu que je surm on­
tais toutes les difficultés. Poussée par le désir d’en
embrasser au plus vite toutes les beautés, je sautais
el mêlais les chapitres et ma curiosité désordonnée fit
que je ne le connais pas encore entièrement.
J’hésitais aussi à te dire tout ce que j ’éprouvais,
parce qu’il me semble que l’éloge, bien qu’il soit
mérité, n’est jamais utile, et qu’il risque, comme il m ’a
parfois semblé en toi, d’affaiblir cette sainte vertu
de l’indulgence que l’on prêche toujours aux autres.
Il m’est pourtant impossible de ne point t’en par­
ler et plus encore de le faire sans te dire mon enthou­
siasme.
Je ris de moi, il est vrai, en réfléchissant que mes
paroles n’ont de valeur qu’à cause de la profonde
affection que tu portes à ta m ère, et je te remercie de
l’avoir si gracieusement exprimé dans ton mot d ’envoi.
S’il s’y trouve des opinions différentes des miennes
sur la femme, je ne les trouvai point ou ne les com­
pris pas, car à l’exception de certains passages très
rares, il me semble que tu as rendu justice à notre
sexe, en tout ce qui est moral, noble et élevé et je ne
puis te dire combien j ’en suis heureuse, comme du
but que tu t’es proposé, comme de ta dédicace, et
comme de tout l’ouvrage. Je bénis une fois de plus, la
chère enfant si sa possession t’a rendu plus juste en­
vers ses compagnes!
Si une certaine envie, qui suit les hommes supé­
rieurs, juste au moment où leur gloire est établie,
faisait faire, ce que je ne pense pas, le silence autour
de ton œuvre, tu serais récompensé par l’enthousiasme,
la poésie, la vérité qui y régnent, et celte satisfaclion,
n’est-il pas vrai, mon cher Paolo, te rendrait toujours
m eilleur et plus généreux envers cette grande partie
de l ’humanité qui n’a pas ton génie.
Quant à moi, je suis maintenant heureuse de n’a­
voir pas été exaucée en implorant si souvent la fin
de mes souffrances et d'avoir résisté jusqu’au jour où
j ’eus l’orgueil de savourer ton œuvre.
Lorsque j ’aurai le bonheur de te tenir près de moi,
je te m ontrerai les passages qui me plaisent le plus.
En attendant, reçois les baisers enthousiastes
De ta très affectionnée
Maman.
Sabbioncella, I L juillet 1885.
DEUXIÈME LETTRE.
Mon cher Mantegazza,
Je viens d’achever la lecture de votre Fisiologia dell'
Amore et j ’en suis comme éblouie, étourdie, grisée!
— Vous voulez que je vous en dise mes impressions. En
vérité, c’est trop demander. Pauvre moi! qui n’ai pas
même à ma disposition un manche à balai de sorcière
pour suivre votre essor olympien. Dès les premières
pages, vous enfourchez votre Pégase et vous le lancez
aux sommets les plus vertigineux de l’Olympe; puis,
du haut de ce septième ciel, vous faites pleuvoir sur
vos lecteurs émus et enivrés des brassées de fleurs,
des amphores d’ambroisies, des cascades de parfums !
Vous les enguirlandez d’images, de métaphores, d’une
richesse, d'une variété, d'un coloris à faire envie
au plus oriental des poêles ! Vous accordez votre lyre
au plus haut diapason, et vous entonnez un cantique,
qui pendant 338 pages (je ne compte pas les apho­
rismes) ne démord pas un seul instant de son ivresse
inspirée!
Mais, Orphée impitoyable ! vous voulez donc que
nous regardions le soleil en face ? De grâce, un peu
d’ombre dans le tableau ; vous nous aveuglez à force
de lum ière ! — Comment voulez-vous que nous tour­
nions encore les yeux vers la terre, si nous les plon­
geons si longtemps dans les rayonnements célestes ?
Où donc avez-vous pris qu’on ait jamais trouvé tant
de choses dans l’am our? — C’est égal : vous avez
agi en grand artiste, vous avez fait comme le scul­
pteur qui, pour créer une statue de la beauté, prend
pour modèle le bras d’une femme, la tête d’une autre,
le buste d’un troisième, et réunit ainsi les fragments
épars de l’idéal.
Vous avez été puissant et généreux en même temps ;
vous avez d’un coup versé tout le philtre enchanté ;
chacun en prend ce qui lui convient, ce que les cir­
constances de la vie lui perm ettent d’en savourer.
Sérieusement, vous avez fait un beau et bon livre,
et surtout un livre d’une saine et haute moralité. — Je
ne m ’y attendais pas, vu la nature du sujet, souvent
traité d’une manière qui me révolte. 11 faut convenir
que, si l'am our est la passion la plus universelle, elle
est aussi celle qui subit le plus l'empreinte de Yindi­
vidualité; à preuve le déluge de romans, de drames,
d’élégies, qui la présentent sous des formes éternel­
lement variées et nouvelles, comme les êtres qui la
conçoivent et l’éprouvent. Or, mon individualité s’est
souvent trouvée froissée, surtout par des analyses
physiologiques, et il a fallu que celle-ci fut écrite
par vous pour que je me décidasse à la lire. Dieu
soit loué ! votre Fisiologia dell' Amore nous mène loin
des élucubrations pathologiques, malsaines et m al­
faisantes de Michelet !
Si je n’ai pas lu votre livre plus tôt, prenez-vous-en
à lui ; je craignais de rencontrer quelque chose de
semblable, et j ’en ai horreur ! Cette espèce A'afféterie
languissante, d’hypocrite recherche, se traduisant au
fond par le sensualisme le plus cru, n’aboutit qu’à
dépeindre un état morbide des plus désastreux, je
crois, dans ses effets moraux.
Votre livre, au contraire, a un caractère de robuste
sincérité, qui, tout en analysant les choses sans hypo­
crisie et sans fausse réticence, trouve l'anneau de
conjonction entre le matériel, le moral et l’intellec­
tuel, dont l’union constitue l’amour complet, le seul
qui puisse donner un bonheur véritable et durable.
Tout en faisant une guerre impitoyable au mensonge
et à l'hypocrisie, tout en revendiquant les droits de la
nature, et en réclamant un poste d'honneur dans la vie
sociale pour une de ses forces les plus actives et les
plus puissantes, vous tenez haut le drapeau de l’idéal,
en invoquant la « Venere Urania, » et en mettant
sous son égide tout ce que le cœur et l’intelligence
peuvent prêter à l’amour de noblesse et d'élévation.
L’amour que vous décrivez est drapé de pudeur et de
chasteté, et l’on y puise l'énergie des grandes vertus
et des nobles pensées !
Qui sait si maintes fois la lecture des beaux cha­
pitres, où vous dépeignez si éloquemment la beauté
morale et intellectuelle incarnée dans une des plus
forles passions du cœur humain, n’a pas réveillé la
soif de l'idéal, l’horreur du trivial, le bon goût trop
souvent enfoui sous un crasse m atérialism e? Et celte
efficacité morale ajoute, aux mérites d’un beau livre,
ceux d’une bonne œuvre.
Quant aux aphorismes, que vous pendez en guise de
breloques au dernier chapitre, il me semble que vous
avez fait comme font quelquefois les jolies femmes,
qui, déjà parées de toutes les grâces de la nature et
d’une toilette élégante, veulent encore en rehausser
l’effet en entassant fanfreluches et faux bijoux. Mais
c’est là une critique qui ne tire pas à conséquence,
vu qu’elle n’est que l’expression d'un goût personnel.
En général je déteste les aphorismes et les maximes;
je les trouve tous plus ou moins faux, pédants, et
tirés par les cheveux. On prétend y voir la quintes­
sence de la vérité, une goutte de sagesse distillée.
La plupart ne me paraissent renfermer que des géné­
ralités, qu’on pourrait aussi bien présenter renver­
sées, comme ces figures à deux faces, qui vous font
voir alternativement Jean qui pleure et Jean qui rit.
On peut les prendre au positif et au négatif à vo­
lonté.
Précisément dans une de ces sentences, vous con­
tredisez à la pensée de tout voire livre; vous y qua­
lifiez l'amour de foncièrement et forcément « injuste » :
de domaine même de l’injustice. Non; ici, vous faus­
sez votre propre pensée. Après avoir si bien déterminé
l’essence et les principes mêmes de l’amour (ses « de­
voirs », qui peuvent se réduire tous en un seul mot,
la sincérité, qui les renferme tous; ses n droits », qui
résident dans la libre élection, « il farsi amare »),
vous ne pouvez le déclarer de sa nature injuste. Il ne
l’est que lorsqu’on méconnaît ces principes et qu’on
veut étendre ces droits et ces devoirs en dehors de
leur cercle légitime.
On retrouve dans cet ouvrage la m eilleure partie
de vous même : votre grand cœur généreux et sincère,
votre imagination de poète; le résultat de vos recher­
ches de savant, de vos observations de philosophe, de
votre expérience d’homme du monde ; vos convictions
les plus consciencieuses, les plus hardies ; votre noble
foi dans les transformations possibles de l'avenir, dans
la coopération de toutes les forces guidées par l’in­
telligence et par... Yamour du bien.
Vous êtes heureux d’avoir pu donner encore cette
consolation à votre bien-aimée mère.
Je vous félicite de tout mon cœur et vous dis mille
choses affectueuses.
Votre amie,
Padoue, le 5 avril 1874.
PHYSIOLOGIE DE L’A MOUR
CHAPITRE PREMIER
P H Y S I O L O G I E G É N É R A L E DE L’A M O U R
Il y a déjà bien des années que j ’ai écrit : vivre
signifie se n o u rrir et reprodu ire ; plus je scrute
les m ystères de la vie, plus je m e persuade que
cette définition indique bien les caractères les
p lus saillants de tous les êtres q u i, de la bactérie
ju sq u ’à l’hom m e, naissen t, croissent et m eurent
su r la surface de n otre planète.
Si je voulais sim plifier la form ule, je d irais que
vivre c’est reproduire ; chaque corps vivant est
caduc, m ais avant de p érir, il a la puissance de
rép éter sa form e.
La n u tritio n est une véritable genèse, et dans
le grand laboratoire des êtres vivants nous avons
constam m ent sous les yeux la reproduction d’élé­
m ents histologiques, d’organes et d ’individus.T ous
les jo u rs nous perdons des cheveux, des poils, de
l’épithélium , des globules blancs, et tous lesjo u rs
nous refaisons des cheveux, des poils et des leu­
cocytes. Voilà un e génération quotidienne. Chez
un hom m e, un ongle tom be, un ongle nouveau lui
succède : voilà la reproduction d ’un organe. Nous
faisons des enfants sem blables à nous-m êm es :
voilà la repro d u ctio n de tou t un organism e, la
véritable génération. Que chez l’u n de nos en­
fants nous voyons rep ara ître u n nœ vus que nous
avons su r le nez : voilà la reproduction d ’un o r­
gane dans u n organism e. Enfin un e race donne
naissance à une au tre race, une espèce, à une
au tre espèce : voilà la genèse la plus large. Le
nom bre des vivants n ’est q u ’un vaste laboratoire
d ’incessantes générations.
La caducité des form es est u n des attrib u ts les
plus essentiels des êtres vivants. L’hom m e, ai-je
dit, perd chaque jo u r quelque chose de lui-m êm e :
cheveux, poils, cellules; m ais avant de dispa­
ra ître , il rep ro d u it sa propre form e, de sorte que
la vie de l’individu sem ble n ’être q u ’un instan t
dans la grande vie de l’espèce. Mais la tendance à
la reproduction est im périeuse et irrésistible, et
l’individu se sacrifie souvent consciem m ent ou in­
consciem m ent aux lois de la n ature. Si l’individu
a l’instinct de conservation, s’il possède des o r­
ganes de protection, l’espèce a m ille m oyens de
défense, lis lu i sont nécessaires, car les êtres
vivants engendrent en si grande q u an tité q u ’une
seule espèce envahirait la terre entière si les di­
vers cercles d’expansion, en se ren co n tran t, ne se
h eu rtaien t, com m e ceux que p ro d uit une poignée
de sable jetée par la m ain d ’un enfant à la surface
d ’un lac tran q uille. En laissant de côté le m ode
de transm issio n de la vie, il y a une q uantité de
vie, de fécondité en circulation qui peut p araître
extrêm em ent capricieuse au prem ier coup d ’œ il,
tan dis q u ’elle est gouvernée p ar les lois de la con­
servation.
N aissance et m ort, fécondité et m ortalité sont
liés p ar des rap po rts si étroits que nous pouvons
les considérer com m e les m om ents divers d’un
m ôm e phénom ène, com m e l’action et la réaction
de la vie. Quand la reproduction croit outre m e­
su re, les dangers p o ur l’individu croissent en
m êm e tem ps, et la destruction vient réd u ire l’ex­
cès des naissances. Tantôt c’est la n o u rritu re qui
n ’est plus en proportion avec les individus, tan tô t
ce sont les parasites et les ennem is de l’espèce
ainsi accrue qui, augm entant à leu r to u r, réta ­
blissent l’équilibre. Les forces destructives et dé­
fensives s’équ ilib ren t to u r à to u r, com m e il arrive
p o ur beaucoup d’au tres forces plus sim ples et
m ieux connues.
Le problèm e m althusien est beaucoup plus
com plexe. Si toutes les espèces étaient égalem ent
reproductives, si elles com portaient une vie d ’égale
durée, le problèm e se réd u irait à une question
d ’espace et d ’alim entation, m ais la diversité dans
la durée de la vie et dans la fécondité viennent
ré tab lir l’éq uilib re par d’au tres m oyens. Si la
reproduction des souris était aussi lente que celle
de l’hom m e, elles seraient entièrem ent détruites
avant la naissance d’une au tre génération, et lors
m êm e qu’elles p ourraien t vivre quinze ou seize
ans, aucune peut-être n ’arriv erait à cet âge et
n ’échapperait à tous les dangers qui l’environ­
nent. D’au tre p art, si les bœ ufs se m ultipliaient
com m e les infusoires, la race entière p érirait de
faim en une sem aine.
P o u r q u ’une form e organique se co n serv e,
l’individu doit se conserver et engendrer d’autres
individus: ces deux facultés v arien t inversem ent.
Si l’individu, p ar la sim plicilé de son org an isa­
tio n , est peu apte à résister au danger, il doit y
suppléer en se repro d uisan t beaucoup. Si, au con­
traire, il possède les m oyens de se défendre, sa
fécondité d im inue. É tant donnés lqs dangers
com m e une q uan tité constante, puisque la faculté
de résistance doit être la m êm e dans toutes les
espèces, et q u ’elle consiste en deux facteurs (sub­
sister et m u ltip lier), ceux-ci ne peuvent varier
q u ’en sens opposé.
Cette loi très sim ple, lue p a r H erbert Spencer
dans le grand livre de la n ature, est une de celles
qui gouvernent avec le plus de tyran nie les phéno­
m ènes élém entaires de la reproduction com m e les
phénom ènes les plus élevés et les plus com plexes
des hum aines am ours.
Chez les Diatom acées, la fécondité p ar division
est gigantesque ; Sm ith a calculé q u ’en u n m ois
u n seul bâtonnet pouvait donner m ille m illions
d’individus. Un jeune Gonium peut en une sem aine
fo u rn ir 268 435 456 individus sem blables. D’autres
fois la m ultiplication n ’est pas scissipare, m ais
endogène, com m e chez les Volvox; néanm oins la
puissance est toujours ex trao rd in aire. Si tous les
individus engendrés survivaient, u n Param ecium ,
en se divisant, fo u rn irait en u n m ois 268 m illions
d ’individus. Un au tre anim alcule m icroscopique
peut eng en drer 170 billions d’individus en quatre
jo u rs. Le G ordius, entozoaire d ’u n insecte, dépose
8 m illions d’œ ufs en m oins d ’u n jo u r. Un term ite
d’A frique pond en vingt-quatre heu res 80 000 œ ufs,
et E schricht a com pté 64 m illions d’œufs chez une
fem elle adulte d’un ascaride lom bricoïde.
Si de ces êtres m icroscopiques, exposés à tous
les dangers et qui consom m ent peu de m atière, si de
ces atom es vivants, que vos m ains ren ferm eraien t
en nom bre égal à celui des h u m ain s que porte la
terre, nous passons à l’éléphant, nous trouvons
u n géant de la ch air qui em ploie tren te années de
sa vie po ur devenir fécond et, après un e longue
gestation, ne p roduit q u ’un petit. Enfin, au-dessus
de l’éléphant, nous trouvons le géant de la pen­
sée, l’hom m e ; il em ploie le tiers de sa vie à de­
v enir capable de reproduction ; en n eu f longs m ois
p ro d u it u n seul petit, et ce qui est plus triste,
voit la m oitié de ses enfants fauchés avant d’avoir
eux-m êm es tran sm is l’existence.
Les m odes de tran sm issio n de la vie sont très
nom breux, car la n atu re ne fu t jam ais aussi
inépuisable que dans la fonction de la généra­
tion. C ependant en traçan t la physiologie générale
de l’am our, nous p ourro ns réd u ire toutes les
form es à quelques-unes seulem ent.
Séparation ou scission. — L’individu se sépare
en deux, et chacune de ces p arties, devenue ind é­
pendante, rep ro d u it son générateur. C’est la form e
la plus sim ple de la genèse, dans laquelle la fonc­
tion de reproduction n ’est point distincte des
au tres fonctions, m ais se confond avec elles.
Endogenèse. — A l’in térieu r d ’un individu s’en
form ent beaucoup d’au tres; il s’ouvre, et en dé­
tru isan t son individualité, se dissout dans ses
enfants.
L 'individu engendre tout seul d ’autres in d i­
vidu s. — Le père engendre avec des organes spé­
ciaux sans se fondre dans ses enfants. Les petits,
détachés de l ’individu g én érateu r, sont des œ ufs,
des graines, des organism es parfaits ; m ais dans
tous les cas, ils sont toujours élaborés dans son
sein p ar des organes spéciaux. La fonction géné­
ra trice est déjà distincte : c’est u n laboratoire
qui prépare quelques-uns des élém ents de l’indi­
vidu, et lui donneront ensuite naissance.
Génération sexuelle monoïque. — A un degré
plus élevé, le laboratoire gén érateu r se com plique
et se sépare en deux ; l’u n fabrique l’œ uf, et l’au tre
l’élém ent fécondant. C hacun travaille p o ur son
propre com pte; m ais s’ils n ’en tren t pas en contact,
l’être nouveau ne n aît pas. Nous avons donc déjà
les sexes bien distincts, m ais renferm és dans un
m êm e individu. Puis, chose étrange, nous re n ­
controns ensuite des individus p ro d uisan t u n œ uf
qui ne peut être fécondé p ar la sem ence de ce
m êm e individu, produisant un e sem ence qui ne
peut servir à l’œ u f correspondant. Le double em ­
b rassem ent de deux herm aphrodites, le vent, les
insectes ou les oiseaux, com m e des paranym phes
fécondateurs, résolvent ces problèm es d ’une géné­
ration si singulière.
Génération sexuelle dioïque. — Enfin les or­
ganes générateurs aussi se différencient et se
fixent su r un individu, stérile à lui seul, qui donne
naissance à u n des deux élém ents g énérateurs.
L’hom m e aim e en deux; m ais bien que, com m e
les au tres anim aux supérieurs, il présente la gé­
nération sexuelle dioïque, il possède aussi dans
l’intim ité de ses tissus ia genèse endogène et p ar
scission, car il renferm e en lui les form es élé­
m entaires d e là vie.
Dans cette course rapide à travers les form es
de la génération, nous voyons s’esquisser les
lois m ôm es avec lesquelles la n atu re gouverne les
au tres fonctions. A m esu re q u ’apparaissent de
nouvelles forces, de nouveaux organes naissent
p o u r rep résen ter la subdivision du travail.
D’abord c’est l’être to u t entier qui prend p art à
la génération ; puis c’est u n organe spécial, ensuite
deux organes dans le m êm e individu, enfin deux
organes dans deux individus séparés. Dans toutes
ces form es de genèse, l’unité du plan resso rt plus
claire, et nous, les créatures les plus élevées en
organisation, tandis que com m e l’am ibe, nous
possédons dans notre protoplasm a la faculté d ’en­
gendrer, répandue en tout notre organism e, nous
présentons séparém ent dans l’hom m e et dans la
fem m e, les deux lab orato ires qui pro d uisen t la
sem ence et l’œ u f hum ain.
Lorsque la science de l’avenir p erm ettra à nos
arrière-neveux de classer tous les phénom ènes de
la n a tu re , du plus sim ple au plus com pliqué,
depuis le plus faible m ouvem ent d’une m olécule,
ju sq u ’aux rayons du génie le plus sublim e, en
une chaîne de faits non interrom p u e, alors peutêtre on rech erch era les prem ières origines de
l’am our dans la physique élém entaire des atom es
dissem blables, qui se ch erch en t, s’unissent et
arriv en t à l ’équilibre p ar leu r m ouvem ent con­
traire. Le corps électro-positif attire l’électronégatif, l’acide dem ande la base, et, dans ces
u n io n s, avec u n grand développem ent de lum ière,
de chaleur et d’électricité se constituent de nou­
veaux équilibres, se form ent de nouveaux corps.
11 sem ble alors que la n atu re renouvelle ses
forces et que, rajeu n ie, elle se prép are à de nou­
velles com positions et à de nouvelles am ours.
N’est-ce donc point aussi l’am our, cette com ­
binaison de deux atom es dissem blables qui se ch er­
chent et s’unissent à trav ers toutes les forces con­
traires de la terre et du ciel? De m êm e que la
m olécule de potasse enlève l’oxygène de l’eau avec
un grand développem ent de lum ière et de ch a­
leu r, tels, avec u n ouragan de passions, d ’éclairs
intellectuels, de flam m es et d’ard eu rs se com ­
binent ces deux m olécules, l’hom m e et la fem m e !
Ne voyons-nous pas un m onde de forces phy­
siques et psychiques se condenser, se com battre
et s’éq u ilib rer vers le point où, l’un l’au tre, un
hom m e et une fem m e s’attiren t p o ur ra jeu n ir la
m atière hum aine et rallu m er le flam beau de la vie?
Un m ouvem ent p articulier se p ro d uit dans l’o­
vaire et dans le testicule, u ne énergie s’accum ule
dans les centres nerveux suffisante pour p o rter
l’élém ent m asculin au contact de l’élém ent fém i­
n in , dès que les germ es, pro d uits dans le lent
laboratoire de deux organism es différents, se ré u ­
nissent dans ce nid, l’u léru s m aternel, où l’œ uf
fécondé doit devenir u n hom m e. Le poète et le
m étaphysicien peuvent donner à l’am our la défini-
lion qui leu r conviendra le m ieux ; p o ur la science
il n ’y en a q u ’une. L’am our est l’énergie qui m et
en contact l’œ uf et la sem ence : sans ovaire et
sans testicule il ne sau rait exister d’am our.
Cette im pulsion, qu'on appelle la génération, est
assez puissante p o u r com battre et m ôm e détruire
celte au tre im pulsion, la conservation de l’in d i­
vidu ; chaque individu tou rn e au to u r de luim êm e, m ais, à travers l’espace et le tem ps, il est
en traîné en avant avec u n m ouvem ent cent fois
plus irrésistible. Le p rem ier m ouvem ent rep ré­
sente la petite vie de l’individu, défendue p ar
l’égoïsm e; le second représente la grande vie
de l’espèce ; elle est défendue p ar l’am ou r.
L’étude la plus superficielle de la fonction gé­
n ératrice suffit po ur nous convaincre que l’am our
est toujours un phénom ène de h aute chim ie,
dans lequel les atom es g énérateurs, p o ur se com ­
b in er, ne doivent être ni trop sem blables, ni trop
dissem blables. Le sexe q ui, à prem ière vue, nous
ap p araît com m e u n des plus profonds m ystères
de la vie, n ’est q u ’un laboratoire qui attire à lui
les élém ents engendrés p ar chaque élém ent de
l’organism e, les enferm e et les conserve p o ur les
u n ir à d ’autres élém enls analogues, m ais non
sem blables, engendrés dans u n au tre labora­
toire qui est le sexe opposé. Lorsque les deux
laboratoires générateurs sont rép artis entre deux
organism es distincts, il est probable que la diffé­
rence de leu rs germ es est plus grande. Si, chez
deux individus très ressem blants, m ais de race
différente, nous réunissons les élém ents généra­
teu rs, nous aurons probablem ent encore la fécon­
dation, tandis que si nous passons à des espèces
différentes, elle sera plus difficile. E ntrons-nous
en des genres différents? elle sera le plus souvent
im possible.
Mais laissons de côté les espèces et les genres,
qui n ’ont pas dans la n atu re la valeur q u ’on leu r
assigne dans nos m usées et dans nos livres, et
arrêtons-nous aux anim aux; nous verrons la sté­
rilité chez les êtres tro p sem blables et chez les
êtres trop différents ; en sorte que la génération
se confine en tre ces deux pôles opposés : trop
de sim ilitude, trop de dissem blance. Ainsi une
femme à m oustaches, à m am elles atrophiées, à
voix grave, dem eurera stérile avec u n hom m e
ro b u ste : ils se ressem blent trop.
La n atu re a d it aux vivants : « Si vous voulez
aim er, ne soyez ni trop pareils ni trop diffé­
ren ts. »
Essayons de scru ter la raison de cette loi :
Les germ es tro p égaux ne peuvent se féconder ou
se fécondent m al, c’est peut-être à cause de la
m êm e loi de physique élém entaire qui fait se re ­
pousser les corps chargés de la m êm e électricité
ainsi q u e ceux qui ont trop de sim ilitude dans
leu rs caractères physico-chim iques. Essayez la
com binaison du soufre avec le phosphore, de
l’iode avec le brom e, et d’un au tre côté voyez
les ardentes am ours du chlore avec l’hydrogène,
de la potasse avec l’oxygène. Deux quantités di­
verses , m ais ad d itio n n ab les, fournissent un
n o m b re plus grand de résistances diverses, et
p a rtan t p lu s de chances p o u r la vie et la résis­
tance aux ennem is extérieurs. Un individu est la
som m e de beaucoup de victoires su r les élém ents
ex térieurs, le résu ltat d’une infinité d ’adaptations
au m ilieu. Deux individus différents, m ais non
suffisam m ent p o ur em pêcher la génération s’add itio nnen t en une nouvelle créatu re qui résistera
m ieux q u ’ils ne l’ont fait et co u rra m oins de dan­
gers. Prenez p o u r une périlleuse expédition dans
l’in térieu r de l ’A frique douze hom m es se ressem ­
b lan t le p lus possible, tous sains, tous robustes,
tous intelligents au m êm e degré et de la m êm e
façon. Envoyez au co n traire à leu r place douze
hom m es choisis, différents, les u n s m aigres, les
au tres corpulents, et chez lesquels toutes les capa­
cités intellectuelles et tous les tem péram ents
soient représentés ; l’u n plein d ’im ag in atio n ,
l’au tre très p ru d e n t; celui-ci habile architecte,
celui-là chim iste d isting u é. Laquelle de ces deux
expéditions réu ssira le m ieux ?
Il est bien p lu s facile d’expliquer pourquoi les
form es trop éloignées ne peuvent s’aim er. Celte
im possibilité est u n des m oyens les plus p u is­
sants p o ur conserver les différentes form es vivantes
dans les conditions nécessaires à leu r existence.
Quand u n être est sorti vivant de la lu tte de la vie,
lorsq u ’il s’est plié d’une certaine façon aux agents
extérieurs et aux en n em is, il se tran sm et avec
cette form e et cette n ature qui sont le fru it d’un
long et heureux com bat. C'est précisém ent p o ur
la m êm e raison qu’u n herbivore qui provient d ’un
an im al qui a fabriqué sa chair en m angeant de
l’herbe, ne peu t cro ître et se propager q u ’en
m angeant de l’herbe. Figurez-vous p o ur u n in ­
stant q u ’aux organes et aux tissus d 'u n herbivore
viennent se souder les organes et les tissus d ’un
an im al qui vit de ch air, quels désordres n ’en
résulteraient-ils pas? Un fragm ent de carnivore
renferm é dans u n organism e qui a des dents faites
p o u r m âcher de l’herbe, u n suc gastrique p o ur
digérer de l’herbe, u n tub e intestinal p o u r assi­
m iler l ’herbe et des nerfs olfactifs qui tro uv en t
les feuilles et les fleurs agréables !
La stabilité apparente de l’espèce n ’est donc que
l’inévitable nécessité p o ur le m âle et la fem elle de
verser dans le creuset de la génération des élé­
m ents qui se puissent com biner, des m étaux qui
puissent se fondre, en form ant u n alliage hom o­
gène.
De la physique élém entaire de la génération
passez aux sym pathies plus ardentes, aux unions
des caractères dans l ’am ou r, e t vous verrez que
tout est gouverné p ar les m êm es lois : n i trop
semblable, n i trop divers. L’am ou r est la som m e
de forces analogues, m ais non identiques.
A chaque pas de nos études nous retrouverons
dans les hautes sphères de l’am our les lois qui
gouvernent la génération, ou, com m e on l ’appelle,
l'am our physique. P our nous, l’am our est une
fonction u n iq u e q u i, p o u r être com prise, ne doit
pas être m utilée, une p artie allan t au laboratoire
du physiologiste, une autre restan t dans le cabinet
du philosophe. L’am our va de l’instinct le plus
autom atique ju sq u ’aux plus exquises régions du
su rn atu rel. A ucun au tre élém ent psychique n ’a t­
teint peut-être des pôles plus éloignés l’u n de
l’au tre.
Comparez l’am our de l’A ustralien qui frappe à
coups de bâton la prem ière fem m e q u ’il trouve
p o u r la faire sienne, avec les am ours m ystiques
d ’une sainte Thérèse p o u r u n hom m e-D ieu! Rap­
pelez-vous le cu lte d’une Vierge-Mère et l’adora­
tion des N audowessies de l ’A m érique septentrio­
nale p o ur u ne fem m e qui, après avoir invité qua­
ran te des p rincipaux g u erriers de sa trib u , les
fit tous ses m aris en un e seule n u it; souvenezvous du b erg er des A pennins qui aim e une
chcvre, et de Heine q u i, presque m o u ran t, se fait
p o rter au Louvre p o u r voir une dern ière fois la
Vénus de Milo, et vous n ’aurez q u ’une faible idée
des frontières de cette passion ardente, tenace,
violente, pro téiform e, qui s’appelle l’am ou r.
Tandis que dans le dom aine des faits chim iques,
la génération m arq ue le plus h au t point de la
chim ie m oléculaire, dans le dom aine psycholo­
gique, l’am ou r touche les plus hautes cim es de
l’idéal. L’am ou r est la force des forces : il appa­
ra ît quand l’hom m e est dans toute son énergie, il
décline lorsque les années l’ont affaibli. L’am our
est la joie des jo ies; au fond de tout désir, de
toute richesse, de toutes délices, il est toujours
la fin d ernière.
A l’exception des hom m es m al nés, dans le ciel
de tous les h u m ain s, l’am ou r est l’étoile la plus
b rillan te ; il est le soleil de to u t firm am ent. C’est
la passion la plus forte, la plus belle et la plus
h u m aine.
Dans toutes les form es de la génération, agam e
ou sexuelle, p ar scission ou endogenèse, que nous
considérions le rap p o rt du fils soit avec son père,
soit avec son p rem ier ascendant, nous voyons
toujours l’être engendré conserver une p artie de
son d ern ier ou de son prem ier g énérateur. C’est
pourquoi le m ouvem ent com m uniqué de la p re­
m ière à la dernière génération se tran sm et sans
interrup tion . Que l’on adopte l’A dam de la Bible
ou l’Adam de l’évolution progressive; le lim on
anim é p ar un Dieu ou l’ascidie D arw inienne,
ch acun de nous a tou jo u rs en soi un e partie m até­
rielle qui ap p artien t au p rem ier hom m e ou au
2
p rem ier père de tous les vivants; une im m ense
fratern ité h u m ain e et cosm ique, u n it donc entre
eux tou s les êtres vivants.
Si l’am our est la plus ardente et la plus hum aine
des passions, elle en est aussi la p lu s riche. Sur
ses autels toute faculté m entale p orte son trib u t,
ch aque battem en t du cœ u r offre ses ard eu rs. Tout
vice et toute v ertu , toute honte et tout héroïsm e,
tou t m arty re et tout lib ertin ag e, toute fleur et
tout fru it, to u t baum e et tou t poison peut être
p orté au tem ple de l’am ou r, et, parfois, l’hom m e
se p lain t de n ’avoir q u ’une seule vie p o ur l’o ffrir
en holocauste à ce Dieu. Et p o u rtan t cette form i­
dable énergie est la m oins gouvernée de toutes
les passions hum aines : il sem ble que devant elle
l’hom m e se sente trop petit et trop faible; tel
le sauvage qui se pro sterne devant la foudre,
l’hom m e civilisé — encore au jo u rd ’hui — gém it
et p leure devant l’ouragan qui le brise et dans
son ignorance et son im puissance, il s’abandonne
à cette force q u ’il considère com m e au-dessus de
sa raiso n, et de son énergie. Dans ses codes, il
in sc rit tim idem ent des lois q u ’il viole tous les
jo u rs ; il inflige des peines infam antes que les ju ré s
effacent sans cesse ; et u n nuage épais d ’ignorance
environne le tem ple où il en tre presque tou jo u rs
en voleur, d ’où il so rt com m e u n crim inel. N otre
législation de l’am o u r est un m isérable m élange
d ’hypocrisie et de débauche et p o u r ne pas savoir
reg ard er l’am ou r en face, nous le travestissons.
Nos lois sont si parfaites que beaucoup ne doi­
vent pas et que beaucoup plus encore ne peuvent
pas aim er, et tandis que l’on pleure pour quelques
victim es de la faim , on lève les épaules devant les
m illiers d ’appelés non élus qui m eurent célibataires
pour n ’avoir pas pu recu eillir le b rin de paille de
leu r nid, et l’on rit des m illions qui ne connaissent
de l’am ou r que l’onanism e et la prostitution.
Devant l’am ou r nous som m es encore tous plus
ou m oins sauvages, à l’état de la b ru te devant la
plus grande des forces hum aines!
Et cependant l ’am o u r aussi veut être conquis
com m e toutes les autres forces de la n atu re, et
sans perdre un e vibration de son énergie, ni une
fleur de ses guirlandes, il doit être gouverné lui
aussi p ar la science, qui dirige et explique tou t.
La foudre qui épouvante le sauvage dans la pous­
sière, nous la dirigeons su r le câble p arato n nerre,
elle vient reh au sser les charm es de nos fem m es,
et tran sm ettre nos pensées d’un hém isphère à
l’au tre. Cette au tre foudre, plus puissante et plus
dangereuse encore qui éclate dans les ouragans
du cœ u r h u m ain , veut aussi être étudiée, guidée
et réd u ite en un e force vive, q u i soit m esurée,
pesée et dirigée. L’am our doit être la plus chère,
la plus précieuse, la plus puissante des forces de
la société : aucune au tre passion ne peut pré­
ten dre à p ren d re le pas su r elle, aucune au tre
ne peu t résoudre le problèm e sublim e d’associer
la plus grande volupté à la plus grande v ertu , de
faire résu lter le bien des êtres fu tu rs de la joie
des vivants, de tran sm ettre la civilisation à nos
successeurs dans le spasm e d’un em brassem ent.
Ce m odeste livre est un trib u t que j ’apporte
p o u r h âter l’avènem ent d ’une législation de
l’am ou r plus m orale et plus raisonnéc.
CHAPITRE II
L’A M O U R C H E Z L E S P L A N T E S E T C H E Z L E S A N I M A U X .
Les A rcadiens, les m étaphysiciens et les adora­
teurs du passé m audissent la coutum e m oderne
de com parer les hum ains aux êtres vivants pla­
cés au-dessous de nous. Ils fulm inent l’analhèm c
contre cette profanation de l’homme-Dieu. L’anatom ic, la physiologie, la psychologie com parées,
ne sont pour eux que des aberrations de l’esprit
h u m ain . Ils disent que le rap p o rt que l’on étab lit
entre l’hom m e et la b ru te, nous ravale et nous
fait reto u rn er p ar une folie nouvelle, aux tem ps
prim itifs où les form es du fils de Dieu étaient
mêlées à celles des anim aux. Selon ces esprits
superbes, les savants sont atteints d’une m aladie
m entale q u ’il ne faut pas d iscuter, m ais que l’on
doit tra ite r p ar le m épris et le ridicule. L ar­
m oyants défenseurs du passé, gardez vos dédains
p o ur de plus nobles causes ; rentrez dans vos pro­
fondes m édita!ions, le culte de l’idéal n ’est pas
votre privilège, et le p rogrès de la science expéri­
m entale l’élève chaque jo u r. Non, l’hom m e ne
s’abaisse pas en se com parant aux êtres dont il
provient ; il ne s’avilit pas en scrutant le lim on
dont vous dites être vous aussi sortis, ce lim on
qui vous m aintient debout et vous fournit la m a­
tière de vos aberrations psychologiques.
En de tels rapprochem ents, vous voyez le seul
côté grossier, la seule com paraison de form es éle­
vées et de form es inférieures et non pas le p rin ­
cipe adm irable de la science. Superficiels en vou­
la n t être profonds, vous ne voyez dans la n ature
que l’ex térieu r et plus vous vous enfoncez dans
vos obscurs labyrinthes, m oins vous vous aper­
cevez que la lum ière se fait au to u r de vous, que
la science m arche tandis que vous stagnez dans
l’ignorance.
La véritable m étaphysique, si ce m ot, signifie
encore quelque chose, est faite de la science m o­
derne qui va ch erch er dans le m onde des vivants,
les prem ières lu eu rs des plus hau ts phénom ènes
h u m ain s. Nous nous inclinons devant ces lois si
sim ples et si ad m irables qui règ len t toutes ces
richesses de fo rm es; nous observons les faits,
sans nous sen tir avilis, satisfaits d ’avoir pu tro uv er
l’harm onie dans ce m onde des infinim ent petits
et des infinim ent grands.
Après tan t de com paraisons, notre orgueil se
I/AMOUR CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX. 31
contente de nous tro uver à la prem ière place, et
cette fratern ité cosm ique nous cause une joie dont
la poésie n ’est certes point inférieure à celle que
vous créez au m ilieu des nuages d’encens, dans
vos tem ples élevés au su rn atu rel.
A ucun spectacle dans la n atu re n’est plus splen­
dide, plus adm irable que les am ours des plantes
et des anim aux. Avec u n aussi petit nom bre de
notes, la n atu re ne pouvait écrire un e m usique
plus fascinante ; au cu n au tre phénom ène de la vie,
ne peut ressem bler à celui de la génération, pour
la profusion des fo rm es,p o u r la prodigalité des
m oyens et l’inépuisable variété des m écanism es.
On d irait que là où les germ es repro d u cteu rs sont
attirés, là ou la vie se concentre p o u r se renou­
veler, de nouvelles et étranges énergies se déve­
loppent ; alors les forces de la n atu re nous appa­
raissen t dans le plus gigantesque appareil, dans
le luxe le plus éclatant. Dans toutes les au tres
fonctions, elle est économ e, ne cherche que l’utile
et souvent se contente du nécessaire ; elle sim plifie
les m oyens et arrive à son b u t p ar les voies plus
sim ples; dans la génération au co n traire, le bon,
le vrai ne lui suffisent pas, le sim ple l’hum ilie ;
elle en tou re le nid d ’am o u r de tous les attraits de
la beauté, elle dépense toutes ses ressources pour
faire fête à la vie qui se renouvelle. C’est presque
tou jo u rs au to u r de la fleur que s’accum ulent les
plus exquises splendeurs de la form e, les plus eni­
vrantes séductions du p arfu m , les teintes les plus
variées de la palette. Que de tréso rs esthétiques
dans u n lys et dans une rose ! El tout ce luxe
p o u r faire fête à l’am ou r d ’un jo u r, d ’une heure!
Toute la pom pe du vêtem ent n u ptial p o ur voiler
le baiser virginal d’une an thère et d ’un pistil.
Si du lys et de la rose nous sautons au som m et
du m onde an im al, quelles splendeurs d’im agina­
tion, quelle flam m e de passion p o u r faire cortège
au baiser d’un hom m e et d ’une fem m e !
Parcourez u n ja rd in en un jo u r de printem ps
parm i les m ille corolles des fleurs am oureuses,
secouez les branches sévères des cyprès et des
p ins, pénétrez du regard l’écorce hum ide et la
m ousse qui couvrent la p ierre, p arto u t une chaude
pluie de pollen, de spores, d ’an lhérid ies vous dira
que dans le m onde des plantes l’on aim e de m ille
m anières et que su r les ailes du vent et des insec­
tes, dans les rayons du soleil, p arto u t s’épand un
souffle de volupté et d ’am our.
Les fleurs aim ent silencieusem ent, dans le lent
parfum de leurs corolles, m ais p o u r beaucoup
d’en tre elles, ce silence n ’em pêche pas les tendres
em brassem ents et les vigoureuses étreintes ; un
g rand nom bre de plantes, tou jo u rs im m obiles, ont
des convulsions dans leu r fleur ; tou jo u rs froides,
leu r calice seul s’échauffe de leurs am ours. Elles
n ’aim ent souvent q u ’une fois chaque année, m ais
quelle prodigieuse q uantité de pollen et de sem ence!
L’AMOUR CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX. 35
Secouez une bran che de genévrier ou de pin en
(leur, et l’air sera obscurci p ar u n nuage de pous­
sière fécondante; des forêls entières n ’aim ent
q u ’une fois, et à des lieues de distance" elles rem ­
plissent l ’atm osphère de leu rs senteurs am ou­
reu ses; le vent tran spo rte desnuages de pollen et la
pluie en purifiant l’atm osphère se colore de cette
p oussière d ’am our.
A l’om bre des arb res fleuris, des fleurs a m o u ­
reuses, dans chaque touffe d ’herbe, chaque fissure
de roch er, au m ilieu des algues m arines, au fond
des m ers, ju sq u e dans la goutte d ’eau qui tom be
du glacier et dans l’infini du ciel, les anim aux
s’enlacent, de sorte que su r tout le globe et à toute
h eu re du jo u r et de la n u it, chaque rayon de soleil
réchauffe des m illions de baisers, chaque rayon
de lune éclaire des am ants nocturnes dans leurs
em brassem ents. S’il est vrai q u ’à chaque m inute
une feuille de l’arb re h u m ain tom be et devient
cadavre, à chaque m inute aussi naît u n germ e
nouveau, et p o ur chaque germ e que de baisers et
que d’am ou r!
Si l’anatom iste et le physiologiste trouvent
dans l’élude de la génération des anim aux des
m atériaux précieux pour étu dier les lois les plus
élevées de la m orphologie, le psychologue trouve,
dans l’am our des anim aux, l’ébauche de tous les
élém ents qui le constituent chez l’hom m e. A ucune
fonction ne se prête m ieux que l’am our à l’obser­
vation du type uniqu e, sous la diversité infinie
des form es.
À peine le sexe ap p araît, que le m âle se d istin ­
gue p ar son caractère agressif. A très peu d ’excep­
tions près, c’est lui qui cherche et conquiert.
Parcourez le dernier ouvrage de Darwin su r
la sélection sexuelle *, et vous verrez com m e la
n atu re a arm é les m âles pour co n q uérir leurs
com pagnes. Jusque chez les plantes c’est le pollen
qui va chercher l’ovule, et l’ovule attend que le
pollen le féconde. Il en est de m êm e p o u r les
form es anim ales très sim ples où le m âle et la
fem elle vivent et m euren t cloués à la place qui
les a vu n aître. C'est l’élém ent m âle qui est porté
où le germ e l’atten d. C’est là la prem ière loi qui
gouverne l’am ou r dans to u t le m onde vivant ; et
q uand l’hu m an ité entière rit du chaste Joseph,
quand toutes les races élevées éprouvent u n profond m épris po u r la fem m e qui assaille et p o u r­
su it l’hom m e, elles ne font que p ro tester contre
la violation d ’une des lois les plus im périeuses
auxquelles hom m es et m o llu sq u e s, fem m es et
fleurs ne peuvent se so ustraire.
L’hom m e résum e toutes les forces de la n ature
vivante au point que nous som m es bien des fois
tentés d’affirm er que l'hum ain n ’est que la syn­
thèse de toutes les form es inférieures, et que, s’il
1. Darwin, The descent o f mon and sélection in relation io
sex, London, 1871.
est le p rem ier, c’est q u ’il renferm e en lui toutes
les forces n aturelles. De m êm e p o u r les élém ents
m oraux de l’am our.
Le pigeon, bien que vivant dans le m élange des
races les plus diverses, est très rarem en t infidèle
à sa com pagne, et si, p ar un caprice exceptionnel,
il ro m p t son vœ u, il reto u rn e au plus vite auprès
d ’elle. Darwin tin t longtem ps diverses races de
colom bes enferm ées ensem ble, et n ’eut jam ais un
bâtard . Ne trouve-t-on pas aussi chez l’hom m e de
m agnifiques exem ples de la m onogam ie la plus
fidèle, et n ’est-ce pas la base de la société dans
presque toutes les races élevées ?
Les antilopes de l’A frique m éridionale ont ju s ­
q u ’à douze épouses, et YAntilope Saïga d ’Asie en
a plus de cent. Or, n ’avons-nous pas Salom on,
n ’avons-nous pas les polygam ies de la société m o­
derne m esquines et hypocrites dans nos contrées,
larges et avouées chez les peuples orientaux? N’y
a-t-il pas dans l’h u m an ité, de m êm e que chez
beaucoup d ’anim aux, des fem elles qui subissent
l’am ou r com m e u n devoir, et des m âles auxquels
il doit être im posé ? N’y a-t-il pas le libertinage à
côté de la chasteté? Ne trouve-t-on point dans la
société hum aine toutes les débauches, toutes les
ard eu rs du m onde anim al ?
Et si q u elq u ’un était tenté de croire que les vices
Contre n atu re sont le triste privilège de l’h u m a­
nité, je lu i rappellerais que chez beaucoup d ’ani­
m aux existent les plus étranges caprices, l’inceste
et m êm e la m asturbation ; je lu i rappellerais que
beaucoup d ’an im au x , m onogam es dans la vie
sauvage, deviennent polygam es en dom esticité,
éb au chant ainsi une sorte de co rru p tio n analogue
à celle que l’on dit produite chez l’hom m e p ar la
civilisation.
La form e instan tan ée de l’am ou r s’observe chez
l’hom m e com m e chez certains insectes, de m ôm e
que les longs et froids em brassem ents q u ’on
observe chez d ’au tres insectes. E t les b rû lantes et
douloureuses jalou sies, les batailles sanglantes ne
sont-elles pas com m unes aux hom m es et aux ani­
m aux? La m o rt p ar l’am o u r n ’est pas non plus un
privilège de l’hom m e. Les passions rares et rudes
des anim aux sont portées en holocauste su r l’autel
de la génération, com m e l’hom m e y dépose toutes
les ard eu rs de sa rich e n atu re. Souvent le pinson,
dans ses luttes de ch an t, tom be de l’arb re où il
en ton n ait son hym ne d ’am ou r et m eu rt d’apo­
plexie p u lm o n aire; de m êm e plus d’un poète sent
se b riser sa lyre et sa vie aux pieds d’une fem m e.
Dans le silence et l’om bre des bois le rossignol
exténué s’évanouit de fatigue et m eu rt p o ur n ’a ­
voir pas pu vaincre en m élodie et en puissance un
plus h eureux rivai ; que de fois aussi l’am an t
expire dans les luttes d’u n am ou r m alheureux
p o ur n ’avoir pas su, lui au ssi, ch an ter plus fort
et m ieux q u ’un a u tre ? La coquetterie n ’est point
non plus une prérogative de la fem m e. A ucune
n’égalera les artifices grâce auxquels la fem elle du
canari sait résister aux im patientes ard eu rs de
son com pagnon; et, dans le m onde, les m ille dé­
guisem ents p ar lesquels le non cache un oui, sont
de pâles im itations des feintes, des m ille agaceries
q u ’em ploient les fem elles des anim aux.
Q uant aux élém ents esthétiques distribués à
profusion p ar la n atu re aux êtres vivants pour
em bellir leurs am ours, la palette la plus rich e ne
sau rait en donner une idée. J ’en essayerai cepen­
dan t quelques m odestes esquisses.
I
En ju illet, l’h eu re la plus chaude de la jou rn ée.
Lentem ent je suis un e plage déserte de l’A dria­
tique, resp iran t l’a ir em brasé au m ilieu d ’une
n atu re qui sem ble plongée en u ne profonde lé­
tharg ie. Pas u n souffle d ’air, pas un b ruissem ent
de feuilles, car il n ’y a pas une feuille dans cette
lande sablonneuse, ici plane, là bossuée de m on­
ticules, p artout hérissée de chardons jau n is, qui
sem blent en zinc. Toutes les voix de la n atu re se
taisent, tous les anim aux se cachent, et la m er,
en son éternel m ouvem ent assoupi, sem ble accrou­
pie, p araît lasse et prêle à s’endorm ir. Mon pied
vagabond, toujours en quête, est la seule chose
vivante en cette fournaise et laisse su r le rivage
h u m id e les traces du passage d’un hom m e. Accablé
m oi-m êm e, à peine si je m ’aperçois que m on pied
est m ouillé et n ’ai que le tem ps de m ’arrê te r de­
vant un ru isselet qui coupe m on chem in. Cette
eau ne m u rm u re pas, elle ne décore pas ses bords
de fleurs, d ’herbes ou de joncs. Paresseuse et
chaude, elle creuse à peine le sable et se fond
dans la m er sans que, de l’em brassem ent de ces
deux ondes, résu lte un b aiser, une secousse. Cette
veine d’eau si lente, si m olle, dévie et se dé­
to u rn e, cherch an t u n chem in plus facile. Elle se
divise à l’infini, form ant u n large éventail de
filets, et plus d’un expire dans le sable avant
d ’avoir rejo in t la m er.
Tout à coup, dans ces îlots, u n , deux, quelques
insectes s’envolent rapid em en t en un rayon de
soleil; h eureux de ne plus être seul, j ’aim e déjà
ces com pagnons q u i, com m e m oi, ne craignent ni
les déserts b rû lan ts, ni le silence de celte heu re
plus m uette que celles de la n u it.
Trop souvent l’hom m e ne sait se m ettre en rap ­
p o rt avec les autres êtres, q u ’en leu r infligeant
la captivité et la m ort; je suis, m oi aussi, la loi
fatale et, de m a canne, je pourchasse les h eureux
h ab itan ts de ces îlots déserts. Ces petites créatures,
qui se baignent et se sèchent au soleil, je les vois
s’aim er. Elles sont g rises, n o ires, b rilla n tes,
com m e m étalliques, et tous leu rs m em bres pal­
pitent, tourm entés p a r les ard eu rs de l’été et de
l’am our. Une petite fem elle, coquette et capri­
cieuse, court rapidem ent su r le sable ; un m âle la
rejo in t, l’enlève dans les airs ; après une reb u f­
fade, puis une fuite ils redescendent ; nouvelles
p o ursu ites et nouvelles luttes. Je ne vois plus que
le ventre, luisan t com m e une cuirasse d ’acier
b ru n i, des deux petits êtres éperdus d’am our.
M aintenant je n ’en vois plus q u ’un, ils se sont
fondus ensem ble. Une curiosité cruelle m e pousse
à tro u b ler cette scène ; le bout de ma canne blesse
le ravisseur, une antenne, un e élytre sont a rra ­
chées, les entrailles sortent, m ais le pauvre am ant
n ’en p o u rsu it pas m oins sa conquête, fou d’am our
et de d o u leu r; avec les trois ailes qui lui restent,
il s’épuise à so utenir sa m aîtresse dans l’air et la
couvre de son sang. A utour de ces infortunés,
d ’autres couples plus heureux volent, im puissants
à les se c o u rir.... Et m oi, plein de rem o rd s, je
contem ple avec adm iration cette faible créatu re
q u i, blessée et m ou ran te, ne renonce pas à son
éti’einte, et dont l’agonie se perd dans un dernier
spasm e d ’am our.
A insi, m êm e en ce désert on aim e; su r ce coin
de terre inhabité, se trouve u n héros d’am ou r;
m êm e su r cette plage solitaire ily a u n hom m e c ru e l1.
1. Co coléoptère est la civindela sylvicola ; m ais beaucoup
(l’aulres aim ent avec cette violence. Blessés, m ourants, ils n ’a­
bandonnent pas leur femelle.
II
Dans m on ja rd in , nonchalam m ent étendu su r
un petit m u r assez bas p o u r que je puisse sentir
l ’odeur de la terre fraîch em en t m ouillée p a r un
orage, je tou rm en te d ’une m ain les pétales d ’une
fleur de citro n n ier, tandis que de l’au tre j ’effraie
des fourm is qui courent affairées dans l’allée sa­
blée. Deux petites om bres passent devant m es
yeux et se posent en face de m oi, au m ilieu de
l’allée. Ce sont deux créatu res du ciel, b rillan tes
et ailées : les organes de la vie terrestre sont ré ­
duits à u n fil pour sucer le n ectar des fleurs, à
qu atre grandes ailes po ur p arco u rir l’espace. Leurs
heu res sont com ptées; elles doivent aim er et
m o u rir, et p o u r leurs am ours rapides, la n ature
les fit ardentes et rapides : les organes des sens
sont plus grands que l’abdom en, ceux de la beauté
plus grands que les viscères. Ce sont des papillons
dont je reg rette de ne pas savoir le nom .
Ils s’aim ent et se poursu iv an t voltigent en tous
sens.
Ils ne se sont point aperçus q u ’u n tigre les
g u ette; u n gros lézard descend lentem ent du petit
m u r, balançant sa tète à droite et à gauche, plein
de convoitise, et caressan t ses lèvres de sa langue
fourchue. Ils sont trop heureux p o u r songer aux
L’AIIOÜR CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX. 41
ennem is qui les e n to u re n t; n ’ont-ils pas trouvé
une tige en fleurs, tout u n m onde pour eux. La
fem elle s’en fait u ne défense contre son cher
p o ursuivant et tourne au to u r d’elle, tel un enfant
qui fuit les coups court au to u r d ’une table. Mais
l’am oureux, après quelques tours im patients,
fran ch it l’obstacle et de ses ailes secoue celles de
la coquette. Une pincée de poudre d’or s’éparpille
dans l’a ir; il est repoussé, u ne nouvelle attaque et
u n frém issem ent de volupté term in en t cette pre­
m ière scène. Peu à peu la fem elle p araît céder aux
im patients désirs de son am ant, m ais lorsq u ’il est
en proie à l ’anxiété que lui cause l’approche du
but. désiré, et q u ’il se trouve près d’elle au point
de tou ch er avec ses antennes velues le corsage
soyeux de son am ante, elle vole deux m ètres plus
loin. Il la su it et le jeu recom m ence. La chaleur
au g m en te, et les désirs exaspérés sont devenus
ardents com m e le soleil. La coquette tou rn e le
dos à son poursuivant et lentem ent ouvre ses ailes,
afin de se m o n trer dans toute la splendeur de ses
pierreries, de ses ors, de ses velours; puis elle les
ferm e, les redresse et, en un clin d ’œ il, cache
toute la brillante toilette dont la n atu re l’a parée.
Le m âle n ’est pas m oins séducteur; par petits
bonds il se pose devant sa bien aim ée, ouvre la r­
gem ent ses ailes, pour m o n trer ses m ille couleurs
et l ’éclat de ses yeux fauves. Leur im patience de
s’em brasser est alors à son com ble.
Ils se rapprochent assez p o u r se donner des b ai­
sers avec leu rs anlennes et, dans une caresse
lente, douce, prolongée, leu rs ailes se frôlent.
M aintenant ils se reposent, ils savourent la dou­
ceu r de leu r étreinte. Comme il doit être volup­
tueux en effet ce contact de deux ailes de soie et
de v elours, si léger que pas une parcelle de leu r
poudre d’or n ’est atteinte.
Plus d ’une fois j ’ai vu ces heureuses créatures
jo u ir du b o n h eu r de leu r union, et j ’ai envié le
b aiser angélique de deux ailes, qui confond p a r
sa poésie les grossières am ours des hum ains.
Deux êtres nus et pourtant vêtus, ard en ts et
chastes, n ’aim ent q u ’une seule fois et q u ’une seule
créa tu re; s’em brassent su r la terre et s’épousent
dans les a irs; s’enivrent du suc des fleurs et des
rayohs du soleil, se caressent des ailes, s’ép ren ­
nen t l’u n de l’au tre p o ur leurs couleurs, que ne
donneraient ni la chim ie ni la palette du Titien et
de R ubens; deux créatures enfin laissent leu r vie
dans une longue étrein te, et m euren t pour avoir
aim é ; — après de longs baisers et m ille caresses,
ils se donnent une dernière et plus ardente étreinte
avant de s’envoler dans les airs p o ur rallu m er le
flam beau de la vie qui allait s’éteindre en eux.
Tantôt un is, tan tô t séparés dans leu r vol vertigi­
neux, ju sq u ’à ce q u ’ils aient disparu dans l’azur,
je les suivis des yeux en so up iran t et je m e disais :
Oh ! pourquoi n ’aim ons-nous pas ainsi?
III
Les prem ières lu eu rs d’aube ont éveillé u n ta ­
page infernal su r le toit de m on voisin, — un
toit aux tuiles noircies et rongées en tre lesquelles
verdovent des coussinets de m ousse, tandis que
su r les goutières corrodées p ar la rouille et to r­
dues p ar l’alternan ce du soleil et de la gelée,
quelques brins d ’herbe ont poussé qui vivent de
lum ière et de rosée, avec plus de parcim onie
q u ’un anachorète et plus de b o n h eu r q u ’un roi.
Là se sont donné rendez-vous tous les m oi­
neaux du voisinage; b ru y an ts, effrontés, pétu­
lants, criard s, ils se bousculent, jou en t et se
béq uètent. Ils parlent u n langage canaille et
inh arm o nieux , ils se raco n ten t leu rs rêves de la
n u it ou se disent des choses fort im p o rtan tes;
heureux d ’avoir bien dorm i, oublieux d ’hier et peu
soucieux d ’au jo u rd ’h u i, au cu n ne se tait, tous
réchauffent leurs plum es aux prem iers rayons du
soleil, et de leu r bec fouillant sous l’aile, font la
g u erre à quelque acarus gênant. Il y en a de petits
et de gro s; le gris, le b ru n , le noir, distinguent
leu r sexe et leu r âge peut-être et peut-être aussi
leu r race. Mais, po ur le m om ent, ils sont tous
frères. N ulle différence de caste, pas de chef,
pas d’esclaves, aucune étiquette, foin des for­
m ules hypocrites. Ces charm ants petits êtres au ­
raien t-ils réalisé la R épublique de Platon?
Mais au m ilieu de ce peuple insouciant, parait
to u t à coup u n p ie iro t plus b ru n , plus fort que
les autres. Il se dresse su r ses pattes, allonge le
cou et se redresse com m e un enfant dont on va
p ren d re la m esure, et sans bouger de place, jette
les yeux à droite et à gauche, avec u n air d ’indes­
criptible fatuité. Il a découvert auprès de lui une
p ierrette grise, au corps m ince et allongé, aux
form es élégantes. Le fat l'aperçoit et, sans m êm e
s’approcher, jette u n cri de conquête ; p ar sa
force et son éclat c’est déjà u n cri de victoire. Il
faut croire que dans la langue des passereaux
cette parole a une grande signification car la gente
pierrette p ar petits bonds s’isole au bord du toit
de la troupe bruyan te de ses com pagnons.
Mais son superbe am ant la rejo in t, en clam ant
son cri avec insistance, il est déjà près d’elle,
m ais elle s’envole su r le loit d ’une m aison de
l’autre côté de la ru e. Elle ne l’a pas attein t q u ’il
l ’a déjà rejointe, ils se font tête et sem blent se
délier. Ils se lancent u n m onde de paroles qui me
sem blent insolences et tendresses à la fois. Elle
gém it, lui crie; l’une im plore, l’au tre com m ande,
et leu r caquetage se confond au point qu’il sem ble
le son d ’un seul instru m ent. Mais leu rs coups de
becs les ont fatigués, la gentille fem elle se sauve
dans une gouttière, tan dis que le m âle se repose
L’AMOUR CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX. 45
au soleil et prend de nouvelles forces. Elles sont
vite revenues, car les cris et les plaintes recom ­
m encent de plus belle. P lusieurs assauts ont eu
lieu et la pauvre oiselle se défend avec tant d’én er­
gie que je com m ence à cro ire qu’elle ne veut pas
être aim ée ce m atin. Mais s’il en est ainsi, si elle
n ’aim e pas son obstiné persécu teu r, pourquoi ne
fuit-elle pas à tire-d ’ailes p ar les a irs? Pourquoi
l’appelle-t-elle lo rsq u ’il s’éloigne en sim u lant l’in ­
différence et le dépit? Mais le désir ne résiste pas
à tan t de lutte, le m âle est décidé à cueillir le doux
prix de sa victoire, en sau tillant il rejo in t sa com ­
pagne, qui se sauve au bord du toit qui surplom be
la ru e. D errière elle il n ’y a plus un pouce de te r­
rain : il lui faut fu ir et peut-être perdre son am ant
déjà lassé p ar tan t de refus ou se reconnaître vain­
cue. Les centim ètres qui les séparent sem blent
être devenus des espaces infinis, tan t ils les m e­
su ren t de m ille petits sauts ; de tem ps en tem ps
la pierrette fait la grosse voix, m ais sans réu ssir
à couvrir celle plus robuste de son am an t qui
m aintem ent est assez p rêt pour la tou ch er du bec.
Les deux petits corps b rû la n ts se touchent, se
chevauchent, s’enlacent et là, su r le b ord de la
gouttière, suspendue su r l’abim e, la fem elle
accorde la dernière volupté à son am a n t; un
gém issem ent faible, un ébourriffem ent rapide
com m e l’éclair.
Ils tom bent évanouis, puis, ils se relèvent len3.
40
PHYSIOLOGIE DE L’AMOUR.
♦
tem ent, se regardent étonnés et alan g uis; enfin,
tou t frissonnants, ils raju sten t leurs plum es et
vont cacher leu r fatigue heureuse su r quelque
arb re hospitalier où le repos va leu r ren d re leurs
nouvelles ard eurs.
IV
J’étais sorti à cheval de G aleguaychù, p ar un
jo u r de printem ps sans trop savoir où j ’allais.
J’avais franchi la dernière calle et tourné la der­
nière quinia; j ’en trais dans la cam pagne. Je m ’en
fonçai au galop dans u n bois d’Algarrobos et de
N ândubays. Je voulais m e m ouvoir à la fois et res­
p irer l’air et les parfum s. Des perroquets teru-teru,
horneros, brasitas et cent au tres oiseaux babil­
laient, criaient dans les ram eaux, dans les buis­
sons et su r le sol : presque tous p arlaien t d’am our.
Mon cheval faisait fu ir les iguanes gris qui en b ri­
san t les petiles branches et écrasant les feuilles
sèches regagnaient com m e l’éclair leu rs trous
creusés aux pieds des talas. Je m ’arrôlai un
in stan t, enferm é dans un fourré d’arbres épais et
très élevés dont les bran ch es tom baient ju sq u ’à
terre et em pêchaient m on cheval d’avancer. J’en­
tendis tou t près de m oi un b ru it sourd et régu­
lier, com m e le choc de deux os. Je m ’avançai
lentem ent dans le taillis pour en découvrir la
cause. Au-dessus d ’u n algarrobillo, couvert d’un
m anteau de passiflores, j ’aperçus en me dressant
su r m es élriers, le cadavre d ’un cheval et un vau­
tour. Le cheval était déjà squelette. S ur les os,
quelques lam beaux de ch air q u ’un d ern ier caran­
cho d échirait et dévorait avec avidité. Au m ilieu
de cet affreux ch arn ier, com m e elle était belle
cette fem elle avec son plum age si b rillan t. En­
ferm ée dans les grandes côtes du cheval, elle
avait l’a ir d ’être en cage et de tem ps en tem ps
elle passait sa tête en tre les côtes et fourbissait son
bec contre elles. Les coups réguliers du bec, qui
détachait les derniers débris de la pauvre charo ­
gne étaient interrom pu s par u n gém issem ent p ro ­
fond, auquel j ’entendais répondre de loin u n au tre
gém issem ent. Alors le carancho répondait d’une
voix plus forte, et so rtan t sa tête tout entière,
reg ardait en l’air. Je regardai com m e lui et je vis
un au tre carancho, qui planait com m e u n aigle
au-dessus tlu ch arn ier, de la table d ’autopsie.
Les gém issem ents devenaient plus doux, plus
affectueux, le m âle se rap p ro ch ait, m ais cette
fem elle vorace, sau f quelque regard de coquet­
terie, continuait sa jouissance gastronom ique. Je
m e cachai derrière le tronc d ’un gros nandubay
p o ur épier les am ours de deux vautours à travers
les os d ’un cadavre. L’am ant im patient continuait
à gém ir. Il faisait parade de ses m ouvem ents
plus élégants, m ais la fem elle, avec son glousse­
m ent sourd, sem blait dire : « Je te vois bien, m ais
je n ’ai cure de toi; je trouve cent fois plus savou­
reuses les ch airs de m on cheval ». Mais l’ardent
carancho fondit com m e une flèche et frappa du
bec et des serres cette cage d’ossem ents q u ’il fil
vibrer en frém issant d’am our. La froide coquette
se tapit dans la carcasse, puis so rtant de sa cage,
fit deux ou trois sauts gracieux soulevant ses ailes
et m o n tran t le duvet le plus caché de sa poi­
trin e, puis voulut ren trer, alors ils s’abordèrent,
se m o rd iren t, j ’entendis les ailes se h eu rter, je vis
se m ouvoir le squelette dans la bagarre, m ais
l’assaillant fut repoussé et s’envola en crian t de
douleur et de dépit. La faim avait été plus forte
que l ’am our.
Le m alheureux d isparut de l’horizon p o ur quel­
ques instants et la fem elle reg ard an t en l’air
entre deux coups de bec, sem blait étonnée et cha­
grine, elle ne pensait plus à son repas et m ontant
su r sa cage elle gém it tendrem ent. A ce gém isse­
m ent, rép o nd it un au tre gém issem ent. Un fort
b ru it d ’aile qui tro ublait l’a ir calm e de cette jo u r­
née de printem ps m e m ontra que l’am our avait
été plus puissant que le ressentim ent
Le Carancho décrivait des cercles en gém issant
et la dédaigneuse, prise à son tou r, to rd ait son
cou à droite et à gauche, lançant dans l’espace des
regards am oureux. Les ailes s’ouvraient et se fer­
m aient rapidem ent et les plum es de la queue, en
se dressant convulsivem ent, invitaient à la volupté
L’AMOUR CHEZ LES PLANTES ET CHEZ LES ANIMAUX. 49
le com pagnon ailé. 11 fondit plutôt q u ’il ne des­
cendit vers sa com pagne, les deux corps s’étreignirent, q u atre ailes se caressèrent, m ille plum es
chaudes et frém issantes se m êlèrent et sous le
poids et sous l’em brassem ent robuste des deux
vautours les os du squelette cédèrent et sem ­
blèrent p ar un craquem ent sourd ajo uter leur
note d ’am our à ce baiser ardent des deux oiseaux.
i
V
En un jour de printem ps je suis couché au
bord d ’un de nos lacs. Je n ’ai pas sous m oi le
doux tapis de la grève, m ais le sable grossier et
les cailloux roulés des plages lacustres.
Tout à coup un frém issem ent que certes n ’a
pas causé le vent, se p roduit dans l’eau. Je me
lève et m on regard fouille la berge la plus basse,
po ur en découvrir la cause, m ais il s’arrête, peutêtre m e suis-je trom pé. J’attends. Bientôt des
profondeurs de l’eau surgissent des m illions de
petites om bres b ru nes, courant com m e des arm ées
en bataille au bord du rivage dentelé. C’est u n vrai
m iracle de l’Évangile; le changem ent de l’eau en
poissons. Les petites bêtes se poussent, se b o us­
culent com m e pressées, c’était l’im patience d ’a r­
river. Ce n ’est ni un voyage ni une fuite. Tout le
lac devient argenté et bouillonne com m e sous
l’action d ’u n feu caché, p ar instan ts l’eau ne
suffît plus à cette population prodigieuse, les
poissons sont lancés en l’a ir p ar m illiers, et re­
tom bent su r la foule innom brable des aulres.
Ce bo uillo n n em en t, oette effervescence, ces
bonds p ren n en t peu à peu l’aspect d ’un chaos
vertigineux. Écailles de poissons, jels d’eau, scin­
tillem ents du soleil se confondent et je ne recon­
nais plus les élém ents de la n atu re vivante et ceux
de la n ature m orte qui sem blent s’être donné
rendez-vous po ur fêter quelque sabbat infernal.
Tout est froid dans cet endroit sau f le tiède so­
leil, les poissons sont froids, l’eau est froide, les
pierres froides, le sable aussi ; et p o u rtan t l’en­
sem ble de ces m ouvem ents est si chaud !
C’est une ferm entation subite de m illiers d ’in­
dividus qui aim ent avec tous les sens, qui em ­
b rassen t avec tou t leu r corps. Ce n ’est point le
m élange de deux résistances, m ais un e confusion
infinie, l’am ou r d ’u n seul p o ur m ille, l’am ou r du
m ille pour u n seul.
Ces quelques croquis d ’après n atu re, donneront
difficilem ent une idée de la variété des couleurs
et de la singularité des form es de l’am ou r su r la
terre. Les philosophes, les poètes, les artistes,
doivent étu dier avec passion les m ille m anières
dont les êtres vivants échangent leu rs cellules
germ inatives ; ils y trouveront des sujets de pro­
fondes m éditations et de grandes inspirations. C’est
seulem ent aux yeux de l’hypocrite ou de l’im bécile
que l’am our chez beaucoup d ’êtres vivants ne
sem ble q u ’une lutte b ru tale ou des em brassem ents
im pudiques. Jam ais la n atu re ne se m ontre plus
inépuisable, plus puissante, plus adm irable que
lorsq u ’elle enseigne aux vivants à étern iser la vie.
Sur la surface de no tre planète, on aim e tou­
jo u rs et on aim e tan t, que m êm e les m u rs sévères
du cloître ne réussissent pas à cacher toutes les
scènes d ’am o u r à la pu dique religieuse. Il est
bon de so ustraire au tan t q u ’il est possible aux
yeux de nos enfants et su rto u t de nos filles, les
accouplem ents trop obscènes des anim aux dom es­
tiques qui nous ressem blent le plus. Mais la m o­
rale la plus rigoureuse et la p u deur la plus sévère
ne sau raien t cacher les baisers des colom bes, les
débats am oureux des can aris, et les sublim es
caresses des papillons.
Plus d ’une vierge reçu t de ces speclacles la
prem ière leçon d’am ou r, et bien des années avant
que la lèvre d’un am ant ne lui enseignât à vivre
à deux, les colom bes, les can aris, les papillons lui
avaient fait b attre le cœ ur, en lui découvrant le
seuil du tem ple m ystérieux.
CHAPITRE III
L’A U R O R E
ET
LES
DE L ' A MOU R. —
MAUVAISES
LES BONNES
SOURCES
DE L’A M O U R
L’hom m e sim ple ou de lype inférieu r, ne voit
ap p araître en lui l’énergie de ce nouveau senti­
m ent qui s’appelle l’am ou r, que lorsque le déve­
loppem ent des glandes germ inatives a m arq ué en
lui le caractère du sexe. Dans les n atures riches
et puissantes au contraire, bien des années avant
que le sujet ait im prim é à l’organism e sa m arque
profonde, un e vague et m ystérieuse sym pathie
attire pu diq u em ent le jeu n e garçon vers la jeu ne
fille.
L’au ro re de l'am o u r n aît sans être stim ulée par
une précoce corruption, elle su rg it spontaném ent
dans le cœ ur le plus innocent ; elle brille com m e
les rayons pu rs et tran q uilles d ’une lum ière qui
deviendra plus tard ardente.
Le vulgaire répète m alignem ent tous les jo u rs
ce blasphèm e q u ’aucun enfant n ’ignore les se­
crets de l’am our. L’innocence des enfants est plus
vraie, plus sincère et plus profonde que l’on ne
croit et elle persiste m ôm e lo rsq u ’elle a été déjà
salie p ar la boue de la corruption sociale. Les
lèvres roses d ’un enfant peuvent rép éter u n m ot
grossier entendu p ar h asard, m ais cette tache ne
pénètre pas dans la n ature cristalline, une goutte
d’eau l’efface. Le vulgaire est toujours incrédule
pour l’innocence d’au tru i, telle sa m échanceté se
plait à n ier la vertu.
Dans leu rs jeux, m algré la turbu len ce du pre­
m ier âge, les petits garçons d istinguent une petite
fille en tre cent, en tre m ille, et une sym pathie
subite fait n aître une tendresse sans nom , un
am our innocent, inconscient de lui-m êm e, et qui
p eut sem bler à la fois la caricatu re et la m in ia­
ture d ’u n tableau sublim e.
Je m e souviens d ’avoir vu un e angélique petite
créatu re blonde com m e un épi, rose com m e l’au­
rore je te r tou t à coup ses adorables petits bras
au to u r du cou d ’un petit garçon fier com m e un
brigand et b ru n com m e u n p irate, et l’effrontée
le couvrait de baisers qui le m ettaient en fu reu r.
Elle de lui dire q u ’elle l’adorait et q u ’elle voulait
en faire son p etit m ari. Un m onde à l’envers, la
réduction m icroscopique d’un chaste Joseph qui
ne savait ce q u ’était la fem m e, et d ’une lillip u ­
tienne qui, avec ses innocentes ard eu rs sem blait
M adame P u tip h ar, et n ’était q u ’un petit ange.
Parfois les élans subits d ’affection entre deux
enfants de sexe différent, cachent une véritable
passion, qui a ses jalousies, ses larm es et ses
soupirs, des joies délirantes, une h istoire et un
avenir.
Les fem m es très belles, que la n atu re bonne ou
cruelle a m arquées pour faire n aitre à chaque
in stan t de leu r vie des désirs et des passions
ignorent souvent que dans la troupe de leu rs
ado rateu rs, il y a de véritables enfants, qui bai­
sent en secret les fleurs tom bées de leu r sein ; qui
com m e des voleurs dom estiques se glissent dans la
cham bre qui abrite leu r ange, p o ur baiser son
lit, et s’agenouiller su r le tapis que foulent les
pieds de la fem m e q u ’ils ont déjà distinguée entre
toutes, et q u ’ils osent déjà m ettre au niveau de
leu r m ère. Et bien souvent une fem m e qui joue
avec les cheveux d ’un jeu n e garçon dont la tête
repose su r ses genoux ne sait pas q u ’un petit cœ ur
b at rap id em ent sous ses caresses, elle ignore lors­
que l’adolescent relève sa tête frisée, que sa ro u ­
geur vient d ’un feu q u ’il ignore lui-m êm e et qui
est de l'am o u r.
Ces doux rêves de notre enfance d u ren t tou­
jo u rs l’espace d ’u n m atin, et les com bats de la
jeunesse les font souvent o u b lier; ceux dont le
cœ u r est sceptique et la m ém oire faible, n ’ont
q u ’u n geste de com passion et des paroles de
m épris p o ur ce qu ’ils appellent des enfantil­
lages.
Pourtant, com bien de fois ces fantôm es fugitifs
n ’ont-ils pas annoncé les orages de l’avenir, en ré ­
vélant une n atu re profondém ent aim ante. Quel­
ques rares m ortels ont eu le b o nh eu r, à leu r lit
de m ort, de se rre r la m ain de l’unique fem m e
q u 'ils avaient aim ée, et que tout enfant ils avaient
aim ée avant de savoir q u ’elle était un e fem m e; la
lèvre trem blante du m oribond pouvait alors ratta ­
cher ce dern ier baiser au p rem ier q u ’il avait
bruyam m ent déposé su r la jou e d’une enfant de
dix ans. Et sans p arler de cet idéal, inaccessible
p o u r nous, que de fois, après une longue vie usée
p ar les passions, après avoir cru n ’avoir p lu s ni
foi ni am our, aux prem ières om bres du soir, que
de fois un d ern ier rayon n ’a-t-il pas ravivé la chère
m ém oire de tan t d ’années ensevelies, fait palpiter
le cœ ur d ’un vieillard et ro u ler une larm e su r son
visage flétri. Devant ses yeux fatigués a passé un
petit chapeau de paille orné d’un ru b an bleu. Dans
la profondeur de son âm e quel abim e de chers
souvenirs s’est ouvert en u n instant! Une douce
lum ière illum ine toute la n uit du passé ; u n cam ée
antique a été retrouvé sous la bêche du fossoyeur,
dans la poussière et les gravats. Un am ou r ju v é­
nile a été retrouvé p ar la m ém oire qui n ’est pas
toujours ingrate et cruelle.
Si l’on dem ande à u n petit garçon pourquoi il
aim e une petite fille, il s’enfuira tout honteux;
si on le dem ande à la petite fille elle deviendra
toute rouge et répondra une sublim e im p e rti­
nence : ils aim en t... et ils ne savent pas pou r­
q u o i!
Demandez à un bouton de rose précoce p o u r­
quoi il a voulu fleurir en m ars, au lieu d ’attendre
le souffle tiède de m ai ; dem andez à u n cyclam en
de ju illet pourquoi il n ’a pas atten du les brises
fraîches de septem bre p our p arfu m er la m ousse
dans laquelle il a fait son n id .... Ils ne savent pas
pourquoi!
Chez les hom m es ard en ts, les prem ières lueurs
de l’am ou r apparaissent plus tôt parce que, à leu r
n atu re féconde, im patiente, il tard e de donner
ses fleurs, et que toute la vie sera p o ur eux trop
courte pour apaiser l’im m ense soif d ’am our qui
les consum e. Ils aim ent vite parce q u ’ils aim ent
beaucoup; c’est ainsi que les hom m es de génie
pensent souvent à dix ans, ce que le vulgaire ne
pense pas à tren te.
Et pourquoi, m on enfant, préfères-tu cette pe­
tite fille à toutes les au tres? Et toi, jolie fillette,
pourquoi te laisses-tu em brasser seulem ent p ar
ce jeu n e b ru n ? Pourquoi cette petite est-elle diffé­
ren te de toutes les au tres, pourquoi ce garçon
diffère-t-il de ses com pagnons? L’am ou r, dans sa
form e la plus obscure, est élection irrésistible et
sym pathie profonde de deux n atu res différentes ;
c’est la recom position de deux forces décom posées,
c’est l’équilibre des contraires, c’est l'harm onie
des harm on ies; la plus gigantesque, la plus im ­
périeuse des affinités.
En dehors de ces natures privilégiées, l’am our
naît dans les m asses lo rsq u ’un nouveau besoin
su rg it sous la baguette de cette m agicienne q u ’on
appelle la puberté. C’est alors que dans la fleur
de l’enfant apparaît le fru it qui y était contenu,
c’est alors que dans l’adolescent, la voix plus
forte, le poil qui recouvre sa peau, les m uscles
p lus puissants, tout dem ande une fem m e. Et
chez la jeu n e fille, la dém arche, la chevelure
superbe, l’éclat du reg ard , tout dem ande un
hom m e.
L’innocence et l’ignorance les font fu ir dans les
bois, dans les frais vallons, su r les arides m on­
tagnes. Ils courent, ils courent ju sq u ’à la lassi­
tude, ju sq u ’à l’étourdissem ent, p o ur ferm er les
oreilles à ce cri. Ils jou en t, ils folâtrent avec fu­
re u r po ur prouver à eux-m êm es et aux autres
q u ’ils ne sont pas au jo u rd ’hui différents d ’h ier;
ils rien t et pleurent sans raiso n, pour tro m p er euxm êm es et les autres et m o n trer q u ’ils sont plus
enfants que jam a is, m ais en vain. Dans les jeux,
dans les courses, le dém on nouveau les tient, ne
les abandonne pas et, en les n arg u an t, il leur
crie : u n hom m e! un e fem m e! La n u it vient et la
fatigue leu r prépare un som m eil profond, où la
jeunesse étourdie sem ble devoir s’enfoncer dans
u ne m er d’oubli. Mais des fantôm es nu s, hélas!
trop n u s, apparaissent et chassent l’innocence et
fig n o ran ce ; des tou rm ents nouveaux, des voluptés
inconnues, des angoisses qui sem blent des joies,
m ais des joies pleines de p leurs, les réveillent
troublés et le sein p alpitan t. La jeu n e tille, inon­
dée de su eu r et de larm es, s’assied su r son lit et
tou chan t ses cheveux, dérangés p ar le rêve d ’une
lu tte, se dem ande consternée : quel péché ai-je
com m is ?...
M aman, m am an, où es-tu? Après cette n u it sans
repos et le som m eil sans paix, elle co u rt vers sa
m ère, en lui d isan t q u ’elle est m alade, très m a­
la d e ..., m ais q u ’elle n ’a m al n u lle p art. Et à l’af­
fection qui so urit et console, elle répond p a r des
pleurs inaccoutum és, des im patiences, des désirs
nouveaux, des caprices étranges. Puis, que de
larm es sans m otifs, que de bourrasqu es dans un
ciel serein, que de rom ans créés en une heure
d ’im aginalion; que de caresses faites à u n chien
que l’on n ’avait jam ais aim é, que de baisers à un
oiseau auquel on n ’avait jam ais songé, que de
tendresses dépensées au h asard , suivant les con­
vulsions d’u n cœ ur qui ne peut être ni réglé ni
conduit.
Le passage de l’adolescence à la jeunesse est
une des époques les plus chargées de chagrins et
de joies folles, aussi je l’appelle la p ériode hysté-
L’AUROHE DE L'AMOUR.
59
rique de la vie. Je l’étudierai de plus près, plus
tard , dans u n ouvrage que je prépare su r les âges
de l'homme.
Si je n ’ai presque parlé ju s q u ’ici que de la
fem m e, c’est parce que, plus pudique, plus ré­
servée et p o u rtan t cent fois plus avide d’am our,
elle ressen t plus profondém ent le frém issem ent
qui annonce l ’arrivée du nouveau d ieu; plus inno­
cente que nous, elle en ignore la n atu re et, plus
tim ide, elle s’en effraie davantage. A l’hom m e, la
n atu re a fourni des ressources ignobles, presque
inconnues à la fem m e, et trop souvent le vice
précoce lu i fait goûter la volupté avant qu’il ne
connaisse l’am ou r. L orsqu’il est pudique, chaste
et passionné, il ressen t lui aussi ce tu m u lte qui
agite tou t son être ; lui au ssi est som bre, m élan­
colique et bizarre, il dem ande à la n ature avec
l’accent de la colère ou de la plainte : une
fem m e.
À ces cris, trop souvent, hélas ! c’est le prem ier
venu qui rép o n d . Pour certains tem péram ents,
il est im possible de résister longtem ps aux to u r­
m ents d ’un e robuste et vigoureuse chasteté, et la
fragile enveloppe hum ain e se b riserait si on
s’obstinait à com prim er ces forces si puissantes
et accum ulées, prêtes p o u r la bataille. Le p re ­
m ier am our ne tarde pas à p a raître ; si à l ’être
qui survient il m anque plus des deux tiers
des vertus nécessaires, l’am our est u n tel m a­
gicien q u ’il les fera su rg ir et, d’un ver, il fera un
dieu.
La jeune fille dans ses songes avait im aginé u n
hom m e avec des ailes n ’ayant rien de m atériel
que deux lèvres p o ur lui im p rim er un b aiser; un
être tout am our qui au rait em porté son âm e dans
les espaces infinis, en une région d ’or, de lum ière,
de ch aleur. Le frém issem ent des ailes et la dou­
ceur d’u n baiser étaient toute la lux u re que celle
pu re enfant adm ettait dans ses rêves; et, au delà,
u n obscur et infini m ystère dont elle ne savait
ni le nom , ni la form e, ni les lim ites.
Au lieu de cet être parfait, elle voit un hom m e
en redingote qui fum e beaucoup et qui dit du m al
des fem m es; peut-être ses cheveux com m encentils à grisonner, peut-être est-il déjà m ari et p è re...
m ais c’est u n hom m e.
Le jeune hom m e aussi avait rêvé d’un ange : il
devait être tout yeux et tout cheveux, une taille à
se rre r entre deux doigts, des pieds qui devaient
à peine poser su r terre, u n éternel so urire illu ­
m iné d’un rayon céleste, une âm e ardente com m e
le feu, une innocence p u re com m e la neige qui
tom be su r les pentes de la Ju ng frau. Mais il est
tiré de son rêve, par la grosse servante dont
la forte cam b rure n ’indique qu’une chose c’est
q u ’elle est fem m e et très fem m e; au lieu d ’ailes
elle a deux bras vigoureux et deux m ains durcies
p a r les casseroles et le balai. Les petits pieds
sont deux larges et lourdes p a tte s.... Mais c’est
une fem m e.
T out suffit au p rem ier am ou r ; com m e il est vul­
gaire l’objet des pensées de cette fille am o u reu se1
Un cœ ur d ’épicier dans u n corps de portefaix. Il
est pâle et l’hébétude de son reg ard lui sem ble
être de langueur ; il est m alade et elle le trouve
poétique; s’il est robuste, il est p o u r elle le dieu
de la force; arro gan t, il lui sem ble passionné;
est-il égoïste, ta n t m ieux, il n ’aim era q u ’elle qui
seule sau ra le ren d re heureux. Que de poésie
dépensée quelque fois p ar u n jeu ne hom m e pour
une m arito rn e ! Que de soupirs poussés p o u r le
pâle visage d ’un ch lorotique! M alheur si la séduc­
tion vient s’ajouter à tous ces m ensonges ! Mal­
h e u r à la pauvre fille ! Le vieux lib ertin sait dire
avec u n accent q u ’il sait pren d re depuis long­
tem ps : « Je t’aim e! » M alheur si une vieille las­
cive qui veut réveiller ses appétits éteints p ar le
goût d ’un fru it vert sait réchauffer le jeu n e inno­
cent aux feux de voluptés nouvelles ! Alors l’in ­
cendie s’allum e, et le p rem ier objet aim é sert
d’autel à la plus extravagante idolâtrie.
Le p rem ier am our il est vrai n ’est pas tou jo u rs
aussi déplorable, m ais il l’est le plus o rd in aire­
m ent. Nous serons sincères dans cette étude, parce
que l’hypocrisie est le ver rongeur de nos sociétés.
Le péché originel de l’am ou r se m ontre dès ses
prem iers vagissem ents; n otre p rem ier m ot est un
m ensonge : « Je t’aim e par-d essu s tout, je t’ai­
m erai éternellem ent. Tu es m on p rem ier am our
et Ton ne peut aim er q u ’une fo is.... » Un second
serm ent répond au prem ier ; un b aiser, qui sou­
vent contient deux m ensonges, vient sceller la pre­
m ière hypocrisie, et cette tare indélébile m arque
ju sq u ’au d ern ier jo u r toutes les expressions de
l’am our, tous les délires du cœ ur.
Soyez sincères à votre p rem ier b aiser si vous
voulez que l’am ou r soit la prem ière joie de la vie
et non u n trafic de m ensonges voluptueux.
Oui, votre am our est le p rem ier, m ais, parce
q u ’il est le prem ier, il n ’est pas vrai, il n ’est pas
ju ste, il n ’est pas n atu rel q u ’il soit le plus grand
et T unique am ou r. Ne vous parjurez point avant
de connaître la vérité. A l’étern ité de vos serm ents,
répondra iro niq u em ent l’indifférence du lende­
m ain et le regret du su rlend em ain . Avant d ’avoir
aim é véritablem ent, vous direz déjà su r tous les
tons que la vertu n ’existe pas e t'q u e l’am ou r est
u n songe, et, en m êm e tem ps, enfants et vieil­
lard s vous nierez u n dieu dont vous n ’avez jam ais
vu le tem ple. Délaissés p a r u ne ch am brière qui a
eu les prém ices de n otre jeunesse, nous crions à
la trahison . Enchaînés au ch ar d’une coquette
vous vous révoltez si son caprice brise le fil léger
qui vous liait à elle avec m ille au tres esclaves,
M enteurs vous-m êm es qui dites que l’am ou r est
u n m ensonge.
L’AURORE DE L'AMOUR.
05
Vous prétendez que vous vous aimez et p o ur tous
deux peut-être c’est le prem ier am ou r. Eh ! bien, ne
jurez pas encore. Il est rare que le p rem ier am our
soit le vrai, com m e il est ra re aussi que le prem ier
livre d ’un au teu r soit la véritable expression de
son génie. On est faible p a r trop de jeunesse
com m e p ar trop de vieillesse, et l’am our unique est
com m e bien d’au tres dogm es qui plaisent tan t à
l’hom m e, ce bipède pédant et hypocrite qui a fait
plus de victim es dans la société m oderne que bien
des crim es et des m aladies du corps et de l’esprit.
Si votre am our est le p rem ier, ta n t m ieux! Les
m ains chastem ent enlacées et les lèvres p u diq u e­
m ent jointes, ne prononcez pas d’au tre parole que
celle-ci : « A im ons-nous ! » Si vous êtes du petit
nom bre de ces h eu reu x m ortels qui n ’aim eront
q u ’une fo is, qui ont rencontré l’ange entrevu
dans les prem iers songes de la jeunesse, heureux,
m ille fois h eu reu x ! La fidélité dans l’avenir
cim entera p our toute la vie votre pacte. S’il existe
u n Dieu, com bien de fois il doit so urire en enten­
d an t nos serm ents, et ce so urire doit le récon­
forter dans l’éternel ennui d’avoir seul à su bir
cette fatale étern ité. Q uant à m oi si le progrès
de la vraie et saine dém ocratie doit effacer de nos
in stitu tio n s ju rid iq u es la form ule du serm ent,
je voudrais que l’hom m e et la fem m e ne ju ­
ren t plus jam ais. Un serm ent de m oins et une
caresse de plus, quelles délices! L’élern ité en
m oins et une caresse plus longue, quelle vo­
lupté!
La trip le cuirasse d ’hypocrisie qui, depuis la
naissance, nous enveloppe, nous em pêche de voir
la véritable n atu re des choses, et en am our nous
som m es tous des faussaires. L’extrêm e liberté,
l’extrêm e sincérité peuvent seules nous g u érir de
cette m aladie qui s’infiltre dans toutes les races,
dans toutes les classes, sans épargner les n atures
les plus élevées et les plus robustes ; qui s’est
incarnée dans chaque fibre de n otre cœ ur, dans
toutes nos institutions.
Quelles sont les véritables sources de l’am our?
Quelles sont les voies qui conduisent à son tem ple
sacré? 11 ne devrait y avoir q u ’une seule source et
q u ’une seule voie, m ais le nom bre est si grand de
ceux qui veulent en trer là où ils espèrent la joie
su prêm e, la foule est si com pacte que tous ne
peuvent pén étrer p ar la grande ro u te naturelle.
Il en est qui arriv ent p ar des chem ins de traverse,
p ar des portes latérales et ceux-là sont m alh eu ­
reux, parce que le péché originel de leurs am ours
les condam ne à une vie pleine de déboires et
d ’am ertum e.
La sym pathie est l’u n ique m ère de l’am our, la
sym pathie, le m ot le plus beau du langage h u ­
m ain. Souffrir ensem ble, prophétie m élancolique
d e là vie vécue à deux, m ais m ieux encore, sen tir,
rire et pleurer ensem ble : deux organism es, m ais
une seule p ercep tion ; se voir, se reg ard er, se
d ésirer, une étincelle qui jaillit du contact de
deux désirs; voilà le p rem ier acte. Deux navires
isolés su r l’im m ensité des m ers; lov en t les pousse
l’un vers l’au tre. Ils se sentent dans un e nécessité
com m une et se lancent un câble qui les u n it. Dès
cet in stan t ils navigueront ensem ble, s’exposeront
aux m êm es périls et chercheront le m êm e rivage.
La plus rapide et la plus ardente sym pathie
p ren d naissance dans l’adm iration de la form e qui
est p our ainsi dire le sentim ent du beau, satisfait
p ar l’objet désiré. P arm i les qu atre définitions de
l ’am our, que le Tasse a discutées, il y en a trois
qui exprim ent bien cette idée : « l’am our est le
désir de la beauté » ; « l’am ou r est le désir d ’em ­
brassem ents chez ceux qui sont avides d’une
beauté p articulière » ; « l’am ou r est une union
qui nous fait d ésirer la beauté. »
En effet, q u ’est-ce que l’am ou r, sinon le choix
des form es les m eilleures à perpétuer? Qu’est-ce
donc que l’am our, sinon le choix de ce qui est le
m eilleur p o ur q u ’il triom phe du m édiocre, le
choix de ce qui est jeu n e et fort p o ur q u ’il survive
aux élém ents vieux et faibles? La fem m e gardienne
des germ es, vestale de la vie, doit être plus belle
cjue nous, et, en elle, l’hom m e aim e la form e
avant to u t; les form es m édiocres peuvent, re h a u s­
sées p ar la puissancç d ’un grand génie et d ’un
cœ u r passionné, susciter encore d ’ardentes pas­
sions; m a isc e so n l tou jo u rs des sym pathies artifi­
cielles; là où ap p araît une difform ité, l’am our est
m o rt, ou bien il vit com m e un prodige d ’héroïsm e
ou com m e une m aladie esthétique.
La fem m e aussi est frappée p ar la beauté des
form es viriles, et elle peut aim er un hom m e seu­
lem ent parce q u ’il est b eau ; m ais, chez elle, la
sym pathie s’élargit et s’élève, et le caractère,
l’intelligence, la séduisent bien plus souvent que
cela ne se voit chez nous. Des hom m es fort laids
ont eu le b o n h eu r su rh u m ain d ’être aim és ; m ais
dans la supériorité de leu r caractère, dans la puis­
sance de leu r esprit et dans la g ran d eu r de leu r
situation, ils avaient u n a ttra it qui leu r donnait
un e place dans le m onde du beau. La fem m e ren ­
ferm e une telle puissance de transm ission des
élém ents germ inalifs et possède un e telle accu­
m ulation de beauté q u ’elle peut presque se passer
de celle de son com pagnon. Mais elle veut se
sen tir conquise p ar une force supérieure, elle veut
tou jo u rs se sen tir fascinée par la g ran d eu r et
l’éclat.
En am our, l’esprit et le caractère exercent une
très faible influence s’il ne s’y jo in t pas la beauté,
et l’esthétique dom ine le m onde de l’am ou r. Même
ceux qui croient placer dans les plus hautes
sphères de l’idéal le critériu m de leu r choix et
qui m éprisent le beau com m e un appeau p o u r les
n atu res vulgaires et dom inées p a r les sens, ne
rech erch en t, sans le savoir et. sans le vouloir, que
des qualités de n ature essentiellem ent sexuelles.
Peut-être y a-t-il quelque philosophe qui se
vante d ’aim er un e fem m e laide m ais intelligente
et b o n n e. Qu’il descende dans le fond de son
cœ ur et il découvrira que ce qui le charm e dans
sa com pagne ce sont des qualités p u rem ent fém i­
nines : la sensibilité tou ch an te de son âm e, les
délicatesses ch arm an tes de son cœ ur, son in taris­
sable tendresse ou bien les grâces de son esp rit;
en u n m ot, ce superbe contem pteur de la form e
a été séduit p ar la form e toute belle et toute fém i­
nine d’un caractère ou d ’un esprit. La fem m e
aussi, lorsq u ’elle aim e u n hom m e laid, est to u ­
jo u rs conquise par l’esprit de sa n atu re, l’am bi­
tion arden te, le courage héroïque, p ar quelque
qualité ayant u n caractère profondém ent viril. Le
sexe fait partie trop intégrante de notre organism e
pour que nous puissions l’élim iner de notre appré­
ciation.
Si quelqu’u n se refuse à adm ettre que le beau
est l’excitant suprêm e de tout am ou r, q u ’il se sou­
vienne que c’est la passion de la jeunesse qui,
elle-m êm e, est toujours une form e choisie de la
beauté.
Il est rare que l’éclair qui ja illit des yeux d’un
hom m e et d ’une fem m e, en se ren co n tran t p o ur la
prem ière fois allum e d ’un seul coup l’incendie.
C’est la plus heureuse com binaison des grands
hasards de la vie. Se renco n trer, s’ad m irer, se dé­
sirer en u n in stan t et ro u g ir ensem ble, c’est une
joie trop ra re que peu de m ortels ont éprouvée et
que peu éprouveront. Plus souvent il arrive que les
sym pathies naissantes m archent à pas irréguliers ;
l’une a porté l’hom m e au plus h au t point du désir
et de la passion, tandis que l ’au tre com m ence à
peine à se dessiner. Même lorsque deux am ours
sont appelés à d’heureuses destinées, la fem m e,
ne peut ressen tir com m e nous la môm e ém otion
subite et violente. L’hom m e dit tout d’un regard ;
il avoue aussitôt avec orgueil sa défaite ; la fem m e
môm e sous l’em pire de la plus com plète fascina­
tion, baisse les yeux, se refuse à l’évidence et se
défend p ar tous les m oyens. L’hom m e a déjà dit
cent fois avec les yeux « je t ’adore », que la
fem m e en trem blant ose à peine dire « je t ’aim e­
rai ». Ils se fuient, ils se rejoignent, ju sq u ’à ce
q u ’ils aient atteint le m êm e degré dans la passion.
Les énergies de l’am our, qui s’accum ulent par
la durée, suivent les lois physiques qui gouver­
nent les forces. Les am ours les plus subits ne
sont pas les plus durables, et si la satisfaction
su it de près le désir, l’am our peut ressem bler
plutôt à un rap t q u ’à une véritable passion. Ordi­
nairem ent, les am ours qui n aissent lentem ent,
m eurent lentem ent; et ceux qui ont le caractère
de la foudre d u ren t ce que dure la foudre. De
foute façon un am our sain, bien constitué et
destiné à une existence féconde q u ’il naisse rap i­
dem ent ou lentem ent, doit com m encer p ar une
secousse violente, qui m esure la profondeur d’où
a ja illi cette chaude sym pathie. Toutes les autres
affections naissent d ’une façon fort différente de
l’am our, sans éclairs ni tonnerre : l’am itié, la
bienveillance, une affection quelconque naissent
paisiblem ent. O utre cette large route qui conduit
à l’am our to u t droit et sans détours, il est des
sentiers de traverse.
L’am itié peut être quelquefois le point de départ
de l’am ou r, m ais dès lors il n ’a plus une origine
naturelle, et dès m aintenant nous allons rencon­
trer les pins m auvaises sources de l ’am o u r; la
reconnaissance, la com passion, la vanité, la
luxure, la vengeance.
Lorsque l’on a pu voir une fem m e pendant long­
tem ps, lui p arler et môme vivre avec elle, sans
lui donner un au tre nom que celui do sœ ur ou
d’am ie, si un jo u r il nous sem ble l’aim er, cet
am ou r ressem ble beaucoup aux fruits des tro pi­
ques poussés dans nos clim ats à force de fum ier
et de calorifères. On connaît le vieux problèm e :
l’am itié est-elle possible entre l’hom m e et Ja
fem m e? Il ne sera jam ais résolu, parce que beau­
coup donnent ce nom à de véritables am ours que
la m ain rigide du devoir retien t su r le seuil du
désir. On croit devoir, par délicatesse, donner à ces
sortes d ’am our le nom d ’am itié, et je ne condam ­
n erai certainem ent pas cette innocente tro m p erie;
m ais une véritable et réelle am itié avec tous les
caractères spécifiques qui distinguent cette sereine
affection n ’est possible entre u n hom m e et une
fem m e q u ’à une seule condition : c’est de faire
abstraction de tout caractère sexuel dans ceux qui
se sont serré la m ain. Et re tran ch er le sexe est
u ne cru au té physique et m orale qui d étru it plus
de la m oitié de l’individu. Si l’am itié réu n it deux
eunuques de ce genre, je dirai que leu r affection
n ’u n it plus un hom m e et une fem m e, m ais deux
êtres n eu tres; m ais tan t q u ’un désir, m êm e le
plus pudique et le plus innocent, sera possible
en tre eux, l’am itié sera de l’am our.
Combien y en a-t-il de ces eunuques m oraux !
com bien sont-ils les hom m es et les fem m es qui
peuvent aim er sans aucun d ésir? Comptez-les, et
je vous d irai alors com bien il y a de cas bien
constatés d ’am itié sans am ou r en tre hom m e et
fem m e.
Je veux p o u rtan t être plus explicite afin de
n ’avoir pas l’air de to u rn er le problèm e, au lieu
de le résou d re, parce que je le trouve difficile.
Y a-t-il dans ce m onde un hom m e et une fem m e
qui se voient volontiers, qui s’aim ent et qui n ’ont
jam ais désiré m êm e u n baiser? Oui. Eh bien! ces
deux anges sont am is, et j ’adm ets le phénom ène
psychologique de l’am itié en tre personnes de sexe
différent.
Toutes les form es de bienveillance peuvent se
tran sfo rm er en am our et su rto u t cette am itié
en tre hom m e et fem m e que nous avons adm ise
com m e possible. Il peut n aître p ar celte voie des
am ours de longue durée et de constitution saine.
N éanm oins, ils sont tou jo u rs froids et lym pha­
tiques. Ils ont besoin d’un e hygiène fortifiante, d ’un
traitem en t suivi, car leurly m p hatism e peu t deve­
n ir scrofule. Une variété com m une de ce genre
d ’am our est celui qui n ait|d e la reconnaissance.
Àmor che a nullo amato amar perdona,
chante le poète et avec raison, m ais à une condi­
tion, c’est q u ’il n ’y ait de différence en tre les deux
am ants que dans la rapidité de le u r m arche,
c’est-à-dire, que l’un arrive le prem ier et que
l ’au tre le rejoigne; au trem ent su r la grande route
de l’inclination, ils ne se ren co n treraien t jam ais.
Oh ! tuteu rs qui croyez à l’am ou r d ’une pupille !
oh ! hom m es qui croyez à l’am ou r d’une o rp h e­
line que vous avez com blée de bienfaits ! oh vieux
célibataires qui croyez à l’am ou r d’une gouver­
n an te reconnaissante, rappelez-vous que la reconsance seule n ’a jam ais inspiré u n véritable am o u r;
elle ne peut que conduire vers la sym pathie,
elle ne peut se rem placer. Il v a des hom m es et
des fem m es qui ressem blent beaucoup aux a n i­
m aux à sang froid, qui ont la tem p ératu re du m i­
lieu qui les environne m ais qui sont incapables de
p ro d uire de la ch aleu r p ar eux-m êm es. Ils ne sa­
vent pas aim er par eux-m êm es, ils ont besoin qu’un
au tre am ou r les pén ètre. Leurs affections sont
froides et égales p o ur to u s; ils dem andent aux
hom m es et aux livres ce q u ’est l ’am o u r, ils com ­
p arent leurs sentim ents avec ceux des autres,
com m e u n n atu raliste qui tourne et reto u rn e un
insecte en tre ses doigts, p our s’écrier enfin : « Mais
il m e sem ble que c’est bien l ’am ou r vrai. Moi
aussi j ’aim e, j ’aim e v éritablem ent! » P our tous
ces individus dont le nom bre est bien plus grand
que l’on ne croit, le vers cité plus hau t est très
v rai, et ils aim ent p ar reconnaissance ou p ar com ­
passion, ce qui est à peu près la m êm e chose.
Cette douce bienveillance, qui est l’am our par
g ratitud e, ne doit pas être confondue avec la pitié
q u ’ont spécialem ent les fem m es p o ur ceux qui les
aim ent follem ent, et à qui, plus d’une fois, elles
accordent, non leu r am ou r, m ais un am our de
pitié. La fem m e s’atten d rit facilem ent; elle ne
p eut voir im puném ent souffrir, et souvent elle
cède p ar pitié et p ar orgueil légitim e de donner
le b o nheu r à u n m alheureux. L’hom m e, souvent
spécule sur cette faiblesse et il en abuse m iséra­
blem ent, prêt à calom nier celle qui s’est sacrifiée.
Lui aussi peu t aim er p ar com passion, m ais plus
souvent il se donne p ar am our-propre et sans
affection, ainsi que nous le verrons dans le cours
de nos études.
Il n ’est pas ra re p o urtan t que la fem m e, outre
la volupté, accorde son am ou r à celui qui depuis
longtem ps soupire, p leure et souffre p o ur elle. La
com passion est un e corde sensible qui vibre
m êm e dans les n atures les plus b ru talem en t égoïs­
tes, et chez la fem m e, si riche d’affection elle peu t
vibrer ju sq u ’à la douleur. Mais l’être sensible, en
posant sa m ain su r celui qui souffre, le m aintient
au-dessous de lui, de sorte q u ’une parfaite égalité
ne peu t exister en tre celui qui inspire la com pas­
sion et celui qui la ressent. C’est là le caractère
essentiel de ce sentim ent, et l’am our qui en ré­
sulte se ressent tou jo u rs de son origine bâtard e.
L’am our p ar com passion est toujours u n e form e
de pitié, de protection et m anque des élans de la
p assio n ; il ressem ble tou t à fait aux vers de ceux
qui ne sont pas poètes, qui ne sont pas chauffés
p a r le feu sacré.
La fem m e q u i, p ar m alheur, n ’a encore éprouvé
que l’am ou r p a r com passion, peu t se faire illu ­
sion, en toute sincérité, q u ’elle aim e profondé­
m ent ; m ais, m alh eu r à elle si u ne vraie pas­
sion s’éveille en son cœ ur et l’anim e des com pa­
raisons ! La pauvre créatu re qui aim e follem ent
p o u r la prem ière fois souffrira les plus âpres
to rtu res dans cette lu tte entre le devoir et son
entrainem ent, entre la com passion et la passion.
D em ander l’am our com m e u ne aum ône étan t une
vilenie, je préférerais m ille fois être aim é par
caprice, p ar vengeance ou p ar lu x u re. La fem m e
qui nous aim e de cette façon a tou jo u rs son talon
su r n otre tête, et bien que la pression d’un petit
pied puisse nous être aussi chère que la caresse
de la m ain , en face de la n atu re nous com m et,
tons u n acte vil et nous bouleversons les lois les
plus élém entaires de la physiologie des sexes.
L’hom m e qui renonce à la privauté de la conquête
est u n lion q u i laisse couper sa crin ière ; c’est
un Sam son après les ciseaux, u n e form e atté­
nuée de l’eu n u que. Que le sort vous préserve d ’un
am ou r p a r com passion !
Une source encore plus trouble est la vanité.
E ntendre d ire q u ’une fem m e est belle et chaste,
q u ’elle n e s’est jam ais laissée aim er, aiguillonne
l’am our-propre de l’hom m e qui se croit irrésis­
tible. Les filles d ’Ève, à le u r to u r, s’obstinent à
je te r l ’ham eçon au poisson solitaire qui vit chas­
tem ent dans la solitude. D’où, bien beaucoup des
défis jetés et relevés p our trio m p her du corps,
plus que d u cœ ur et recu eillir les trophées de la
vanité. Les grandes am oureuses, qui ont depuis
longtem ps renoncé à l’am our élevé, ne font des
conquêtes que p ar vanité, p o u r en ch aîn er à leu r
ch ar de nouvelles victim es. P resque tou jo u rs elles
s’attaquen t à des hom m es difficiles ou à de n atu res
très différentes les unes des au tres. Elles désirent
ardem m ent donner la p rem ière leçon de volupté
aux innocents et subjuguer les vieux libertins;
Au choix de la victim e concourt encore l’aiguil­
lon de la curiosité, u n des fils les plus résistan ts
de la tram e psychologique de la fem m e. Le fru it
âpre et sauvage peut exciter l’appétit d’un palais
blasé au tan t que le m ets faisandé. Dans ces n atu ­
res, le dérèglem ent peu t aller ju s q u ’à n ’aim er
que par curiosité, sans m êm e la m oindre volupté,
qui n ’est pas toujou rs nécessaire dans ces cas p a­
thologiques.
C ependant, m êm e quand la vanité seule a ra p ­
proché u n hom m e et un e fem m e, une sym pathie
u ltérieu re peu t éveiller u n véritable am ou r qui
jo u ira d’une longue vie. Mais c’est u n am our qui
ressem ble au ro tu rie r riche et p arti de rien .
L’hom m e qui, chaque jo u r, accuse sa’com pagne
de vanité, présente lui-m êm e, bien plus q u ’elle,
les form es les plus grotesques de ce sentim ent, et
n ous le voyons bien rarem en t renoncer à la
p u érile ostentation de ses am ou rs. Que de fois il
fut assez vil p o u r rep ro ch er à la fem m e qui le
rend heureux de l’avoir aim ée seulem ent p o ur
pendre u n nouveau trophée au ch ar de ses triom ­
phes ! La fem m e, au contraire, m êm e lorsq u ’elle
ne s’est laissée aim er que p ar vanité, m êm e lors­
q u ’elle est au m om ent de congédier l ’esclave qui
l’a lassée, lui donne presque toujours u n certificat
de bons services, le laisse heureux, ne l’hum ilie
point, lu i laisse cro ire q u ’il a su plaire u n jo u r,
u n m ois, une année, à celle qui a peut-être feint
de l’aim er. Personne ne sera h u m ilié d’avoir été la
douce victim e d ’u n caprice, chacun se sentira
avili d’avoir servi de b u t à une spéculation vani­
teuse. Bien souvent, au co n traire, la fem m e, avec
u n sens très fin, s’aperçoit q u ’elle n ’est désirée et
aim ée que p ar ostentation, m ais elle feint géné­
reu sem ent de ne pas s’en apercevoir et peu à peu
elle p arvient à se faire aim er p o u r elle-m êm e,
et, sans que l’am i ennem i s’en doute, réu ssit avec
une grande habileté à su b stitu er une passion a r­
dente et sincère à la m esquine am bition qui
avait in sp iré l’attaque et la conquête. C’est là
un e des m ille preuves que, p ar le sentim ent, la
fem m e nous dépasse de tou te la h a u te u r dont
nous la surpassons p ar la force et l’intelligence;
un e des m ille preuves que la fem m e tend toujours
à élever, l’am ou r m êm e le plus bas, tandis que
nous voulons toujours faire passer sous les four­
ches caudines de la volupté, m êm e les am ours nés
com m e les aigles, su r les rochers les p lu s escar­
pés de la psychologie.
La lu x u re est la m ère féconde des am ours
abjects, et ce sentim ent m êm e n ’est p o ur u n grand
nom bre que le besoin de se d ésaltérer à un e fon­
taine plus douce que les au tres. L’am ou r n u , sans
le splendide vêtem ent de l’im agination et du cœ ur,
dépouillé des form es que lui prête le sentim ent du
b eau, se réduit à un squelette, la lux u re, qui pour
beaucoup est tout l’am ou r. P ourtant il y a des
am ours qui osent s ’appeler de ce nom et qui eu ­
ren t p o u r origine une m aison de p ro stitutio n ou
le viol! Avoir possédé avant d ’avoir aim é, avoir
é té possédée avant que d ’avoir donné le prem ier
baiser d ’am ou r, quelle ignom inie ! Et cependant
l’am our est u n tel m agicien q u ’il a su parfois faire
ce prodige.
Ces am ours nés de la luxure sont les plus diffi­
ciles à conserver. Les artifices les plus savants
du p laisir ém oussent leu rs arm es contre des dif­
ficultés insu rm o n tab les; et la fem m e, après des
prodiges de dévergondage du cœ ur et des sens,
peu t voir la prem ière venue lu i a rra c h er sa proie.
L’am our peut être violent, ard en t, m ais la coupe
qui l’abreuve est toujours d ’un verre bien fra.
gile et d ’un instan t à l’autre il peut se b riser en
m ille pièces.
Bibl. J8Q.
La vengeance, u ne des form es de la haine,
peu t être la m ère incestueuse de l’am ou r. Se
voir trah ie, vouloir h u m ilier le coupable par le
m épris et lu i je te r à la face u n nouvel am our
trouvé en un jo u r : voilà l’origine des am ours p ar
vengeance.
Le m alheureux qui sert d’instru m ent à ce calcul
honteux ne s’aperçoit pas de la ru se ; il se laisse
aim er, il aim e, et prête à rire à qui feint de
l’aim er et à qui assiste à l’odieuse com édie. La
vanité nous em pêche de rem arq u er que nous
avons été vus, désirés et conquis en un in stan t,
et pendant que nous faisons la roue, nous ne nous
apercevons pas que nous som m es affichés p o u r
h u m ilier celui ou celle qui est encore et plus que
jam a is aim é, sans penser que nous serons con­
gédiés b ru squem en t dès q u ’on n ’au ra plus besoin
de nous.
Ces cas sont les plus m alheureux ils appar­
tienn en t à la pathologie la plus laide du cœ u r
h u m ain . Dans d’au tres cas, l’am our p ar vengeance
devient un véritable am ou r qui g u érit les ancien­
nes blessures et qui ouvre u n large horizon de
bo nh eu r à l’hom m e et à la fem m e qui se sont
connus de cette étrange m anière.
Je ne prétends certes pas avoir étudié toutes les
origines pures ou im pures de l’am ou r. A insi, il
arrive souvent que la source d ’un am ou r n ’est
pas uniqu e, m ais double, ou m ultiple et form ée du
concours de différents ruisseaux. Ainsi une petite
m ais sincère sym pathie peu t s’u n ir à u ne grande
vanité, etc.
11 arrive parfois q u ’une personne soit aim ée, non
p o u r elle-m êm e, m ais p arce q u ’elle ressem ble
étran g em ent à u n être longtem ps chéri et p erdu.
C’est ainsi que l’on aim e la fille après la m ère, et
on a vu des cas ou l’am our s’est prolongé ju sq u ’à
la troisièm e génération.
La grande disproportion d ’âge de l’am ant,
l’odeur de m om ie qui s’exhale de cet am ou r lui
donnent un caractère qui m e les fait placer au
L'AURORE DE L'AMOUR.
79
m oins su r les frontières de la physiologie et d e là
pathologie, aussi les appellerai-je volontiers physiopathologiques.
Les am ours d ’origine m ixte, sont d’au tan t plus
vifs et plus p u rs que la p art qu’y a p ris la sym ­
pathie est plus grande. L’influence q u ’exerce su r
l’am our son origine prem ière est tellem ent p u is­
sante que plus d’une fois des affections bien
m alades ont guéri d’un coup, au seul souvenir
du passé. « Tu m ’as po urtan t sincèrem ent aim é
u n jo u r.... E t p o u rtan t je t’ai bien aim é ! » Un
hom m e dans une position su périeure et de
noble race glisse peu à peu dans la boue, perd sa
dignité et ju sq u ’aux form es que donne l’éducation ;
cependant on découvrira en l’observant attentive­
m ent dans la distinction d ’un geste, dans la
noblesse d’u n accent, dans un goût plus raffiné,
les traces de son origine. Il en est ainsi d ’un
am ou r bien né et il est capable de résu rrectio n
à u n degré inouï.
Lorsque l’am our com m ence, on peut avoir quel­
ques doutes s u r sa réalité. Les em bryons se res­
sem blent tous et le plus fort m icroscope ne sait
pas d isting u er l’œ uf du lion de celui du lapin.
L’am our revêt des travestissem ents si nom breux
et si variés q u ’il nous m et dans de cruels em barras
p o u r le discerner. Il est plus facile à recon­
n aître chez nous que chez les au tres, bien q u ’il
soit plus im p o rtan t p o u r notre bonheur de
savoir si nous som m es aim és que si nous aim ons.
Cette étude physiologique p o u rra serv ir à dis­
tin g u er l’am our vrai de l’am our faux chez a u tru i;
p o u r le d istinguer chez vous-m êm e, l ’étude de vos
sentim ents intim es suffira.
CHAPITRE IV
LES
P R E M I È R E S ARMES
DE
L’ A M O U R .
LA S É D U C T I O N
Combien doit être subtile et m ystérieuse cette
savante chim ie qui u n it les élém ents rep ro d u c­
teurs de deux organism es de sexe différent, p o ur
créer la vie dans u n être nouveau ! Il ne suffit pas
q u ’u n certain nom bre d’années vécues p ar u n
hom m e e t u n e fem m e aient, dansLle calm e et le
silence, p rép aré les germ es prêts à s’attire r ; il
ne suffit pas que les forces de l’affinité sexuelle se
soient accum ulées ; il ne suffit point encore que la
sym pathie déterm ine l’em brasem ent. Q uand le
long travail de la n atu re a tout disposé p o u r que
le grand phénom ène s’accom plisse, l’hom m e doit
accom plir sa m ission spéciale. Elle est sim ple et
n ’exige que de la force : force physique, m orale,
intellectuelle, ou m ixte ; m ais tou jo u rs une force
d’attaque pour assaillir et b riser les entraves que
la fem m e opposera p ar p u d eu r.
s.
A la fem m e, au co n traire, la n atu re a assigné
u ne tâche beaucoup plus difficile et plus cruelle.
Elle doit refu ser ce q u ’elle d ésire; elle doit
lu tte r avec la volupté qui l’en v ah it; elle doit
repousser celui q u ’elle aim e ; exiger des sacrifices
au lieu de dem ander des b aisers; être avare
quand to u t la pousse à la générosité; elle doit
rassem bler toutes ses faibles forces pour se défen­
dre de l’assaut de celui q u ’elle voudrait serre r su r
son sein.
Les lu ttes des désirs et des coquetteries, des
ard eu rs et des p u deurs, des im patiences et des
refus varient suivant les pays et les époques, m ais
elles sont tou jou rs sem blables dans le fond. Même
lorsque l’am our le plus ten dre u n it deux êtres
l’un dit ; « Je veux », l’au tre 'répond « A ttends ».
L’u n d it : « Tout de suite », et l’au tre : « Plus
tard ». Lorsque l’inverse se p roduit et que les
rôles am oureux sont renversés, il en résulte to u ­
jo u rs u n violent désordre.
Au Paraguay, où les m œ urs sont très faci­
les, u n jeu ne hom m e fort im p atient, q u i p o u r­
tan t avait le d ro it de se croire aim é, répétait su r
tous les tons, depuis les plus tendres ju s q u ’aux
plus passionnés, avec des sanglots dans la voix :
« A ujourd’hui ». Et la belle créole qui ne savait
rien de D arwin ni de l’élection sexuelle, répondait
en sourian t : « Com m ent au jo u rd ’h u i! tu ne
m e connais que depuis dix jo u rs. Dans deux m ois
nous v e rro n s,... p eu t-être.... » P ar cette réponse
ingénue, elle confirm ait la philosophie de la
séduction et se conform ait à la physiologie des
sexes..
Tous les jo u rs la plus belle m oitié du genre
h u m ain nous accuse b ru talem en t d’être beaucoup
plu s préoccupés du contenant que du contenu.
C’est tout sim ple : la m ission différente des deux
sexes veut q u ’il en soit ainsi. Si certain es lignes
ont su r nous tan t de pouvoir, c’est q u ’à notre
insu elles nous indiquent aussitôt la bonne
m ère et la bonne n o u rric e; et la volupté p ré ­
pare, plus q u ’il n ’y p araît, le bien des généra­
tions futures. Il suffit d’une soudaine ard eu r et
d’u n violent désir p o u r féconder. Mais la fem m e
ne cherche pas seulem ent u n féco n d ateu r; elle
veut u n défenseur pour sa progéniture, et un
p ro tecteur p o ur sa faiblesse; elle veut être assu­
rée de la solidité de la tendresse de celui qui dit
l’aim er. L’hom m e devra co n stru ire le n id ; est-il
architecte? Il devra le défendre; est-il courageux?
Il devra élever et en rich ir ses enfants; est-il ind u s­
trieux? A-t-il de l’am bition? A-t-il de la persévé­
rance? Il faut q u ’elle sache tou t cela. Elle sait
q u ’elle est jeu ne et belle, elle sait que su r un
signe, m ille adorateurs tom beraient à ses pieds,
m ais elle ne veut pas u n hom m e, elle veut l’hom m e
qui sera ardem m ent, puissam m ent et longuem ent
à elle. Voilà com m ent dans le p rem ier développe
m ent de l’am ou r, nous lisons les lois in éb ran ­
lables qui le gouvernent; voilà com m ent la n a­
tu re nous explique clairem ent l’inévitable légèreté
des m âles h u m ains, leurs polygam ies et leurs exi­
gences; com m ent la destinée de la fam ille fu tu re
est confiée à la fidélité, à la p u d eu r, à la chasteté
et aux sublim es réserves de la fem m e.
Même dans le cas le plus heureux et le plus
ra re où les deux am ants sont p ris à la fois p ar
un e sym pathie égalem ent énergique, il leu r est
nécessaire de se fa ire la cour, c’est-à-dire de se
m o n trer l ’un l’au tre sous tous les aspects de la
beauté physique, m orale et intellectuelle. Après
s’être conquis p ar le reg ard , ils doivent se recon­
q u érir chaque jo u r, à chaque h eu re, p ar les sé­
ductions du cœ u r, de la grâce, de l’intelligence.
Cette séduction réciproque est d ’au ta n t plus
nécessaire que la différence en tre les am oureux
est plus profonde, — q u ’elle vienne du degré de
l ’affection, de l’âge ou de la beauté, — que
l’équilibre soit com plet p o ur co n stituer u n
am ou r (parfait.
Il fau d rait des volum es p o ur décrire tous les
artifices d o nt se servent les hom m es et les
fem m es p o u r se co n q uérir et s’assu rer de leu r
am ou r. La fem m e ne reg rette jam ais le tem ps
passé dans ces luttes. P arm i ses soupirants, le
tem ps élim inera les faibles et elle au ra con­
quis le m eilleu r parm i les bons. Les passions
vraies et profondes ne connaissent pas l’im p a­
tience et ignorent la fatigue.
Il est fâcheux de n ’avoir pas dans n otre langue
u n m ot pour exprim er la séduction physiologique
et la victoire de l’am our p ar les lois de la n ature.
Les Anglais l’appellent courtship et Darwin, en
em ployant ce term e dans le sens le plus large et
p o ur tous les an im aux, lui a donné un cachet
scientifique.
La coquetterie n ’est q u ’une form e de l’a rt de
séduire et de co n q uérir, et elle ap p artien t déjà à
la pathologie. Elle est beaucoup plus fréquente
chez la fem m e, m ais elle se ren co n tre aussi chez
l’hom m e ; elle est si profondém ent enracinée chez
quelques n atu res qu’elle existe avant la puberté
et ne cesse q u ’à la m o rt. L’am our-propre y occupe
u ne si grande p art que son étude ren tre plutôt
dans celle de l’orgueil que dans celle de- l’am our.
La séduction physiologique est u n besoin, la
coquetterie est u n vice. Le besoin de p laire est une
des nécessités les plus fondam entales de l ’am ou r,
et l’u n de ses in stru m ents les plus actifs ; la coquet­
terie, est à elle-m êm e sa p ro p re fin. Quand la
conquête est faite, la séduction physiologique
désarm e; la coquetterie au co n traire est perm a­
n ente et se renouvelle tous les jo u rs avec de nou­
velles ard eu rs. Il est indifférent à, une coquette de
p artag er une passion pourvu q u ’elle plaise à b eau ­
coup; m oins coupable, elle veut encore en to u rer
u n véritable am ou r d’u ne guirlande de sym pa­
thies ; quoique son cœ u r soit donné, elle ne se fait
au cu n scru p ule de dispenser des so urires, des
soupirs, et m êm e des baisers dem i-chastes et
des caresses dem i-libertines à d ’au tres que l’on
veut garder enchaînés p ar le fil léger de l’espé­
ran ce. Dans les cas les plus graves, le cœ u r ne
peut se donner à aucun parce q u ’il est prom is à
tous, et l’atroce fatigue de plaire à un grand
nom bre lasse tellem ent le sentim ent q u ’elle rend
im possible le développem ent d’une affection sé­
rieuse. Les infatigables coquettes et les Don Juan
endurcis n ’aim ent ja m a is; et si l’absence de chute
est le synonym e de vertu , on peut dire que la
coquetterie est une chose sainte et p ure. Le sens
m oral se révolte en voyant tous les jo u rs des
fem m es qui vendent à toute h eu re des sourires
et des désirs, qui font les Lucrèces to u t en
jo u an t im puném ent avec la passion q u ’elles ne
ressen ten t p as, et je tte n t l’anathèm e à celle qui
est tom bée une seule fois, entraînée peut-être
p a r une passion vraie et forte, à celle qui n ’eu t
peut-être que le seul tort de croire im possible^ le
m ensonge et la trah iso n. La vertu d ’une coquette
est celle de l’am iante, qui résiste au feu parce
q u ’elle est incom bustible; c’est une vertu toute
physique, tou t anatom ique. Qui l ’apprécie n ’a pas
l’om bre de sens m oral et n ’a jam ais lu u ne page
de la physiologie du cœ u r hum ain.
0 lecteu rs, si vous avez le m a lh eu r d’aim er
u n e coquette, n ’oubliez pas que la coquetterie
appartient à l’histoire des dévergondages du sen­
tim en t; et si vous avez soif d’am ou r, allez
ailleu rs car vous vous êtes trom pés d’adresse.
Le véritable am ou r, qui ne cherche pas seule­
m ent la volupté, m ais la possession absolue, com ­
plète, de toute la personne aim ée, n ’a ni la patience
n i le calm e nécessaires p o u r apprendre la coquet­
terie. L’am our lance des éclairs : il tonne, il pleure,
fulm ine, m enace et p rie ; bouleversé, il bouleverse ;
blessé, il tue ; il blasphèm e et il b én it ; il n’a q u ’un
to r t,... c’est de ne pas savoir le jeu d’échecs.
La coquetterie, p ar contre, est la plus fam euse
joueuse d’échecs q u ’on ail jam ais connue.
La séduction n aturelle est l’art de nous m o n trer
sous l’aspect le plus avantageux. Pour plaire, nous
nous perfectionnons au tan t que nous pouvons et
em bellissons p a r la n atu re et p ar l’a rt, nous
frappons ainsi à la porte p ar laquelle en tren t les
affections. L’hom m e qui est le plus fort et à qui
sa force donne les plus irrésistibles séductions,
se jette aux pieds de la fem m e en lui dem andant
une aum ône d ’am ou r. E t la fem m e qui est la plus
faible jou it de la volupté su rh um ain e de poser le
pied su r sa force, et de se d ire elle est à m oi. C’est
là une des form ules les plus ordinaires de la séduc­
tion réciproque des sexes. Lorsque l’hom m e à
genoux et quelque fois p leu ran t dem ande l’am our,
il obéit à l’une des lois les p lu s inexorables de la
n a tu re ; il n ’est ni p ro stitu é ni avili, m ais avant
de se pro sterner dans la poussière il est bon q u ’il
ait jelé des éclairs. Lion p o u r tous, agneau pou r
m o i! voilà l’hom m e que dem ande la fem m e.
Quand la grâce a conquis la force, la fem m e se
sent com plète, et quand l’hom m e sent la ru d e
écorce de sa n ature herculéenne, caressée par
les douces m ains de la fem m e, il se sent com ­
plet et tous deux, au com ble du b onheur, se
sentent transform és en cet être parfait qui est la
som m e d ’u n hom m e et d’un e fem m e.
CHAPITRE Y
LA
PUDEUR
La p u deur est u n des phénom ènes psychiques
dont il est le plus difficile de faire la physiologie,
parce que il est très vague, bien q u ’im périeux et
tyranniq ue dans quelques-unes de ses form es ;
parce q u ’il esttrè s variable ,suivant les races; parce
que tou t en faisant p artie des énergies qui se déve­
loppent dans l’approche des sexes, il sem ble au
co n traire les éloigner, et que, né de l’am ou r, il
paraît vouloir en co ntred ire la fin suprêm e.
J’avoue que j ’ai changé d’opinion su r la pu deur
et m odifié m a prem ière appréciation, exprim ée
dans la prem ière édition de la P hysiologie du
p la isir. Je croyais que c’était u n sentim ent qui
apparaissait en nous dans l ’enfance et dans l’ado­
lescence , spontané com m e l’ég o ïsm e, com m e
l’am our-propre, com m e l’am o u r; plus tard je me
suis persuadé que la p u d e u r est d’abord ensei­
gnée, puis apprise, c’est-à-dire, est un de ces
sentim ents que j ’appelle acquis ou secondaires.
La p u deur est Y extra-courant de l’am o u r, et elle
a p o ur origine l ’am ou r lui-m êm e. Les anim aux
nous m o n tren t des indices de p u deur. Beaucoup
d’entre eux se cachent p o u r sacrifier à la volupté;
beaucoup de fem elles, recherchées p ar le m âle,
com m encent p ar fu ir, p ar résister, p a r cacher ce
q u ’elles désirent accorder. C’est probablem ent u n
acte irréfléchi, au to m atiq u e; peut-être est-ce une
form e de p eu r devant les exigences du m âle.
Mais ces fuites, ces résistances, ces cm bres de
p u d eu r arriv en t à exciter le m âle com m e la
fem elle et à m ieux p rép arer le terrain- p o ur la
fécondation. Il se peut que les anim aux voilent
leu rs am ours à nos reg ard s p o ur se g a ran tir du
dan g er, se sachant très exposés dans ces instants
suprêm es, m ais on peu t croire q u ’ils ont des vel­
léités de p u deur. Chez les anim aux supérieurs,
ce sentim ent ap p araît d ’abord dans la fem elle, à
laquelle l’analom ie des organes et son rôle défen­
sif dans les com bats am oureux le rendent plus
spontané et plus n atu rel. A la fem elle hum aine
la n ature a assigné la m êm e m ission en la faisant
cent fois plus p udique que l’hom m e.
La prem ière fois que la fem m e cacha avec la
m ain des parties que l’hom m e voulait voir on eut
la prem ière m anifestation de la p u d e u r, qui
n aq u it en m êm e tem ps que la coquetterie.
Plus tard l’hom m e et la fem m e vivant ensem ble
d ans la fam ille, dans la trib u , d u ren t devenir
n aturellem en t, m êm e en dehors d ’un g ran d déve­
loppem ent cérébral, les anim aux les plus p u di­
q u es, p arce que la fem m e est soum ise à une
reb u tan te infirm ité périodique, et que l’hom m e
présente d’au tres phénom ènes génitaux q u i, non
cachés, attireraien t trop l ’attention de tous et
su sciteraien t des p erturb atio n s dans les deux
sexes. C’est p ourquoi il est tou t n atu rel que
presque tous, p o u r ne pas dire tous les peuples
de la terre, présentent quelque form e de p u d eu r ;
et de m êm e il est très n atu rel que dans l’hum a­
n ité aussi, la fem elle soit plus pudique que le
m âle, p o u r qui, dans la m ission agressive qui lui
est dévolue, la p u d eu r serait presque im possible.
La p u d eu r, née de cette façon, s’enseigne,
com m e beaucoup d ’au tres choses, aux enfants ;
en effet, ju s q u ’à la pu berté ceux-ci ne pourraient
co n n aître la valeur spéciale des organes copulatifs. Peut-être p o u rtan t la p u d eu r prend-elle
naissance spontaném ent ou p o u r m ieux dire p ar
hérédité dans les n atures les plus parfaites. En
enseignant la p u deu r, ou bien on la lim ite à la
sphère génitale ou bien on l’éfend au delà.
Le S herih at ordonne que la m ain de la fem m e
tu rq u e soit cachée dans sa p artie su périeure, m ais
il perm et d ’en m o n trer la paum e. Dans l’Inde
m éridionale, les fem m es arm éniennes se couvrent
la bouche partout m êm e dans leu r m aison, et
lo rsq u ’elles so rtent, elles s’enveloppent de voiles
blancs. Les fem m es m ariées vivent dans une
grande réclusion, et, d u ran t p lu sieu rs années, elles
ne peuvent voir des hom m es, fussent-ils leu rs
p a re n ts; elles couvrent leu r visage devant leu r
beau-père et leu r belle-m ère. Ces deux exem ples,
p ris en tre m ille, suffisent à nous convaincre q u ’à
la vraie p u d eu r s’ajoutent souvent des élém ents
accessoires de convention, qui, physiologiquem ent,
ne lu i ap p artienn en t nullem ent.
En E urope m êm e, les lim ites de la p u d eu r sont
indiquées p ar la m anière de se vêtir des genoux
aux seins et sont fixées, non p ar la m oralité et
les exigences du sexe, m ais p ar la mode du vête­
m ent. Celui qui a pu écrire cette hérésie : « la
p u deur ne tien t que de l’habitude de se couvrir »
a p ris ces élém ents conventionnels pour la p u deur
elle-m êm e.
Nous ne devons pas confondre avec la p u deur
p ro p rem ent dite, ce sentim ent esthétique qui
nous fait dérober aux reg ard s d’a u tru i certains
actes reb u tan ts de n otre vie anim ale. Le sen­
tim en t de la p u deu r réelle défend à la vue des
profanes les organes et les m ystères de l’am ou r,
ainsi que les parties qui s’y rap p o rten t indirecte­
m ent, ainsi que je l’ai déjà dém ontré dans m a
Physiologie du p la is ir 1. Nous voyons presque tous
t . 5e édition, et traduction française de M, Conte de Lestradc, Paris, Reinwald, 1886,
les peuples cacher d ’abord les p arties génitales,
puis les flancs, le sein, les jam b es, les bras, enfin
to u t le torse et parfois m êm e la tête ; m ais ici la
p u d eu r cède la place aux exigences sociales ou à
la jalousie.
Le sentim ent de la p u d eu r est u n des plus va­
riables en form e, et nous en ferons en étendu
l ’histoire eth niqu e dans Y Ethnologie de Va m o u r1.
Qu’il m e suffise de d ire que je divise les peuples
en im pudiques, dem i-im pudiques et pudiques,
selon q u ’ils p résen ten t des traces à peine sensibles
ou u n développem ent plus ou m oins grand de la
p u d eu r. Ce sentim ent n ’est pas, com m e l’intelli­
gence, le goût du beau ou d ’au tres phénom ènes
psychiques qui offrent un e progression ascen­
dante et rég u lière, des races inférieures aux races
élevées; il ne peut donc être p ris p o u r u n dyna­
m om ètre du progrès.
Les Tehuelches (A m érique m éridionale) se bai­
gnent très souvent m ais presque tou jo u rs avant
l’aube, et hom m es et fem m es à p art. Ils sont très
pudiques et ne q u itten t jam ais le u r chiripâ.
Les Japonais, qu i sont cent fois plus civilisés
que les T ehuelches, leu r sont bien in férieu rs sous
ce rap po rt. Les Malais sont très pudiques; les
Grecs et les R om ains ne l’étaient guère. .Sans
so rtir de notre race et de n otre tem ps, nous
voyons des fem m es qui se laisseraient m o u rir plu1. L ’Amour dans l'Humanité. Paris, Fetscherin et Chuit, 1886.
tôt que de se soum ettre à l ’exam en du spéculum ,
et des hom m es fort intelligents et de goûis très
élevés qui avouent n ’éprouver au cune p u deur.
Dans les races su périeures p o u rtan t, en négli­
geant quelques exceptions et en p ren an t les groupes
h u m ains en grandes m asses, nous pouvons dire
que la p u deur cro it et présente des form es plus
raffinées à m esure que g ran d it la valeur m orale
et intellectuelle d ’un peuple. Les nations les plus
civilisées et les plus m orales sont aussi les plus
pudiques.
La p u deur est une des form es les plus élevées
de la séduction, elle est le respect physique de
soi-m êm e et u n phénom ène psychique de l ’ord re
le plus élevé. Fidèle com pagne de l’am our,
elle a dans les belles n atu res des m ystères
infinis, des délicatesses indicibles, des gestes et
des regards adorables, des m ots qui m ériteraien t
d ’être im m ortalisés p ar u n artiste. Celui qui a
la n a tu re im pudique ou dem i-im pudique du Fuégien ou du Japonais perd plus de la m oitié des
tréso rs de l’am o u r; il est com m e celui qu i, sans
od orat, adm ire les fleurs d’un jard in .
La fem m e est la vestale de la p u deur, et lo rs­
q u ’elle est vierge et p u re, elle possède en en tier ce
tréso r inappréciable, En chem inant dans les sen­
tiers de l’am ou r, elle en p erd quelques perles,
elle en perdra bien davantage si son com pagnon
l’aide à égrener son collier.
Pourtant il est rare , que m êm e dans les unes
fem m e perde toute pudeur. Jusque dans la vie
galante et libertine, parfois dans la prostitution,
nous voyons avec su rp rise b riller quelque diam ant
que la débauche n ’a pas su te rn ir. On est étonné
et ém u devant la force de résistance d’u n senti­
m ent qui p araît si délicat et si fragile. Et tan t
q u 'il restera à la fem m e un peu de cette terre sa­
crée su r laquelle puisse pousser u ne seule pauvre
fleur de pudicité, la v ertu n ’est pas m orte tout à
fai!, et sa résu rrectio n est possible.
La p u d e u r n ’est jam ais excessive lorsq u ’elle
est sincère; quand elle sort spontaném ent d’un
cœ ur droit et honnête, elle ne peut que nous pré­
p arer des joies su blim es. La p u d eu r a le don d ’élever dans les régions les plus hautes l’ignorance
et la sim plicité, et d ’en tou rer d ’une auréole de
lum ière les am ours les plus plébéiennes com m e
les plus hautes. P rotectrice de l’am our, elle le
su it pas à pas et le préserve de la boue et du feu,
en lui faisant élever les regards, elle l’épure et le
sanctifie.
G ardienne économ e des forces de l ’am ou r, elle
les en tretien t, toujours fraîches et jeu nes, lorsque
le p rem ier b aiser fait tom ber du front d e là fem m e
la prem ière fleur de sa virginité, elle en fait
ren aître de nouvelles sous les pas des deux am an ts.
Elle est le baum e qui conserve les affections. L’im ­
p u deur tue peut-être plus d ’am ours que l’infidélité.
A nos enfants, et su rto u t à nos filles, nous
devons enseigner de bonne h eu re la p u d eu r sin­
cère, sans hypocrisie. On peut être pudiquem ent
n u , et l’on peutêtve im pudique, le corps surchargé
de vêtem ents. Nous disons à nos filles de baisser
les yeux devant les regards qui les rech erch en t, et
nous les conduisons au théâtre où les danseuses
sont presque nues du m ilieu du corps ju sq u ’au
bas, et les spectatrices, depuis la taille ju sq u ’en
h a u t. Nous enseignons à nos filles à cacher
ju sq u ’à leu r pied au reg ard h ard i de l’hom m e, et
nous les livrons à la cou tu rière p o u r que, par
un e coupe h ab ile, elle exagère les courbes n atu ­
relles encore peu accentuées. T ant que cette p ro ­
fonde hypocrisie im prégnera notre société, la
p u d eu r ne sera q u ’une grim ace et ne p o urra exer­
cer que peu d ’influence su r nos am ours.
CHAPITRE VI
[LA V I E R G E
Puisque d ’après la gram m aire les adjectifs peu­
vent être du genre m asculin et fém inin, il s’en­
su it que l’hom m e peut être vierge au ssi; m ais
en tre sa virginité et celle de la fem m e il y a un
abîm e que l’on ne sau rait m esu rer. Un hom m e
vierge est u n hom m e qui ne connaît pas les m ys­
tères de l’accouplem ent; m ais de celte ignorance
il ne porte aucune trace su r son corps et souvent
non plus dans son âm e ni dans son cœ ur, car le
vice avec ses m ille subterfuges l’a peut-être rendu
plus im p u r qu ’une courtisan e, bien q u ’il se
puisse van ter de n ’avoir jam ais violé u n vœ u fait
à un e caste, à un préjugé ou à un e des nom ­
breuses tyran nies de la volonté, l a fem m e vierge
au co n traire est to u t u n m o n d e; c’est u n tem ple
auquel les peuples de toute la te rre ont p orté le
trib u t de leu r culte, de leu rs folies et de leurs
6
adorations ; et faire son h istoire est en grande
p artie écrire l’ethnographie de l ’am our. Dans ce
livre nous ne nous occuperons néanm oins que de
la vierge européenne com m e la n atu re l’a façon­
née dans le sein m aternel et com m e la civilisation
de notre tem ps la sacrifie su r l’autel de la ri­
chesse, de l ’am ou r, de la débauche.
La n atu re, en créant la vierge h u m aine, nous a
donné à réso u d re u n problèm e des plus obscurs
et des plus redoutables. Ce n ’était pas assez q u ’il
fallût seize années pour que l’enfant devienne
fem m e, ce n ’était pas assez que m ille rem p arts
m oraux défendissent re n tré e du sanctuaire.
Q uand à votre oui répond u n au tre oui, lorsque
toutes les difficultés sem blent aplanies et que
vous touchez à la victoire, u n ange terrib le vous
arrête de son épée de feu et vous d it : « C’est une
vierge. » La rose est près de vos lèvres, ferm ée,
belle com m e l’au ro re au p rin te m p s; seulem ent
p o ur lui im p rim er u n baiser il faut ensanglanter
vos lèvres. Profond m ystère ! Deux n atu res abso­
lu m en t différentes, m ais aussi ardem m ent éprises,
sont parvenues à travers m ille obstacles à se
rejoindre p o u r vider ensem ble la coupe de la
volupté; m ais su r le seuil se tient l’ange de la
douleur, et vous ne pouvez arriv er à la joie, q u ’à
travers u ne blessure. Cruel m ystère !
P o urtant c’est su r ce lim be rose plus petit
q u ’une lèvre d ’en fan t que sont concentrés l’a­
m our-propre, l’am our et le sentim ent de la pro ­
priété, le d ro it du m âle trio m p h an t de crier :
« Elle est à m oi ! — à m oi p o u r la prem ière
fois ! à m oi pou r toujours ! »
La n atu re a voulu consacrer anatom iquem ent
le p rem ier em brassem ent, elle a voulu in carn er
dans u n fait physique le p rem ier am ou r. Et
l’hom m e soupçonneux, jalou x , avare, bénit la
n atu re de p o rter tém oignage de la pureté de la
fem m e. Les Lom bards donnaient le m orgincap
au ssitô t après la p rem ière n u it de m ariage, et ce
don fam eux, p rix de la virginité pouvait aller ju s ­
q u ’au q u a rt de la fo rtu ne du m ari. Q uelques
épouses adroites, ajoute l’historien m alicieux,
stipulaient que ce don serait fait à l’avance
étant bien certaines q u ’elles ne le m ériteraien t
pas. Sans être L om bards, nous prom ettons à
toutes nos filles un m orgincap, p o u r q u ’elles g ar­
dent intact, ju sq u ’au jo u r suprêm e du p rem ier
am our perm is le voile sacré qui ferm e la porte
du san ctuaire, où n aissent les hom m es. Ce m or­
gincap c’est l’époux, c’est l’estim e, c’est le re s­
pect de tous. Avec ce voile tu es une sainte, une
vierge, u n ange, b u t de tous les désirs. Ce voile
fragile déchiré, tu es jeu n e, tu es belle, peut être
es-tu pure com m e h ie r, m ais tu n ’es plus q u ’une
fem elle hum aine. Le tem ple est violé, l’idole
est renversée, ses m inistres ont fui en appelant
su r la tête de Ja victim e 'la vengeance de leu r
Dieu. Quel am as de m ystères et d ’injustices
Le poète trouve m ille im ages p o ur peindre
la vierge : l’épine à côté de la ro se, le tem ple
défendu p ar les ailes d ’un ange, la p rem ière vo­
lupté consacrée p a r une p rem ière d ouleur, les
destinées de la vie des époux, écrites dès le p re­
m ier b aiser, c ’est u n m ystère infini qui couvre
u n e des p lu s belles scènes de l’h u m an ité, voilà
la vierge du poète.
Le m oraliste trouve lui aussi dans ses théories
théologiques cent raisons p o ur l’expliquer : La
garde de la v ertu p a r u n e défense m atérielle, un
doux]avertissem entque i’ain ou rn o u s donneram ille
do uleu rs, u ne g arantie certaine de l’honnêteté de
l’épouse, donnant à l’époux solennellem ent des
arrh es de l’éternelle félicité dom estique : voilà
la vierge du théologien.
Mais le n atu raliste secoue la tête, il repousse
la vierge du poète, il rit de la vierge du théolo­
gien.
Chaque organe a sa fonction, chaque effet doit
avoir sa cause, à chaque pourquoi interrog ateu r
il doit y avoir u n parce que satisfaisant. Pour
m oi la vierge est u n ange qui com m ence. C’est le
p rem ier degré de séparation de deux organes
g ro ssièrem en t ’ réu n is en nous : les organes de
l’am our, et les organes d’une des plus basses sécré­
tions. Plus les êtres vivants s’élèvent et plus leurs
fonctions se subdivisent, et dans u ne créatu re
supérieure à nous, l’am our au ra certainem ent un
terrain réservé et unique. Du cloaque unique,
nous som m es arrivés à deux p etits; u n pas de
plus et nous aurons trois organes et trois appa­
re ils; une des plus grandes hontes physiques de
notre corps sera effacée. Si m a théorie Darwi­
n ienne ne vous satisfait pas, il ne vous reste plus
que cet apologue que je vous recom m ande parce
que s’il ne vous donne pas la raison scientifique
de la vierge, il vous en expliquera presque toute
la physiologie.
« Un jo u r l’orgueil, l’am o u r et le sentim ent
« de la propriété fu ren t appelés devant Dieu pour
« ren d re com pte des guerres sanglantes q u ’ils se
« faisaient et qui ne laissaient aucun repos aux
« pauvres hum ains. Le Père É ternel était ce jo u r« là de fort m échante h u m eu r. Après une terrib le
« réprim ande adressée à ces m essieurs, il en
« vint à cette conclusion : S i vous ne cessez p a s
« de tourm enter les hommes avec vos interm ina« Lies discordes, si vous ne me donnez p a s , hic
« et nunc, une preuve de votre réconciliation,
« je vous chasse de la terre q u i vous p la ît tant,
« et je vous lance en enfer p o u r toujours.
« Ils ch erchèren t beaucoup d’excuses m ais le
« dilem m e se posait toujours : ou la paix, ou
« l’enfer.
« Ils eu ren t une longue discussion dans laquelle
« ils décidèrent de faire une œ uvre en co m m u n ,
«
«
«
«
«
«
«
«
«
et adm is de nouveau en présence de Dieu, ils
lui p résen tèren t la vierge, belle et précieuse
créatu re, p o ur laquelle il est difficile d’apprécier
lequel des trois eut la plus grande p art. On dit
que le Seigneur en rit de tout son cœ ur et
q u ’ayant congédié les trois architectes qui pour
cette fois seule se trouv èren t d’accord, il s’écria : Jam ais dans ma sagesse infinie je n ’au rais
im aginé une pareille sottise ! »
Si nous pouvions interrog er le Seigneur p o u r
savoir si, après tan t de siècles que la vierge est
créée, il se trouve satisfait d e l ’avoir laissée vivre,
je suis certain q u ’il répondrait oui. C’est une
créa tu re qui fait beaucoup plus de bien que de
m al, et fort peu p arm i les hom m es appelés à
voter, à ce sujet, m ettraien t dans l’u rn e une
boule noire. Je ne sais si toutes les fem m es
voteraient com m e nous, m ais je crois que les
m eilleures, les plus vertueuses, les plus belles
et les p lu s poétiques, seraient de n o tre côté.
Les tem ples ouverts sont m oins sacrés que les
tem ples ferm és, et le m ystère exalte tou jo u rs
l’idolâtrie. Or l’am o u r n ’est-il point la plus grande
des idolâtries?
Une vierge est à m ille pieds au-dessus de nous ;
elle doit bien nous aim er p o u r se réso u d re à des­
cendre de son piédestal. Le m ystère de l’incon n u ,
l’enchantem ent des prém ices centuplent les jo u is­
sances d ’u n p rem ier em brassem ent. P o u rtan t
l’h o rrible crain te de tro uv er le sanctuaire violé
nous tient suspendus su r les abîm es du désespoir
et de la volupté dont nous ressentons coup su r
coup les poignantes douleurs et les ineffables
delices. Et la fem m e qui se sait vierge m e­
su re l’im m ensité du sacrifice, et si elle a le
bonheur de le tro uver égal à la g ran d eu r de
l’affection q u ’elle éprouve, elle ressent une des
plus sublim es voluptés qui p u issen t faire vibrer
à la fois n erfs et pensées, sens et sentim ents.
Elle avait déjà donné son cœ ur et toute sa ten ­
dresse à son d ieu ; au jo u rd ’hui elle lui livre le
sceau qui lui confirm e la possession de tout son
être; après avoir partagé avec lui tout ce q u ’elle
possède, tout ce q u ’elle ressent, tou t ce q u ’elle
désire, elle lui donne son sang et p a r ce sang
elle prolonge un serm ent d ’am ou r fu tu r le plus
sacré que puisse prononcer un e créatu re h u ­
m aine. Elle se confie nue, faible, désarm ée à
un hom m e puissant arm é, invulnérable! Que de
passion, que d ’abnégation! Ange hier, elle se
laisse arra ch er les ailes p ar l’am an t p o ur devenir
fem m e, am ie, m ère. Prêtresse d ’u n tem ple, elle
b rû le su r 1 autel de l’am our la robe blanche de
la veslale et dans des sanglots de joie et de dou­
leu r elle crie : « Je suis à toi, toute à toi. Y a-t-il
encore quelque chose que je puisse te donner? Disle m oi je te le donnerai. J’ai coupé m es ailes
pour que tu m 'élèves su r les tiennes. J’ai b rû lé
m on tem ple po u r ne vivre que dans celui de ton
cœ ur. J ’ai renié la religion de m es rêves pour
n ’être que ta com pagne. Ne m e trah is pas. Je fus
ta vierge et m aintenant je ne serai que ta fem m e.
Aie p o u r m oi u n im m ense am ou r. Aie p o ur m oi
u n e im m ense pitié ! »
Le fait anatom ique qui constitue la virginité a
le grave inconvénient d ’être com pris de tous, de
sorte que le vulgaire, fier et heureux de pouvoir
résoudre une question de vertu avec les yeux et
les m ains, jette b ru talem en t l’épée de Brennus
dans la plus délicate des balances. Que les philo­
sophes et les m oralistes discourent à leur aise su r
la pu reté du cœ ur et su r les lim ites de la vertu ;
p o u r le vulgaire, il n ’y a que des vierges ou des
fem m es profanées; et la physique avec la résis­
tance de l’élasticité, et la géom étrie avec ses d ia­
m ètres résolvent un problèm e qui a fatigué les
plus grands penseurs dans cette question. Bien des
hom m es, in stru its ou ignorants, em poisonnent leu r
vie en pensant que la fem m e q u ’ils ont choisie
p o u r com pagne, n ’a pas rép an d u son sang dans
la prem ière étreinte.
La science affirm e que la virginité a m êm e ana­
tom iqu em en t bien des form es différentes, et
q u ’elle peut m anq u er chez des fem m es qui n ’ont
jam a is été approchées p a r u n hom m e. Moi-même
j ’ai vu dans m a p ratiq u e m édicale p lu sieu rs en­
fants très jeunes auxquelles m anquait ce fam eux
sceau p ar lequel la nature sem ble m a rq u er la
vierge; je pensais avec tristesse que p o ur elles la
v ertu et l’innocence seraient inutiles devant u n
hom m e ignorant et b ru ta l. Et lors m êm e que l’anatom ie ne se ren d rait pas coupable de cette tra­
hison, il suffit d’une chute, d’u n trau m atism e,
p o u r b riser cette m em brane qui est, p o ur le plus
grand nom bre, la seule g arantie de la p u reté. En
ou tre, dans les prem ières années, le badinage las­
cif d’u n adolescent ou la lu x u re d’un vieillard
peuvent d étru ire cette délicate m em brane sans
te rn ir le cœ ur de l’en fan t; et lorsque plus ta rd à
l’h eu re où l’am our se fera sen tir elle cro ira pou­
voir lever le fro n t, inconsciente m êm e de l’absence
physique du signe de sa virginité, que de larm es
versées. Combien de prem ières n u its d ’am o u r de­
venues des nuits d ’enfer, com bien de nœ uds
dénoués p a r u n préjugé, p ar u n soupçon, par
un e calom nie, com bien de vies em poisonnées !
Vous tous qui jugez la fem m e avec tan t d ’assu­
rance, avez-vous songé aux m ille dangers aux­
quels est exposée une fille jeune, belle et dési­
rée, qui doit com pter avec son ignorance et l’au ­
dace des hom m es, avec les su rp rises des sens et
les artifices étudiés de la débauche? La virginité
est un e chose im portante sans doute, c’est le plus
beau diam ant de la couronne d ’un e fem m e; m ais
elle n ’est pas toute la vertu.
Combien il y en a de ces m alheureuses qui n ’ont
été p u res que dans le sein de leu r m ère, qui
p a r u n a rt infini ont gardé le sceau de leu r v ir­
ginité à trav ers les débauches de cent am ants,
qui avec un e science consom m ée ont su conser­
ver ju sq u ’à le u r m ariage la preuve de leu r virgi­
n ité. Beau tréso r en vérité que ce d iam ant tom bé
cent fois dans la fange e t cent fois ram assé et
lav é? Précieuse perle que ce lam beau de chair
conservé intact en u n corps prostitué ! Une fleur au
m ilieu d’u n m arais fétide ! E t u n hom m e a p u la
cu eillir avec tran sp o rt, après avoir peu t-être jeté
l’insu lte à u ne jeu n e fille p u re à laquelle il ne
m an q u ait que l’hym en. Plus d’une fois la rage
m ’a pris en entendant des m ères donner à leu rs
filles cet u n ique précepte : « Conserve ta virginité
physique », j ’ai souvent m au d it la m orale de
n o tre tem ps qui dit à l’épouse : « S u rto u t point de
scandale : » L’œil d ’abord à l’hym en, plus tard
au tro u de la serru re : voilà donc toute la m orale
de la fem m e au dix-neuvièm e siècle.
La v aleu r excessive, b ru tale, bestiale, donnée à
la virginité p ar la société m oderne, a créé l’a rt in ­
fâm e de fab riq u er des virginités ; com bien ont eu
deux, cinq, dix éditions sinon am éliorées, tou­
jo u rs revues et corrigées à la grande satisfaction
de m aris ou am ants stupides. La pro stitutio n de
ce siècle hypocrite ne sau rait être plus cynique­
m ent vengée. Vous ayez de la vertu d’une fem m e
une idée toute physique; fort bien, le progrès de
la civilisation vous sert à souhait, elle vous fait
un e virginité physique. M undus vult decipi, ercjo
decipiatur.
La virginité ne com m ence ni ne finit dans une
m em brane plus ou m oins intacte : elle est anato­
m ique et m orale tout ensem ble. La vierge de
l’hom m e civilisé n ’est pas celle d u sauvage : une
h u ître qui ne peu t s’o u vrir q u ’avec u n couteau.
C est un e créatu re qui n ’a pas été souillée p ar la
lange sociale, c’est un e fem m e que beaucoup ont
peut-être aim ée et désirée, m ais qui n ’a été à au ­
cun. Elle ign o re le vice, elle rougit à un e parole
im pudique ou à un geste h ard i. Elle sait qu’elle
est intacte, bien q u 'elle ait soupiré et désiré, car
elle n a pas donné son cœ ur. Elle est vierge parce
qu elle est pudique, elle est p udique parce q u ’elle
est vierge, elle est vierge et p u diq u e parce qu’elle
est fem m e.
Et vous, m ères, lorsque vous enseignez à vos
filles quel trésor est la pureté virginale, donnez*
leu r, en m êm e tem ps q u ’un e leçon d ’anatom ie et
de physiologie, une leçon de h au te m orale. Dites
leu r qu il faut tout donner à l ’hom m e que l’on
aim e, rien à celui que l’on n ’aim e p a s; dites-leur
que l’on p eu t être p u re physiquem ent et im p u re
m oralem ent.
La religion du C hrist en p résen tan t à l’adora­
tion des hom m es un e vierge m ère, a voulu consa­
crer la pu reté fém inine et m o n trer le type de l’é­
pouse accom plie ; elle a voulu créer un idéal de
perfection ren ferm ant les deux plus hautes vertus
de la fem m e et ind iq u er que l’on peu t être vierge
et m ère, com m e vierge et p ro stituée. Que cette
figure idéale ait été une sublim e création de l’esprit
h u m ain , il suffit p o u r le prouver de voir l ’in ­
fluence im m ense q u ’elle a exercée su r l’a rt ch ré­
tien ; il suffit de reg ard er les vierges de R aphaël,
de M urillo et du Corrège.
CHAPITRE VII
LA
CONQUÊTE
DE
LA
VOLUPTÉ
Si l’hom m e élève scs am ours ju s q u ’aux plus
hautes régions de l’idéal ; s’il peut se regarder
comme l ’être qui sait le m ieux aim er su r la terre,
il peut se flatter aussi d’avoir reçu de la nature la
plus large p art de la volupté; il peut se vanter
encore d’être, le seul peut-être parm i les vivants,
qui puisse m o u rir de plaisir.
Terrible chose que l’em brassem ent d ’un hom m e
et d’une femme qui s’aim ent; si terrible que d e­
vant cet ouragan des sens, le peintre laisse tom ­
ber son pinceau, le physiologiste perd le fil de son
analyse, et que le philosophe reste stupéfait de la
sublim e anim alité et de la féroce grandeur de cet
acte, dans lequel toute force h u m ain e semble
être jetée en holocauste à la fécondation. But tacite
ou avoué de tout am our, rêve de toute vierge,
tourm ent et délice de tous les hom m es, la volupté
7
est la plus grande douceur des sens ; mais c’est
u n abîme profond où tom bent à chaque pas les
vulgaires am ours, où som brent m êm e les grandes.
Volupté ! m ot redoutable qui rappelle les plus a r­
dentes luttes de la vie, et le plus grand des boule­
versements qui accom pagnent la form ation et la
destruction d ’un organism e. Chaos où le bien et
le m al se m êlent au point de se confondre, où
l’ange et la brute s’étreignent où l’individualité
hu m ain e disparaît u n m om ent pour laisser en sa
place u n m onstre fantastique, moitié hom m e,
m oitié fem m e, moitié dieu, moitié d ém on; chaos
d ’où naît u n h o m m e; com m e d ’un autre chaosest
sorti le cri qui engendra la lum ière.
J’ouvre le livre des Actions hum aines et je lis :
« La belle de San Luri en Sardaigne tua par
ses em brassem ents le jeu ne roi, Martino II de
Sicile, de la m aison d ’Aragon, qui donna le dernier
coup à l’indépendance d elà Sardaigne en soum et­
tant à sa dynastie la partie encore libre de l ’île.
En 1409 il avait rem porté une grande victoire
contre Brancaleone Boria et le vicomte de Narbonne, lorsqu’il fut vaincu à son tou r par la belle
San Luri, qui, nouvelle Judith, tua le roi d’Aragon
p ar la fu reu r de ses baisers.1 »
« L’im pératrice Thôodora était si parfaitem ent
belle, que l’on disait que la peinture et la poésie
1. La Mai’mora.
Ilmerario in Sardigna,
p. 270.
LA CONQUÊTE DE LA VOLUPTÉ
111
seraient insuffisantes pour représentér l’incom ­
parable excellence de ses formes. Un historien
satirique ne rougit pas de décrire les scènes que
Théodora n’eut pas honte de rep résenter nue sur
le théâtre. Après avoir rappelé q u ’elle portait une
étroite ceinture, car il était défendu d’être abso­
lum en t nue su r la scène, Procope ajoute : « vx- st:'rw'/.u'ia.
« Après avoir épuisé tous les genres de plaisirs
sensuels, elle se plaignait avec ingratitude de la
parcim onie de la nature, et désirait un quatrièm e
autel sur lequel elle p u t offrir des libations au
dieu de l’am our. Après avoir été possédée p ar le
m onde entier, elle séduisit Justinien qui l’épousa ;
il l’appelait un don de la d ivin ité'. »
La vieillesse de David fut réchauffée p ar la jeu ne
Sanomite, et Herm ippus prolongea ses jou rs ju s ­
q u ’à 105 ans soutenu p a r le souffle d’un grand
nom bre de jeunes fem m es2.
Ces quelques citations suffisent à indiquer les
lim ites entre lesquelles se débat la volupté h u ­
m aine, productrice inépuisable de tant de bien et
de tant de m al. Pourtant devant la science elle
n ’est autre chose que « la plus puissante des affi­
nités chim iques ressen tiep arlep lu sp arfaitd escer­
veaux vivants». Les germ es de la vie préparés dans
le lent laboratoire d’u n hom m e et d ’une fem me,
t . Gibbon. Histoire de la décadence de l'Empire romain.
2. Livres sacrés.
se cherchent et s’attirent, et lorsque l’am ou r les
rapproche, ils rétablissent l’un des équilibres les
plus prodigieux de la nature en donnant naissance
à un être hum ain.
S’il est vrai q u ’à chaque seconde une feuille de
l’arbre h u m ain se délache et tombe, il est vrai
aussi que dans le m êm e tem ps, dix existences
au moins se confondent p o ur rallum er la vie ; car
p artout où un hom m e et une fem m e se trouvent
rapprochés et peuvent se désirer, la volupté s’en
em pare et leur dit : « P o u r un instant vous êtes
des dieux ! »
Il n ’y a pas d ’am ou r sans volupté, m ais la vo­
lupté à elle seule n ’est pas l’am our, com m e ce
que l’on nom m e idéalement am ou r platonique
est pas non plus l’am ou r. L’am ou r platonique et la
luxure sont des maladies de l’am our, maladies
qui ne sont du reste que trop fréquentes.
Il n ’y a pas de conquête sans la possession de
la chose conquise, com m e il ne peut y avoir d’a­
m o u r sans volupté.
Otez la fleur de l’arb re, ôtez le fruit à la fleur,
et vous aurez l’image de ces affections bâtardes.
Très souvent les lois de l’honnêteté doivent nous
interdire l’am ou r ; repoussez-le alors m algré de
cruelles souffrances.
Mais ne rusez pas avec l’am our, c'est la pire des
hypocrisies hum aines. Combien j ’en ai vu après
de longues tirades sentim entales su r l’am our
LA CONQUÊTE DE LA VOLUPTÉ.
115
platonique, glisser peu à peu ju sq u ’au vice. Tout
ou rien, l’am ou r le veut ainsi. Arrachez l’arbre
que vous ne pouvez cultiver ; n ’essayez pas de
diviser l’indivisible. On ne joue pas, on ne tra n ­
sige pas avec l’am our. La volupté sans l’am our,
toujours c’est la luxure m êm e dans ses formes les
plus simples. Avec l’am our ; la volupté m êm e est
vertu et la casuistique des théologiens est plus
im pudique que le plus ardent des baisers que se
soient jam ais donné deux am ants passionnés.
Am ants qui vous aimez, am ants qui vous pos­
sédez et vous enivrez à toute heure, souvenez-vous
que la volupté doit être, non le pain, mais le vin
de l’am our. Si vous voulez que vos lèvres soient
éternellement altérées, que votre volupté soit
chaste.
La volupté pudique fut donnée à la fem m e par
la n atu re afin q u ’elle la rende en joie à l’hom m e
qui doit la respecter com m e le gage de son
b o nheur domestique.
CHAPJTIvE VIII
COMMENT
SE C O N S E R V E E T C O M M E N T M E U R T
L'AMOUR
L’h om m e vit sur les lim ites animales du règne
h u m ain ; il est comm e la brute, p o ur laquelle
l’am ou r est u n désir qui naît, se satisfait et s’en­
dort. Si l’im pulsion vers la fem m e n ’est pas chez
lui limitée com m e chez elle au printem ps et à
l ’autom ne, c’est néanm oins une passion in ter­
m ittente, qui m e u rt à chaque besoin satisfait et
renaît à chaque nouveau désir.
Le nouveau désir po urra se tourner vers la
m êm e personne ou vers une autre; cela est une
question secondaire et, suivant la façon dont les
circonstances la lui feront résoudre, il sera m o ­
nogam e ou polygame, vertueux p ar habitude ou
libertin p ar caprice.
Voilà, plus souvent q u ’on ne saurait croire, la
façon d ’aim er de beaucoup de peuples à peau
COMMENT SE CONSERVE ET COMMENT MEURT L'AMOUR. 115
noire et de beaucoup d ’hom m es à peau blanche,
qui croient po urtan t aim er fidèlement u n e seule
fem m e à la fois.
E ntre le désir qui m eurt et celui qui germe,
vous pouvez m ettre un doux souvenir de g rati­
tude p o ur le plaisir goûté, une agréable espé­
rance d’u n bonheur plus grand, et alors le total
p o urra sim uler un vrai et grand am our.
Bien peu atteignent les hautes régions du sen­
tim ent, com m e les somm ets de la pensée; et
pendant que des centaines de m outons ru m in en t
et que des m illiards d ’insectes fourm illent dans
la plaine, su r les cimes bleues des Alpes, deux
aigles seulem ent représentent le m onde des
vivants.
Quoi que l’am ou r soit une passion très puis­
sante, il n ’en suit pas m oins les lois de la phy­
sique élém entaire qui gouverne toutes ces forces
accum ulées dans nos centres nerveux, que nous
appelons sentim ents. Tant que la passion reste à
l’état de désir, c’est-à-dire tarit que la force est à
l’état de tension et ne se transform e pas en tra­
vail, l’énergie persiste et le sentim ent reste ardent
et vigoureux. Tout l’art d ’entretenir l’am our se
*èduit donc à ceci : « Conserver le désir et le
faire renaître presque aussitôt q u ’il s’est éteint. «
Puisque l ’am ou r m êm e, avec toute sa puissance,
ne peut échapper aux lois physiques, et qu’à
l’étincelle qui s’échappe doit succéder u n temps de
repos où elle se renouvelle, il faut veiller à ce que,
pendant q u ’une partie de la force se transform e en
travail, une autre s’accum ule et prépare une
nouvelle étincelle, assez vite p o ur q u ’on ne
puisse savoir l’intervalle de temps qui sépare
l’une de l’autre. Transform er en courant élec­
trique continu le courant interm ittent, voilà le
grand secret pour faire d u rer l’am our.
Tant que le désir n ’est pas satisfait, non seule­
m ent l’am ou r se conserve, m ais il s’accum ule; ce
n ’est pas en vain que la fem me dem ande du répit
et prolonge la résistance. L’am our doit être ou
bien faible ou bien brutal p o ur se retirer de la
lutte avant la victoire, et com m e il est très rare
que la fem m e cède tout en une seule fois, scs
faveurs entretiennent le désir et ravivent l’am our.
Enfin tôt ou tard arrive le jo u r de la victoire ; môme
quand l’am o u r est assez bas pour se réduire à la
soif du plaisir, il ne périt presque jam ais dans le
p rem ier em brassem ent. Qui peut dire, en effet,
avoir possédé une fem m e tout entière en une
n uit d ’am our? Les beautés de l’hom m e sont telles
et nos sensations esthétiques sont si vives, que
m êm e la seule conquête de la volupté est h eureuse­
m ent très longue. Les divers trésors de beauté et
de volupté des deux am ants, l’art d ’aim er, si
négligé, m êm e depuis Ovide, m arquent la durée
des am ours qui em prun ten t seulem ent leur éner­
gie au culte de la forme et à l’ard eu r des sens;
COMMENT SE CONSERVE ET COMMENT MEURT L’AMOUR. 117
et dans quelques cas cette durée peut être fort
longue mais jam ais infinie. Elle n ’arrive que Irop
sûrem ent, l’heure où l’aile du temps efface la
fraîcheur de la jeunesse, et en m êm e temps celle
où la coupe de la volupté est vide, et alors, s’il n ’y
a rien autre chose, l’am our dépérit et aucun m i­
racle ne pourrait le sauver d ’une m o rt certaine.
La passion a surgi de la volupté et de la beauté :
elle finit avec elles.
Voilà le mode le plus ordinaire dont m eurent
les am ours vulgaires, et la durée de leur existence
peut se calculer avec précision, p ar la beauté des
deux am ants, leur jeunesse, leu r ard eu r et leur
art d’aim er.
Elles peuvent d u rer une heure, u n jou r, un mois,
un an, dix ans, et dans des cas très rares, toute
la période de la jeunesse. L’hom m e, et surtout la
fem me, ne tom bent pas sans résistance sous les
coups du tem ps, et avec un art infini ils réparent
les ravages des ans. De même en m atière d ’am our
ils agissent frauduleusem ent et ils excitent leurs
sens émoussés p ar toutes sortes d ’artifices, de
façon à se figurer que l’am o u r d u re encore, mais
sans éviter le term e inévitable.
0 fem mes qui voyez avec chagrin se refroidir à
chaque heure ce feu dont vous réchauffiez vos
m em bres am oureux, si vous n ’avez été heureuses
que p ar votre beauté, souvenez-vous aussi q u ’avec
vos charm es flétris ce feu s’éteindra et que per7.
sonne ne répondra plus à votre dernier cri de désir.
Vous me direz que j ’aspire à u n am ou r
idéal et impossible à attein d re; vous m e direz
aussi q u ’un hom m e bien constitué peut être beau
d u ran t quarante ans de sa vie, et que la fem m e
elle-même a droit à trente années de beauté et à
dix autres années de ch arm e; et q u ’u n am our
qui ne du rerait que ces trente ou quarante ans
est une chose fort enviable. Un printem ps et un
été de quarante années, term inés par u n doux
autom ne, pendant lequel les chers souvenirs et la
tendre amitié préparent la vieillesse, peuvent
sembler le triom phe d’une longue et superbe vie
d ’am our.
Tel est m on avis s ’il s’agit des am ours vul­
gaires; mais nous devons toujours viser plus h au t
et désirer un am ou r qui ne finisse q u ’à la tom be.
Puis, dites-moi, tout hom m e sain peut offrir à la
fem m e le tyrse de l’am ou r et toute fem m e saine
peut présenter à l’hom m e la coupe de la volupté ;
m ais combien y a-t-il d’hom m es beaux, combien
y a-t-il de fem mes qui puissent se dire belles?
Pas seulem ent dix su r cent. Et alors les autres qui
sont plus ou m oins éloignés du type de perfection,
ne devront pas aim er, ni être aimés ? Non : chez
l’hom m e si riche d ’éléments psychiques, le beau
ne s’arrête pas à la form e extérieure et l’am our
ne consiste pas seulem ent dans la volupté. Aucune
difformité, aucune m aladie ne doit se ren-
COMMENT SE CONSERVE ET COMMENT MEURT L’AMOUR. 119
contrer chez celui qui veut faire des hom m es;
ceci est de l’hygiène ; m ais les form es multiples
de la beauté morale et de la beauté intellectuelle,
relevées seulem ent p ar une légère délinéation du
sexe, peuvent et doivent éveiller des passions
ardentes et tenaces, et qui ne passent pas avec la
jeunesse. L’am ou r parfait doit naître de la con­
tem plation, de l’adoration de tous les genres
de beauté de l’être aim é; et lorsque celle des
form es pâlit, la beauté m orale brillera dans tout
son éclat, et plus tard encore la beauté de la
pensée nous apparaîtra dans toute sa magnifi
cence, de m êm e que pendant q u ’un astre disparaît
un autre s’éclaire dans le firm am ent. Nous avons
aimé une fem m e tout d’abord parce q u ’elle était
belle dans son enveloppe. Nous l’aim ons ensuite
dans la beauté de sa bonté, de son intelligence,
de ses idées, et de tout ce q u ’il y a de grand dans
l’hum anité m ême. Le caractère et la pensée ont
un type profondém ent sexuel et la bonté féminine
peut être adorée par l’hom m e, de m êm e que la
douce n atu re de la fem me s’incline devant le cou­
rage viril.
Si la fem m e n ’est pas seulem ent une belle
femelle, m ais u n ensemble de grâces et de perfec­
tions (et la vie la plus longue ne suffit pas à
apaiser nos désirs de possession), à la limite de
l’extrêm e vieillesse, quelque nouvelle conquête
nous reste encore à faire, et la douceur des sou­
venirs comble les vides que la jeunesse en fuyant
a laissés derrière elle. Sublim e triom phe de la
n ature hum aine, dans laquelle l’am ou r survit aux
sens et aux attraits de la beauté physique, et dans
laquelle un chaud rayon de lum ière brille su r la
tète argentée des deux vieillards qui s’aim ent
encore parce q u ’ils se désirent toujours et veu­
lent se sentir dans une étreinte éternelle, sexuelle
à l’origine, puis morale.
Ce sont les passions qui sont montées le plus
h au t qui descendent le plus rap id em en t; d e l à
l’épuisem ent qui suit l’énergie, l’ennui qui côtoie
l'enthousiasm e et les mille dangers de m o rt qui
entourent le sentim ent. L’am ou r présente, plus
q u ’aucune autre, ces phénomènes et ces périls, et
il est impossible à qui que ce soit de faire d u rer
la volupté et l’extase plus d ’un instant très court.
L’interm ittence est une des lois les plus inexo­
rables du système nerveux, et celui qui veut accu­
m u ler enthousiasm es sur enthousiasm es et
Ne respirer qu’une haleine
De baisers et de soupirs,
m eurt consum é p ar son propre feu, et ce qui est
pire, avant de m o u rir il voit l’am ou r m ort à ses
pieds. Nous ne pouvons nous révolter contre les
lois de la nature, m ais il nous est perm is de les
diriger à notre avantage. Entre les extases, nous
pou vons semer la joie et dissiper l’ennui ; entre les
COMMENT SE CONSERVE ET COMMENT MEURT L’AMOUR. 121
voluptés, nous pouvons supprim er la fatigue et
cueillir les fleurs du sentim ent; et après les trop
brûlantes ardeurs, nous pouvons trouver le calm e
et le repos dans le frais sanctuaire de nos pensées,
en m éditant et nous souvenant ensemble. Voilà
l ’am ou r parfait, l’am our idéal qui se conserve p u r,
comm e un diam ant dans le sable tourm enté d ’un
fleuve. Peu de personnes y atteignent, mais beau­
coup peuvent en approcher; il suffit m êm e au bon­
h e u r de l’h u m an ité de l’apercevoir de loin, comme
la terre prom ise qui, dit le poète, « est toujours
au delà des m onts ».
L’hom m e qui repousse brutalem ent les nobles
aspirations de la fem me à une plus haute partici­
pation dans le travail de la pensée, signe sa propre
condam nation; et lorsq u ’il la renvoie avec ironie
à son lit ou aux soins de la m énagère, il se résigne
à ne connaître que la partie la plus animale et la
plus grossière des joies de l’am our. Soyez le mâle
le plus robuste et le libertin le plus raffiné; lors­
que Vénus elle-mêm e descendrait près de vous,
elle vous ennuierait tôt au tard ju sq u ’à la nausée,
et alors, les imprécations contre la vanité de
l’am our, les blasphèm es contre la vie et les lam en­
tations sur le désenchantement que répétés depuis
Adam p ar le com m un des hom m es qui m éconnaît
stupidem ent les lois de .l’économie des forces.
Nous devons élever la femme non seulem ent pour
accomplir un acte de justice, mais pour étendre
le cham p de nos joies et accroître nos jouissances.
Un grand pas a déjà été fait en tran sfo rm an t la
femelle du gynécée polygame en m ère de famille,
m ais cet affranchissem ent de la société moderne
n ’est q u ’une sorte de tolérance, et l’égalité, à
laquelle elle a droit, n ’est pas suffisamment établie.
Si de concubine elle est devenue m ère, il reste à
lui donner le rang de femme ou plutôt à en faire
un homme-femme, je veux dire une créature très
noble et très délicate qui pense et sente avec nous,
qui pense et sente fém ininem ent, et complète
ainsi en nous l’aspect des choses dont nous ne
voyons q u ’une partie.
Là où l’hom m e et la fem me sont enchaînés par
les sens, les sentim ents et la pensée, l’am our se
conserve facilement p ar sa propre n ature et sans
aucun artifice. Quelques êtres privilégiés d em an­
dent avec étonnem ent pourquoi leur am ou r cesse­
rait ; chez eux l’am ou r persiste brû lant, tenace,
invincible, et il s’éteint d’un seul coup p ar la m ort ,
ainsi q u ’un vase de porcelaine très ancien et tou­
jours neuf, qui tom bant des m ains d’un serviteur
m aladroit, m eurt comm e il est né, n eu f et brillant.
Il n ’en est plus ainsi quand la volupté constitue
tout ou presque tout l’am ou r, et dans ce cas, la
m eilleure m anière de le faire durer consiste à
conserver toujours dans la coupe cette goutte de
désir qui entre deux em brassem ents entretient la
passion et donne un caractère profondément sexuel
COMMENT SE CONSERVE ET COMMENT MEURT L'AMOUR. Vlâ
aux habitudes, aux conversations et aux rapports
fam iliers.
La conservation de l’am ou r est un des droits et
u n des devoirs les plus saints de la fem me. Nous
autres hom m es, nous som m es trop légers, trop
polygames, trop exigeants dans nos désirs subits,
p o ur que la prudence nous rende facile cette éco­
nom ie de l’am our. Voir to u t, toucher à tout,
vouloir tout im m édiatem ent, voilà la physio­
nom ie tout enfantine de beaucoup d ’am ours chez
l’hom m e. La fem me aime plus que nous, mais
elle sait prévoir, p ressen tir, craindre. Môme en
am our, elle est bonne m énagère, et tandis q u ’elle
cueille la fleur p o ur la joie d’au jou rd ’h ui, elle sait
m ettre le fruit en réserve p o ur les jou rs tristes de
l’hiver. Malheur à elle, si elle s’associe à l’im p ré­
voyance de son prodigue compagnon. Ils feront
ensemble une belle flambée de leurs affections et
de leurs voluptés en renouvelant pour la m illièm e
fois l’histoire de la cigale et de la fourm i.
La fem m e est u n grand m aître en fait de sacri­
fices; q u ’elle use de sa science éprouvée p o ur con­
server l’am our, qui est l’air q u ’elle respire et le
sang qui l’alim ente; que jam ais elle ne dise oui,
sans avoir dit non au moins une fois.
Si la chasteté génitale est la vertu la plus propre
à conserver les am ours vulgaires, une certaine
chasteté du sentim ent et de la pensée, une certaine
réserve dans les m anières sont aussi indispen­
sables à laperpétuité des grandes am ours. L’h o m m e
ne doit jam ais voir sa femme nue et la fem m e non
plus ne doit jam ais se trouver devant son com pa­
gnon nu. Voiles el nuées, fleurs et feuillages doi­
vent toujours un peu cacher les sens, les senti­
m ents et l’intelligence.
L’am our m ort, il l’est à tout jam ais com m e tout
ce qui vit; m ais lui aussi il a des défaillances et
des syncopes, et com m e le rotifère, il peut être
ranim é p ar la pluie bienfaisante de l’aft'ection et
de la tendresse. Il a p o ur lui aussi u n e m ort réelle
et une m o rt apparente.
Que de fois u n am our que l’on avait cru m ort
ressuscite plus vivant que jam ais! On crie au m i­
racle, m ais sa vie était seulem ent latente.
Les médecins com ptent beaucoup plus q u ’au ­
trefois des cas de m ort apparente dans l’hystérie,
la catalepsie et toutes les formes de névroses; il
est tout naturel que beaucoup d’am ours vivantes
aient été considérées com m e m ortes. Dans ce cas,
il est vrai, l ’inhum ation précipitée est m oins dan­
gereuse, parce que l ’am ou r ouvre de lui-mème
son tom beau et apparaît en disant : « Ne pleure
pas, me voilà ! »
Il est très rare que l’am ou r m eure de m ort vio­
lente et les cas auxquels l ’on donne ce nom , sont
des blessures, des ru p tu res, des syncopes, rien de
plus. La m ort ne survient que p ar épuisem ent,
après de longues maladies.
Même quand le devoir nous com m ande de ne
pas aim er un infâm e, l’am our, condam né à m ort,
pleure et se désespère et ne veut pas m ourir.
Renfermé dans u n cachot, sans lum ière, sans ali­
ments, il résiste à la faim, aux ténèbres, au froid
et ne m e u rt pas.
Lorsqu’on aura cessé une bonne fois d’appeler
am o u r le désir de la chair et l’orgueil de la pos­
session, on verra que le sentim ent est chose infi­
nim ent plus belle, plus grande et plus noble
q u ’on ne croit ordinairem ent ; bien des miracles se­
ront enfin reconnus pour des phénomènes très sim ­
ples et beaucoup de mystères nous seront éclaircis.
Faire jaillir l’am o u r d’une froide indifférence,
le réveiller lorsqu’il dort, sem er les voluptés dans
notre vie est l’orgueil de la créature hum aine ;
m ais conserver l’am ou r conquis, le garder pur
et lum ineux, lui faire traverser im puném ent les
tempêtes de la vie, les brouillards et les gelées
de l’hiver, le guider sain et robuste, d elà jeunesse
au bord de la tom be, pour q u ’il m eure, comme
la victime mexicaine, entourée d’adm iration et
couverte de fleurs d ’une éternelle fraîcheur, est la
plus souveraine am bition à laquelle nous pu is­
sions aspirer.
On dit com m uném ent que pour l’am our la m ort
la plus naturelle est sa transform ation en amitié ;
mais j ’ai déjà dit ce que je pense de l’am itié entre
les deux sexes.
Peut-être dans quelques cas très rares, aucun
des deux am is ne se souvient que l’autre est d’un
autre sexe ; m ais com m ent oublier le passé, com ­
m ent effacer d ’un trait les ardents souvenirs des
longues années d ’am ou r? Si à l’am our évanoui
peut se substituer une douce habitude de se voir ;
si u n hom m e et une fem m e peuvent ne plus pen­
ser q u ’ils sont hom m e et fem me, quel nom m éri­
tera celte nouvelle et singulière affection? Peutêtre celui d ’habitude au tom atiq u e; je renverrai
alors ce phénom ène psychique au physiologiste,
afin q u ’il l’étudie avec les actes inconscients et
réflexes.
CHAPITRE IX
LES
ABIMES
ET LES
SOMMETS
DE
L ’AMOUR
La fleur qui s’ouvre et sourit su r le bord d ’u n
abîm e, m e rappelle l ’am ou r, vivant lui aussi
entre deux infinis. Tandis q u ’il lance vers le ciel
ses aspirations, tandis q u ’il semble y chercher
l’espace et la lum ière, il jette scs racines dans
les plus profonds abîm es; c’est la plus hum aine
des passions et en m êm e temps la plus divine,
elle est la plus intim e et la plus éthérée, elle est
la pensée qui guide le poète, lorsqu’il escalade
le ciel, elle accom pagne l’hom m e lorsqu’il se
plonge dans les voluptés.
On ne p ourra jam ais dire ju s q u ’où pénètre
l’am ou r quand il bouleverse la n atu re h u m aine,
jusque dans ses profondeurs où la vase se mêle
aux perles et aux coraux. Ce plongeur hardi
ram ène à la lum ière des choses ignorées et
étranges, et révèle au regard étonné de l'obser­
vateur les faits les plus nouveaux et les plus
inouïs.
Combien de natures simples de jeunes filles,
com bien d ’esprits vulgaires se troublent, s’agi­
tent, se renouvellent au contact du Dieu nouveau
qui sem ble évoquer toutes les passions silen ­
cieuses, toutes les idées endorm ies!
Le bouillonnem ent des élém ents psychiques au
contact de l ’am ou r, annonce presque toujours
l’apparition d’une seconde n atu re m orale, et en
renouvelant la vie, nïarque une cre nouvelle.
Tandis que le vulgaire, p ar le poil du visage et la
profondeur de la voix, juge q u ’un jeu n e garçon
est devenu h om m e, p o ur lui c’est le bouleverse­
m ent de son être qui lui dit q u ’il doit aim er, que
déjà il aim e ; p en d an t que les m ères voient avec
une tendre émotion que la poitrine de leurs filles
prend des formes arrondies, c’est égalem ent u n
trouble profond qui avertit la jeu n e fille q u ’elle
va aim er.
Dans la saison des am ours, beaucoup d ’anim aux
changent de couleur et de form e; ils se p aren t de
nouvelles plum es et acquièrent des arm es nou­
velles; avec le vêlem ent nuptial ils p rennent des
habitudes différentes et des aptitudes singulières;
de m uets, ils deviennent rem arquables ch an ­
teu rs; de stupides, habiles constructeurs; les
granivores se changent en cai’nivores ; habilants
de la terre, ils ont des ailes et sillonnent les airs;
LES ABIMES ET LES SOMMETS DE L'AMOUR.
129
la chenille se fait papillon. De m êm e pour
l’hom m e, sans que ce changem ent touche à peine
le p id e rm e de sa peau, il s’infiltre dans tous les
replis de sa nature psychique.
La phase de la puberté m érite une m onographie ;
q u ’il suffise de dire q u ’alors toute force se double,
toute énergie s’affine po ur le service de l’am our.
La puberté nous met en état de guerre, l’am our
nous appelle au combat.
Toutes les forces de l’hom m e ne sont pas
bonnes, toutes les aptitudes de son intelligence
ne sont pas utiles au bien ; l’am our appelle à l’ac­
tion m êm e les élém ents mauvais, qui ne s’étaient
pas m ontrés auparavant. Pour la prem ière fois
apparaissent des profondeurs m o rales.... les vices.
Dans les organism es pervertis et prédestinés aux
châtim ents, en m êm e tem ps que le p rem ier am our
apparaît souvent le p rem ier crim e. Chaque
élém ent h u m ain répond au grand évocateur du
m al et du bien : les colères nouvelles dans les
caractères doux et tranquilles, les prem ières
larm es sur des visages autrefois toujours sou­
riants, le p rem ier jet de poésie dans les cerveaux
de prose, [les prem iers accès d ’hystérie dans un
corps qui paraissait dépourvu de nerfs, les pre­
m ières am bitions dans u n jeu ne hom m e timide,
les prem ières m éditations devant u n m iroir, les
prem ières impatiences, les prem ières luttes contre
u n ennem i invisible, les prem iers mensonges, les
prem iers éclairs du génie, les p rem iers héroïsm es, sont tous des fantômes nouveaux appelés
p a r le magicien des m agiciens, p ar le plus habile
évocateur d ’esprits qui soit apparu dans l ’heureux
tem ps d e là magie et des exorcismes.
L’une des plus douloureuses et des plus bizarres
voluptés de l’am ou r est de sentir que tout fuit de
nous-m êm e, et que nous ne nous appartenons
plus. On croirait assister à une satanique fantas­
magorie dans laquelle nous verrions nos m e m ­
bres, nos viscères, nos sens, nos affections et nos
pensées, s’échapper p o ur co u rir follement vers un
centre nouveau, qui avec nos dépouilles consti­
tuera un nouvel organism e. Ju sq u ’au tem ps qui
ne semble plus nous appartenir, car nous ne le
m esurons plus à la pendule, m ais d ’après l ’im p a­
tience de nos désirs ; ju s q u ’à la pensée qui n ’est
plus nôtre, car elle est tyranniquem ent gouvernée
p ar une seule image. Une vague inquiétude s’em ­
pare du corps, des sens et des pensées; et il est
impossible de dissim uler le trouble qui les pé­
nètre. Tout dans l’hom m e qui aime, chante et
crie : « J ’aim e; qui m ’aim era? »
Nuit et jo u r, dans le calme et dans la tempête,
tout chez u n am oureux chante la m êm e note ju s ­
q u ’à ce q u ’une note pareille lui réponde. Pas un
m om ent de paix, pas u n instant de trêve, tant que
cette nouvelle puissance n ’aura trouvé une puis­
sance qui l’apaise. Un hom m e et une fem me qui
LES ABOIES ET LES SOMMETS DE L’AMOUR.
151
s’aim ent sont com m e la m er et la terre qui se font
éternellem ent la guerre, douce ou violente, cares­
sante ou cruelle, voluptueuse ou impitoyable.
Regardez cette jeu ne fille assise à la fenêtre,
penchée s u r l’étoffe q u ’elle coud; com m e elle est
attentive à son ouvrage! Il semble q u ’entre un
point et l’autre elle réfléchit à la q uadrature du
cercle tant elle est absorbée. Mais si je pouvais
écrire le volum e des pensées qui traversent son
cerveau pendant ce tem ps ! Elle fouille dans les
profondeurs des mystères d’am our.
Et là, tout près d’elle, sans q u ’elle s’en aper­
çoive, u n jeu ne hom m e est aussi à sa fenêtre,
les m ains enfoncées dans les poches; la poitrine
gonflée comme pour une menace, il regarde le
ciel, im m obile depuis une heure. Est-ce qu’il
m édite s u r le redoutable problèm e du prolétariat
ou de la liberté h u m ain e? Songe-t-il à la gloire, à
la richesse? Non, lui aussi, il sonde les abîm es
de l’am our.
La fem m e beaucoup plus que nous approfondit
ou s’élève dans les régions de l’am ou r ; la société
lui refusant presque toujours le cham p de l’action,
il lui reste beaucoup de temps pour réfléchir su r
les m ouvem ents secrets de son cœ u r .Que de fois
une innocente enfant, qui peut-être ne sait pas
écrire, baise et rebaisc, pendant de longues heures
un baiser qui ne dura q u ’une seconde, ou bien
pense avec am ertum e à un froid salut, à une
parole désobligeante. Et cela n ’est rien en com­
paraison des extravagantes interprétations et des
analyses quintessenciées avec lesquelles la femme
distille u n regard, une parole, un geste.
Un billionièm e de m illigram m e de rancune
dilué dans u n océan de volupté est encore sensi­
ble à son procédé d’analyse; p o ur elle un atome
d ’indifférence dans u n Ilot d’ardeurs est révélé
aussitôt par les appareils thermo-électriques q u ’elle
emploie dans son laboratoire. Elle est la prêtresse
de l’idéal, de l’infini, de l’incom m ensurable, et
elle sera religieuse bien des siècles après que
l’h om m e aura enterré son dernier dieu. Môme en
am ou r le fini ne lui suffit pas.
L’am ou r élève l’hom m e a u -d e s s u s de la
moyenne, et comm e les forces accrues le rendent
capable de plus grandes entreprises, les horizons
s’élargissent toujours plus parce q u ’il voit les
hom m es et les choses de bien plus haut. Chacun
de nous a une capacité particulière p o ur s’élever
dans les régions idéales ; mais hom m es vulgaires ou
de génie, prosaïques ou poètes, ils s’élèvent toujours
p ar l’œuvre de l’am our dans u n monde qui est
plus beau, plus grand que celui dans lequel nous
traînons notre vie. Combien de natures grossières
et abjectes fu ren t transform ées par l’am ou r ! que
d’intelligences inertes ont été menées su r le che­
m in de la gloire, par une m ain aimée! Pourtant
on répète tous les jou rs que la science et la gloire
LES ABIMES ET LES SOMMETS DE L’AMOUR.
133
doivent se garder de l’am ou r, comm e d’un dange­
reux ennem i, et l’on cite de grands hom m es qui
n ’aim èrent que leur art et qui ne du ren t leur
gran d eu r q u ’à la chasteté.
Curieuse confusion des idées, où l’on confond
l’hygiène avec la m orale, la chasleté avec l’im puis­
sance d’aim er ! Un génie chaste et am oureux p la n e ­
ra su r les h auteurs com m e u n eu n u qu e du cœ u r,
po urra être grand sans aim er ; m ais un hom m e
sain de sens et de sentim ent sera toujours élevé
par l’am our, pourvu q u ’il ne le donne pas à une
créature indigne ou q u ’il ne l’échange pas contre
la volupté. Pour un génie tué p ar l’am our, vous
en avez cent qui lui doivent leurs plus grandes
inspirations, qui trouvent de par lui, la force de
vivre, qui le bénissent comme supérieur à la gloire
et qui trouvent en lui la fraîche rosée qui tem père
les ardeurs brûlantes de l’enthousiasm e et de la
passion.
Si l’am o u r n ’opère pas s u r tous les m iracles
q u ’il devrait faire, s’il n ’est pas toujours une vertu
qui élève et affine, c’est que nous avons abaissé
la fem m e au niveau de nos sens, c ’est que nous
éprouvons po ur elle plus de désirs que d’estime
et d ’am our. La fem m e pourtant, com m e tous les
êtres opprim és, a une bien plus grande soif d’idéal;
sa n atu re, d ’une exquise sensibilité ouverte, aux
élans d’enthousiasm e, accessible à la poésie, la
porte à s’élever toujours, et elle nous aiderait à
m onter aussi si nous n ’en avions pas fait une
concubine ou une ménagère. D a n su n b eau tableau
d ’Ary Scheffer, le Dante est en bas et Béatrice
en haut ; il la regarde, la contemple, et s’inspire ;
Béatrice fixe ses yeux au ciel et semble lui dire :
« En haut, en h au t, c’est là que nous devons aller
ensem ble !.. » Rien n ’est plus contagieux que l’en­
thousiasm e, rien n ’est plus irrésistible que l’en­
thousiasm e de la fem me. Sans raisons pour croire,
sans force pour espérer, soutenue seulem ent p ar
l’am our, elle est toujours pleine de foi p o ur les
choses grandes et belles, et, quelquefois avec
une im prudence sublim e elle jette son cri : « En
avant, en avant ! » et nous entraîne su r les sommets
les plus difficiles.
Lorsque le Christ fit de la foi la pierre angulaire
de sa doctrine, quand il dit q u ’avec la foi on sou­
lève les m ontagnes, il s’inspira peut-être de la
confiance q u ’éprouve la fem m e et qui la rend
forte dans sa faiblesse. M alheur à nous si avant
de nous attaquer à une entreprise, nous nous lais­
sions aller à ten ir trop compte de toutes les pro­
babilités favorables et défavorables! Malheur à nous
si nous n ’entreprenions que les choses certaines !
Plus des trois quarts des grandes choses n ’auraient
jam ais été faites. Il y a toujours u n élém ent qui
échappe aux calculs ; il est dans les m ains capri­
cieuses du hasard ; c’est cette lacune qui veut être
rem plie p ar la foi, p ar cette foi, que la fem m e sent
si profondém ent et q u ’elle sait nous inculquer.
L’am ou r est une seconde vue, et la fem m e voit
les choses sous un aspect qui échappe presque
toujours au regard synthétique de l’h o m m e; elle
découvre beaucoup d ’élém ents cachés dans les
choses, que notre précipitation ou notre orgueil
nous em pêche de voir, et en nous p rêtan t son
regard d ’am ou r, elle nous fait pénétrer plus avant
dans la substance de chaque problèm e et su rto u t
dans la connaissance de la nature h u m ain e. Dans
les grandes et dans les petites choses, après avoir
consulté la science et l’art, l’expérience et la fan­
taisie; après avoir lu dans le livre de l’histoire
et dans le cœ ur hu m ain , consultez toujours aussi
la fem me qui vous aim e ; q u ’il soit question d’un
livre, ou d ’une loi, d’une œ uvre d’art ou de com ­
merce, d ’industrie ou de poésie ; elle au ra sûre­
m ent quelque chose de nouveau à vous dire.
Chez quelques hom m es intelligents, l’am bition
m anque p o ur s’élever, et souvent on les voit
m o u rir sans avoir fourni la m esure de leur force.
C’est que seule la fem m e et l’am our auraient pu
leu r donner l'énergie que n ’avait pu leu r donner
l’aiguillon d e l’am our-propre. La femme, la femme
sait donner la foi au sceptique, l’am bition au
découragé, la force à tous. Modeste pour ellem êm e, elle est fière, am bitieuse p o ur celui q u ’elle
aim e ; trônes, portefeuilles, couronnes civiques et
guerrières, gloire des arts et des sciences, se doi-
vent à l’am bition inspirée p ar une fem m e aimée.
Dans les temps héroïques et chevaleresques, cela
était proclam é publiquem ent et on en tirait vanité ;
_ au jo u rd ’hui que les fem mes se vendent dans des
m aisons librem ent ou en m ariage, il est de mode
de ro u g ir de devoir la gloire à une femme, et l’es­
p rit chevaleresque n ’a été que trop subm ergé avec
beaucoup d’autres choses m auvaises que nous ne
voudrions certes pas voir revenir.
Dans m on ouvrage s u r YA m our dans l'hum a­
nité, j'étudierai la transform ation de l'am o u r ch e­
valeresque en sigisbéisme chez nos aïeux et
bisaïeux.
L’am o u r nous fait m onter d’autant dans les
régions de l’idéal, q u ’il jette plus de lest qui le
retient à la terre. Ce lest est fait tout entier de
débauche et d ’am our-propre, et c’est la femme
qui nous aide à le jeter de notre nacelle.
L’union intim e de la pensée et du sentim ent
exprim ée p ar l’étreinte de deux m ains et p ar deux
regards qui se confondent, est u n e des plus exqui­
ses voluptés ; et, sans p arler de l’am ou r platonique,
il peut se faire que dans cet instant deux créa­
tures oublient q u ’elles sont fem m e et hom m e.
C’est alors que ressort avec tout son éclat la na­
ture fém inine. C’est dans celte source de poésie
que le génie peut puiser ses plus belles insp ira­
tions, que la fem me profile de ces fugitifs instants
p o ur régénérer l’hom m e et le conduire vers ses
LES ABIMES ET LES SOMMETS DE L’AMOUR.
157
hautes destinées. Elle est quatre fois m oins fail­
lible que l’h o m m e; elle a h o rreu r du crim e.
Qu’elle désarm e donc son bras qui trop souvent
frappe et tue. Que l’hom m e m échant, infâme, ne
trouve jam ais une fem m e qui puisse l’aim er et
q u ’il ne lui reste que la coupe de la plus grossière
volupté. Ainsi que l’Église excom m uniait et m et­
tait autrefois au ban de la société, que les rebelles
et les coupables envers la m orale soient m is au
ban de l’am our.
Et que les femmes à qui la n ature a donné le
privilège de la beauté, réservent leurs trésors aux
forts et aux im m ortels, que leurs sourires soient
la couronne du génie triom phant et du cœ ur m a ­
gnanim e.
Que le génie et la beauté form ent l’union la
plus sublim e des forces hum aines, un des plus
beaux spectacles de la nature.
CHAPITRE X
LES S UB L IM E S
PUÉRILITÉS
DE L ’ A M O U R
Tel que le papillon, à peine sorti des enveloppes
de la chrysalide, qui porle encore s u r ses ailes
enroulées quelque lam beau des tissus où il fut
si longtem ps enferm é, l’am ou r est la plus jeune
des passions hum aines, traîne encore avec lui les
dépouilles de l’enfance dont il est à peine sorti.
Dans ses caprices et dans ses folies, dans ses
jeu x pleins de grâce et de force, dans ses idolâ­
tries aveugles, comme dans ses douleurs enfanti­
nes, il sem ble que l’on ait devant les yeux un génie
enfant.
M aintenant il surprend p ar ses violences et
m aintenant sa faiblesse fait pitié, tantôt dom ina­
teur, tantôt tim ide, parfois c’est u n héros, p ar­
fois lâche ; au jo u rd ’hui il m enace le ciel de son
poing, dem ain il l’im plorera de ses larm es. L’am ou r
est puéril, parce q u ’il est enfant; il est puéril,
LES SUBLIMES PUÉRILITÉS DE L’AMOUR.
150
parce q u ’il est poète ; il est puéril aussi, parce
que déchaînant toutes les formes esthétiques et
toutes les im pulsions m orales de la pensée, il est
plus souvent lyrique q u ’épique, il écrit plus de
dithyram bes que d’histoires, plus de poèmes que
de traités de philosophie. L’am ou r est puéril en­
core, parce q u ’il est religieux ju s q u ’à la super­
stition, et il souffre de toutes les lubies qui peu­
vent traverser la cervelle d ’une pauvre ignorante.
L’am our, m êm e dans les contrées du Nord, aime
la mise en scène de l’idolâtrie la plus méridionale,
il proteste contre les iconoclastes, il proteste contre
le culte sévère des protestants ; et, plus épris q u ’un
catholique rom ain des oripeaux, des encens et des
images, il veut des autels, des baldaquins et des
tabernacles. Aucune religion n ’est une idolâtrie
plus insensée que l'am our, aucun olympe n ’eut
plus de divinités, plus d’autels et plus de prêtres.
Il accepte toute croyance, tout culte; depuis le
fétichisme du sauvage ju sq u ’au Dieu invisible et
tout-puissant du chrétien ; il adm et l’exorcisme et
l’indulgence plénière, la bénédiction et l’anathèm e,
l’am ulette et les prières, le goupillon du prêtre qui
bénit et le fer rouge de l’inquisiteur ; il admet
le paradis, l’enfer, le purgatoire.
Plein de foi et d ’épouvante, l'am o u r eû t à lui
seul inventé l’idolâtrie si elle n ’eût pas eu bien
d’autres racines pour sortir du cerveau hum ain.
L’am ou r consacre tout ce qui a été touché par
l’objet aimé, tout ce qui a pu réfléchir la chère
image. Tout devient alors objet de culte, tout se
transform e en u n m iro ir m agique dans lequel
nous contemplons notre dieu. Qui ne se souvient
de l’adoration pour une fleur qu’elle avait cueillie,
pour un bouquet q u 'elle avait respiré, et de toutes
les folles reliques de l’am ou r ?
Dans le reliquaire de l’am our, il y a place pour
les choses les plus gracieuses com m e les plus gro­
tesques, les plus jolies com m e les plus affreuses.
J ’avais u n ami qui pleurait de joie et d ’attendris­
sem ent d u ra n t des heures en contem plant et en
baisant u n fil de soie q u ’elle avait tenu dans ses
m ains et qui était po ur lui son unique relique
d’am our. Un autre garda de longues années su r
son bureau le crâne de celle q u ’il avait aimée,
dont il faisait sa plus chère société. Il y en a qui
ont dorm i pendant des mois et des années avec
u n livre, une robe, u n châle. Qui peut dire toutes
les sublim es puérilités, toutes les ardentes ten •
dresses, toutes les extravagances de l’idolâtrie
am oureuse?
Chez l’hom m e, les sensations accum ulent une
si grande quantité d ’énergies profondes et cachées,
q u ’elles peuvent sur u n signe dresser u n édifice
plus grand et plus beau que dans la réalité. —
Aucune fem m e aimée ne fut aussi belle en réalité
q u ’elle apparaît à son am ant dans ses désirs ou
dans ses songes.
Si une fem m e belle pouvait connaître tous les
baisers, toutes les caresses, tous les hym nes qui
m ontent de ses adm irateurs, certes elle serait fière
de faire surgir toutes ces forces.
La p u d e u r com m ande à la femme beaucoup de
retenue et lui impose souvent une tyrannique ré ­
serve. Elle doit cacher à nos regards ses adora­
tions intim es, les élans de son cœ u r et les étrangesfo rm esd e ses sentim ents.N ous, toujours moins
am oureux q u ’elles, nous laissons une issue plus
libre à nos ard eu rs, et si une fem m e belle et
recherchée voulait décrire les scènes auxquelles
elle a assisté dans sa jeunesse, elle p o u rrait nous
fournir une galerie de caricatures devant les­
quelles toute autre deviendrait insipide. On y
trouverait côte à côte le grotesque et le sublim e,
la folie et la passion; menaces de m ort, jeûnes
impossibles, abdication de la dignité, perte du
sens com m un, orgies d ’im agination, ouragans
des sens, hum iliations de moines, bravades
de Rodomont, tout s’y trouverait. Que de m isères,
que de pantalonnades, que de bassesses doit voir
la fem me !
Par bonheur p o ur nous, elle est bonne et pudi­
que, et pour notre ho nn eu r avec u n pan de son
m anteau de reine elle cache nos puérilités aux
yeux des profanes, et souvent m êm e à nos propres
yeux.
S’éveiller le m atin et vouloir que le p rem ier
regard et la prem ière pensée soient p o ur l’objet
aimé, se coucher le soir et vouloir tous les jours
que la dernière pensée se dirige vers elle ; vou­
loir q u ’aucune heure de la journée ne passe sans
que nous ayons pensé à elle, voilà u n e des mille
exigeances de l ’am our.
S’habiller avec sa couleur préférée, en orner
nos m aisons, nos voitures, nos livres ; p arfum er
ses appartem ents et son linge avec l’odeur q u ’elle
p o rte; m anger, se reposer, se prom ener aux
m êm es heures q u ’elle, voilà une des nom breuses
puérilités sublim es de l’am our.
Ne pas vouloir lire un livre q u ’elle n ’ait pas
lu la prem ière, et vouloir toujours lire ensemble
la m êm e page;
Ne reg ard er en face aucun hom m e ou aucune
fem m e qui ne soit pas lui, qui ne soit pas elle ;
Ne cultiver dans notre jard in que les arbres et
les fleurs qu’elle préfère ;
Se défaire en u n jo u r d ’une habitude contractée
depuis dix ans, rien que parce q u ’elle a froncé
son joli nez à l’odeur d ’u n cigare ;
Prononcer une parole avec l’accent q u ’elle
seule em ploie ;
Congédier un fidèle dom estique qui lui déplaît,
vendre une maison dans laquelle elle est tombée
en descendant l’escalier ;
Aller à l’église sans croire en Dieu, blasphé­
m e r le su rn atu rel parce q u ’elle est rationnaliste ;
Crever un cheval pour rapporter à sa g ran d ’mère
un chapelet oublié dans une maison de campagne
à 20 kilom ètres de la ville; em brasser un cheval
q u ’elle a caressé ;
Traverser tout l’Océan pour la voir u n mois
plus tôt;
Rougir et p âlir parce que dans la vitrine d ’un
libraire il y a u n livre qui porte son nom ;
Apprendre une science, une langue, u n art,
p o ur lui faire une surprise qui lui d u rera tout au
plus une dem i-heure; h aïr ses propres père et
m ère parce q u ’ils l’ont insultée ;
Se faire soldat parce q u ’elle aim e l’uniform e ;
Devenir un héros, dans l’espérance de toucher
son cœ u r ;
Dans la d ouleur feindre la volupté, donner cent
baisers à u n cheveu, faire cent caresses à u n
canari touché p ar elle, rem arq u er u n carreau où
elle a posé longtem ps le pied, pour l’adorer et le
baiser plus tard ;
Devenir jaloux de Dieu, défier l’enfer, décapiter
toutes les statues p o ur m ettre à toutes la m êm e tête ;
F eindre la m aladie pour avoir elle pour infir­
m ière, lui p o u r médecin ;
Feindre la santé, su r le point de m o u rir, pour
ne pas la faire souffrir, feindre la richesse, fein­
dre la pauvreté;
Faire croire à son talent, ou cacher son talent;
Ce sont là des choses puériles ou grotesques
ou sublim es — peut-être sont-elles tout cela, en
m êm e temps, — que l’am o u r fait tous les jou rs,
m ais qui ne sont rien encore à côté des innom ­
brables excentricités dont est capable ce Levialan
des sentim ents hum ain s.
CHAPITRE XI
LES
FRONTIÈRES
DE
AVEC
L ’AMOUR.
—
SES
RAPPORTS
LES SENS
On n ’étudie pas un pays sans en tracer exacte­
m ent les frontières, sans les p arcourir dans leurs
lignes sinueuses, sans m arq u er le point où son
individualité tinit, où il ressent l'influence de la
terre voisine. Vous avez pu fouler chaque motte
de terre, p arcourir chaque sentier, sentir l’odeur
de chaque prairie et boire l’eau de toutes ses
sources et de tous ses fleuves; si vous n ’avez pas
dessiné les confins d ’un pays, vous ignorez plus
de la m oilié de son histoire.
Toute chose vaut p ar celle qui l’avoisine.
De m êm e pour l’am our. Ses lim ites sont irré ­
gulières, variables, capricieuses. C’est un sol qui
pousse des pointes entre tous les pays qui l’en­
tourent. Les sens, les sentim ents, les idées ont
avec lui des contacts intim es et multiples.
116
i'IlYSlOLOüIE DE L’AMOUR.
Chaque sens, chaque passion, chaque faculté
de l’esprit est instru m ent d’a m o u r; lui, à son
tour, est modifié de mille m anières p a rle s sens,
p ar la passion et par la pensée. C’est u n entrela­
cem ent continuel de causes et d’effets; et cette
im m ense puissance envoie sa lum ière pénétrante
ju s q u ’aux extrêmes lim ites du m onde connu.
L’am ou r, qui pour dernière raison d’existence
exige le contact de deux natures différentes, doit
avoir des rapports innom brables avec le sens du
tact. On pourrait m êm e dire, sans sortir de la
stricte vérité scientifique, que l’am o u r physique
est une form e sublim e du tact et du contact.
Dans les form es anim ales inférieures, ainsi que
dans les types hum ains grossiers, l’am ou r n ’est en
som m e que tact et contact. En rem ontant l’échelle
des êtres, on voit que les autres sens viennent y
prendre p art, excepté le goût, qui n ’y participe que
dans quelques cas très rares que l’on peut classer
dans la psychologie pathologique. Des quatre
sens, c’est le tact qui est le plus im portant et l’ouïe
le m oindre ; la vue et l’olfaction restent entre le
tact et l’ouïe.
Mais la différence réside moins dans la q u an ­
tité inégale des éléments que dans la nature des
joies et des douleurs par laquelle les sens parti­
cipent à la plus grande des passions hum aines. Le
tact donne la conquête et le spasme, la vue révèle
et charm e, l’ouïe nous ém eut et nous reconquiert,
l’odorat nous flatte et nous enivre. On peut faci­
lem ent se faire une idée comparative des paris
diverses que pren n en t les quatre sens dans
l’am our, en com parant ces quatre actes : « Voir la
fem m e aimce et la contem pler longuem ent, —
l’em brasser fortem ent, — entendre sa voix de
loin sans la voir, — aspirer voluptueusem ent le
parfum q u ’elle m et dans ses vêtements et son
linge. »
La vue est le p rem ier m essager d’am our, et,
p our les natures supérieures, elle est assez riche
en joie p o ur vaincre en étendue, sinon en inten­
sité m êm e, la volupté. La vue donne la possession
complète moins le délire de la possession, et
rapide et pénétrante com m e elle est, m esure en
un éclair les abîm es de la beauté infinie su r
lesquels, com m e en une auréole de lum ière, est
suspendue la créature aimée.
L’ouïe, dans l’histoire de l’am our, a une petite
part, mais très douce, sans p arler de celle grande
p art q u ’elle a com m e instrum ent de la pensée.
Nous ne parlons ni de la m usique, ni de la valeur
des idées com m uniquées p ar la parole, m ais p ure­
m ent de l’influence sexuelle de l’oreille dans les
phénom ènes de l’am our.
L’ouïe a certaines complaisances presque tactiles
et toujours frès voluptueuses, m ais, sauf ces
exceplions, elle a toujours en am our un rôle
tendre, affectueux. L’hom m e et la fem me ont une
voix qui leu r est particulière, et le caractère sexuel
de la voix fém inine attendrit l ’hom m e comm e le
tim bre viril de noire voix fait battre le cœ ur de
la femme.
Il y a certaines voix de fem m e q u ’on ne peut
entendre sans émotion, tant leur tim bre est suave.
Elles ressem blent à la caresse de l’aile d’un cygne.
L’hom m e et la fem m e, en se renvoyant le son de
leur voix, se révèlent pudiquem ent leur sexe.
Le son de la voix, en dehors de l’idée q u ’il
exprim e, ne peut dire : « Je suis belle, je suis
intelligente », m ais elle dira p ar elle-mêm e : « Je
suis fem me. Je suis très femme, je désire, j ’aime
à en m o u rir, je suis seule, je te veux, je t’attends
ardem m ent, etc. »
La séduction de la voix possède quelques-uns des
caractères attribués à l’ancienne magie : elle nous
surprend et nous fascine sans que nous puissions
trouver la raison d’un si grand trouble causé par
quelques accents, p a r quelques paroles. Nous
nous sentons presque hum iliés d ’être vaincus
sans com bat et subjugués sans notre consente­
m ent. Plus d ’une fois nous avons résisté aux
séductions de la vue, aux violences du tact, m ais
la voix nous subjugue et nous jette pieds et
poings liés dans les bras d ’une puissance m ysté­
rieuse qui exige de nous la plus aveugle obéissance,
et contre laquelle la rébellion est inutile. Cette
influence de la voix dure toujours, elle ne s’oublie
LES FRONTIÈRES DE L’AMuLIl.
149
jam ais, elle survit souvent m êm e à l’am our.
Après de longues années de silence, d’indifférence,
de m épris, le vent nous apporte une voix, u n son,
et com m e au prem ier jo u r de notre am our, nous
nous sentons troublés, surpris, reconquis. L’ouïe
jette l’hameçon dans les eaux les plus profondes
de nos affections, et plus d’un am ou r est sorti p ar
m iracle de ses cendres grâce à une voix chérie
que nous croyions depuis longtemps oubliée.
L’am ou r a beaucoup de rapports m ystérieux
avec le sens de l’odorat. Dans le monde anim al,
les parfum s sont souvent l’excitant le plus direct
et le plus puissant de la lutte am oureuse, et avant
m êm e que la femelle ait vu celui q u ’elle recherche,
les ailes du vent ont porté à ses narines l’odeur
qui l’enivre de volupté. La nature a placé le m usc,
la civette, le castoréum et beaucoup d’autres
substances odorantes, de façon à m o n trer avec
évidence à quelles fins elle les destine. Et les
ileurs, qui nous ravissent p ar leur éclat si v a rié ,
ne nous disent-elles pas combien sont intim es les
rapports qui lient l’odorat à l’am our, et les molé­
cules odorantes aux mystères de la reproduc­
tio n 1?
L’hom m e et la fem me ont diverses sécrétions et,
en certaines parties du corps, certaines ém anations
odorantes, qui peuvent être de puissants excitants
1. Voir Darwin, The ilcsccnl u f m aii, vol. Il, p. 270.
chez les races inférieures et chez les hom m es
vulgaires dans les races supérieures. Mais, m êm e
chez les natures très élevées, le sens de l'odorat
exerce une grande influence su r l’am ou r p ar
l’interm édiaire des parfum s que nous avons su
conquérir su r la nature vivante, et que nous
savons reproduire m aintenant par la puissance de
la chimie.
Etudiez la physionomie d’une femme qui respire
une fleur d’une odeur pénétrante et qui s’en
grise, vous verrez combien ce tableau ressemble
à une des scènes suprêm es de l’am our. Interrogez
un grand nom bre d’hom m es profondém ent sen­
suels, et ils vous diront q u ’ils ne peuvent visiter
im puném ent les fabriques d’essences et de p ar­
fum s.
Interrogez l’art de la parfum erie, vous verrez
q u ’après avoir mélangé cent essences de fleurs et
de feuilles, 011 relève le parfum obtenu en ajo u ­
tant une quantité infinim ent petite d ’une m atière
fétide p ar elle-même, mais em pruntée aux organes
d ’am ou r de quelque anim al. Demandez aux femmes
pourquoi elles aim ent tant les p arfu m s; peu sau­
ro n t vous le dire, ou ne répondront que par la
rougeur qui m ontera à leu r visage. Si elles sont
versées dans les mystères des sens, si elles possè­
dent l’art raffiné de la coquetterie, elles vous
diront que les odeurs sont dés arm es puissantes
dans l’arsenal de l’am ou r et que certains parfum s
ont une action irrésistible su r les s e n s d e l’h o m m e1.
II est fort difficile de rester longtemps dans la
chaude atm osphère de la volupté sans y laisser
une grande partie des nobles forces destinées à
de plus hautes conquêtes; voilà pourquoi le culte
trop passionné des parfum s peut avoir sur nous
une influence m orale. Trop d’odeurs dim inue la
vigueur de la chasteté, et Pénervem ent fait tou ­
jo u rs im aginer de nouvelles jouissances. De cet
abus au m épris de tout parfum il y a loin, et en
les réservant aux femmes galantes, ou à la fem m e
sauvage qui se frotte de graisse de la tête aux
pieds, nous jetons sans raison p ar la fenêtre bien
de douces voluptés qu’il est perm is de goûter sans
offenser la m orale.
Croyez-vous q u ’un baiser donné à travers les pé­
tales d ’une rose à celle que vous aimez et qui est
à vous, soit un péché de luxure? Crovez-vous que
l’am our cueilli dans un nuage devioleltes, de hya­
cinthes et de narcisses, puisse être lascif? La
nature est éternellem ent riche, et les guirlandes
dont nous entourons nos joies ne dépouilleront
point sesjard in s inépuisables.
I . Une (laine très im pressionnable aux odeurs disait
J'éprouve
lant do p la isir à sen tir un e fleu r q u ’ il m e sem ble que je com m ets
un p éch é. »
CHAPITRE XII
L E S F R O N T I È R E S DE L’A M O U R . —
SES RAPPORTS
AVEC L E S A U T R E S S E N T I M E N T S . — LA J A L O U S I E
Dans le cabinet d ’Apollon au Vatican, on voit
un bas-relief antique rep résentant deux bacchantes
portant le thyrse dionysiaque. L’une est debout,
toute frém issante d ’une ardente volupté ; la luxure
éclate su r son visage ; elle b ran d it le thyrse, tandis
q u ’u n tau reau lui caresse la jam b e de sa corne.
L’au tre s’affaisse, écrasée p ar l’ivresse. Elles nous
représentent les deux phases principales du sen­
tim ent qui lie l’hom m e à la fem me. Tout à l’heure
une ardente énergie, m ain ten an t une calm e pos­
session; hier, la lutte qui conquiert, au jou rd ’hui,
une caresse affectueuse qui entretient la conquête.
L’am o u r le plus sublim e, le plus constant, le. plus
parfait que l’hom m e d’une race supérieure puisse
désirer ou rêver est une flamm e brûlante, lum i­
neuse, longue comm e la vie, dans laquelle de
temps en tem ps l’étincelle d’un désir s’allum e,
pétille, puis s’éteint.
Comparé aux autres sentim ents, l’am ou r est
tel que, m is en contact avec eux, il les domine,
les attire, les entraîne dans son orbite, comm e
ces petits fragm ents de m atière cosmique qui,
trop voisins du soleil, sont aspirés p ar lui, puis
absorbés. Les sentim ents sont des forces q u ’au­
cune loi n ’est capable de modifier dans leur propre
sphère. Mais réunis ils s’ajoutent ou se retran ch en t
et plus souvent encore exercent les uns su r les
autres une m utuelle influence qui les fait dévier
de leur direction. Quand u n sentim ent avoisine
l’am our, il en subit la puissante influence au point
de disparaître pour l’œil du vulgaire ; m ais la
force et la m atière ne se détruisent jam ais: il a
seulem ent changé de forme.
A ce propos, on répète chaque jo u r une foule
d’erreu rs; p ar exemple, que l’am ou r est le plus
égoïste des sentim ents parce q u ’en lui nous re­
cherchons le m axim um de la volupté. Pourtant,
l’am o u r et l’égoïsme décrivent des trajectoires
bien différentes, puisque l’un nous porte à aim er
une autre créature et que sa fin est la conserva­
tion de l’espèce, tandis que l’autre nous fait nous
aim er nous-m êm e et q u ’il vise à la conservation
de l’individu. Que si p ar égoïsme nous entendons
la recherche de la satisfaction d ’un besoin, tous
les sentim ents, m ôm e les plus généreux, pour-
raien l être considérés com m e des form es de
l’égoïsme. Le m artyre lui-m êm e n ’est-il pas une
satisfaction donnée au plus élevé des sentim ents
g én éreu x ?
L’am ou r, au contraire, est en lutte perpétuelle
contre l’égoïsme. Ce dernier est u n géant, soit;
m ais il pâlit à la lu e u r fulgurante que répand
au to u r de lui le titan des passions.
Beaucoup d’anim aux se laissent tuer plutôt que
d ’ahandonner leur compagne. Torturez u n cra­
paud, brûlez-le, arrachez-lui les pattes, crevezlui les yeux; tan t q u ’il lui restera u n m em b re
intact, il ne cessera d ’enlacer sa femelle sous son
étreinte.
Et nous-m êm es, ne jetons-nous pas souvent en
holocauste à l’am ou r la paix, la fortune, la gloire,
la science ? Est-ce que la fem m e n ’apporte pas
à l’am o u r la longue m aladie de la grossesse, le
m artyre de la parturilion, les fatigues de l ’allai­
tem ent, les tribulations de la vie dom estique et
de l’éducation? Pourtant, dans l’ivresse de l’a­
m our qui se souvient de l’am ertum e de l’absinthe,
des orties qu'il sèm e? Qui pense aux douleurs
q u ’il se prépare selon une inexorable loi?
L’égoïste le plus complet lui-m êm e, s’il est un
hom m e sain, désire la fem m e et l’aime. A p art
un petit nom bre d ’êtres à qui sont accordées les
joies suprêm es de la création p ar la pensée,
l’am our représente le m axim um de l’énergie, d elà
joie, le couronnem ent de tout l’édifice. Nous p o u r­
suivons la gloire et la richesse ; m ais au-dessus,
s’enlève su r l’horizon la silhouette d’une fem me,
d ’une fem m e aux pieds de laquelle nous dépose­
rons le trophée de la victoire. Je ne parle pas des
femmes, parce que, pour elles, toute vanité satis­
faite, toute gloire espérée, toute fortune convoitée,
toute fleur, tout fruit du jard in de la vie, elles les
m ettront toujours aux pieds d’un hom m e. Une Eve
se trouve sans cesse au fond d’une orgie com m e
au bout de toute gloire. Aimer, être aimé, c’est
de toutes les choses hum aines la meilleure. C’est
pour cela que dans le m onde su rn atu rel les reli­
gions de tous les pays ont toujours prom is aux
justes et aux croyants une éternité d’am ou r dans
le harem de la volupté ou dans une extase mysticoam oureuse. Lisez les pages brillantes des m ysti­
ques, les aspirations au cœur de Jésus, et ditesmoi s’il n ’y a pas là une transsubstantiation de
l’am our. Les dieux de tout Olympe ont une forme
sexuelle; il y a des femmes pour les hom m es, et
des hom m es po ur les fem mes. De l’enfance à la
vieillesse, l’am ou r est pour tous la promesse la
plus haute. Des pollutions autom atiques.de l’ado­
lescence aux luxures avares et raffinées de la vieil­
lesse, on traverse les hystéries fébriles de la je u ­
nesse et les passions profondes de la virilité. Mais
à tout âge l’am our est la joie la plus chère. Le
glas de la vieillesse com m ence à sonner quand à
l'apparition des prem iers cheveux blancs 011
trem ble de n ’être plus aim é et de ne pouvoir plus
aim er, et chacun espère avec angoisse q u ’il ne
sonnera jam ais po ur lui l’instant où, com m e le
pontife rom ain, il devra prononcer la redoutable
parole : « Non possum us ».
Je ne nie pas que, chez quelques m onstres h u ­
m ains, l’égoïsme ne soit assez puissant pour étouf­
fer l’a m o u r; m ais ce sont là des cas rarissim es s’ils
se prolongent la vie entière, et rares quand ils en
occupent une période plus ou moins longue. Sou­
vent un h om m e a grandi, vécu dans le plus sor­
dide égoïsm e; s u r le tard, dans sa vieillesse, il
s’am ourache de quelque pauvre jeu ne fille et
devient avec elle expansif, généreux, prodigue
m ême. Alors il paye d ’un seul coup et de très
ridicule façon tout ce que la nature avait en
vain réclam é de lui pendant sa jeunesse et sa
m aturité.
Les grands égoïstes aim ent aussi, m ais ils
aim ent égoïstem ent. Ils ignorent les joies les plus
sublim es, les élans les plus puissants de l’am ou r;
ils ignorent la sainte volupté d ’aim er une fem me
plus que soi-même; m ais ils aim ent aussi. Ils
aim ent à leur façon. Si vous voulez étudier la
physionomie de l’am ou r égoïste, voyez quel est
l’am our de l’hom m e com paré à celui de la
fem m e, et il vous sera facile de pénétrer les mys­
tères de cette partie de la psychologie; et si
vous voulez que le contraste soit plus éclatant
encore afin que les différences sautent aux yeux,
comparez celui d’un vieillard et celui d’une jeune
fem m e; celui-là vous fournira u n type d’am our
égoïste, celle-ci un exemple d ’am ou r généreux.
Plus complexes sont les influences que les sen­
tim ents de la propriété et l ’am our-propre exer­
cent su r l’am o u r ; l’im portance attachée à la ja
lousie suffit à le prouver.
L’étude physiologique de la jalousie suffirait à
dém ontrer, s’il en était encore besoin, l’étrange
confusion du langage appliqué aux faits psychi­
ques ; autant vaudrait s’adresser à la langue des
alchim istes pour expliquer la composition chi­
m ique des c o rp s , ou croire que nous avons encore
quelque chose à dém êler avec le nihil album , la
lana pliilosophica, ou m êm e avec le tetrasceliteIraoxicoquindodeca de nos bons ancêtres.
Jalousie, à proprem ent parler, veut dire une
d ouleur de l’am ou r, et précisém ent celle produite
p ar la blessure que nous ressentons de l’infi­
délité d ’un être aimé. Cette douleur est naturelle
à tous les hom m es, dans tous les tem ps et chez
toutes les races; c’est, appliqué à l’am ou r, le sen­
tim ent du dom m age causé à notre propriété. L’en­
fant griffe et m ord quiconque touche ou gâte ses
alim ents ou ses joujoux; nous souffrons de nous
voir dérober nos livres ou nos fleurs ; quiconque
touche à notre fem m e, la chose qui doit nous
être la plus chère, nous devient u n objet de haine.
Et, d éfait, cette jalousie n ’est q u ’une forme de la
plus naturelle et de la plus légitime des haines. Il
n ’est pas nécessaire de créer une énergie nouvelle,
ou d ’inventer u n vocable nouveau.
Nous pourrions blesser, tuer u n hom m e qui
aurait blessé notre fils, notre père, notre ami,
notre patrie, notre fem me ; ce sont là cinq at­
teintes portées à cinq sentim ents différents; mais
c’est toujours u n e énergie qui se développe p ar
le m êm e m écanism e. En nous le sentim ent pa­
ternel, le sentim ent filial, l’am itié, l’am ou r de la
patrie, l’am ou r ont été blessés; et nous avons
répondu p ar la haine. Mais dans tous ces cas dif­
férents, faut-il inventer un sentim ent nouveau?
non, certes. On dit que l’am o u r paternel offensé
a produit u n e douleur capable de nous conduire
à la violence, à l’assassinat; que l’insulte faite à
notre pays nous a portés à com m ettre une vio
lence. Pourquoi donc, quand c’est l’am ou r qui
souffre, inventer u n sentim ent nouveau ; la ja ­
lousie? Tous les sentim ents quand ils sont satis­
faits nous portent à nous rapprocher de celui qui
leur a donné satisfaction, à lui prodiguer des
caresses, à lui faire du bien. Tout sentim ent
blessé nous porte au contraire à reto u rn er l’of­
fense, à faire du mal à qui nous a causé de la
douleur.
Est-ce jalousie, la haine que témoigne un
anim al contre qui l’a troublé dans ses am o u rs?
Eh bien, pour beaucoup de sauvages, chez les­
quels l’am ou r se réd u it à l’accouplem ent, tous
les phénom ènes de la jalousie se réduisent à cette
seule forme. Là où les unions s’accomplissent
sans m éthode, là où la fem m e est considérée
comm e la propriété de tous, il n ’v a pas de ja ­
lousie. Une Bolivienne m e disait avec cynisme :
« La fem m e, c’est l’eau d ’un fleuve. Jetez-y une
pierre. Une m in u te après, saurez-vous me dire où
cette pierre a percé la surface? Vous êtes bien
sots, vous autres hom m es, de faire des distinctions
subtiles entre les choses parfaitem ent égales.... »
Chez les peuples polygam es, l’hom m e seul peut
être jaloux; chez les peuples polyandres, la fem me
seule a le droit de se m ontrer jalouse.
Certains peuples considèrent la fem m e com m e
u n e propriété quelconque, de sorte q u ’on peut
l’offrir à son hôte com m e u n cheval ou un chien.
Ne la prend pas qui veut, m ais on peut la donner
sans déshonneur ni jalousie. C’est seulem ent chez
les races supérieures que l’am ou r, l’am our-propre
et le sentim ent de la propriété font une triple
cuirasse au tou r de notre fem me et nous la font
défendre unguibtis et rostro. Or nous donnons à
ce vigoureux ensemble de trois sentim ents diffé­
rents le nom de jalousie.
Mais com m e si une confusion si grande ne suf­
fisait pas encore, nous avons nom m é jalousie un
étal spécial et individuel de l’espiit qui nous
ren d soupçonneux et tyranniques envers la p er­
sonne que nous aim ons et nous porte sans raison
à l’offenser en lui refusant la plus légitime li­
berté. Et après avoir confondu ces trois choses si
différentes, la douleur de l’am ou r offensé, la
com binaison des trois sentim ents, am ou r, am ourpropre et propriété, enfin l’irritabilité patholo­
gique des gens soupçonneux, nous discutons lon­
guem ent et toujours en vain pour décider si tous
les hom m es sont jaloux, si la jalousie mesurée
avec sagesse est de l ’am ou r, et si l’on peut aim er
sans êtrejalou x . Discussion vaine, puérile m êm e,
et qui n ’au rait pas lieu si d ’abord on définissait
le mot. Si p ar jalousie 011 entend la douleur de
sentir, q u ’on n ’est pas aimé ou que l’on est trahi,
tout cœ ur qui aim e doit être jaloux, de m êm e
que quiconque aim e son pays, sa m ère, son e n ­
fant, ne peut sans douleur voir offenser sa pa­
trie, sa m ère ou son enfant. Mais si vous'prenez
pour d elà jalousie cette form e de suspicion tyran ­
nique qui nous porte à tourm enter la personne
que nous possédons, je dirai au contraire que l’on
peut, et mieux que l’on doit très bien aim er sans
éprouver jam ais cette jalousie, et q u ’on peut ne
pas aim er et cependant l’éprouver.
Un peu d ’analyse élém entaire, et nous nous
entendrons. Sous le nom d ’un sentim ent unique,
d ’une unique énergie affective, nous em bras­
sons les phénom ènes les plus disparates, savoir :
1° La douleur de l’am ou r blessé ;
2“ La douleur causée p ar une atteinte à la p ro ­
priété ;
5° La douleur de l’am our-propre offensé ;
4° Une suspicion habituelle, constitutionnelle
qui vise la personne aimée ou possédée.
C om m uném ent dans ces phénom ènes psychi­
ques, on ne voit q u ’une chose, c’est q u ’ils se ra p ­
portent tous à l’am ou r blessé ou tenu pour tel, et
q u ’ils sont accom pagnés de douleur. Quel grossier
em pirism e! N’est-ce pas vraim ent cette alchimie
qui baptisait esprit tous les corps volatils et laine
philosophique l’oxyde de zinc?
La jalousie n ’étant pas u n phénomène psychique
élém entaire, m ais u n mélange variable, prend
des formes ethniques aussi nom breuses que va­
riées; j ’en ai retracé l’histoire dans l'Am our dans
l'hum anité. Ici il suffit d ’indiquer q u ’elle devait
naître nécessairem ent dans tous les pays où la
polygamie empêche que l’hom m e ne puisse m o ra­
lem ent et physiquem ent satisfaire une fem me, et
où le m ari a coutum e, parce q u ’il est riche et
puissant, d ’acheter la fem me et de lui im poser son
am our. La jalousie de nom bre de peuples orien­
taux est proverbiale; peut-être m êm e, les peuples
monogames devinrent-ils jaloux au contact des
peuples polygames, ce qui est le cas de la Sicile et
d ’une partie de l’Espagne. Quoique, dans certains
cas, la jalousie ne possède pas une origine histori­
que bien claire, elle em prunte u n caractère ethni­
que à la consti tution spéciale d’une race. De loule
façon en Europe, les Italiens, les Espagnols et
su rto u t les Portugais sont des peuples très jaloux;
de m ê m e en A m érique, les Brésiliens sont les plus
jaloux de tous.
Le vulgaire ne se laissera certainem ent pas
convaincre p ar m on analyse psychologique, et
continuera à m esu rer la force de l’am our à la
déraison des soupçons; une foule de belles et
chères jeunes fem mes continueront, qui sait pen­
dant combien de siècles, à jeter à la face de leur
am an t ce reproche insensé : « Tu rie m ’aimes pas,
puisque tu n ’es pasjaloux de moi ; com m entpeuxlu m ’aim er sans ressentir p o ur moi la m oindre
jalousie? » Ridicules plaintes, désirs m aladroits
de personnes heureuses et qui peut-être, trouvant
contre n atu re d ’être trop h eureuses, cherchent de
vaines occasions de douleur et de larm es.
Pouvons-nous aim er s u r terre quelqu'un plus
que nos enfants? Non, certes. Pourtant nous ne
somm es pas jaloux de qui les aim e, pourtant père
et m ère rivalisent avec sublim ité à qui les aim era
le m ieux. Aimez votre compagnon d ’am ou r de la
m êm e m anière. Tremblez cependant de le perdre,
m ais que cette p eu r ne se manifeste ni p ar une
rage d’inquisiteur ni par des doigts crochus com m e
ceux des avares. Vains conseils, paroles jetées au
LES FLONTIÈIlES LE L'AMOUli.
105
vent! La jalousie est une maladie psychologique
constitutionnelle, et quand on nait avec elle, on
s’en peut difficilement guérir. Elle ne garde point
longtemps u n caractère bénin. Elle empoisonne
les plus chères joies de la vie; elle pénètre dans
tous les porcs d e l à peau; toute goutte d ’eau est
étendue de son fiel, elle en im prègne toutebouchée
de pain ; elle transform e l’h om m e qui aim e en
gendarm e, toujours en arm es, l’oreille tendue et
l ’œil aux aguets. L’hom m e jaloux espionne sans
cesse, et toujours doute, toujours souffre; il in­
terroge le passé, le présent, l’avenir; dans une
caresse cherche le mensonge, dans u n baiser l’in­
différence, dans l’am ou r l’hypocrisie. Quelle vie
d’enfer! Mieux vaudrait cent fois ne pas aim er
q u ’aim er de cette m anière. La punition du petit
nom bre de jaloux qui ont le cœ u r élevé sera de
savoir q u ’ils ont presque tous plus d’am ourpropre que d ’am our, et que les plus nobles créa­
tures ont toujours aim é sons jalousie. Le jo u r où
nous nous apercevons que nous ne som m es plus
aim és, le jo u r où nous som m es trahis, l’am our
m eurt sans laisser place à la jalousie. Du soupçon
à la condam nation ou à l’absolution, entre am ants
sin c è re s , la route ne peut être longue ; à
franche dem ande réponse loyale; m eure le soup­
çon ou l’am our, m ais q u ’ils m eurent dans un
ouragan ou dans une bataille ; q u ’ils ne traînent
pas une vie misérable entre le tribunal et la p ri­
son ; m ieux vaut u n éclair qui foudroie, q u ’une
fièvre qui consum e la vie, et qui tarit toutes
les sources de la joie.
Du reste, de m êm e que la jalousie a déjà for­
tem ent dim inué dans la société m onogame, elle
ira toujours en décroissant dans l’avenir, quand le
m ariage ne sera plus q u ’une sanctification de
l’am ou r, quand le choix sera toujours réciproque,
q u an d toute trace d ’hvpocrisie au ra disparu des
rapports m oraux entre les deux sexes. Savoir
aim er, savoir estim er notre compagnon est la
plus sûre défense contre ce lléaude l ’am our q u ’on
nom m e la jalousie. Q uejla fem m e cesse d’être
prise dans ce dilem m e : esclavage ou liberté; que
le m ari ou l’am an t cesse d’être le propriétaire
d’une fem me, et du coup disparaîtront tous ces
malades de jalousie.
L’am our-propre, au contraire de la jalousie, a
beaucoup de rapports avec l’am ou r dont il enri­
chit les trésors. Il n ’est aucun hom m e, aucune
fem me au m onde qui, se sachant aim é d ’une très
noble créature, ne se laisse aller à l’orgueil ; et si
une délicate réserve nous em pêche d ’afficher notre
fortune, du m oins pouvons-nous goûter le secret
plaisir de savoir que le monde nous envie. 11 est
presque toujours au-dessus des forces hum aines
de renoncer à cette joie que nous pouvons goûter
cependant sans h um ilier les autres ni leur inspirer
l’om bre d’une rancune. La fem m e su rto u t sait
LES FRONTIÈRES DE L’AMOUR.
105
avec u n art adm irable dire en se taisant tout
u n m onde de choses, et, quand elle est fière d’un
noble am our, sa tête s’entoure d ’une auréole de
lum ière qui éblouit ses adorateurs et les indiffé­
rents. Avec la majesté d ’une reine et la réserve
d ’une fem m e elle sait dire, sans m ouvoir les lè­
vres : « Enviez-moi, je suis aimée ». Saint et
pudique orgueil, que je souhaite à toute fille d’Ève
qui au ra m érité l’am our!
Les am anls et les am antes, les beautés fa­
m euses peuvent être des objets de luxe comm e
les chevaux et les palais; et il est naturel que
l’hu m ain e vanité recherche ces avantages pour
h u m ilier qui ne les possède pas. L’am ou r alors
est u n prétexte pour la vanité ; et une foule
de femmes incapables d ’aim er, conquièrent des
hom m es po ur s’en faire u n trophée; de môme
les hom m es, plus encore peut-être que les fem mes,
peuvent entreprendre p ar pure vanité une guerre
de conquête. Tous ces faits cependant appartien­
nent à l’histoire de l’orgueil et de la vanité, et j ’en
ai déjà parlé dans m on étude su r les O rigines de
l'am our.
Dans cette étude nous avons vu par quelle voie
l ’on est conduit à aim er, puis nous avons dû nous
occuper de l’amitié, de la compassion et d ’une
foule d’autres sentim ents com m e sources de
l’am our.
L’estime, la vénération, et autres sentiments
analogues peuvent être les com pagnons de l’a­
m our, s’adresser à la créature qui les m érite le
moins. L’am our est u n magicien qui em bellit et
transform e tout ce q u ’il touche ; nous pouvons
avoir une im m ense estim e et une vénération p ro ­
fonde pour l’hom m e le plus abject, pour la
fem me la plus vile et la plus scélérate; cela ne
nous fait pas honn eu r, mais cela est vrai. Il n ’est
pas un bandit qui m anque d’am ours souvent ar­
dentes et profondes; pas une belle courtisane qui
chôm e d’am ants illustres. Qu’im porte que l’objet
aim é soit dédaigné de tous, q u ’on lui crache à la
face le m épris public, q u ’il soit attaché au carcan
de la haine universelle ? Qu’im porte? Nous l’ai­
mons, cela suffit. Et pourquoi l’aim ons-nous?
Parce q u ’il nous plaît. Devant l’ineffable brutalité
de cette raison, que peut dire la science ou con­
seiller la m orale ?
La'scicnce reconnaît le fait et l’explique : une
créature m éprisable sous u n rapport quelconque
doit plaire d ’extraordinaire façon pour inspirer
l’a m o u r; et ce sentim ent doit être d’autant plus
grand q u ’il lui faut vaincre le respect h um ain,
les préjugés vulgaires et les habitudes les plus en­
racinées. On a dit avec raison q u ’aucune fem m e
n ’est plus ardem m ent aimée q u ’une femme laide;
on en peut dire au tan t, avec raison, d ’un hom m e
b ru tal ou crim inel, d’une prostituée ou d ’une
fem m e m éprisable po ur quelque raison que ce
soit. L’hom m e au cœ ur élevé, accusé d ’aim er
une fem me stupide ou indigne de lui, p o u rrait
souvent, en rougissant de honte, la m ontrer nue
à tous, com m e la Phrynée an tiq u e, en disant :
« Que celui qui ne se sent pas capable d ’aim er une
aussi belle créature m e lance la prem ière pierre. »
Et les hom m es qui, pour des crim es ou p o ur leur
infamie, furent m is au ban d j la société, ont
encore dans le cœ ur u n petit coin intact q u ’ils
réservent à la personne aimée, et leurs am ours,
cachées et am ères, ont pour certaines natures
toute la périlleuse séduction des forts parfum s et
des poisons grisants. Aucun hom m e au monde
ne fut tout entier scélérat; les quelques bontés
de l’assassin, les rares élans généreux du voleur
sont réservés à sa compagne d ’am our. Puissance
de ce sentim ent qui transform e com m e l’antique
alchimiste les m étaux vils en or pur, et dégage
l'unique diam ant enseveli sous les couches d ’une
épaisse alluvion. La science adm et donc les
am ours sans estime, et, cachant son visage rouge
de honte, reconnaît q u ’elles sont cependant trop
fréquentes.
La m orale cependant, quand la science se tait
et s’hum ilie, secoue la tête et proteste. L’am our
sans estim e est une faute, et une faute féconde
en autres fautes. M alheur à nous, q u an d, bravant
im p ru d em m en t le m épris public, nous osons nous
vanter d’aim er une créutuie indigne, comm e si
nous voulions, p ar notre outrecuidance, im poser
silence à la p u deur indignée, com m e si nous vou­
lions faire de notre enthousiasm e u n piédestal à
notre am our. Nous nous m enions à nous-m êm es,
nous violons les lois saintes et inviolables du beau
et de l’honnête dans la boue, nous ne souffrons
le voisinage d’aucune créature élevée qui pourrait
avoir sur notre esprit malade une noble et pure
influence. On peut dem ander aux passions h u ­
m aines une foule de tours de force; m ais en fin
de compte ces sentim ents naturels sont, comm e
les positions faciles, ce q u ’il y a de plus sain et
de plus agréable. Nous pouvons bien élever pour
quelques instants la créature la plus vile s u r le
bouclier de notre orgueil, m ais les bras se lassent
à la fin et nous roulons dans la fange avec notre
idole d ’un jour.
Notre m aîtresse ne doit pas être seulement la
compagne de nos voluptés, m ais aussi la m ère de
nos enfants; notre compagnon doit être le père et
le chef de la famille, et nous ne devons pas faire
ro u g ir nos fils, qui m audiront peut-être le nom
de leur père ou la m ém oire de leur m ère. L’orgueil
tom bé, quand nous nous trouvons seul à seul avec
une créature que nous ne pouvons estim er, m al­
h eu r à nous !
S’il est vrai que l’am o u r soit la plus sainte
chose de la vie, s’il est vrai q u ’il soit le désir le
plus ardent et la joie suprêm e, il faudrait lui
dresser u n tem ple et lui ciseler u n tabernacle dans
lequel nous puissions l’adorer à l’égal d ’un dieu.
L’am ou r né du crim e et de la bassesse est un nid
tressé de ronces et de chardons, alors que nous
devrions l’entrelacer des herbes les plus parfum ées
et des fleurs les plus gracieuses.Hom mes et femmes,
nous devrions porter à l’am ou r tout désir délicat,
toute aspiration noble, toute haute am bition.
S’il est vrai que l’am ou r soit la gem m e la plus
précieuse, il faudrait lui donner u n écrin q u i, p ar
la richesse de sa m atière, p ar sa beauté, fût digne
de son contenu. Rien ne le devrait approcher qui
ne fût de toute noblesse; nul souffle ne le devrait
effleurer qui ne fût parfum é de sandal et de rose;
nulle m ain ne le devrait caresser qui ne fût d ’un
ange; n ulle douceur ne le devrait réchauffer qui
ne fût celle des baisers de deux lèvres enam ourées.
S’il arrivait que la fem me ne donnât son am ou r
q u ’à l’hom m e honnête et laborieux; s’il était pos­
sible que l’hom m e ne donnât son am o u r q u ’à la
fem me pudique, nous verrions se régénérer l’h u ­
m aine famille dans l’espace d’une génération ; au
cachot qui épouvante, à l’enfer qui menace, nous
verrions se substituer,com m eforceséducatrices, les
caresses de la femme, les baisers de l’hom m e. Serace éternellem ent u n rêve? Nous faudra-t-il toujours
m enacer et battre les hom m es pour les faire meil­
leurs? N’aurons-nous point, pour g u érir le vice et le
crim e, une moins cruelle médecine que la douleur ?
CHAPITRE XIII
L E S F R O N T I È R E S DE L’ A M O U R . -
SES R A P P O R T S
A V E C LA P E N S É E
Pour une foule de raisons diverses la pensée
peut être tantôt une alliée, tantôt une victime de
l’am our. Prem ier instrum ent de séduction, après
la forme extérieure du corps, la pensée se ravive,
s’exalte au contact de ce sentim ent nouveau,
com m e il advient d’ailleurs de toutes les autres
énergies qui som m eillent dans notre cerveau; en
m êm e tem ps elle s’affine, se fortifie et nous offre
quelques-uns de ses fruits les plus rares et les
plus exquis. Beaucoup d ’intelligences engourdies
ne se réveillent que sous le baiser de l’am our, pour
retom ber dans leur léthargie dès q u ’elles ne sont
plus excitées p ar le puissant aiguillon du désir;
de môme les cerveaux les plus vigoureux s’élèvent
au-dessus d’eux-mômes quand ils sont appelés à
offrir u n tribut insolite à un nouvel autel. Pour
beaucoup, la poésie est le chant du printem ps, et,
prosaïques et m uets avant d’avoir aim é, ils reto u r­
nent à leur prose et à leu r m utism e quand est
passée la saison des am ours. C’est pour cela que
les hom m es peuvent posséder une fem me d ’une
façon continue, m ais, pauvres d’énergie m orale,
ils n ’ont q u ’au milieu de leu r vie un sourire de
poésie qui dure ce que durent les pétales d ’une
rose. Leur im agination froide et paresseuse se
perm et bien de tem ps en tem ps une envolée de
quelques instants, m ais ils retom bent bien vite,
les ailes brisées, s u r la route banale où ils piéti­
nent ju s q u ’à la m ort.
Quelles grandes souffrances il a fallu bien sou­
vent à une femme, qui se souvient de l’avoir vu si
ardent, pour arriver à se persuader que l’hom m e,
tout prose de la tête aux pieds, dont la vie se
passe entre son chocolat et son bonnet de nuit,
qui possède sept variétés de flanelle, et qui prend
dix pastilles différentes, est le m êm e qui au tre­
fois lui écrivait des vers, fléchissait le genou de­
vant elle et couvrait ses pieds de larm es am ères.
Les plus fortunés, au contraire, trouvent dans
leur am ou r, u n stim ulant puissant et continu
pour leur pensée qui semble s’assouplir et se
renouveler à chaque nouvelle phase de la passion
des am ants.
Dans la vie, dans l’œuvre de beaucoup d ’a r­
tistes, de poètes et aussi d ’hom m es d’État, nous
pouvons étudier ces diverses influences, qui appa­
raissent encore plus éclatantes quand l’artiste,
le poète, l’hom m e d ’État est une femme.
L’influence de l’am o u r su r la force et su r la
form e de la pensée est double; elle dérive de l’ainour q u ’a p o ur nous la personne aimée et de sa
n atu re psychique.
Comme sentim ent, q u ’il naisse dans la je u ­
nesse ou q u ’il rajeunisse les vieillards, il excite
surtout la fantaisie et affine l’aptitude à rep ro ­
duire le beau, il réchauffe, en u n m ot, ces apti­
tudes m entales que nous avons coutum e de re ­
connaître à leur apogée à l’âge m êm e où l’am our
développe sa plus grande énergie. On ne peut
presque jam ais devenir u n grand artiste ou un
grand poète si l’o n n ’a pas aim é beaucoup, si l’on
ne possède pas tout au moins une grande capacité
d ’am our. La chasteté, imposée ou volontaire, peut
éclipser l’am our, m ais là-bas au fond du cœ ur
règne quelque image, plus voisine de l’ange que
de la fem m e, qui surgit à toute inspiration du
génie, à tout chant de la lyre, à chaque touche du
pinceau, et qui ravive ou enflamm e le feu sacré
de l’art. Le génie des plus grands poètes, artistes
ou écrivains, eu t l’am our pour prem ier com pa­
gnon, pour excitant souverain; et je tiens que,
sans ce sentim ent, leurs nom s seraient parfaite­
m ent ignorés. L’am our qui naît en u n cerveau
sublim e, y accum ule des forces gigantesques, et
la chasteté qui s’impose touj ours aux prem iers stades
d ’une grande passion, les perfectionne et les ac­
croît à ce point que l’am our semble se transform er
en génie. De m êm e, le génie colore de teintes m a ­
gnifiques chaque manifestation am oureuse. Un
esprit chaste qui aime est une phalange de forces
com battantes, toute une arm ée de génies ailés
grâce auxquels aucune conquête n ’est difficile, à
qui aucune force ne saurait résister. La pensée,
com pagnede l’am our, lui offre le plus riche trib u t
de son énergie, tels le rossignol, enam ouré, élève
vers sa compagne ses notes les plus harm onieuses,
la fleur accum ule en elle tous ses parfum s et le
faisceau de ses couleurs les plus belles, autour
du nid où s’aim ent les plantes. A la pensée, g ran­
die, transform ée, ornée de toutes ses splendeurs,
s’ajoute encore l’aiguillon de l’am ou r, qui, dans
la satisfaction de l’orgueil de la personne aimée,
trouve une nouvelle excitation, u n coup de fouet
qui le pousse au travail. Pourtant, la créature
aimée ne perçoit pas toujours seule ce tribut, car,
la chaude éloquence avec laquelle elle exprim e
sa gratitude m ontre q u ’elle peut elle-même res­
sentir celte influence excitatrice, et la langue la
plus modeste, la bouche la plus close d’ordinaire
trouvent pour cela des splendeurs de form es et
des raffinements de langage ignorés ju s q u ’à ce
jo u r.
Une antique expérience dém ontre que, dans
tous les pays du m onde, la fem m e l’em porte sur
l ’hom m e dans le style épistolaire et spécialement
dans l’épistolaire am oureux. Cela tient non seu­
lem ent à la nature particulière de l’esprit fémi­
n in , mais aussi à l’excitation gaillarde produite
s u r la fem me p a r l’aiguillon am oureux. Une
lettre est presque toujours un échange de ten­
dresses, et la fem m e sent m ieux que nous les
rapports intim es de deux affections. Elle aime
plus et m ieux que nous. L’hom m e a cent diffé­
rentes façons d ’épancher son esprit réchauffé
dans l’am our; l’art, l'am bition, la science lui
offrent mille voies p o ur m anifester l ’énergie nou­
velle. Pour la pauvre fem m e au contraire, il ne
reste ouvert à son esprit débordant que la cor­
respondance am oureuse. Parm i les hécatom bes,
et parm i les autodafés quotidiens de lettres p a r­
fum ées, de véritables trésors d ’art sont dispersés,
qui devraient être sauvés de l’incendie où se con­
sum ent tant de volum es de paroles et de phrases;
cependant, le vulgaire dom ine toujours chaque
cam p, celui du bien et celui du m al, et vulgaire
est, com m e en toute chose hum aine, la meilleure
p artie de l’a m o u r1.
L’éloquence am oureuse, vrai chant de l’esprit
ivre d ’am our, n ’est pas contredit par la tim idité ni
p ar le stupide m utism e qui accom pagne presque
1. Balzac a écrit : <( li est reconnu qu'en am our toutes les
fem m es ont de l’esprit. »
toujours la prem ière déclaration, la prem ière es­
carm ouche. La pensée sous toutes ses formes des­
sèche la bouche, suspend presque tout à coup la
sécrétion du m u cu s et de la salivé, et rend pour
beaucoup la parole physiquem ent im possible; et
comm e cette profonde perturbation de la pensée
m et en fuite idées et paroles, l’éloquence se réduit
à un silence absolu ou seulem ent interrom p u de
phrases sans suite. Ce m uet par am ou r pourtanl,
à peine rentré dans le calm e de sa cham bre soli­
taire, devient u n nouveau Démosthène, lance tout
d ’un trait dans l’espace ou jette su r le papier des
torrents d’éloquence, qui peu de m om ents aupa­
ravant au raien t réussi com m e une chose fort belle
et tom b an t à point.
L’am o u r heureux et conquérant élève tous les
cerveaux au-dessus de la tem pérature moyenne et
les rend féconds en énergies nouvel les. Aussi, quand
il nage dans l’ivresse, le thyrse du dithyram be ne
tom be presque jam ais des m ains de celui qui aime
ou qui croit être aimé. Au contraire, quand notre
sentim ent vibre de la note douloureuse, il peut
donner une sublim e élégie com m e expression de
la douleur de la pensée; on peut devenir poète
ou fou. Les esprits les m ieux organisés se gué­
rissent des grandes douleurs du cœ ur p ar un livre,
une création m usicale, u n tableau; mais beau­
coup d ’intelligences hum aines tom bent sous l’o u ­
ragan d ’un am ou r m alheureux. Les statistiques
des maisons d’aliénés ont toujours constaté une
riche collection de fous p ar am o u r; com bien plus
nom breuse elle serait si l’on ne cachait pas dans
l’om bre de la vie privée une foule d’autres cer­
veaux flétris ou tombés en léthargie sous l’in­
fluence d ’u n am o u r m alheureux !
J’écris dans ces pages un pauvre essai de
physiologie générale, o u , com m e l’on dit, de
psychologie, et je n ’ai le droit ni la force de
m ’occuper d ’un travail de critique littéraire, qui
reste encore à faire, m algré q u ’un grand nom bre
d ’au teu rs aient écrit des choses très belles, à
propos de l’influence de l’am our su r l’art. Non
seulem ent chaque poète ou chaque artiste — et
parm i ceux-ci je tiens les écrivains pour les plus
grands de tous, — a laissé dans ses œuvres l’im ­
pression de ses am ours, m ais chacun a senti et
interprété l’am ou r d ’une m anière tout à fait per­
sonnelle, qui dans quelques cas est devenue la
règle, la m anière d ’une école ou d ’une époque.
La fem m e aim ée p ar Byron est bien différente
de l’am ante de Burns, Laure n ’est pas Béatrice,
et la fem m e entrevue p ar Leopardi n ’est pas Vic­
toria Colonna. Étudier quelle influence, dans tous
ces temps, la form e de leur esprit a eue sur l’em ­
preinte particulière donnée aux diverses am ours
des grands hom m es ; faire en u n m ot la psycho­
logie comparée des am ours célèbres et des types
am oureux dans l’art, est une œuvre de géant pour
laquelle l’artiste, le lettré et l’écrivain devraient
se donner la m ain. Il m e suffira, à moi, d avoir
préparé quelques m atériaux pour cette œ uvre de
l’avenir, dans cet essai et dans les deux auties
qui lui font suite.
L’am ou r cesse d'être u n stim ulant pour la
pensée, m êm e il en devient le prem ier assassin,
non seulem ent quand il est m alheureux, m ais
quand il se noie dans les bourbiers de la luxure.
La chasteté est une question presque tout hygié­
nique, et j ’en parlerai longuem ent dans 1 H y g i è n e
de l'amour-, ce sera le lieu d ’indiquer où le ra ­
m eau hygiénique se détache du grand tronc phy­
siologique.
L’accouplement n’a jam ais avili la pensée quand
la volupté n ’était que de l’am our. Mais quand la
lasciveté est plus forle que le sentim ent et que
l’hom m e anim al est triste d’avoir sacrifié une tiop
grande partie de soi-m êm e à 1 avenir, 1 individu se
révolte contre ce trib u t trop large payé à la con­
servation de l’espèce. Alors l'hom m e anim al est
m alade, ou l’hom m e m oral tom bé dans le lib erti­
nage. Non, la n ature ne punit jam ais qui obéit
sagement à ses lois; et après le sacrifice d amoui
l’hom m e se trouve heureux et libre d esprit q u an d ,
dans la béate langueur d’un court repos, la nature
lui cache les douleurs de l’épuisem ent.
« Abattez tout entière la forêt de la concupis­
cence, et non pas u n seul arb re; quand vous au ­
rez abattu tous les arbres, lous les ram eaux, alors
vous pourrez vous dire libres, purs et vertueux! »
crie le D hanm apada (cap. XX). La science pousse
le m êm e cri; m ais à la place de concupiscence,
elle écrit le mot plus précis de luxure. Dans notre
organism e, chaque fonction est assez bien o r­
donnée pour que, com m e le cèdre, nous puissions
donner toujours des fleurs et des fruils, à con­
dition q u ’à la fleur nous ne sacrifiions pas le
fruit, et que nous ne voulions pas im iter ces
m onstres aux pétales exubérants et aux fruits
sans graines. Une sage chasteté est l’adm inistra­
teu r le plus habile de l ’harm onie et de l’énergie
vitale; le travail et l’am ou r ne se font pas la
guerre, com m e on le verra dans m on Hygiène de
l'am our, et 'comme avec une trop rigide sévérité
vont le répétant quelques moralistes
J ’ai dit plus h au t que l’influence de l’am our sur
la pensée est double; je suis donc am ené à étudier
sa seconde manifestation, à savoir l’influence q u ’il
exerce p ar le moyen de la nature psychique de
la personne aimée. Deux créatures qui s’aim ent
sont deux corps diversement électrisés et qui par
u n échange continuel de courants d ’énergie, réta­
blissent l’équilibre de leur force et obéissent à la
grande loi de l’affinité universelle. Mais de m êm e
q u ’il n ’existe dans la nature ni deux hom m es,
ni deux cerveaux, ni deux sentim ents identiques,
il advient que des deux pensées mises p ar l’am our
en face i’une de l’autre, l’une exerce une influence
d ’attraction plus grande que l’autre, d’où il ré­
sulte que l’une d ’elles donne plus qu’elle ne
reçoit. En général l’intelligence la plus robuste
exerce une fascination plus grande, et comm e le
plus souvent l’hom m e a l’esprit plus fort que
celui de la fem m e, celle-ci se conforme plus faci­
lement aux idées, aux théories, aux goûts in­
tellectuels de l’hom m e. Cependant il n ’est pas
toujours vrai que la plus grande attraction me^
sure la plus grande force de l’intelligence, attendu
que certains caractères spéciaux à certaines intel­
ligences la rendent plus enjôleuse, donnent à son
contact plus de péril, plus de richesse en affinités
électives. La pensée peut être robuste, originale;
mais, d’attache rigide, brutale et sans un point où
s’accrochent les voisins ou les étrangers, elle vit
dans une solitude hautaine, et la personne ai­
mée la contemple avec adm iration, m ais ne res­
sent pour elle aucune attraction. l ie n est comm e
d ’un astre trop froid et trop lointain pour que
nous puissions le désirer. D’autres esprits, au con­
traire, sem blent arm és de crochets, tant ils
s’attachent fortem ent aux hom m es et aux choses;
quand nous les approchons, il semble que nous
nous im prégnions d ’eux, et de leur contact nous
em portons quelque contagieuse influence, ensor­
celeuse et im itatrice. Ces esprits attrayants joi­
gnent aux autres séductions am oureuses, la puis­
sance de subjuguer et de plier l'esprit de la p er­
sonne aimée, de sorte q u ’à la douce chaîne de l’af­
fection se joint celle de la pensée.
L’influence toute particulière et peu étudiée
des esprits fascinateurs se reconnaît chez cer­
taines fem m es qui, à leur autre am abilité, ajoutent
aussi la faculté de conquérir la pensée d’hom m es
qui ont l’esprit plus robuste et plus élevé que le
leur. Vivant avec elles, respirant leur atm osphère
m orale, il devient impossible m êm e aux plus
tenaces contem pteurs de l’idée d’autrui, de ne
pas penser com m e elles pensent, de ne pas écrire
com m e elles écrivent, de ne pas acquérir certains
goûts physiques qui font leurs délices. Le style de
certains écrivains, la m anière de certains peintres
ont inconsciem m ent subi cette lente et mystérieuse
influence ; et le vulgaire ign o ran t attribue l’ori­
gine de cette transform ation esthétique à quelque
cause cachée, à une évolution de la science ou de
l’art, et l’y recherche, tandis q u ’au contraire
elle possède une origine infiniment plus hum ble,
m ais plus naturelle. Le style et la m anière se sont
modifiés pendant que l’artiste reposait sa tête
entre les seins d’une blonde am ie ou q ü ’il passait
ses doigts dans les boucles frisées d’une tête
b ru n e. Dans l’histoire des lettres et des arts, on
tait presque toujours cette influence, parce q u ’elle
est presque toujours ignorée du biographe et sou­
vent m êm e de 1 artiste ou du poète qui l’a subie.
La fem me confesse toujours, et plus d’une fois
avec orgueil, q u ’elle a plié sa propre pensée à
celle de son am i; l’hom m e ne l’avoue jam ais, et
s’il en est avisé p ar la critique, il se révolte contre
cette étrange accusation dont il rougit. Comme si
jam ais le roi de l’univers pouvait modifier style
et adjonction de pensée p ar l’opération d ’une
caresse ou d ’un baiser ! « Toute à moi et à moi
seulem ent ! » s’écrie toujours l’hom m e am oureux :
« Toute à lui et à lui seul! » soupire la fem m e
qui aim e; j ’ai déjà exposé cela de différentes fa­
çons au cours de ce livre.
Plus 011 aime et plus on subit la fascination de
l’esprit d’au tru i ; plus on aim e et plus on est dis­
posé à abdiquer toutes ses idées propres, ses pro­
pres goûts esthétiques pour prendre les idées et
les goûts de la personne aimée. L’hom m e super­
bem ent niais répète su r tous les tons que la femme
pense toujours en politique, en morale, en reli­
gion com m e pense son am an t ; et il s’im agine
affirm er ainsi, d e là m anière la plus éloquente du
m onde, la supériorité incontestée de son intelli­
gence. Dans ce cas cependant il passe sous silence
une raison très honorable en faveur de la fem me
et qui n ’est pas beaucoup en faveur de l’h o m m e:
la fem m e ressent presque toujours plus fortem ent
l’influence de la pensée virile, non seulement
parce q u ’elle est plus faible que nous, m ais aussi
parce qu’elle aim e beaucoup plus que nous ne
pouvons aim er. Elle sacrifie vite et volontiers
l ’am our-propre à l’am our. L’hom m e accom plit
rarem en t et non sans grande peine semblable
sacrifice. « Elle est sotte, m ais elle est belle »,
disons-nous pleins de félicité. La fem m e, au con­
traire, beaucoup plus souvent que nous, s’écrie :
« Com ment Dieu peut-il exister, p u isq u ’il ne croit
pas en Dieu? — Comment la dém ocratie est-elle
respectable, s’il l’insulte chaque jo u r? — Com­
m ent le socialisme ne serait-il pas une chose
sainte, s’il est Sa religion? »
L’homm e a toujours raison pour la fem m e qui
l’aime, parce q u ’elle ne peut presque jam ais aim er
sans estim er; nous, au contraire, nous nous per­
m ettons trop souvent d ’aim er com m e des fous
des fem mes que nous ne pouvons ou ne devons
pas estim er. Il suffirait de cette différence pour
dém ontrer que dans l’évolution psychique des
deux sexes la fem m e nous devance dans l’e sth é ­
tique du sentim ent d’une quantité égale à celle
dont nous la dépassons dans le développement
intellectuel. La fem m e est arrivée déjà à l’am ou r
parfait qui est la fusion de tous les éléments
hu m ain s, qui est l’élection des élections; nous, au
contraire, dans la m aîtresse ou dans l’épouse
nous ne voyons que la concubine ; et l ’esprit le
plus élevé ne dédaigne pas de verser le m étal en
fusion de ses pensées s u r les charm es d ’une
Vénus qui n ’a rien d ’Uranie. En am o u r, su r le
chapitre sentim ent, nous somm es plus souvent
élèves que m aîtres. Si, pour une raison quel­
conque, u n cerveau am oureux impose à son com­
pagnon d’am o u r la plus grande puissance de son
influence, il arrive aussi que le tyran subit l’iniluence de la victime. Deux pensées ne peuvent
pas indéfinim ent vivre dans la m êm e atm osphère,
suivre l’orbite d ’u n m êm e système planétaire.
L’un donne beaucoup et l’autre peu; l’u n reçoit
plus q u ’il ne donne, l’autre donne plus q u ’il ne
reçoit; m ais entre eux se modifie, se renvoie et
s’échange l’influence de l’énergie. C’est là une
conséquence de la loi la plus élém entaire de la
physique ; deux am ou rs èt deux cerveaux sont
deux systèmes de forces ; or ils doivent dans leur
contact subir une modification m oléculaire de leur
m ouvem ent, proportionnelle à la différence de
puissance qui résulte de leu r com paraison. A
l’influence directe de l’am o u r ajoutez la puissance
autom atique de l’im itation, ajoutez la tyrannie
de l’habitude, l’épicuréism e dans la transaction
des idées et des consciences, et beaucoup d ’autres
m oindres causes, et vous verrez com m e se doit
modifier la pensée q u an d on pense à deux.
Tous les phénom ènes intellectuels ne p rennent
pas égalem ent le pli de l’am ou r, m ais s’en ressen­
tent davantage ceux qui, p a r contact ou origine,
sont plus voisins du m axim um de ce sentim ent,
ou qui se m êlent à lui po ur form er u n corps
binaire composé de sentim ent et de pensée. La
religion et Ja m orale se modifient plus facilem ent
que les goûts esthétiques, et ceux-ci varient plus
souvent que les théories philosophiques ou les
méthodes de travail. 11 y a dans notre esprit cer­
taine architecture qui en form e le squelette et
ne peul être détruite que p ar la m ort ou la folie.
Contre elle, l’am ou r ne peut rien. Aussi certaines
antithèses intellectuelles entre l’h om m e et la
fem m e suffisent à rendre l ’am ou r impossible,
m ôm e quand la sym pathie des form es et certaine
com m unauté d ’affection devraient éveiller avec la
plus grande violence le m aître des sentim ents.
Mépriser l’influence de l’am ou r s u r notre pensée
peut être un effet de notre superbe, m ais c’est
plus souvent encore une preuve de solennelle
ignorance; superbe et ignorance que nous payons
am èrem ent, car si, au jou rd ’hui, nous pouvons
nous contenter de la beauté des formes, si la
robuste jeunesse, renforcée plus tard de la coquet­
terie, peut faire d u rer longtem ps aussi u n am our
qui repose su r la seule volupté, il arrive pourtant,
tôt ou tard, u n jo u r où, quand la disparité des
esprits a enlevé tout espoir d ’arriver à une intel­
ligence com m une, nous nous trouvons en p ré­
sence de ce dilem m e : ou renoncer à la pensée à
deux, horrible am putation de la vie intellectuelle,
ou s’abaisser chaque jo u r, à chaque heure, afin que
la voix qui parle au-dessous de nous arrive à
notre oreille. De là, u n travail continuel, un effort
fatigant et douloureux; de là, u n rachitism e des
esprits élevés et une irritation des intelligences
m édiocres; de là, la m o rt inévitable d ’un am ou r
qui ne devait som brer q u ’avec la dernière épave
d ’une beauté n aufragée; d e là , la polygamie m as­
quée de notre société m oderne, profondém ent
im m orale parce q u ’elle est profondément hypo­
crite. Pourquoi avec une intempestive im patience
vouloir co u rir quand on possède à peine la force
de faire u n pas? Pourquoi vouloir sauter quand on
a encore les jam bes entravées dans les bandelettes
sacrées du moyen âge ?
Tous, tant que nous somm es, nous devons
subir l’influence inexorable de la pensée en
am our. Si notre cerveau robuste peut su rp asser
de quelques lignes le cerveau plus faible d ’une
fem me aimée, nous devrons toujours nous
abaisser, en dim inu an t l ’étiage de notre pensée
et en négligeant beaucoup des forces les plus
nobles de l’esprit hum ain. Une certaine disparité
des niveaux est inévitable; m ais il convient q u ’elle
ne soit jam ais considérable, parce q u ’alors, dans
nos continus efforts p o u r les égaliser, dans nos
douloureuses contorsions pour les rejoindre, la
plus grande partie de l’am ou r peut disparaître,
m isérablem ent consommée.
CHAPITRE XIV
LA C H A S T E T É
DANS SES
RAPPORTS AVEC
L’ A M O U R
A beaucoup de lecteurs ce chapitre p o u rra sem ­
bler de toute inutilité dans u n travail psycholo­
gique, attendu que la chasteté est ou une question
d ’hygiène ou une négation de l’am ou r ; et de toute
façon vous pourrez m e m u rm u re r à l’oreille
le fam eux non est hic locus. Que les ignorants ou
les ennem is de la chasteté sautent ce chapitre,
d’ailleurs l’u n des plus courts de ce livre, et q u ’ils
oublient, s’ils le veulent, q u ’en p arlan t de la lu­
m ière on doit au m oins dire quelle chose est
l’om bre !
La chasteté est l’ombre de l’am our. Or, le plus
enthousiaste, le plus m aniaque parm i les ado­
rateu rs du soleil recherche toujours, lui aussi,
l’om bre am ie d ’un arbre, pour que couché, sous
le labyrinthe de ses cimes noueuses, ou bien
encore étendu s u r le m oelleux tapis d’un pré, il
LA CHASTETÉ DANS SES RAPPORTS AVEC L'AMOUR.
187
puisse lentem ent, absorber la lum ière de l’astre
divin; ils doivent aim er aussi une om bre de
poésie d’où il soit possible d ’adm irer, sans en
être incom modé, les lointaines splendeurs du père
suprêm e de toute énergie et de toute chaleur.
De m êm e, dans le dései't de sable q u ’on nom m e
le Sahara, ou dans ce désert d’herbes q u ’on ap­
pelle la Pam pa, l’hom m e parfois éprouve le be­
soin de se placer à l’om bre de son cham eau ou
de son cheval, pour goûter, voluptueusem ent, les
longs et ardents rayons d u soleil. Placez-vous
donc à l’om bre des cheveux ou des cils de votre
dame, p o ur savourer le lointain souvenir des
ardeurs de l’am our.
La chasteté n ’est pas seulem ent u n repos; c’est
la savante et puissante création d ’une énergie
nouvelle et d ’une infinie poésie. La volupté, c’est
l’ouragan ou la foudre, m ais c’est toujours une
force énorm e qui éclate brutalem ent et b ru tale­
m ent ploie l’arbre de la vie et lui fait toucher du
front le sol qui le nourrit. La chasteté, c’est un
temple im m ense dont la fraîche et silencieuse
atm osphère sèche les sueurs de la lutte, étanche
la soif qui suit la bataille et rassérène les fronts
troublés et b rû lants. La chasteté de deux êtres
qui s’aim ent est un véritable tem ple dans lequel
l’hom m e anim al se recueille, prie et invoque un
dieu inconnu de le transform er en u n ange, où
l’am ou r s’affine, se lave de toute fange et s’élève
à tirc-d’ailes vers les régions les plus éthérées de
l’idéal. Le désir dom pté par la chasteté sans vio­
lence, m ais sans hésitation, baisse les yeux,
courbe la tê te , s’agenouille frém issant devant
la statue de l’Am our, m ais maté.
Avez-vous jam ais vii deux am ants, assis su r la
m êm e chaise, qui lisent de leurs quatre yeux un
m êm e livre tandis q u ’un petit enfant, fruit de
leurs prem ières am ours, assis à leurs pieds, joue
en chantant? Quand ce petit ange secoue sa tête
avec trop de violence ou crie trop haut, la m ain
caressante de la m ère ou la m ain sévère du père
le réduit au silence. De m êm e le désir doit
d em eurer de tem ps en temps dans sa douce prison
aux pieds des deux am ants, obéissant à la voix
am oureuse et non pas à la férule de l’ancien
pion.
Aucune vertu n ’est plus insupportable que la
chasteté enseignée p ar u n prêtre intolérant et
souvent m êm e peu chaste; aucune vertu plus
délicate, plus sublim e que la chasteté enseignée
p ar l’am o u r et les plus nobles facultés de la p en ­
sée hum aine. Un am ou r im pudique, un am o u r
sans chasteté peut être h eureux po ur quelque
tem ps, il peut sourire et m êm e rire aux éclats :
il peut se laisser em porter dans le tourbillon
d ’une ronde effrénée, m ais c’est toujours un
a m o u r ivre, dont l’ivresse finit tôt et presque
toujours finit m al.
L’am o u r chaste est u n am ou r ardent, m ais
lim pide, u n am ou r toujours arm é, m ais joyeux;
c’est un saphir éclairé p ar la lum ière électrique.
La chasteté m onastique est une form e cachée de
1 onanism e, une m aladie o u bien une m anie, c’est
1 affirmation que quelque chose m anque à l’hom m e
ou bien c’est une am putation violente, une m u ti­
lation cruelle. La chasteté libre et très douce de
deux am an ts est une très savante luxure, qui
sacrifie le pain quotidien aux splendeurs d ’un
repas de Sardanapale ; c ’est une éducation des
sens et des sentim ents: c’est le culte très sain des
joies les plus nobles de la pensée; c’est une des
gem m es les plus précieuses qui puissent orner le
tissu de la vie. Bénis soient ceux qui savent être
chastes de cette m anière, qui savent transform er
l’am ou r en une énergie qui éduque et élève, qui
en font ainsi le plus g ran d coefficient des nobles
am bitions et des résolutions m agnanim es!
Et vous, ô fem m es, qui avez « l’intelligence de
l’a m o u r» , enseignez-nous la chasteté, à nous qui
com prenons plus difficilement cette très sainte
vertu. Vous avez cette chère m ission délicate,
parce que vous serez les prem ières à en goûter
les fruits.
Par un calcul vulgaire et grossier vous préférez
parfois désarm er vos am ants, afin q u ’à défaut
de vous ils ne cherchent point une autre victime
à frap p er; peut-être aussi p o ur q u ’au m atin ils
ne se fâchent point; m ais votre calcul porte à
faux : de la nausée, de la satiété sont nées plus
d ’infidélités que de la prudente économie du
désir ; et laisser le désir toujours accru, con­
server vierge une fleur de votre jard in , est u n
des plus précieux secrets p o ur régner éternelle­
m ent, pour être toujours aimée.
Il y a une chasteté absolue imposée p a r la loi
cruelle du siècle ou des sociétés, loi écrite ou
non écrite ; nous en parlons dans YHygiène de
l’A m our et dans l'Am our dans l’H um anité.
Il y a encore u n e autre chasteté absolue q u ’im ­
posent l’am bition, une vertu m alentendue et
aussi l’égoïsme ; chasteté qui se réd u it au fond
à une idolâtrie de soi-même, à une concentration
rageuse des forces p o ur atteindre une fin élevée
ou folle. Le fruit que ne m û rit pas la volupté
hu m ain e est cependant d ’autant plus inférieur
q u ’on n ’a ni désir ni espérance, car la nature
se venge de mille façons de qui l’outrage.
En beaucoup de cas cependant, la chasteté
vraie, sincère, imposée p ar une volonté formelle,
est u n e chose adm irable et digne d’être placée
dans u n m usée parm i les objets les plus précieux
et les plus rares. Il n ’est pas une su r cent des chaste­
tés que vénère l’histoire qui m é ritel’encens q u e l’on
a coutum e de lui accorder, car beaucoup de ces
chastetés sont simulées ou rendues aisées p ar
l’im p u issan ce; ce sont de fausses vertus.D ’autres
sont arides com m e le sable du d ésert; ce sont
des nuées qui s’élèvent sans forme ni b u t à tra ­
vers les fantaisies du cœ u r h u m ain , et s’évaporent
sans laisser de traces ; elles n ’appartiennent en
aucune façon à l’histoire de l’am o u r; en disserter
serait donner le droit au lecteur bienveillant de
m u rm u re r une seconde fois à m on oreille : « Non
est hic locus ».
CHAPITRE XY
L’ A M O U R
SUIVANT
LE
SEXE
L’h om m e et la fem m e peuvent aim er avec la
m êm e force, mais ils n ’aim eront jam ais de la
m êm e m anière, car, su r l’autel de leur passion,
ils apportent des natures profondém ent différentes,
m ais égalem ent en dehors des diverses m issions
génésiques qui incom bent à chacun d’eux. Tant
q u ’il y au ra sur notre planète un hom m e et une
fem m e, ils p o urro nt éternellem ent échanger et se
renvoyer cette im m ense plainte : « Ah! tu ne
m ’aim es pas com m e je t’aime! » Et elle sera
éternellem ent justifiée, cette plainle, parce que
jam ais la fem m e n ’aim era com m e l’hom m e, et
jam ais l’ho m m e ne p ourra aim er comm e la
fem m e. Une m onographie complète de la psycho­
logie com parée des deux sexes p o urrait fixer les
caractères distinctifs de l’am our viril et de l’a­
m o u r fém inin, et peut-être un jo u r la tenterai-je.
Il me suffit ici de dessiner à grands trails les
deux figures d’une passion unique dans son
essence, mais qui dem eure si diverse dans les
deux n atures q u ’on appelle Adam et Ève.
Écoutons deux cris spontanés, poussés p ar
deux peuples lointains et peu civilisés, et nous y
trouverons les prem iers linéaments d ’une physio­
logie des caractères sexuels de l’am ou r. LesMundaKohls du Chota-Nagpore ont une chanson popu­
laire dans laquelle les différences psychiques de
l’hom m e et de la fem m e sont exprimées.
La fem m e chante :
« Singbonga, dès le principe, nous a faites plus
petites que vous; c’est pourquoi nous vous obéis­
sons. S’il n ’en avait pas été ainsi dès le principe,,
il nous aurait égalem ent surchargées de travail ;
nous ne pouvons pas l’être autant que vous. A vous,
Dieu a donné des deux m ains, à nous, d’une seule.
C’est pour cela que nous ne cultivons pas la terre. »
Et les hom m es chantent aux femmes :
« De m ôm e que Dieu nous a faits plus grands
que vous, de m êm e il nous a donné des deux
m ains. Pourquoi nous a-t-il faits plus grands que
vous? C’est lui-m êm e qui nous a divisés en grands
et en petits. Si donc vous n ’obéissez pas à la
parole de l’hom m e, vous désobéissez certainem ent
à la parole de Dieu, qui lui-m èm e nous a faits plus
grands que vous1. »
1. Sagen, Silten und Gebrauche des Munda-Kolils en Cliota-
Sans aller si loin, voici une chanson kabyle ; —
u n c h œ u r de jeunes fem m es altern e avec un
ch œ u r de jeunes hom m es.
Les fem m es :
« Que celui qui veut être aim é d’une fem m e
entre en cam pagne avec ses arm es ; q u ’il mette
à sa jo u e la crosse de son fusil, alors il pourra
crier : « A moi ! ô jeu ne fille ! »
Les hom m es :
« Vous faites bien de nous aim er. Dieu nous
m ande la g u erre et nous allons m o u rir. Au moins
vous restera-t-il le souvenir du b o nh eu r que vous
nous avez donné. »
Des Munda-Kohls et des Kabyles nous élevant
ju s q u ’aux races les plus hautes et les plus civili­
sées, nous trouvons presque toujours un souvenir
de ce cri sauvage de la nature, où l’h om m e p ro ­
clame sa force et l’impose, où la fem m e la subit
et l’invoque.
Ici c’est une répartition diverse des joies et des
douleurs, des droits et des devoirs que l ’hom m e
concède à sa com pagne dans le m onde de l’am o u r;
là une usurpation des droits et des devoirs p a r le
plus fort aussi bien que le plus bas dans l’échelle
sociale; ici une aspiration continuelle des peu­
ples civilisés vers une distribution plus équitable
du bon et du m auvais entre les sexes, qui encore
Nagpore vont Missioncir Th. Jellinghaus. Zeitschrifi fü r E th nol. 1871, p. 331.
au jou rd ’hui se divisent aussi inégalem ent la lu ­
m ière et les ténèbres, les joies et les douleurs.
Oui, la force m usculaire est le critérium de la
hiérarchie ; oui, elle constitue la principale force
h u m aine, la différence entre l’hom m e et la fem m e
au point de vue des droits et des joies de l’am o u r
est im m en se; la fem m e devient à peine plus
q u ’u n anim al dom estique qui s’achète, se vend,
se tue suivant les besoins du m om ent. C’est pour­
quoi, au dernier degré de la civilisation, là où la
m orale est incertaine et la luxure ardente, nait la
polygamie ; la fem m e conservée com m e u n trésor
de volupté tom be m oralem ent plus bas que dans
une tribu errante de sauvages nus m ais m ono­
gam es, où elle est la compagne des joies et des
m isères de l’hom m e. C’est peut-être p o ur cela que
Salomon, dans son harem , s’écrie : « Et qui me
tro uv era une fem m e forte? »
De m êm e chez nous, la fem m e n ’a pas en am ou r
la p art que la n atu re lui assigne, et l’on peut la
ran g er sans scrupule parm i les opprim és qui
vivent dans l’attente de leu r jacqu erie ou de leur
constitution; elle est u n prétendant légitime qui,
u n jo u r ou l’autre, p ar le droit ou p a r la force,
conquerra sa place au soleil.
Des droits, je parlerai en u n au tre ch ap itre;
ici nous devons nous ten ir sur les confins de la
physiologie, qui devrait être cependant la m ère
légitime de toute législation h um aine. Si l’anthro-
pologie nous m ettait en m ain tous les élém ents
m oraux et intellectuels qui séparent l’hom m e de
la fem me, la science p ourrait attribuer à chaque
sexe, dans la loi ou ses coutum es, la place q u ’elle
jug erait légitime, sans q u ’il y eût usurpation, sur­
prise ou prépotence de l’u n su r l’autre. La nature
a donné à la fem m e la plus grande partie de
l’am our, et si l’on pouvait exprim er cela p ar des
chiffres, je dirais q u ’elle nous a concédé u n cin­
quièm e ou u n q u art au plus du territoire am ou­
r e u x 1. Ni la civilisation des peuples extrêmes, ni
les coutum es dans leurs formes infinies, ni les
caprices des tyrans, ni la puissance supérieure de
l ’esprit, n ’ont pu modifier cette im m uable loi.
Dans la m isérable et fétide cahute de l’Esquim au
ou dans le palais d ’un prince, la fem m e donne
tout elle-même à l’hom m e, d’abord com m e fille,
puis com m e am ante, com m e épouse et com m e
m ère; elle est le grand placenta des vies h u ­
maines, le sein d ’où nous tirons la volupté, l’a­
m o u r; toute douceur qui nous enchante, toute
chaleur qui nous réchauffe. Malheur à nous si,
p a r u n e éducation bâtarde nous avilissons la
source de la vie h u m ain e! M alheur à nous si
nous dénions à Eve le droit le plus saint de
1. Seule une femm e pouvait écrire ce m ot sublim e : « Ah !
sans doute que dans les m ystères de notre nature, aim er, encore
aim er est ce qui est resté de notre héritage céleste. » (Mme de
Staël.)
tous, celui d’aim er et d ’être aim é! Pour la
fem me, aim er est le p rem ier besoin, celui qui
surpasse tous les autres, et tout son organism e
se plie et se conforme aux influences de l’am our.
Yan Ilelmont disait avec trop de brutalité peutêtre : « Tola m ulier in utero ». Mais les pen­
seurs de tout tem ps applaudiront à l’aphorism e
du médecin hollandais. La fem m e physiquem ent
désire longtemps et longtemps possède ; elle peut
jo u ir chaque jo u r, chaque heure de sa conquête
et s’en faire une atm osphère chaude et parfum ée,
dans laquelle elle vit com m e en u n nid ; la
fem m e berce dans ses entrailles u n ange q u ’elle
désire toujours avec ard eu r et en qui est peint
l’am ou r q u ’elle a pour son compagnon; elle form e
l’hom m e, l’allaite, le caresse, et puis chaque a n ­
née voit sa chair se tran sfo rm er en une série de
chérubins qui form ent un chœ ur autour d’elle, qui
sont les lam beaux de son cœ ur, les pétales de
roses tom bés de la fleur de sa beauté, et qui tous
d ’une voix douce l’appellent « m am an », ce qui est
autant dire l’origine de la vie. De l’enlacem ent
de l’hom m e q u ’elle aime, elle passe aux caresses
de ses enfants : la volupté ne saurait la lasser, l’ar­
d eur la dessécher, la passion l’en n u y e r; elle est
tout entière, des pieds à la tête, im prégnée d ’a­
m o u r ; c’est le suc qui circule dans toutes ses
veines, qui tourm ente chacune de ses fibres; il en
est ainsi, m êm e quand l’am ant choisi est en tout
semblable à l’arbre secoué p ar la tempête et qui
voit se dessécher chacune de ses feuilles, tom ber
toutes ses fleurs. L’am o u r de l’hom m e, c’est la
foudre qui brille, gronde e t s ’éteint; l’am ou r de la
fem m e, c’est le rayon de soleil qui luit et, chaud,
enflam m e le cœ ur et le féconde ; elle-même l’ab­
sorbe lentem ent, voluptueusem ent, et toutes les
radicelles de son sentim ent, de ses joies, de ses
pensées, le pom pent et s’en alim entent; c’est ainsi
q u ’après le coucher du soleil, ses rayons féconds
nous restent, cachés dans la terre q u ’ils ont ré ­
chauffée.
Depuis dix-huit ans que j ’ai écrit m a P hysio­
logie du p la isir, bien des faits ont contredit cette
opinion exprim ée p ar m oi, que la nature aurait
concédé à la fem m e une coupe plus large pour
boire à l’inépuisable source de la volupté / m ais,
en somm e, com m e la joie ne peut ni se peser ni
se m esurer, le problèm e dem eure encore pour
longtemps en discussion. Personne ne po urra nier
cependant q u ’à lasciveté et q u ’à sensibilité égales,
Ève ne puisse plus longtemps que nous avoir soif
de l’am oureuse bataille et la renouveler à l’infini
et réaliser le rêve bienheureux d ’une volupté qui,
en changeant de form e, se renouvelle éternelle­
m ent; si bien que la lassitude lui dem eure in­
connue. Mais si po ur beaucoup d’hom m es la vo­
lupté est toute en am our, pour la fem m e, fût-ce
la plus libertine entre les fem m es sensuelles, ce
n ’est q u ’un doux épisode. Et si vous ne croyez
pas à l’audace de celle affirmation, mandez des
hérau ts p ar tout le m onde civilisé et q u ’ils con­
voquent, tant q u ’ils sont, tous les hom m es et les
fem mes capables d’aim er; invitez-les à cette sin­
gulière joute d’a m o u r; à tous vous demanderez
s’ils accepteraient u n éternel et fidèle am ou r sans
volupté en échange d ’une volupté sans am ou r :
cent femmes voteront pour l’a m o u r; dix hom m es,
cinq seulem ent peut-être, se décideront pour le
sublim e refus de l’accouplement.
0 vous tous qui avez étudié le cœ u r de la femme
dans les carrefours et les m auvais lieux, et qui
croyez rendre votre femme heureuse en lui don­
n an t du luxe, de l’or et des toilettes, souvenez-vous
que par-dessus tout la fem m e veut aim er, se sen­
tir réchauffée au souffle d’u n hom m e, s’appuyer
s u r son bras fidèle, se sentir nécessaire à u n com ­
pagnon dont elle sera l’orgueil ; elle veut être la
prem ière pour q u elq u ’un. Au m ilieu d ’un luxe
splendide, vous voyez une fem me m alheureuse,
enveloppée cependant de la douce sollicitude de
son m ari et satisfaite dans tous ses désirs; en
voici une autre, heureuse au m ilieu de la m isère
et des orages, et toujours écrasée p ar les caprices
d ’un am ant. Mystères du cœ ur! dites-vous. Chose
très naturelle, dis-je. La prem ière n ’aim e pas son
m ari, la seconde aim e son am ant. Et voici une
autre différence, essentielle, entre l’am our de
l’hom m e et celui de la fem me : l’h om m e veut être
aime, la fem me veut surtout aim er. Le sentim ent
qui la consum e est plus actif, plus expansif que
chez nous ; elle exige peu de son compagnon,
parce q u ’elle est trop riche et que son affection
est trop robuste pour avoir besoin de s’appuyer
sur l’am our-propre p o u r soutenir la bataille de la
vie. Certes, l’am ou r parfait est la som m e de ces
deux splendides choses: « J’aime, — Je suis aimé »;
m ais à la fem m e il suffit souvent de pouvoir
s’écrier : « J’aim e »; à l’hom m e il suffit très sou­
vent de se rengorger et de dire : «Je suis aim é ! »
Ne demandez pas à la fem m e pourquoi elle
aime. Elle réussit à aim er des créatures assez
incultes, assez pauvres, assez difformes p o ur ins­
pirer l’éfonnem ent ou la terreu r. Pour que cette
créature soit toute à elle, elle saura s’o rner des
fleurs de la fantaisie, s’illum iner avec la lum ière
qui ém ane de son cœ ur. La fem m e ne doute pas
q u ’on puisse l’aim er quand elle aime. César a-t-il
jam ais douté de la victoire ? Napoléon, de l’éter­
nité? Tel est l’am ou r de la fem m e; il ram pera
com m e u n serpent aux pieds de son a m a n t , ou
il ru g ira com m e le lion qui veut ce qu’il désire;
il sera le chat caressant qui se blottit au giron
de l’enfant, ou l’aigle qui em porte sa proie audessus des neiges éternelles, m ais il sera poé­
tique. La foi ardente du néophyte, la foi superbe
de l’infaillible, l’ard eu r inépuisable du conqué­
ra n t heureux, sont vertus com m unes aux am ours
des femmes, rares dans celles des hom m es.
A la fem m e il suffit de trouver un esprit, une
force, parfois m êm e u n crim e dans celui q u ’elle
veut faire sien ; elle peut aim er le plus inintelli­
gent, le plus crim inel, le plus m al fait des hom ­
mes. Elle grandit tout h om m e q u ’elle touche ;
elle se croit capable de réchauffer aussi la glace.
L’hom m e aim e le beau par-dessus toute chose ; il
passe su r le reste. L’h om m e abaisse souvent les
plus hautes a m o u rs; la fem m e élève la luxure
aux plus hautes régions du sentim ent; l'hom m e
abaisse le sentim ent et le plonge dans la fange.
Pardonnez le cynism e de cette p hrase, m ais ne
l’cfusez pas de l’entendre, car elle n ’est que trop
vraie. L’hom m e dans ses am ours est plus une bête
q u ’u n ange ; la fem m e plutôt u n ange q u ’u n être
hu m ain .
Et m aintenant arrachons de la poitrine de deux
am ants leu r cœ u r ensanglanté, et, tout chaud, tout
sanglant, portons-le sous le microscope, puis avec
le scalpel et les pinces de l’anatom iste faisonscn une line autopsie. Une foule de différences
sexuelles nous apparaîtront dans l’am ou r plus
clairem ent que nous ne l’avions vu.
A m o u r d ’A d a m .
Amouh d’E ve .
Oh ! comme je suis heureux!
Souvenez-vous qu’elle est
mienne.
Es-tu heureux?
Souvenez-vous que je suis
sienne.
Non, il n'est pas vrai que je
l’aim e (dernière édition du
Christ et de Judas).
Toujours! mon Dieu, quel
ennui!
Il faut nous séparer; la rai­
son doit tu er notre amour.
Que tu es belle!
Resle belle et je t’aimerai
toujours !
Rends-moi heureux, même
sans m ’aim er!
Ne me rends pas ridicule.
Donne-moi tout.
Tout am our finit dans l’in­
différence ou dans l’amitié.
Je veux, et si lu ne cèdes
pas, c’est que lu no m ’aimes
point.
L’am our est la plus grande
volupté.
Fdle a dû certainem ent ac­
corder ses baisers à d’autres.
Est-elle digne de moi'/
Me rend-elle heureux?
Peut-elle me suffire?
Je pense trop à elle.
Je ne suis en retard que
d’un quart d’heure.
Je dois partir. Il y a long­
temps que je suis ici.
Encore un enlacement.
Un baiser encore.
Oui je l’àime et je l’aime
bien, et je n ’aime que lui seul.
Ya-t-il quelque chose à redire?
Toujours! m on Dieu, quelle
volupté !
Monstre, je te hais, tu me
fais h o rreu r.... m ais je t ’aime
encore.
Que tu es grand !
Reste à moi et je t’aim erai
toujours.
Insulte-m oi, m ais aime-moi.
Ne me trahis pas.
Donne-moi ton cœur.
De l'am our 011 ne peut passer
qu’au m épris ou à la haine.
Et si je t’aime, pourquoi me
dem ander encore?
L'am our, c’est la vie.
Ah ! il en a aimé une autre
avant moi !
Suis-je digne de lui?
Est-ce que je le rends heu­
reux?
Est-ce que je lui suffis?
Je ne pense pas assez à lui.
Pourquoi arrives-tu toujours
si tard?
Tu veux déjà p a rtir et tu es
à peine arrivé.
Encore un baiser.
Répète-moi que tu m ’aimes.
Je te pardonne parce que je
Pardonne-m oi, je suis un in­
fâme, m ais m on coeur est tou- * t'aim e.
jours à toi.
Uu cœ ur et une cabane.
Un palais pour y loger un
cœur.
L’am our platonique? Utopie.
L’am our platonique est une
chose très possible.
Je la veux parce que je la
Je le veux parce que je l’aime.
désire.
Sois à une autre, mais vis!
Meurs plutôt que d’être à un
autre !
Conserve-moi ton cœur.
Conserve-moi ta foi.
Je l'aim erai tant, qu’il finira
Avec le temps elle m 'aim era.
p ar m ’aim er.
Je lui ferai de telles caresses
Je lui donnerai tant d’or, de
bijoux, qu’elle devra m 'aim er. qu'il m ’aim era !
Et que peut le monde contre
Mon Dieu! c’est toi qui viens
moi si tu m 'aim es.
ici ! m ais tu me compromets !
L'homme est un être infâme.
La femme est changeante.
Oh! combien je l’aim e!
Oh ! combien elle m ’aime!
Pourquoi ne vient-il pas?
Je dois aller vers elle.
Il sera mon époux.
Elle sera m ienne.
Il
fut mon am i, il est encore
Elle fut ma m ailresse, elle
mon ami.
est ma m aîtresse.
Demain.
Aujourd'hui.
Après-demain.
Demain.
Dans un an.
Dans un mois.
Jamais.
Tout de suite.
Non, non, non, non.
Si, si, si, si.
Je
l’aime sans le désirer.
Je la désire et c’est pour cela
que je l’aime,
11 est vertueux parce qu’il
Elle est vertueuse parce
m ’aime assez.
qu’elle est chaste.
L’homme ne sait pas aim er.
La femme ne peut conserver
sa foi.
Voici un pauvre essai d ’une psychologie com pa­
rée qui ne p o urrait être écrite que dans une phy­
siologie complète des deux sexes. Toute pensée,
toute parole, tout geste de l’hom m e ou de la fem me
qui aim e reçoivent l’em preinte de leur sexe; quand
les caractères sont intervertis, ils donnent nais­
sance au désordre le plus rebutant, et nous nous
trouvons en présence d ’une c a ric a tu re , d’un
m onstre ou m êm e d ’u n crim e. Parfois pourtant,
les fem m es à caractère viril aim ent virilem ent,
et les hom m es de caractère doux présentent dans
leur am ou r tendre et faible un tableau sublim e
que l’on ne devrait observer que chez la fem me.
Mais là encore nous som m es dans le cham p de la
pathologie. Cependant les formes psychiques de
l’am ou r peuvent tirer d ’un de ces croisem ents
insolites de figures et d’étranges couleurs u n élé­
m en t esthétique qui excite notre adm iration et
nous invite à méditer.
Quelque variables que soient les éléments
sexuels de l’am ou r, notre civilisation m oderne
est coupable d ’une faute très grave, p u isq u ’elle
ne réserve à la fem m e, qui est la vraie et la grande
prêtresse d’am ou r, q u ’une mince im portance et une
place m esquine. Nous avons accordé à l’hom m e
l’am bition et la gloire, la science et l’âpre soif
des richesses, toutes les énergies de l’esprit, tou­
tes les conquêtes du génie, toutes les victoires de
la passion; à la fem me nous avons retiré tous
ces alim ents du cœ u r et de l’esprit, et nous lui
avons dém ontré qu’elle devait seulem ent aim er.
Après avoir occupé presque tout le cham p de l’ac­
tivité h um aine, nous lui avons laissé le jard in de
l’am ou r pour unique possession, p o ur unique
confort. Et quand la pauvre prisonnière s’est élan­
cée, avec toute l’ardente curiosité de sa n atu re, à
la récolte des plantes et des fleurs parfum ées de son
dom aine, q u an d elle s’est mise, à sa m anière, à
cultiver son jard in , nous som m es intervenus, plan­
tant les écriteaux de notre réglem entation restric­
tive, plaçant les b arrières de nos lois. Ce bosquet
est interdit, on ne cueille pas ces lleurs, défense
d é p a s s e r p ar ce sen tier.... Enfin le choix des
plantes de culture d u t être fait p ar n o u s , par
nous qui avions le jard in et la cam pagne, les prés
et les forêts, les glaciers des Alpes et l’onde de
l’Océan. C’est grâce à cela que nous possédons
une esclave qui m u rm u re et conspire contre
nous ; c’est ainsi que nous avons stérilisé et rasé
le jard in où une noble et belle châtelaine aurait
pu nous recevoir m agnifiquem ent et nous délas­
ser de nos glorieuses fatigues ; c’est ainsi q u ’au
lieu d ’être reçus p a r notre égale dans des salles
resplendissantes d’or et de pierres précieuses, nous
trouvons une prisonnière ou une esclave qui
pleure la tête courbée. Nous lui avons m esuré le
pain et le vin de la vie, com m e au voleur fait
le geôlier. Tyrans m êm e en am ou r, nous nous
som m es fait la part du lion dans la volupté com m e
dans le libre choix d ’une affection souveraine.
Mais toute injustice se paye, com m e tout équilibre
ro m p u se compense ; et les trahisons continuelles
trop souvent justifiées de notre esclave, les conspi­
rations de sérail, les conjurations de palais, nous
m ontrent chaque jo u r que nous élevons su r une
base incertaine l’édifice de la famille, et i ous crient
à très haute voix q u ’il conviendrait de ren d re tôt à
la fem m e ce qui appartient à la femme : le libre
choix de ses am ours, l’égalité des droits dans l’af­
fection com m e dans la fam ille.
CHAPITRE XVI
L’AMOUR
SUIVANT
L'AGE
En étudiant le crépuscule de l ’am ou r naissant,
nous avons, sans y penser, ébauché les linéam ents
de l’am our enfantin et de l’am o u r juvénile. Nous
l’avons vu, tim ide et tourm enté, se débattre entre
les dernières lisières de l’enfance et les prem ières
arm es de la pétulante jeunesse. C’est dans l’ado­
lescence que ce sentim ent souverain présente les
p lus sublim es puérilités, les plus folles hystéries,
les vœux les plus extravagants d’un intini dans
le temps et dans l'espace. A côté de toutes ces
aspirations les plus idéales, nous trouvons cepen­
d ant l ’éruption im pétueuse et autom atique des
prem ières lascivetés. La toute jeu ne im agination
allum an t les prem ières fièvres de la lu x u re ,
agite et secoue le tendre et frêle organism e.
H eureux ceux qui, dans les prim es tempêtes
de la vie, trouvent une m ain aim ante pour les
guider, les réconforter et les sauver des m ille
périls qui, en une seule fois, ruinaient santé et
m oralité.
A ces prem ières et im patientes voluptés de
l’adolescence, succède, presque toujours, chez les
natures d ’élite, une période de réaction où l’on
form e d ’héroïques vœux de chasteté, où l’on fait des
efforts im m enses p o ur arriver à haïr la fem me.
C’est à ce m om ent que, dans le jo u rn al d ’un
jeu ne garçon qui se faisait hom m e, furent con­
signés ces vœux et ces aspirations à la chasteté
que nous avons lus, et dont nous affirmons l’au­
thenticité.
« .... Terrible dilem m e de la vie : le monde
« m ène la fem m e; la fem m e m ène le monde.
«
te
«
«
« J ’ai pu passer u n jo u r entier sans em brasser
une fem m e et sans une seule aspiration b ru ­
lante; p o urtan t j ’ai passé u n jo u r heu reu x !
Fais en sorte de te priver toujours de la méchante descendance d ’Ève.
«
«
te
«
«
«
« Je m e suis assis à côté d ’une jeu n e créole,
et je l’ai trouvée belle, grisante, voluptueuse.
J ’ai pensé au paradis des délices q u ’elle re n ­
ferm ait, et je m e suis trouvé ébranlé. — Le
baiser le plus créole du m onde ne vaut pourtan t pas la synthèse cosm ique, com m e je l ’ai
conçue et la saurai déprire à l’hum anité.
« Aucun plaisir n ’est plus bref que le plaisir
« am oureux ; aucun sacrifice plus fécond en con« séquences utiles que le m épris de ce sentim ent.
«
«
«
«
« Avec la fougue de sa puissance, l’instinct représente le plaisir sous son aspect le plus inconsta n t; il n ’est q u ’une de tes facultés, et dans
son tourbillon prétend en traîner cependant
toute ton activité.
« Il n ’est q u ’une de tes facultés, celle qui t’est
co m m u n e avec les êtres les plus vils et placés
au bas de l’échelle de la création; pourtant
cette faculté veut être la prem ière, la prem ière et la seule pendant quelques instan ts;
m ais en ces quelques instants la p artie la
m oins noble de toi-m êm e peut vouloir et peut
t ’enlever la plus grande partie de ton Moi.
C’est u n souverain qui règne peu de temps,
m ais qui, dans le tem ps de sa dom ination,
possède assez de puissance pour ru in e r l’État
et laisser son trône su r u n am as de ruines, de
tisons ardents et de cendres; il est facile de
détruire, m ais d’un tas de ruines et de cendres
il est malaisé de reconstruire un État.
« Mais contre ce m onarque éphém ère tu peux
« m a n d er des soldats ; si tu as soin de les arm er
« et de les discipliner, ils ne te rapporteront du
« sire q u ’un cadavre, et, de ce cadavre vêtu d ’or
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
« et de pierres précieuses, tu verras combien la
<( carcasse est putride, rem plie de fange et de
« vermine.
« Prends garde que tes soldats ne parlem entent
« avec lui! il a une voix si douce, si m ystérieuse,
« un regard si attrayant, q u ’il les enchanterait et
« réussirait enfin à surprendre leu r pauvre capi« laine, la R aison, et la raison serait vaincue p ar
« l’instinct.
« Oh! préviens cet instant fatal ! Une m inute
« après, inutile serait la douleur, inutile le re« pentir.
« Un m om ent plus tard, et tu verrais l’instinct,
« com m e u n gnome infernal, tenir sous ses pieds
« la raison.
« Encore u n m om ent, et, entraîné dans le nuage
« enchanté du souverain, tu ne pourras plus
« penser.
« Et ce squelette putréfié, le p renant p ar la
« m ain, fera de toi son am usem ent, son jouet ; tu
« seras com m e le pauvre aveugle que guide p ar
« la m ain u n jeune garçon jo u e u r et écervelé.
« Oh ! lu seras pire que lui ; il a perdu la
« seule lum ière des yeux, et tu au ras perd u la
« lum ière de la raison, qui te fait supérieur à tant
.« d’êtres placés s u r la terre, la puissance trans« form atrice de tout; la faculté grâce à laquelle
« tu sens, tu penses et tu es glorieux de sentir.
« Les âmes élevées, passant leu r chem in, te re -
g arderont avec u n air de m épris, et, s’éloignant
de toi, riront. Oh! tu ne pourras plus les suivre,
ni entendre leu r douce voix, ni te m o n trer glo­
rieux de leur serrer la m ain.
« Tes m ains sont tenues l’une par l’instinct et
l’autre par le péché; au to u r d’eux, tu as pour
com pagnon l’abrutissem ent, le vice, le crim e
et u n e autre foule du m êm e genre ; au centre de
celle-ci tu as le suicide, avec le poignard d’une
m ain et le poison d e l’autre, qui, les yeux rouges
de sang, les cheveux hérissés p ar l’épouvante,
hésite entre le poignard et le poison.
« Et tous ces com pagnons arrivent à te charger
de chaînes nom breuses qui se réu n issen t à une
chaîne m aîtresse que tient l’instinct, ton sou­
verain vainqueur.
« Et très loin, très loin, tu entends com m e le
soupir ou le sanglot d’u n h om m e m ourant ; tu
entends, com m e dans une plainte, une voix qui
t’appelle; m ais ce cri est lointain, lointain,
cette voix est lointaine, lointaine; p o urtan t
cette voix crie en toi-même, et, p a rle s moelles,
le fait courir u n frisson d’horreur.
« C’est la voix, c’est le cri de la raison qui
m e u rt ; c’est la voix, c’est le cri de tes fidèles
soldats m o u ran t su r le cham p de bataille ab an ­
donné.
« Vois, vois, com m e elle est triste cette voix,
comm e il est terrible ce cri ; peut-être m êm e
« a-t-il cessé, m ais l'écho te l’apporte, et te l’appor­
te tera toujours, toujours, ju s q u ’à la tom be. »
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
«
te
«
«
«
«
«
« Combien m isérable est la condition de
l’hom m e qui se fait l’esclave de ses passions et
paye u n m om ent de plaisir de l’inaction de sa
pensée et de la prostration de ses forces ! 11 y a
peu d ’instants, la passion le con sum ait; ses
yeux étaient de flammes ; son désir haletant
appelait la volupté ; la force de son imagination
lui représentait le plaisir sous l’aspect le plus
vague. La raison lui rappela le repentir qui
suit la faute ; lui représenta le danger de céder
à l’instinct. Il y eut u n instant de lu tte ..., la
raison céda. L’hom m e, abusant des lois de la
nature, fil b u t ce qui n ’était que m o y en ; il
goûta u n m o m en t de plaisir, mais celui-ci fut
court, et, à peine fut-il évanoui, l’h om m e se
repenlit, sa raison s’assom brit, le rem ords et
la tristesse occupèrent son âm e. Le p rem ier lui
fit sentir la brièveté du plaisir p a r un pacte
avec son actuelle im puissance; la seconde en­
valut son âm e parce que ses facultés étaient
troublées, et une partie de son être s’étant
atlaqué à son Moi en dim inua l’essence. Et
l’âm e troublée, dim inuée, ne reposait plus
dans l’apaisante joie d’exister, m ais était triste.
La partie du corps exaltée avait abaissé l’être
« corporel, et le corps enflé, troublé, fatigué était
« inquiet et infirme.
« Oh! m alheureux l’hom m e qui a dim inué
« son essence, non pour form er u n èlre sem« blahle à soi, m ais seulem ent pour goûter la
« volupté dont la n ature accom pagne la géné« ration ! Oh ! m alheureux l ’hom m e qui a sub­
ie stitué le plaisir à la gloire, à la conscience de
« sa propre force, à l’estime des hom m es! Dieu
« qui le voit ne le bénit pas ! Les hom m es qui
« l’entendent ne l’estim ent point ! »
Ces fragm ents de littérature enfantine sont
littéralem ent transcrites du jo u rn al d ’un tout
jeune h om m e et suffisent à m o n trer la réaction
de l’individu qui, au lever du nouveau soleil
d ’am our, proteste contre le rapt de la nature, et
tente en vain de la com battre et de se défendre.
Dans les m êm es pages nous trouvons une forme
encore plus singulière de celte réaction q u ’ont
plus ou m oins ressentie tous les hom m es. C’est
l’essai de la fondation d ’une science nouvelle,
Vagnologie (science de la chasteté), c’est-à-dire
l’art de com battre l’am our. Je transcris :
É L É M E N T S D’A G N O L O G I E D O G M A T I Q U E
C h a p it r e I . — D é f i n i t i o n s
générales.
« L’agnologie dogm atique est la science qui
traite de la chasteté, considérée com m e fait
physiologique et appliquée à la civilisation des
individus et des nations. C’est une science
d’une très grande im portance, p u isq u ’elle m a r­
che de p air avec la m orale, q u ’elle em brasse
les trois m ondes des sens, du sentim ent et de
l’intelligence.
« La n ature toute-puissante dans ses com m an« dem ents oblige l'hom m e à accorder une partie
« de sa vie à la séduction des plaisirs sensuels
« les plus violents.
« Dans ce m arché de dupes, la n ature se com« porte avec nous comm e la m ère, qui, pour
« enlever une pièce d ’or de la m ain de son en« fant, lui donne en échange u n e dragée. »
«
«
«
«
ie
«
«
Mais m algré toutes ces protestations, ces plain­
tes, ces vœux, l’am ou r vainc, accable et subjugue
sa victim e qui résiste vainem ent ; et parm i ces
pages, très chastes de ce jeu ne garçon de quinze
ans, qui m aud it « la m échante fam ille d ’Ève », et
place la chasteté au-dessus de toute autre vertu,
nous trouvons tout de suite après ces serm ents
solennels, vers enfantins, improvisés à quatorze
ans, « en allant à l’école ».
« Voir le sein d ’une jeu ne fille aimée, — Et
« po ur la vaincre fixer des yeux avides — su r
« son visage adoré, et dans u n extase béate — lui
« faire oublier la vie terrestre! — Oh! volupté
« d ’un grisant désir — qui du m ortel n ’a que
« l’être rapide, — que font ensemble deux cœ urs
« en u n seul, — que le b rû la n t soupir d ’une
« ardente poitrine, — la puissance de tout dire
« sans pourtant souffler m ot, — d'étreindre sur
« son sein et de baiser — ce p ar quoi une âme
« pénétre si elle le veut — dans celle de l’aimee,
« et goûter toute la joie de mille ans dans un
« m o m en t; — Ob ! tout cela est u n indistinct
« am ou r — que je peux sentir m ais non pas
« ren d re. »
Ces pages, ravies au grand livre de la nature,
ne sont que la millièm e reproduction d ’un phé­
nomène psychique qui se répète chez tout
h om m e quand, de l’enfance, il passe à la je u ­
nesse. Un fait historique et u n proverbe consa­
crent cette vérité. Au concile de Trente, ce fu ­
rent les prêtres les plu s jeunes qui votèrent le
célibat; d’au tre part, la langue française possède
u n proverbe qui d it: S i jeun esse sa va it, s i vieil­
lesse pou vait. Vœu et proverbe m éritent u n vo­
lum e de m éditations et prennent leur origine au
plus profond du cœ u r hum ain.
L’exubérance de la force nous faits prom pts à
la bataille, m ais en m êm e tem ps elle nous laisse
calm es et sereins parce que la vraie force est
toujours calme. Rai'ement u n vaniteux est fort ;
p arler souvent de sa propre énergie est presque
toujours u n svm ptôm e de faiblesse et de déca­
dence. Le m alade qui craint la m ort dit souvent
q u ’il se sent très bien, dès q u ’on l’interroge sur
l’état de sa santé, et tente ainsi de trom per et soim êm e et les autres s u r le péril qui le menace.
E n am o u r l’h om m e jeu ne est toujours plus
tim ide que l’adulte ou le vieillard; ce fait tient à
des causes assez m ultiples et profondes po ur se
vérifier chez les anim aux. Les oiseaux, entre
au tres, sont d ’autant plus économes de prélim i­
naires dans leur conquête am oureuse qu ils sont
plus âgés1.
L’hom m e jeu ne, tout envahi q u ’il soit p ar
l’am ou r, trem ble encore. C’est u n fruit m û r et
parfum é auquel le ru d e attouchem ent du jard i­
n ier ou du m a rch an d n ’a pas encore enlevé le
velouté virginal qui le recouvre. Il a renoncé
aux inutiles et trop inégales luttes contre l’am our,
et s’est jeté dans ses b ras, mais il frém it encore
q uand le souffle du dieu traverse son cœ ur et fait
vibrer ses nerfs. C’est u n prêtre initié aux mvstères du tem ple, m ais le sain t des sain ts lui ins1 . Danvin. The descent o f nutn and sélection in relation tu
fc’.r, vol. II, p. 117, Londres 1871.
pire encore crainte, et une chère et sublime
tim idité tem père en lui l’expression trop virile
de la force. Nous avons devant les yeux l’u n des
plus sublim es tableaux du m onde m oral, le maxi­
m u m de la beauté sans la grim ace de la superbe;
le m axim um de la force sans l’om bre d ’une con­
vulsion; une force toujours vive, une énergie se­
reine m ais infinie, prom pte à l’attaque, au travail,
à la réaction.
Le jeu ne ho m m e bien constitué appartient tout
à l’am ou r, et l’am o u r est tout dans la jeunesse.
Toutes les énergies du sentim ent, toutes les puis­
sances de la pensée se m odèlent, à cet âge, sur le
sentim ent souverain qui absorbe tout et l’entraîne
dans son chaud tourbillon bouillonnant. Qui
n ’aime pas à vingt ans est m oins q u ’un eunuque ;
l’eu n u qu e peut aim er, tandis q u ’une stérilité
am oureuse, qui a son siège dans le cerveau et
dans le cœ ur, est plus hum iliante q u ’une m u tila­
tion quelconque d ’un organe et de ses fonctions.
Si, à vingt ans, dans le va-et-vient de la vie sociale,
l’hom m e ne rencontre pas une fem m e, il aim e
une fem m e peinte ou sculptée, il aim e l’héroïne
d ’un rom an ou d’un poème, et la jeu ne fille adore
les anges qui effleurent de leurs ailes le chevet
de son lit virginal.
A vingt ans, on possède physiquem ent en soi
une énergie capable d ’aim er cent fem mes ; et
la jeu ne fille, m êm e la plus pudique, à chaque
pas aperçoit dans l’air une étincelle qui brille au
contact d ’un hom m e. Malgré une énorm e et fé­
conde aptitude à la polygamie, l’hom m e et la
fem m e, dans leu r jeunesse, sont essentiellement
m onogam es, et leurs idolâtries les plus folles sont
cependant m onothéistes : une seule idole, u n seul
tem ple, une seule religion. Il faut être singulière­
m ent pervers pour être polygame dès les prem iers
pas dans l’am ou r, et la fem m e toute jeune qui
aim e à la fois plus d ’u n hom m e, doit avoir été
conçue dans un lupanar, pétrie du sang et de la
chair d ’une bacchante. Cependant contre cette
v ertueuse, énergique et très sainte m onogam ie
s’élèvent de toute part de très rudes obstacles ; ils
sont dressés contre elle de tous côtés p ar les ad­
versaires form idables q u ’elle rencontre à chaque
pas. Adam a trouvé son Eve; Eve a trouvé son
Adam, m ais parm i les baisers de ces deux am o u ­
reux, que d ’ennem is, que de barrières, que
d ’abîm es! Adam aim e Eve; Eve aim e A dam ;
où peut-on trouver quelque chose de plus simple,
u ne affinité plus intense, u n fait plus fatal que
leu r réu n io n ? Cependant avant de se baiser,
ces deux infortunés doivent im plorer licence
des préjugés de l’hypocrisie, des convenances,
de l’hygiène, de la m orale, de la religion, enfin et
su rto u t de l’argent, aussi n ’arrive-t-il pas une fois
s u r cent que nous nous entendions répondre « oui »
p ar toutes ces autorités supérieures, qui ont u n
droit de veto s u r notre sentim ent. Le rossignoîct
a vu sa compagne ; parm i le feuillage plein d ’om ­
bre d’un aune il lui a adressé son chant d ’am ou r le
plus te n d re ; elle en est a m o u re u se; au jou rd ’hui
ils dorm ent h eureux de s’aim er ; dem ain ils tro u ­
veront des ram eau x flexibles et des mousses m ortes
pour en tresser u n nid ; n u l besoin p o u r eux de
m ariage civil, de m ariage religieux, de contrat de
m ariage ! Mais m alh eu r à l’h om m e qui se fierait
à la n ature p o u r tresser son nid ! Les lendem ains
de son a m o u r seraient m audits p ar la fam ine, et la
scrofule, le rachitism e tueraient les enfants nés
d ’une union à laquelle aurait m anqué l'assenti­
m ent de l’argent. Plus loin nous étudierons les
terribles contrastes du m ariage et de l ’am ou r ;
au jo u rd ’h ui, il convient d’observer com m ent la
puissante énergie de la jeunesse se plie et se
déforme sous le choc im prévu de tant d’écueils et
d’im pedim enta.
Du choc de deux forces contraires nait une
décomposition de m ouvem ent, une transform ation
d ’énergie ; de m êm e l’am o u r p u r, vierge et puis­
san t qui, à peine sorti du sein b rû la n t de la Ma­
ture, trouve le barrage hérissé des em pêchem ents
sociaux et se h eu rte contre eux, écum e et re ­
to u rn e en arrière en en traîn a n t dans son cou­
ra n t u n e ch arretée dé graviers, de roches et de
lim on arrach és à l’obstacle p ar le choc enragé
d ’une telle force et d’une si grande résistance.
Veuille la forlune q u ’en cette p rem ière rencon­
tre l’am o u r ne souffre que de douleur ! Les la r­
mes ont béni les am ou rs p a r m illiers et les ont
baignées d ’une douce rosée. Mais dans le choc
im pétueux d’un p rem ier am o u r contre Pécueil
cruel des résistances sociales, une foule de for­
ces neuves et toutes b arbares surgissent de la
décomposition des m o u v em en ts co n traires, et
mille transactions de conscience souillent jusque
dans ses langes l’am ou r nouveau-né, l’h u m ilia n t
de la tare d’u n péché originel.
La toute prem ière transaction de conscience
d ’un jeu ne hom m e p u r et am oureux que la so ­
ciété em pêche de vivre m onogam e, est celle qui
consiste à partager l’am o u r en sentim ent et vo­
lupté; p ar là il tente de garder p u r son cœ u r et de
lui élever u n temple u nique, tandis q u ’il sacrifie
à la lux u re su r les cent autels d ’une Vénus vaga­
bonde. Cependant celte division de l ’a m o u r sem ­
ble aux plus fins et aux plus vertueux am ants un
accord très sage, u n m iracle d’art, l’idéal de la
m oralité joint à la satisfaction des plus ardents
besoins du cœ ur et des sen s; après quelques
escarm ouches et quelques larm es, d’aucuns s’at­
tard en t dans cette transaction de conscience, s’en
accom m odent com m e d ’un carrosse m al fait, m ais
dans lequel il convient p o u rtan t de se résigner à
faire un long voyage. Les am an ts les plus déli­
cats, les plus vertueux, aspirent cependant de loin
au jo u r fortuné où toute hypocrisie sera renversée,
où l’am ou r physique et l’am o u r m oral réunis
donneront le droit de construire u n nid dans
lequel le sentim ent et la volupté se tiendront
fidèle compagnie. En attendant on m arche entre
une réticence et u n m ensonge : le cœ ur à la
déesse de l’autel, le corps à la câlin.
Les jeunes gens qui trop facilement se résignent
à celte vile et honteuse capitulation de conscience
sont cruellem ent punis p a r leur p ropre faute, car
ils ignorent les plus riches et splendides trésors
de l ’am o u r juvénile. Ne mentez pas, ne trahissez
pas, ne cherchez pas votre am ou r dans la fange,
m ais dans le ciel, puis abandonnez votre cœ ur et
vos sens au courant qui vous em porte en paradis.
Respirez tous les parfum s, cueillez tous les fruits
d ’un jard in où n ’entre jam ais le vent du nord, où
p o ur u n pétale qui tombe, s’ouvrent p ar centaines
de nouvelles corolles. Soyez riches, soyez géné­
reusem ent riches; au m oins une fois dans votre
vie, soyez dieu ; m ôm e aux plus m isérables créa­
tures, la n ature concède une jou rn ée de printem ps;
su r la tête du d ernier des hom m es elle tresse
u ne guirlande de fleurs. Souvenez-vous q u ’il n ’est
pas d’écrin où l’on puisse enferm er une heure de
soleil, ni d ’artifice dans la chim ie qui sache con­
server une rose fleurie.
Il est heureux le jeu ne ho m m e qui n ’a pas sou­
m is l’am o u r à la série des capitulations que j ’ai
indiquées, il aim e ardem m ent, avec prodigalité,
avec splendeur. Son am ou r, c ’est un jo u r de soleil
au mois de m ai, un jour sans nuage, sans froidure,
sans d o u le u r; c’est une fête qui ne connaît ni
ennui, ni fatigue, ni désillusion. Il vit parce q u ’il
aim e ; il aim e parce q u ’il vit ; il aim e, aim e et
aim e ; il ne pense à rien autre et ne fait rien
a u tre ; il ne se plaint pas, ne prévoit pas, ne
trem ble ni ne calcule; il aim e, aim e et aim e! Il
brûle son encens devant la déesse, m ais il est
c h a s te ,e tp re sq u ’ignorant de la volupté; parfois il
est assez p u r p o ur faire ro u g ir la fem m e de trente
ans qui aim e déjà avec trop de science. Il ne
m esure ni ne pèse. Qui donc a jam ais osé réduire
p a r le calcul la force d ’un éclair ou les kilogram m ètres d’un trem blem ent de te rre ? Or, les
am ours d’un jeune hom m e sont éclairs ou trem ­
blem ent de terre. Le jeu ne h om m e est peu jaloux ;
il l’est, m oins en tout cas que l’adulte ou le vieil­
lard ; pour douter il est trop confiant, trop heu­
reux, et du reste il n ’en a pas le tem ps, les cruels
calculs de la suspicion et les longues observations
dissim ulées exigent des loisirs infinis q u ’il ne
prend pas ; il est trop occupé. II doit aim er, et il
aime, aim e, aim e. Un perpétuel sourire lui fleu­
rit les lèvres; u n rayon de soleil s’est fixé au m i­
lieu de son front et le dore d’une auréole de béa­
titude. Demain, po ur lui, n ’existe que sous la
forme de la continuation de la félicité d’a u jo u r-
d ’h u i; l’avenir est une continuation du désir du
présent. 11 ne se souvient pas du passé, il croit
de bonne foi q u ’il a toujours aimé sa déesse môme
quand il ne la connaissait pas. Il croit à l’am our
inné comme Rosm ini croyait aux idées engen­
drées. Il est h eureux !
Si le jeu n e hom m e est le plus puissant, le plus
ard en t am oureux, l’h om m e adulte est l’am ant le
plus habile. L’usage et l’abus de la vie ont ém oussé
ses ongles, ont attiédi quelque peu le bouillonne­
m ent de sa passion ; m ais la sotte im patience, la
trop grande tim idité, l’éruption subite du désir
ne m ettent plus obstacle à la bienheureuse pléni­
tude de son am our. Il aim e avec sagacité, avec
passion, avec infiniment d’art ; cent fois plus li­
bertin que le jeu ne hom m e, il est aussi plus délicat
et plus riche de goûts exquis qui appartiennent
au m onde de la pensée. Le je u n e am an t est u n
sauvage nu et souvent sans force ; l’am an t adulte
est u n h om m e civilisé p ar une longue expérience
et vêtu des vêtem ents de l’art. Scs sympathies
plus spontanées sont p o ur des fruits verts, pour
des fleurs encore renferm ées dans le virginal,
épineux calice de l’innocence et de l’ignorance;
m ais il aim e volontiers aussi la fem m e libre, la
veuve, la fem m e m è re ; il est essentiellement
éclectique. Ses joies sont plus rares que dans la
jeunesse, m ais elles sont plus chères, u n tantinet
d ’économie qui rase presque l’avarice, les rend
plus savoureuses. Il sait que les heures lui sont
comptées, et chaque pièce de m onnaie q u ’il dé­
pense est p ar lui accompagnée d’une caresse ou
d ’un reg ard plein d ’affection et de regret. Riche
de passé, m ais très pauvre d ’avenir, il concentre
su r le présent tous ses soins, toute sa patience et
son attention. Il est le plus habile, le plus savant
m aître d’am ou r, et quand la santé et la fraîcheur
du cœ u r ne lui m anquent pas, il peut éveiller
d ’ardentes passions et les conserver longtemps.
La fem m e s’enquiert m oins que nous des cheveux
blancs et des actes de baptêm e ; elle se sent aimée
vigoureusem ent, ardem m ent, elle oublie volontiers
deux ou trois lustres d’âge.
Dans l’am our de l’adulte pour la jeu n e fem me,
on sent toujours une bienveillante et douce pro­
tection, une affection quasi paternelle, pleine de
tendresse et d’élans généreux. Ce caractère de
l’am ou r m û r tend à lui enlever quelques-unes de
ses plus chaudes, de ses plus voluptueuses expan­
sions et refroidit l’explosion volcanique de l’am o u r
juvénile; m ais la protection paternelle qui ten­
drait facilem ent à devenir de l’autorité et à dé­
truire la parfaite égalité des deux am ants, est
tem pérée p a r une défiance de soi-mème profonde
et cachée.
L’h om m e jeu n e sollicite l'am o u r à genoux,
mais il y avait un droit légitime et souvent de
l’h u m b le position d ’un pauvre qui dem ande l’a u ­
m ône, prosterné dans la poussière, il se dresse
tout à coup, exigeant avec force, de la beauté, du
génie, d elà passion, ce que p ar l’h um ilité il n ’a su
obtenir. L’hom m e m û r, au contraire, a perdu
beaucoup de droits, aussi demande-t-il avec une
plus grande modestie, avec une réserve pleine de
grâce et de délicatesse. Souvent il im plore avec
une tendresse si ardente, su r un ton si suppliant,
q u ’il devient difficile de lui dire non. La conti­
nuelle alternance d ’une autorité qui enseigne et
d ’une autorité qui im p lore, donne à l’am ou r
adulte la teinte la plus caractéristique, la m arq ue
la plus saillante. Et quand la pauvre n atu re dro­
guée par l’a rt a su conquérir l’am ou r, la pré­
cieuse passion s’im plante profondém ent et pousse
ses racines aux plus intim es replis du cœ ur. L’a­
dulte a des passions tenaces et n u l n ’est plus
fidèle que lui en am ou r. Il est, à conditions éga­
les, le m eilleur m ari et ce n ’est pas seulem ent
p ar égoïsme que l’époux cherche une fem m e de
quelques années plus jeu n e que lui. L’hom m e
vieillit plus tard, et deux tout jeu n es gens ne s’u­
nissent pas sans co u rir au-devant du plus grave
danger.
L’h om m e cependant est u n arb re assez robuste
et vigoureux p o ur rarem en t m o u rir tout entier,
et dans le vieillard presque toujours l’unique r a ­
m eau de la lu x u re d em eure vert. C’est alors que
l’économie de l’adulte devient avarice, la lu x u re,
débauche, et que l’am our se plie à des formes
inouïes, libériennes et caligulesques. La luxure
des vieillards se réchauffe dans le lit b rû la n t des
aphrodisiaques et dans la chaleur ardente du
vice, tel u n cham pignon cultivé p ar les fétides
artifices de l’agriculture et dont les fruits de loin
puent la couche de fuinier sur laquelle ils ont
poussé. Il ne faut pas donner le n om d ’am ou r à
ces débauches, m ais il convient de les baptiser
m archés am oureux, prostitutions de l’innocence
aux calculs des probabilités de la vie ou de l’hé­
ritage prochain. Pourtant quelques am oureux très
puissants traînent ju sq u e dans l’extrêm e décré­
pitude l ’om bre du désir et d ’une virilité boiteuse
et, com m e les anguilles, vont frotter leu r ventre
ignoble dans la chaude fange des plus has-fonds so­
ciaux ; et ju s q u ’au dernier soupir effeuillent d ’une
m ain de squelette des buissons de roses et ach è­
tent à un prix exorbitant u n « je t’aim e » plus
glacé que la neige, plus faux q u ’un jeton.
De m ôm e la fem m e de trente ans aim e avec
modestie, avec une tendresse profonde, une reli­
gieuse fidélité, une sagesse avare. S’il m ’était p er­
m is d ’exprim er u n désir audacieux, je voudrais
aim er une jeu ne fille et être aim é d ’une fem m e
m û re qui com m ence à avoir besoin du crépuscule
du soir et des lum ières sans éclat.
L’hom m e qui vieillit est u n tronc su r lequel
chaque jo u r se dessèche un ram eau et d ’où cha­
que souffle de vent détache une poignée de feuilles
jaunies. Quand tout entier l'arbre est m ort, alors
des ruines de l ’am o u r surgit une implacable haine
po ur qui aim e ou bien est aim é ; et les cruelles
inquisitions dom estiques, une p osthum e et rid i­
cule ostentation de continence forcée et de p u deur
momifiée em poisonnent l’existence du vieillard
intolérant, qui se venge s u r les jeunes de la m ésa­
venture de ne pouvoir plus aim er. Elle est inexo­
rable la loi qui condam ne ceux-là aux mystiques
mais rageuses m éditations de sacristie, com m e
si, dans tous les temps et dans tous les pays la
dernière étincelle de la luxure qui m e u rt devait
servir à allum er un cierge jau n âtre su r l’autel de
la superstition. Combien m alh eu reu se la pauvre
fillette qui doit ouvrir les pétales de ses roses aux
côtés d ’une vieille bigote grognon et qui d’am ou r
fait le synonym e de luxure, et dans ce sentim ent
ne voit que le péché. La déform ation imposée à
u n pied chinois est m oins cruelle que la contor­
sion forcée subie par u n am ou r jeu ne élevé dans
les griffes crochues et sales d ’un bigotisme into­
lérant.
Donc l ’hom m e d’un type élevé peut aim er ju s ­
q u ’à l’ultim e vieillesse; m ais alors toute luxure
éteinte, tout droit de conquête abdiqué, l’am ou r
s’élève aux plus hautes sphères du m onde idéal
et devient une sublim e contem plation du beau
fém inin. Devant la virginale et héroïque g randeur
de Jeanne d ’Arc, ou devant la succulence sen­
suelle de la Phryné de Bazarghi, devant les form es graciles d ’une jeu n e fille de quatorze ans ou
les contours opulents et sereins d ’une m atro n e,
le vieillard vénérable, sans am oin d rir cette épithète ni m a n q u er aux convenances, se sent atten­
d rir, — et parfois, sous la caresse enfantine ou
pleine de compassion que lui fait une fem m e, il
sent ses cils se m ouiller et il invoque, lui croyant,
les bénédictions du ciel sur la plus belle et la plus
chère m oitié de l’hum aine famille. De m êm e que
le vieillard peut aim er une jeune fem m e, la vieille
fem me peut aim er un jeu ne h o m m e; m ais son
am ou r doit êlre une sereine contem plation du
beau, u n suave souvenir de joies longuem ent
possédées, une aspiration ardente vers u n idéal
q u ’elle aim e toujours parce qu elle ne le possé­
dera jam ais. Oui, le vieillard chauve, sans offenser
la p u deur de celle qui ne peut plus être sienne,
peut caresser avec une paternelle tendresse la
chevelure d ’Ève ; il peut, en elle, adorer la plus
splendide m anifestalion des forces esthétiques de
la n a tu re ; il peut encore réchauffer ses froides
fantaisies au feu ardent de ses am ours d’antan,
et sans envie, sans plainte, dire avec une douce
com plaisance : « Moi aussi, j ’ai fait m on devoir.
A ujourd’hui, faites le votre. J’ai aim é sans sem er
de rem ords p o ur m a vieillesse. Faites en sorte de
m ’im iter. »
CHAPITRE XVII
L ' A M O U R E T L ES T E M P É R A M E N TS. —
DE S M A N I È R E S
D’ A I M E R .
Je ne reproduirai point ici pour la centième
fois, l’ayant exposée déjà dans nom bre d ’écrits
petits et grands, la critique des tem péram ents tels
q u ’ils ont élé définis depuis l’antiquité; tout le
m onde n ’a point adopté m on essai de classifica­
tion, m ais tout le m onde est d ’accord avec moi
pour adm ettre que les tem péram ents ont fait leur
temps, et que la m édecine, l’hygiène, la psycho­
logie e m p ru n ten t aux progrès de la physiologie
m oderne les élém ents qui peuvent définir, sui­
vant là science, les caractères physiques et m o­
rau x d’u n être h u m ain . Contre cette insuffisance
actuelle de la physiologie, j ’ai protesté p ar le
changem ent du m ot tempérament en celui de
constitution individuelle, innocente vengeance de
tous les hom m es qui, ne pouvant changer la
chose, satisfont à leu r colère en changeant le
nom .
Tout h om m e a sa m anière d ’aim er, et de ce
que, à l’am o u r on reporte le plus grand nom bre
possible d’élém ents psychiques, il résulte que les
am ours de l’hom m e diffèrent entre elles beaucoup
plus que ses haines, beaucoup plus que ses m a­
nières de m anger, d ’aller, de vouloir. Plus l’on
descend des ram eau x vers le tronc, plus les élé­
m ents h u m ain s se ressem blent; plus au contraire
on rem onte vers les hautes branches de l’arbre,
plus ces m ûm es éléments divergent ou se différen­
cient. Demandez à une fem m e galante ou à un
Don Juan combien sont les m anières d’aim er; ils
vous répondront tous deux, non seulem ent que
chacun aim e d ’une m anière différente, m ais
encore que ces m anières sont si profondém ent
différentes l ’une de l’au tre q u ’il sem ble ridicule
d ’appeler du nom d ’un sentim ent u n iq u e tous
ces m odes d ’aim er variés à l’infini.
A la vérité, certains au teu rs se sont am usés à
décrire u n am our sanguin, u n am our nerveux,
u n am our lymphatique, u n amour hépatique;
m ais ces peintures ne sont que jeux innocents,
q u ’arabesques folles su r l’épiderm e de la nature
h um aine, et les écoles de philosophie ou de litté­
ratu re qui se succèdent entre elles effacent ces
ornem ents sans q u ’il en reste le m oindre vestige.
Alors m êm e que parfois de la peinture d estem ­
péram ents, on arriverait à faire naitre une véri­
table famille de constitutions hum aines, il serait
encore fort difficile d ’y faire en trer toutes les
form es de l’am our. Les m illiers de cases de la
mosaïque rom aine suffiraient à peine à classifier
les teintes innom brables q u ’u n œil exercé p a r­
vient à y distinguer, mais quel est celui qui possé­
dera jam ais une palette assez gigantesque p o ur
q u ’on y puisse étendre toutes les im pastations
polychrom es, toutes les couleurs simples et com ­
posées, toutes les nuances protéiform es que p ro ­
duit la lum ière hum aine au travers du prism e
puissant de l’am our? Mettez au pillage le plus
volum ineux vocabulaire de la langue la plus
riche du m onde, notez tous les adjectifs aimable
et grossier, réservé et échevelé, humble et hau­
tain, aveugle et pipeu r, et vous verrez que tous
ces trésors du langage sont insuffisants à revêtir
toutes les form es de l’am ou r. Et c’est p o ur cela
sans doute que d ’aucuns, trop am ou reux de
l ’étude de la philosophie com parée, absorbent
tous les qualificatifs propres à l’am o u r sans pou­
voir atteindre au critérium expérim ental.
La question de la quantité d ’am o u r que peut
éprouver u n individu est la plus facile à résoudre,
elle est cependant aussi peut-être l’une des plus
im portantes. 11 y a dans tout problèm e psychique
u n élém ent quantitatif; et puisque cet élém ent
est le plus sim ple, le plus apparent, et, je dirai
presque, com m e le squelette du phénom ène, il
convient évidem m ent de le p rendre po ur fil con­
ducteur dans l’exploration de l’inextricable nœ ud
de ces études.
Nombre d ’hom m es, m êm e d’esprit élevé et de
noble cœ u r, se sont plus d ’une fois dem andé
avec sincérité s’ils étaient capables d ’aim er; c’est
q u ’ils ignoraient tout ce m onde de m ystères et
d’ard eu rs q u ’ils voyaieut décrits en m aints livres
ou q u ’ils entendaient de la bouche d ’am is am ou ­
reux. A ceux-là, m on livre, bien q u ’il s’efforce de
n ’être autre chose q u ’une étude physiologique,
p o urra sem bler une exagération, une caricature
de la n ature h u m aine. Or bien, ce sont là am ou­
reux pauvres et débiles. Pour eux, l ’am ou r est
u n p ru rit interm ittent, qui riait à dix-huit ans et
se term ine à quarante, au plus tard à cinquante;
p ru rit tantôt ch arm an t, tantôt ennuyeux, et qui
ne se peut m oralem ent g uérir que p ar une seule
médecine, la fem m e. Cette m édecine, disons-leleur, est cent fois pire que le mal, et il convient
de réfléchir m û re m en t et longuem ent avant de se
décider à choisir entre le p ru rit que les poètes
appellent Y am our et cette au tre lourde charge que
les naturalistes appellent la femelle de l'homme
et les dictionnaires m usqués la Dame. Que ces
ennuques d u sentim ent d’a m o u r préfèrent la
fem m e, ils peuvent trouver que cet objet anim é,
si sem blable à eux-m êm es, est égalem ent aimable
et sym pathique, et alors une douce et chère habi­
tude de bonté les liera à cette com pagne q u ’ils
aim ent, q u ’ils aim ent sincèrem ent, à leur m a ­
nière s’entend, paisiblem ent, p ru d em m en t, tra n ­
quillement. Ces m alheureux ont en vérité raison
de se d em ander si ce q u ’ils ressentent est de
l’a m o u r; ils ont aussi mille fois raison de dem an­
der aux véritables am oureux : Expliquez-moi
donc un peu ce q u e s t l'amour. La lune répand
de la chaleur, la rain e s’étend à la c h aleu r; de
m êm e ces gens aim ent.
L’am o u r pacifique, l ’am our petit et froid (appe­
lez-le com m e vous le désirerez), n ’est pas ex­
clusif au mâle, il offre des form es plus p ar­
faites, quoique plus rares aussi, chez la fem m e.
L’hom m e, pour faible am oureux q u ’il soit, ne
peut oublier la m ission de son sexe, qui le con­
traint à attaquer, à assaillir, à com battre le com ­
bat qui doit le m ener à la conquête. La fem m e,
au contraire, si tant est q u e lle soit née eunuque,
n ’a nul besoin de livrer à son compagnon la
m oindre attaq ue; elle peut parfaitem ent, s’il lui
plait, renoncer à la fatigue de to u rn er les yeux
vers l’am an t ou de rem u er les lèvres p o u r lui
dire u n oui; il suffit q u ’elle se laisse aim er!
Quelles lym phatiques délices en ce peu de m ots.
Se laisser aim er! laisser à l’au tre toute la fatigue
de la tim idité vaincue et de la p u d e u r violée;
toute la stratégie et toute la tactique de la vio­
lence m orale; laisser à l'au tre toute la fatigue et
se réserver la seule volupté d ’e n tr’ouvrir la porte,
ou m êm e de la faire en tr’ouvrir. Se laisser aim er !
Quelle béatitude esthétique, royale et dom ina­
trice! Quelle volupté de mollesse berçante et dési­
rable! Quelle chaleur exquise de douces caresses!
Et puis, n ulle responsabilité pour l’avenir d ’une
passion qui n ’a jam ais été avouée, aucun orage,
u n lac tranquille, sans tempête, sans flux ni
reflux. Et si le cœ u r bardé se perm et la licence
d ’une palpitation inquiète, vite u n cataplasm e de
ligues cuites po ur le rem ettre dans la règle; et la
p u d e u r pour justifier les perpétuels refroidisse­
m ents; et la vertu p o ur justifier l’absence des
baum es. Oh ! pourquoi le ciel ne nous a-t-il point
tous bâtis avec cette pâte pectorale de jujube?
Pourquoi ne pouvoir réd u ire l’a m o u r à u n p ro ­
blèm e d’hygiène, à u n régim e?
De ce zéro de l’échelle am oureuse l’on m onte
peu à peu dans le pyrom ètre, ju s q u ’aux degrés les
plus élevés auxquels tous les m étaux fondent et
se volatilisent, et l’organism e tout entier se tran s­
form e en une vapeur incandescente qui incinère
tout ce q u ’elle touche. Là, il est de terribles
am oureux, qui ont aim é avant que d ’ètre des
hom m es, et qui aim eront encore quand ils ne
seront plus des h om m es; là, il est des fem mes
qui ont aim é dès l’instan t où elles sont nées dans
le ventre m aternel, et qui aim eront encore dans
la bière où seront enferm ées leurs chairs m o rtes;
là, il est des hom m es et des fem m es p o ur les­
quels toute affection pren d une form e sensuelle
et que l’am ou r em boit com m e une écum e née
dans la profondeur salée des m ers tropicales. Ils
n ’ont ni le tem ps ni la patience d ’attendre, ils
aim ent la prem ière venue, leur prêtent leu rs
ardeurs et leurs fantaisies, puis, découragés, non
lassés, ils en aim ent u n e autre, et toujours
aim ant plus qu'ils ne sont aim és, ils vivent avec
une perpétuelle soif jam ais assouvie, bien h e u -'
rcux si parfois ils parviennent à se satisfaire par
ces am ours successives, car le plus souvent ils se
jettent dans la polygam ie conlem poraine, où à
force de sophism es, de réticences, de transactions
de conscience, ils aim ent l’une de cœ ur, l ’au tre
de penser, et toutes de sens. Ils ont u n prem ier
am our, u n unique am ou r, unvéritable am o u r ; m ais
trop souvent ils l’oublient, et baptisent de ce nom
une foule d ’am ou rs diverses, et, tels que les
pieuvres, étendent leurs cent bras, avides et su ­
çants, su r les chairs chaudes et succulentes de
l ’être fém inin.
Parm i ces polygames, d ’au cu n s aim ent seule­
m ent avec le cœ ur, d ’autres avec les sens, et ce
n ’est q u ’à quelques titans que la n atu re accorde
le triste don d’une double soif d ’affeclion et de
volupté.
E ntre ces deux pôles, qui m a rq u e n t les lim ites
extrêmes de l’intensité am oureuse, se débat l’in­
nom brable foule des hom m es qui ne sont ni
Don Juan ni Joseph d ’Égypte, et des fem mes
qui ne sont ni Messaline ni Jeanne d ’Arc.
Outre les diverses vigueurs des besoins am o u ­
reux, le sentim ent que nous étudions ici revêt
des caractères divers, suivant que la passion est
plus énergique dans l ’individu et q u ’elle donne à
l’am ou r une em preinte superbe, hum ble, égoïste,
vaine, furieuse, jalo u se.... A utour de ces assem­
blages binaires d’am o u r et de superbe, d ’am ou r
et d’égoïsme, d ’am ou r et de vanité, il vient se
grouper ensuite une telle quantité d ’éléments
m oindres, q u ’une affinité inoinsénergiqueparviendrait cependant à en form er un tout homogène
qui p o urrait s’appeler le tempérament d'amour
ou la forme constitutive d'amour. J ’essayerai d’en
esquisser quelques-uns pris su r le vif.
Am our tendre. — C’est u n am o u r q u ’éprouvent
plus particulièrem ent les hom m es dont le carac­
tère est doux et tranquille, avec des contours
évanescents et peu de reliefs. L’énrotion les prend
à la m oindre cause, leurs larm es sont toujours
prêtes à couler au p rem ier m ouvem ent de joie
ou de douleur, une compassion perpétuelle,
une tendresse insatiable noient leurs déclarations
d ’am ou r, leurs ardeurs de volupté, leurs explo­
sions d’affection, en une très - douce, m e r de lait
et de m iel. L’am ou r ten dre est suppliant, lar­
m oyant, fidèle ; il touche fréquem m ent aux con­
fins de l’am ou r sensuel, m ais il n ’y entre jam ais
à pleines voiles. C’est u n am o u r souvent constant,
d ’une foi certaine, presque im m uable, com m e une
am itié antique et sereine; il se n o u rrit de pleurs,
ou tout au m oins de larm es et de m ièvreries, et
trop souvent soupire, sanglote, crie. Il a cepen­
dant d ’exquises expansions q u i , bien q u ’inter­
m inables, sont fécondes en joies intenses, en
réconforts doux, et m ène à la bienveillance u n i­
verselle, à la philanthropie, au pardon des offenses.
C’est u n am ou r évangélique, chrétien, qui aime
la caresse plus que le baiser, et préfère les longs
baisers aux combats soudains. Ses formes les plus
esthétiques se trouvent chez la femme,- à qui l’on
pard o n ne aisém ent une certaine faiblesse et qui
peut encore s’évanouir sans tom b er dans le ridi­
cule. Ceux qui aim ent de cette m anière sont les
hom m es blonds à peau fine et rosée, les Alle­
m ands, les scrofuleux.
Am our contemplatif. — Un g ran d sens esthé­
tique, une irrésistible tendance à l’inertie, peu
de besoins génitaux, constituent le terrain sur
lequel germ ent et prospèrent les diverses formes
de l’am ou r contem platif. C’est u n am o u r élevé,
trop élevé m êm e; il tient du m ystique et du su rn a­
tu re l; l’am ant place son idole très h au t et se
prosterne devant elle, lui prodiguant toutes sortes
d 'adorations et d’encens. L’am ou r contem platif a
son siège dans les lobes antérieurs du cerveau;
il ém erge faiblem ent des profondeurs du cœ ur et
effleure à peine les chaudes ondes de la volupté ;
il vit d ’extases et de contem plations et fait de
l’être aim é u n dieu ou une déesse, oubliant trop
souvent que sous le dieu se cache u n hom m e et que
sous la déesse vit une fem me. Ce sublim e oubli
fait de cet am ou r l’am ou r le plus cornu qui soit,
car la n atu re ne peut im puném ent s’ignorer ou
s’offenser; et tandis q u ’il contem ple et q u ’il adore
à l’intérieur du tem ple, l’am o u r batailleur et vo­
leu r profane le tabernacle et viole la divinité.
L’am o u r contem platif réside su r les frontières de
la pathologie; il est propre aux hom m es exaltés,
m ystiques, hystériques. Dé abusés et trah is, ils
accusent l’am ou r de trahison et de fausseté, alors
q u ’ils sont eux-m êm es beaucoup trop coupables
de leurs douleurs et de leurs désabusem ents.
Am our sensuel. — Cet am o u r est l’un des plus
ardents, des plus im pétueux, des plus tenaces,
car il jaillit de la source la plus féconde et la
plus spontanée des affections sensuelles. C’est le
plus sincère et le plus puissant, car il satisfait
à l’u n des plus naturels et des plus irrésistibles
besoins de l’ho m m e ; m ais sa constance repose
su r un terrain trop variable, la beaulé, et ses
ardeurs sont éveillées p a r u n mobile trop bas, le
désir. Il ne m ent ja m a is , il ne revêt point les
mille sim arres de l’hypocrisie am ou reuse; il va
n u , absolum ent n u , souvent pudique en sa n u ­
dité. Tendre ou effronté, insatiable ou satisfait,
tém éraire ju s q u ’à l’insolence, il n ’est jam ais que
la terrible attraction de deux grandes unités orga­
niques, une soif ardente qui recherche le froid
surgeon de la m ontagne, le choc vigoureux des
deux puissances les plus gigantesques. De volupté
en volupté, si la vigueur juvénile ne l’accompagne,
il glisse presque toujours dans la luxure, dans
laquelle il plonge davantage à chaque jo u r qui
passe et à chaque effort qui l’affaiblit et tom be
ju s q u ’à la fange la plus im m onde du libertinage
dom estique ou de la lubricité vagabonde. C’est un
am o u r inépuisable en recherches et en inventions,
infatigable en voluptés, et, com m e il est aussi u n
artiste sublim e et capable de certaines tendresses
nobles, il offre des teintes chaudes et fascinantes Né dans les bas-fonds de l’h om m e anim al, il s’élève
bien rarem en t aux hautes sphères de l’idéal et ne
connaît ni dignité, ni délicatesse, ni héroïsm e;
il est m êm e hum ble ju s q u ’à la lâcheté, im m onde
ju s q u ’à la nausée. 11 accepte la volupté sans l’a­
m o u r, com m e il accepterait u n os à ronger. Peu
lui im porte d’arriver à la volupté p ar l’unique
voie m orale de l’am o u r ; il l’accepte à la rig ueur
par cette voie, m ais il la recherche p ar tous les
moyens possibles ; il conquiert, vole, achète l’a­
m o u r ; il le dem ande en prêt, il le p ren d sous une
signature fausse. Pour que son insatiable désir
soit satisfait, l ’am o u r sensuel se fait interm édiaire
ou en trem etteu r aux autres am ours, il fait l’u su­
rier, le ladre, le faussaire avec la m êm e indiffé­
rence. Cet am o u r est presque toujours m asculin ;
chez la fem me le libertinage se cache toujours
sous u n vêtem ent splendide de sentim ent, qui sert
à voiler et à contenir sa trop insolente nudité.
Am our féroce. — Peut-être l’expression qui dé­
signe cet am o u r est-elle plus violente q u ’il ne con­
viendrait, m ais en traçant u n tableau psychique, on
tend toujours irrésistiblem ent à en exagérer les
nuances et les contours et à le faire plus expressif
que la nature. Un grand développem ent du senti­
m ent de la propriété, rehaussé p ar une grande
estim e de soi-m êm e, joint à certaine impétuosité
de caractère, telle est la cause la plus naturelle de
toutes ces am ou rs violentes que j ’em brasse sous
la dénom ination co m m u n e d'am our féroce. Il
n ait presque toujours com m e u n volcan fait éru p ­
tion, et est accom pagné de tant de tem pêtes et de
secousses d ’affection, de tant de bonds d ’énergie,
q u 'il fait p resq u e croire q u ’au lieu d ’un am our,
c’est une haine qui est née. Ce péché d ’origine le
suit toute sa vie et ne finit q u ’avec sa m o rt : on le
voit donner des poignées de m ain qui sem blent
soubresauts de titan , des baisers qui sem blent
m orsures, des em brassem ents qui sem blent hom i­
cides, on le voit tyrannique sans jalousie, furieux
sans colère, insatiable tan t q u ’il possède, car la
volupté ne le calm e point et la fidélité ne lui suffit point. Vénus victorieuse et arm ée représente
l’am o u r féroce en toute la sublim e g ran d eu r de
ses appétits. Si la décence du costum e et la p er­
fection patiente de l’éducation n ’arrondissaient
point ses angles, il apparaîtrait grossier et m êm e
b ru tal. C’est ainsi que devaient aim er, dans leurs
cavernes et leurs m aquis, nos prem iers pères, alors
que, baignant dans le sang des chasses et des
guerres, ils s’ensanglantaient encore les m ains
p o ur aim er, la fem m e étant la proie du plus fort
et du plus audacieux. Comme il est aisé de le
penser; c ’est presque toujours l’h om m e qui aim e
férocement ; parfois cependant la fem m e connaît
cette form e cruelle de l’am o u r, et plus elle aim e
son am an t, et plus elle le tourm ente, et plus pro­
fondém ent elle lui enfonce les serres de la pas­
sion dans la profondeur des entrailles, afin d ’en
sen tir la chaleur et de pouvoir dire en sa volup­
tueuse fu reu r : Elles sont à m oi!
Am our superbe. — C’est u n composé binaire
d 'u n équivalent d ’am o u r et de dix équivalents
d ’am our-propre. Quand l’am ou r superbe est sa­
tisfait, q u an d il se trouve dans toute la pompe de
son b o n h eu r, il peut paraître pur, g rand, sublim e,
m ais à peine l’am our-propre vient-il à surgir, il
écum e, se déroule com m e le lim açon ou le ba­
silic, et m ontre en toute sa nudité brutale la double
n ature de son énergie. Dans les instants m êm es
oui celte affection est pleinem ent satisfaite, elle
ne le tém oigne guère davantage et ne s’ab an ­
donne guère plus à une expansive confession de
béatitude; le m êm e m otif pousse le bourgeois à n ’a­
vouer m êm e jam ais son adm iration pour les choses
nouvelles et grandes. L’am ou r superbe s’occupe
aussi d’être aim é plus que d ’aim er, il parle to u ­
jo u rs de ses droits et ignore ses devoirs, il est
riche d ’exigences et pauvre d ’égards, il fait la roue
s’il est h eureux et grogne au m oindre soupçon;
c’est le plus jaloux des am ours, et l’un des plus
m alheureux, des plus pauvres en chers abandons,
en ingénieuses voluptés. Alors m êm e q u ’il est
dans la plus secrète intim ité, il ne se déboutonne
point, p a r p eu r du ridicule, ou p ar crainte de dé­
ran g er quelque pli de la cotte em pesée sous la­
quelle il se cache; il n ’accorde jam ais le p rem ier
nne caresse, il l’attend com m e u n droit et u n de­
voir; c’est u n am o u r qui, p o u r être approché,
exige tant d’égards, tant de cérém onie, tant d ’éti­
quette, q u ’il lasse vite et ennuie souvent. Il exige
la fidélité, non point com m e une douce réciprocité
d ’affection, m ais com m e u n droit de sa propre
dignité ; et pardonne facilem ent les fautes que le
m onde ignore : c’est u n am our stérile, arid e,
m aladif.
A m our grincheux. — Par ses origines, cette
form e de l’am o u r se confond souvent avec celle
qui précède ; cependant elle est encore plus m isé­
rable et appartient de plein droit à la pathologie
du cœ ur. C’est u n am ou r qui peut être sincère,
tendre et passionné, m ais il est tellem ent irri­
table et grognon, q u ’il suffit d’un m oustique pour
le m olester ou d ’u n caillou sous les pieds p o ur le
faire crier à la m aie heure et à la trahison ; sem­
blable à l ’ancien épicurien, il ne peut d o rm ir s’il
sent le pli d’u n pétale de rose. Comme toutes les
affections hum aines, il recherche le b u t de ses
aspirations, m ais il ne l’atteint jam ais, parce que
les soupçons, les susceptibilités, les peurs l’obsè­
dent à chaque pas, lui arrêtent la parole s u r les
lèvres, lui coupent les bras à chaque em brasse­
m ent, éteignent ses flammes à peines écloses. Je
com pare cette affection à u n saint Barthélém y qui
m arch e à travers les ronces et p ar les rochers
hérissés de pointes, et c’est po ur cela que je lui
ai donné ce nom bizarre et nouveau d 'Amour
grincheux. Les Français l’appelleraient Am our
m auvais coucheur. C’est peut-être le plus infortuné
de tous les am o u rs; car, outre les m aux inévi­
tables et inhérents à toute fille d’Ève et à tout
iils d ’Adam, il s’en forge de particuliers et les
grossit à travers la loupe de la fantaisie la plus
m alheureuse. L’am ou r grincheux est u n fatal
alam bic qui transform e les pétales de rose en
feuilles d ’ortie, le miel en absinthe, le parfum
en féteur, les mets en poison. Si on le baise, il
se plaint que les baisers soient trop violents ou
trop tiôdes ; si on le caresse, il se dem ande à
soi-même si la caresse n ’a pas eu u n m otif ca­
c h é; ju sq u e dans l'extase de la création, il va
dem ander au Créateur pourquoi il a fait la lu­
m ière si tôt ou si tard. Qui est aim é de ces m a l­
heureux a toujours le droit de leur répéter les
paroles de la courtisane de Venise au m isérable
et fol philosophe de Genève : Zaneto, Zaneto, ti
non ti xe fato p er fa r a l'am or! Et p o urtan t ces
m alh eu reu x aim ent et ils aim ent profondément.
Et c’est une gloire enviable aux puissants am ants
que de les g u érir et de les vaincre, ju s q u ’à
le u r faire confesser qu’au m oins une fois en leur
existence ils ont été aim és véritablem ent, fidèle­
m ent, ardem m ent. C’est u n des plus adm irables
triom phes de l’art d ’a m o u r que de trouver un
tissu si fin q u ’il puisse toucher les chairs pelées
de ces pauvres m alh eu reu x , et de leur créer une
atm osphère artificielle dans laquelle ils se puissent
m ouvoir sans h u r le r , respirer sans tousser et
vivre sans m a u d ire la vie.
Toutes ces form es de l’am o u r, que j ’ai faible­
m ent ébauchées, ne se ren co n tren t que rare m en t
dans la n ature à l’état sim ple; elles se compli­
quent et s’enchevêtrent entre elles p o ur form er
m ille dessins, une véritable m ine de jouissances
p o u r l’artiste, u n véritable trésor de tourm ents
p o ur le penseur. Aucun ho m m e n ’aim e com m e
u n autre hom m e, au cu n n ’aim e parfaitem ent,
ainsi que le type d’un am o u r sublim e en peut
être idéalisé dans les régions pensantes de notre
cerveau. A la parfaite harm onie d ’u n am ou r il
m anq u e une note de sensualité ; à celle d ’un
au tre, u n ton d ’énergie ; tel am o u r est trop in­
quiet, tel autre trop languissant, u n troisièm e
trop violent. Et ceux-là sont les plus fortunés qui
ont en soi une juste m esure de volupté, de s e n ­
tim ent, de poésie; et encore ceux-là qui sont
aimés ard em m en t et tidèlement aspirent-ils à u n
a m ou r plus parfait que celui q u ’ils possèdent,
m eilleur que celui q u ’ils reçoivent, et si celte soif
idéale ne les porte pas à violer le pacte de fidélité,
il n ’y a point à s’en plaindre, car l’am o u r aussi
subit la loi com m une de tendre plus h au t, d ’as­
p irer toujours vers des régions plus pures, plus
riches en splendeur, plus chaudes en ardeurs.
Dans l’aube du m atin, l’am ou r attend la chaleur
du m idi; dans Tardent étouffement du jo u r, il
attend le frais crépuscule du soir. Il est fait de
telle sorte, q u ’il excite hom m es et choses, m atière
et force vers Tau-dessus, et le bonheur du m o­
m ent présent attend une volupté plus intense du
m om ent à venir. Si cette soif insaliable du m ieux
s'éteignait en nous, ce serait l’arrêt de la vie ; si
en nous s’éteignait l’irrésistible désir d ’un am ou r
p lu s élevé, ce serait que, p o ur nous, com m e pour
l’aveugle, se ferm eraient subitem ent tous les
idéals olympes où convergent les buts infinis vers
lesquels sont tournés les reg ard s et les actes de
l’hum aine famille.
CHAPITRE XVIII
L'ENFER
DE
L'AMOUR
La douleur, qui est si fertile en déchirem ents
et en tortures, qui dans ses variétés est infinie
com m e les grains de sable de l’océan et profonde
com m e ses abîmes, la douleur a réservé ses plus
grandes am ertum es et ses plus cruels tourm ents à
l’am ou r. Et il en devait êlre ainsi : la passion la
plus ardente doit tran sir du plus grand froid, la
passion la plus profonde doit tom ber dans les
abîm es les plus cachés, la passion la plus riche
en joies doit êlre la plus féconde en douleurs. Du
souffle fugace d ’u n soupçon plus rapide que
l’éclair, plus passager que le m ot écrit s u r la
m olle arène de la m er, ju s q u ’à la conscience la
plus sûre de la trahison la plus inatten d u e; de
l ’im palience de celui qui attend l’espace d’u n
instant la personne aimée, ju s q u ’à la longue déses­
pérance de celui qui ne peut plus l’attendre,
l’am o u r épelle toutes les notes du to u rm en t,
souffre tous les déchirem ents des sens et toutes
les tortures du sentim ent; il pâtit, s’angoisse?
pleure, hurle, crie de toutes les larm es, de toutes
les blessures, de tous les chagrins, de toutes les
plaies, do tous les poisons, de tout le fiel qui peu­
vent endolorir u n corps et u n cœ u r d ’hom m e.
Dans le long sentier que suit l’hu m ain e famille
su r sa planète, parm i ceux qui y vont sem ant
chaque jo u r leurs ossements, beaucoup et beau­
coup y ont été terrassés p ar l’a m o u r; et le sui­
cide, et l’hom icide, et la folie accum u len t dans
les nécropoles et dans les hospices une quantité
de victimes bien supérieure à celle que signalent
les volum ineuses statistiques de nos socialistes.
Tout ceci s’entend de ceux qui aim ent avec le
cœ u r et avec l’esprit, non avec les seuls sens.
Celui qui de l ’am o u r fait une question de régim e
et d ’hygiène, se console de la perte de l’am ante
p ar une petite larm e et une nouvelle conquête; il
g uérit la trahison p ar la trahison, et noie la dou­
leu r dans la débauche.
Je ne m e sens, en vérité, ni la force ni le cou­
rage d ’accom pagner m on lecteur dans l’abim e de
l’enfer de l’ainour. S’il a déjà accompli sa tren­
tième année, il doit assurém ent com pter dans les
souvenirs de son passé quelques heures de déses­
pérance et quelques nuits d ’insom nie, qui le font
frissonner au seul appel de sa m ém oire ; il doit
avoir pâti certains tou rm en ts, auprès desquels
l’Enfer du Dante peut sem bler une corbeille de
fleurs ; il doit constater que rarem en t la n atu re
tourm ente u n seul hom m e de toutes les tortures
de la passion am oureuse. Il est dans l’h u m an ité
des douleurs qui font le cœ u r incapable de sentir
d ’autres d o uleu rs; la furieuse impétuosité de
l’orgueil jaloux est une cuirasse contre l’am er san­
glot d ’une souffrance généreuse; et la chaste
réserve d ’une n ature pudique apaise la soif
ardente de certains plaisirs. Vous m e direz peutêtre que la Providence use de ces contrastes et de
ces incom patibilités de d o uleu rs, com m e d’un
pieux rem ède à quelques-unes des plus violentes
souffrances ; m ais je vous répondrai b rutalem ent
que sans en appeler à la Providence, j ’im agine
q u ’un lion ne peut être en m êm e tem ps une
vipère, ni une sphère u n prism e, et q u ’il ne peut
y avoir à la fois fiel et arsenic.
Si vous voulez pousser u n peu la porte de cet
enfer, et en m esu rer les abiines d ’un rapide
coup d ’œil, imaginez d ’une part toutes les espé­
rances, toutes les voluptés, toutes les richesses
de l’am o u r ; inscrivez de l’autre toutes les crain­
tes, toutes les am ertum es, toutes les m isères qui
leu r correspondent. Encore, n ’aurez-vous point
achevé, après cette cruelle description en partie
double, de la balance d ’am our, car les cham ps
de la souffrance sont cent fois plus étendus que
ceux, où germ e la joie. La possession physique
d ’une fem me est u nique, les tortures de savoir un
fruit sous sa m ain et de ne le pouvoir toucher
sont m ille; que cet exemple serve pour tous
autres. De m êm e que la m o rt est l’antithèse de la
vie, devant elle s’ém oussent toutes les pointes de
notre orgueil, se hrisent toutes les espérances, se
ro m p en t toutes les joies. Dans le délire de la pas­
sion et de la superbe, nous crions tous à l ’envi :
« Mieux vaut m orte que de la voir à u n au tre;
m ille fois sous terre plutôt q u ’infidèle » ; et tandis
q u ’il lance ces blasphèm es, les lèvres livides, les
cheveux hérissés, l’hom m e s’ensanglante les m ains
dans les entrailles d ’une victime. Folie et délire!
Tempêtes d ’u n cœ u r où l’am o u r et la haine, l’or­
gueil et l'am o u r, le crim e et la to rtu re se confon­
dent dans le tu m u lte d’un épouvantable orage.
L’am o u r qui aim e véritablem ent, l’am o u r infini,
qui transform e l’hom m e en une créature qui
souhaite et désire, l’am ou r idéal que si peu sen­
ten t et que peu trouvent dans un im perceptible
serrem en t de m ains, cet am ou r ne connaît point
de plus grande to rtu re que la m o rt de l’objet
aim é. Oui, vienne l’indifférence, vienne le m épris,
vienne la haine, vienne la trah iso n , m ais qu’Elle
vive! Qu’elle soit à d’autres, la créature que nous
avions crue nôtre, dans les veines de laquelle nous
avions transfusé notre sang; q u ’il devienne la cha­
pelle d ’un au tre dieu, ce temple que nous avions
orné de nos fleurs, que nous avions parfum é de
l’encens de nos pensers, et du long am our de
toutes nos passions; que nos fleurs soient piétinées, que nos couronnes soient écrasées; que tout
cela soit repoussé p ar le balai b ru ta l d ’un sacris­
ta in ; m ais q u 'Elle vive, q u ’il vive le dieu qui
séjourne en ce temple, q u ’elle resplendisse s u r
l’autel l’idole de notre vie! Poursuivis com m e un
fugitif, m éprisés com m e u n galérien, vilipendés
com m e u n espion, dans la froide et longue soli­
tude, nous buvons goutte à goutte un calice de
fiel qui n ’a point de fond, et où chaque goutte est
plus am ère que la précédente, m ais nous savons
qu 'Elle respire Pair de la planète que nous respi­
rons, m ais nous savons q u 'Elle s’enivre du m êm e
soleil qui resplendit pour nous, nous savons que
dans les om bres infinies qui vaguent à travers les
espaces invisibles, il est u n être au tou r duquel
l’air se fait plus doux et la lum ière plus vive; nous
savons q u ’il est quelque p art un brin d ’herbe qui
ploie sous le poids d’un corps que nous aimons.
Non, tan t que respire celui qui aim e de la sorte,
l’espérance ne dépouille point toutes ses ailes, et,
de loin en loin, plus im palpable q u ’un songe, plus
invisible que les espaces célestes, plus inconce­
vable que l ’éternité, elle soulage encore notre
horizon: on n ’v croit guère, on ne l’avoue point,
m ais elle vit et nous fait vivre.
Mais quand nous som m es vivants et qu’Æ/Ze est
m orte, q u an d nous avons encore la lâcheté de
vivre, de respirer, de m anger, et q u 'Elle est
enferm ée dans l’h u m id ité d ’une bière ; quand le
m onde entier existe encore et qu’Elle est m orte;
quand la joie des m ille fleurs qui s’épanouissent à
chaque rayon de soleil, le babil des m ille oiselets
qui chantent l’am ou r, le chœ ur des h eureux qui
se pressent et les bénédictions de tant de bon­
heu rs insultent à ce vide froid et som bre dans
lequel n o us nous trouvons suspendus entre un
infini de joie qui fut nôtre et u n infini de douleur
qui est nôtre, et qui dem ain sera nôtre davan­
tage, et qui sera nôtre tant que nous aurons la
lâcheté de vivre, alors on entrevoit le suicide
com m e la suprêm e joie de la vie, com m e le plus
sublim e orgueil h u m a in ; alors, on conçoit com ­
m ent l’ho m m e dans u n éclair peut songer à la
su prêm e volupté de confondre ses propres chairs
avec celles d’un autre être ; alors on conçoit com ­
m ent la fantaisie peut sourire à l’idée de deux
cadavres em brassés, à la fusion de deux cendres,
à la résurrection de deux existences éteintes dans
le parfum de deux fleurs écloses s u r une tom be
hu m ain e, et que la caresse du vent rapproche,
com m e en u n nouveau baiser.
Dans le silence des nécropoles, il est de ces
fleurs qui se baisent, auxquelles peut-être répond
sous terre le frém issem ent de certains ossements;
il est de certaines lèvres s u r notre planète, qui
se sont un jo u r étreintes, que la m ort a cruelle­
m ent disjointes, et q u ’une seconde m o rt rejoint
po ur l’éternité. Et si nous survivons, c’est q u ’un
nouvel organism e s’est créé en nous, et q u ’a u ­
jo u rd ’hui nous ne som m es plus ce que nous étions
hier. Les pensers du passé, la souvenance du
passé, tout ce que nous étions hier, est m ort à
toujours. Sur le tronc desséché de notre exis­
tence, la science, le devoir, l’am itié, l’affection
paternelle, m aternelle ou filiale, font pousser un
nouveau bourgeon qui reproduit l’ancienne plante;
et le vulgaire qui passe, retrouvant les m êm es
feuilles, les m êm es fleurs, les m êm es fruits, croit
q u ’il n ’y a là q u ’un cadavre enseveli ; m ais il
s ’abuse. A certaines douleurs on ne survit q u ’à
une seule condition, p ar le m iracle de m o u rir
au jo u rd ’hui po ur renaître demain avec le m êm e
no m , m ais avec une vie nouvelle. Car p o ur l’hon­
n e u r de l’h u m ain e nature, ces survivants dem eu­
ren t les servants fidèles et m uets du dieu disparu,
semblables à ces Péruviens qui, s u r le som m et des
Andes, parm i les éternels glaciers du Sorcttc ou
de Ylllim ani, conservent le culte du dieu de leurs
ancêtres. Connaître certaines douleurs est signe
de haute intelligence, l’avoir prouvé est gloire de
m a rty r qui s’élève et s’affine.
Je suis persuadé que beaucoup qui m édisent de
l’am our, ou parce q u ’ils ne sont point réaim és,
ou parce q u ’ils craignent d ’être trahis, ou parce
q u ’ils l’ont été déjà, ou parce q u ’ils ont souffert
l’am er désabusem ent d ’avoir brûlé leur encens
aux pieds d ’une idole de grès ou d’une statue de
m a rb re, trouveront exagérée cette peinture qui
n ’est p o urtan t que l’image pâle et terne d'une
douleur que la p lu m e d ’un ho m m e ne saura
jam ais peindre exactem ent, m ais seulem ent faire
deviner de loin. Il semble à beaucoup que le m al
absolu, que la m ort, devant qui m eurt toute
espérance, soit préférable à la tortu re qui menace
la vie sans la ravir, qui élargit les blessures et
chaque jou r déchire la peau dont les recouvre la
prévoyante nature. A ceux-là je souhaite q u ’une
expérience personnelle ne le m ette jam ais à m êm e
de faire le cruel rapprochem ent, la comparaison
anatom ique de ces deux très grandes douleurs
dont l’une s’appelle mort et l ’autre a nom déses­
pérance. Puissent-ils, s’ils aim ent véritablem ent,
m o u rir avant ceux q u ’ils aim ent! C’est le plus
grand bien q u ’ils puissent tirer des pages de ce
livre.
L’am o u r est une passion si ardente, si profonde,
q u ’il n ’est point étonnant q u'il éprouve des con­
vulsions soudaines et de subits évanouissem ents.
Puisqu’il doit vivre toujours dans les h au teurs,
ne se n o u rrir que d ’extrêm e volupté, vibrer des
plus nobles notes du sentim ent et du délire des
sens, il peut être pris, su r le coup, quand il s’y
attend le m oins, de terreu rs irraisonnées, de
soupçons ridicules, d’inquiétudes inexplicables.
Je ne veux point parler des défiances de la jalousie,
du dégoût, du libertinage aride, des désenchante­
m ents am ers, m ais d ’un nuage vague et sans form e,
qui envahit le cœ ur alangui p o ur avoir trop senti,
et qui agace les nerfs épuisés de trop vibrer. C’est
un hystérism e confus, qui d’un léger malaise peut
m onter aux plus hauts degrés d ’une profonde
am ertum e. Un im m ense am ou r, de quelque repli
du cœ u r q u ’il jaillisse, est toujours suivi de
l’om bre d’une terreu r infinie. Tous adorez votre
petit enfant, vous l’avez laissé quelques instants
à l’om bre de votre jard in , tout occupé à rem p lir
de sable sa brouette; il est rose et frais comm e
les fleurs qui l’environnent, et brillant com m e le
soleil qui dore ses cheveux ondulés. Alors, séduit
p ar ce spectacle, vous l’avez appelé, je ne sais
pourquoi, sans doute pour entendre le son chéri
de sa voix argentine, et il ne vous répond point;
vous l’appelez de nouveau, et nouveau silence.
Lui, est tout attentif à la grave occupation de ch ar­
rier sa brouette. Mais vous, traversé en peu de
secondes p ar m ille et m ille pensers, vous vous
figurez q u ’il est m ort, q u ’une vipère l’a m ordu,
q u ’une défaillance l’a su rp lu s..., qui sait com bien
de folies vous avez pensées, et le cœ u r palpitant, la
peau m oite, vous craignez de vous lever, pour
différer d’un m om ent le spectacle d’un cruel acci­
dent. De ces folies, et de beaucoup d ’autres plus
grandes, donne chaque jo u r le triste spectacle cet
am ou r des am ou rs, qui seul porte un tel nom ,
com m e prince et dieu de tous les sentim ents
am oureux.
— « 11 m ’a em brassée au jo u rd ’h u i avec distrac­
tion. Son am ou r com m ence à se refroidir, il est
déjà las de moi, il me tolère parce q u ’il n ’a point
le courage de m ’avouer q u ’il ne m ’aim e p lu s.... »
« — Je suis trop heureux, et ce b o nh eu r ne peut
d u re r. Le cœ u r me dit que quelque épouvantable
aventure m ’attend; j ’ignore laquelle, m ais notre
am our ne peut vivre plus longtem ps dans une
telle félicité. Je sens que je vais pleurer. »
« — Il n ’a pas vu que je portais dans mes cheveux
u n gardénia sa fleur préférée : il ne m ’aim e plus. »
« — Au jo u r elle n ’est point aussi belle que le
s o ir; peut-être..;, peu t-être.... Mais pourquoi ai-je
pu faire cette rem arque? Est-ce signe q u ’elle ne
m e plaît plus assez? Une prem ière apparition m ’a
fasciné. La p ourrai-je aim er toujours?»
« — Mon Dieu ! Elle a toussé : serait-elle malade?
Sa tante est m orte phtisique; elle est si délicateI
Si elle allait m o u rir? »
« — L’aimé-je assez? L'adoré-je com m e il le m é­
rite? Suis-je digne de lui ? Pourrai-je g arder l’am ou r
d’un ho m m e aussi beau, aussi bon, aussi intel­
ligent? »
« — A ujourd’hui, il est arrivé à notre rendez-vous
à l’h eu re juste, alors que les autres jours il arrivait
L'EN FEU DE I. A110 l'ti.
257
toujours avant l’heure dite. Il s’est fâché quand je
le lui ai fait observer; il m ’a fait voir sa m ontre
qui retard ait.... II au rait dû, au contraire, être
heureux de cette rem arque, il aurait dû m e répon­
dre plus gracieusem ent. Il ne m ’aim e pas assez. »
« — Je m e contente dé le regarder; je m e sens
heureuse quand il m e tient les deux m ains
serrées dans les siennes; lui, au contraire, veut
toujours m ’em brasser, il n ’en a jam ais assez. Il
m ’aim e parce que je suis jeu ne, parce que je suis
belle : il m ’aime avec ses sens, pas avec son
cœ ur. Tous les hom m es sont ainsi ! »
« — Pourquoi a-t-il dit : Je ne peux pas? Je
ne lui ai jam ais dit ce mot. En am o u r y a-t-il
quelque chose d ’im possible? Y-a-t-il donc quel­
que chose qui vaille plus pour lui q u ’un désir
de moi ? Hélas, ce n ’est pas là de l’am o u r ! »
« — II ne s’aperçoit jam ais quand je change
de robe ou de ru b a n ; moi, au contraire, je sais
toujours la couleur de scs cravates; je m ’aperçois
tout de suite s’il a fait ou non son n œ ud devant
la glace. Il ne m e regarde pas assez : il ne voit
pas une foule de choses que je fais p o ur lui, pour
lui seul. Il ne m ’aim e donc pas! »
« — J’ai toujours cntencki dire que l’am ou r
est la suprêm e joie de la vie : j ’aim e et je suis
aimé, et cependant je pleure souvent et sans sa­
voir pourquoi. Pourquoi ? »
Voilà quelques-unes des mille plaintes qui s u r­
gissent spontaném ent d ’un cœ u r qui aime, et ce
ne sont point là encore les plus folles et les plus
douloureuses. Ni l’observation la plus patiente et
la plus lente des phénom ènes hum ain s, ni la fan­
taisie la plus agile, ne suffisent à faire deviner
tous les petits tourm ents que les am oureux s’in ­
fligent à eux-m êm es, sans doute p o ur obéir à cette
loi cruelle qui, suivant les uns, veut que nul ne
soit heureux su r celte planète.
Dans ce cham p du m alh eu r, le tem péram ent est
tout ; il en est pour qui est vrai le m ot de Linné
su r les am ours du chat : « Clamanclo misere cimatn ;
p o ur ces m alheureux (nous les avons déjà décrits),
l ’am ou r s’em preint de tan t de fiel, il se cache
sous tan t d ’orties et d ’épines, q u ’à vrai dire il
ressem ble à une forêt toute de ronces et d ’absin­
thes. Soupçonneux, méticuleux, malencontreux,
ils ont p e u r de tout, alam biquent tout, filtrent
tout, pulvérisent tout, pour en extraire le ciron et
le venin. Dans le baiser ils cherchent la froideur,
dans la caresse ils sentent l’indifférence, dans
l'im pétuosité ils accusent le choc, des tempêtes
d’am o u r ils n ’apprécient que le bruit. — Et puis,
ce vase de miel que l’am o u r réserve à tous, ce
vase m êm e ils le veulent g arder sous tant de
sceaux et dans tant de tabernacles, q u ’heureux
s’ils parviennent à le découvrir et à le goûter.
D’une jérém iade jalouse ils tom bent dans u n so­
liloque hystérique, et, sortis à peine d ’une som ­
bre méditation s u r l’infidélité hum aine, ils re­
tom bent dans l’autopsie d ’une lettre d ’am our.
Ceux-là, certes, sont m al nés, et alors m êm e que
la nature leu r eû t départi une Vénus vêtue p ar
les Grâces et un Apollon avec le cerveau de Jupi­
ter, ils seraient cependant toujours m alheureux,
parce que l’am ou r est s u r leurs lèvres, non dans
la coupe d ’am our.T rois et quatre fois m alheureux!
Sur leur tombe on peut graver ainsi l’histoire de
leurs tourm ents : Clamando misere am avit !
Il n ’est point de plus grande torture pour une
créature hum aine que d’être obligée de subir les
caresses de l’être non aimé. Et je ne veux point
ici parler de la violence b rutale qui lait ressem bler
l ’étreinte à u n homicide et le rejette dans le code
crim inel et aux galères. Dans ce cas, nous avons
d ’une part une b ru te h u m ain e qui frappe, qui
m ord, qui répand le sang d’une pauvre créature
m orte d’effroi ou se débattant im puissante sous
les griffes d’u n tigre : ce sont là douleurs qui
ressortissent à l’histoire de l’épouvante, qui appar­
tiennent aux pages les plus sanglantes des m a r­
tyres. J’entends parler des caresses que vous de­
vez accorder à l’hom m e à qui vous a livrée la loi,
l’argent, la surprise des sens, sans que vous
l’ayez aim é; j ’entends parler de cette am ère tor­
ture, coupe profonde com m e l ’infini et qui rap ­
proche presque la courtisane du m artyr.
Ces douleurs, les plus grandes que puisse souf­
frir le cœ ur hum ain, ont été, p ar une nature
cruelle, presque exclusivement réservées à la
fem me. L’hom m e, p ar l’essence de son sexe agres­
seur, doit être poussé à l’étreinte p ar un subit
enthousiasm e, et doit être troublé d’un flot de
luxure. Chez lui, la volupté peut exister sans l’a­
m our, chez lui l’am o u r physique a une jouis­
sance qui suffit à voiler pieusem ent tout ce qui
lui m anque en sentim ent et en passion. Que l’in­
différence, la haine, le m épris l’absorbent tout
entier, envahissant les derniers retranchem ents
de l’am our, il n ’est point alors de caresses qui le
puissent ren d re vivant, il n ’est point de loi divine
ou hu m ain e qui puisse lui im poser u n e étreinte à
laquelle il répugne. Il n ’y a point de cas où la
vieille théorie du libre arbitre m ontre à ce point
sa ridicule fausseté.
Mais la fem m e peut être tout entière glacée,
elle peut senlir courir s u r son corps tout entier
les frissons du dégoût et de la nausée, la fem me
peut h aïr ju s q u ’à désirer la m ort, elle peut m é­
priser ju s q u ’à vom ir l’h om m e qui la touche, et
p o u rtan t elle peut en beaucoup de cas, elle doit
en beaucoup d ’autres, subir scs caresses. Avec la
glace dans le corps, avec la plainte dans le cœ ur,
avec la haine su r les lèvres, elle voit l’ard eu r
d’un autre la b rû le r sans la réchauffer, elle voit
le sublim e enthousiasm e qui pour elle n ’est que
le sublim e ridicule, elle voit la passion et ne la
trouve que grotesque, elle voit l’im pétuosité qui
n ’est pour elle que la violence; de l’am ou r, avec
ses éclairs, avec ses lueurs, avec ses parfum s, elle
ne voit, elle ne sent, elle ne touche q u ’une brutale
m achine qui l’avilit, qui la prostilue, qui la sa­
lit ; un infini d ’effroi dans u n e m e r de dégoût'.
Certes, quand la fem m e est tombée, p ar sa pro­
pre faute, dans celte fange, elle ne peut en être
assez cruellem ent punie. L’im m ensité de la p ro ­
stitution est punie p ar l’infini de l’outrage; la
chose la plus sainte baigne dans le b o u rb ier le
plus fétide; à la plus haute des joies se substitue
la plus grande des hontes. Mais quand au con­
traire la fille d’Ève est entraînée à ce suprêm e sa­
crifice de l’abandon de son corps p ar la tyrannie
des lois, p ar la direction perverse de l’éducation
m o rale; qu an d elle se trouve conduite à cette
cruelle aventure p ar l’ignorance et la faute d ’a u ­
trui ; oh! alors, si elle n ’a point encore le scepti­
cisme p o ur lui gu érir le cœ ur, ou le cynism e
p our le cuirasser, si elle sait encore ce que c’est
que la p u deur, si elle n ’a point oublié quel fré­
m issem ent c’est que l’am ou r, oh ! alors celte p a u ­
vre fem m e boit goutte à goutte l’outrage le plus
cruel que puisse su bir u n être; alors elle souffre
une longue et cruelle agonie.
Avoir rêvé pendant des années et des années la
terre prom ise de l’am ou r, l’avoir conquise pas à
pas à travers les songes de l’enfance et l’aurore
rose de l’adolescence, avoir ressenti une peur im
raense, épouvantable, de m o u rir avant d’avoir
aim é; avoir aim é, et aim e r; se sentir u n volcan
au cœ ur, arriver à la porte du paradis, et à tr a ­
vers cette porte close aspirer d ’enivranis p a r­
fu m s .... et puis, avec tout cela, se voir m é ta­
m orphoser en u n vase qui apaise la soif, se sentir
dans les entrailles une b ru te qui rugit, être obligée
de jo u er le rôle d ’une purgation ou d ’un dépura­
tif, faire partie du régim e d ’u n hom m e, com m e la
m agnésie ou les san g su es.... vraim ent, c’est là
plus cruelle to rtu re que toutes celles q u ’a pu in ­
venter l ’Inquisition, et c’est là vraim ent une trop
grande d ouleur p o ur u n e seule et faible créature.
Et dès lors, sans u n cynisme dém esuré qui dans
les palpitations de l’étreinte compte les écu s,
sans un heu reu x et stupide nonchaloir qui dans
l’am ou r ne voit q u ’une agréable distraction, il
n ’est que le suprêm e rem ède du devoir qui puisse
faire de la fem m e une m artyre, et qui puisse faire
accepter tan t d ’outrages au cœ u r h u m ain . Quelle
m ultiplicité de pensers, quels abim es de désespéralions, ne s’abattent point en peu d ’instants su r
la tête d ’une fem m e caressée p ar u n hom m e
q u ’elle n ’aim e point ! Que d'éloquence en cer­
tains silences, q u ’Ovide le libertin conseillait
vivem ent aux fem m es d ’éviter ! Que de fois
l ’h om m e étreint une créature qui ne l’aim e point,
q u ’il prostitue avec une trop grande insouciance,
pendant que sa victime m édite une longue et
cruelle vengeance. Plus d ’un adultère, plus d’un
assassinat ont été pensés, discutés, ju rés en
cet instant, auquel l’h om m e, jouissan t de la s u ­
prêm e jouissance, croyait tenir en ses bras un
être heu reu x ! Plus d’une étreinte a produit deux
jum eau x , un h o m m e nouveau et une haine n o u ­
velle, haine tenace, am ère, que la m ort seule de
qui hait peut effacer, p u isq u ’elle survit souvent à
la m o rt de qui est haï.
0 hom m es, qui ne voyez dans l’a m o u r q u ’un
calice qui s’épanche, et ne trouvez dans le m a ­
riage q u ’une association de deux capitaux ou une
m achine à reproduire l’espèce, souvenez-vous que
p our beaucoup d ’êtres l’am ou r est la prem ière et
la dernière des passions, la prem ière et la d er­
nière des joies, et rappelez-vous que p o ur beau­
coup de fem mes que vous n ’avez point re m a r­
quées, que peut-être vous avez m éprisées, l’am our
est toute la vie.
Il n ’est peut-être point de n ature h u m ain e si
disgraciée q u ’elle ne puisse trouver de remède
ailleurs, de façon à ravauder ses accrocs, à ad o u ­
cir scs am ertum es, à red resser ses déviations.
11 n ’est point d ’hom m e, né faible et maladif, qui
ne puisse devenir robuste qu an d il s’accom mode le
clim at, la n o u rritu re, le vêtem ent, l’atm osphère
physique et m orale qui lui convient. 11 en est, je
crois, de m ôm e de l’am our. Si l’on pouvait consa-
ouer u n demi-siècle à la recherche de la fem me
qui conviendrait, et si à la lam pe de Diogène on
suspendait la lum ière électrique que nous offre
la science m oderne, il est certain que parm i les
m illions de créatures qui foulent notre planète,
l’on en p o urrait et l’on en devrait tro uv er qui,
nous ren d an t heureux, fussent heureuses avec
nous. M alheureusem ent, la vie est trop brève et
l ’a m o u r est trop rapide et trop exigeant en ses
désirs, pour que celte recherche soit possible ; et
puis, aux plus fortunés et aux plus sages, une
p art de félicité vient toujours de l’incon n u ; c’est
le hasard qui l'am ène, non la réflexion.
11 est dans ce m onde de nom breuses et belles
n atures qui form ent des lacs d ’am ou r, m ais qui
ne sont point heureuses, parce que les caractères
revêtent beaucoup des faces du polygone h um ain,
non toutes.
L’étude de ces contrastes, de ces incom patibi­
lités partielles, exigerait une analyse m orale de
l’hom m e entier, dans toutes ses vicissitudes so­
ciales, car une foule de ses douleurs ne sont pas
le propre du seul am ou r, m ais résultent de l’en­
semble des affections hum aines, telles que l’am i­
tié, l’am ou r fraternel, l’am o u r filial, l’am o u r pa­
ternel, et d’autres p ar contre sont spéciales à
l ’am o u r des am ours.
Sentir à la m êm e heure, au m êm e instant et
au m êm e degré, l’aiguillon d ’un désir ou la soif
d ’une caresse est un fait rare, une bienheureuse
coïncidence qui dore des plus beaux rayons les
heures les plus fortunées de la vie; on ne peut
dem ander davantage à la félicité h u m aine. Dans
tous les autres cas, la soif naît à l’un des deux et
s’attache à l’autre ; de môm e l’étincelle appelle
l’étincelle, et la caresse engendre la caresse. C’est
un appel des lèvres, u n battem ent des ailes, une
note d ’harm onie q u ’un ram eau envoie à u n autre
ram eau , mais c ’est toujours l ’appel d ’une invita­
tion et le réveil d ’une somnolence. Dans ces appels,
dans ces prem ières escarm ouches, le ridicule m a r­
che tou jo u rs de pair avec le sublim e. 11 est vrai
q u ’entre eux se tient l’am o u r qui les em pêche de
se jo in d re; mais la m oindre inattention, le m oin­
dre faux m ouvem ent, la m oindre distraction peut
causer la réu n ion de ces deux élém ents, et le ri­
dicule, là où il tom be, blesse l’am our-propre et,
avec lui, l’am our.
Que les désirs les plus im patients, les plus ridi­
cules, les plus grotesques jettent subitem ent le
m anteau de l’am o u r p o ur les cacher, toute crainte
de ridicule s’envole alors en fum ée, toute bles­
sure de l’am our-proprc devient impossible, et je
m 'adresse à la fem m e qui est plus apte que nous
à réparer ces désordres, qui a m ieux que nous
la m ain prom pte à secourir, et délicate à soi­
gner. M alheur à vous si votre com pagne a dû ro u ­
gir p a r votre faute, parce que vous n ’avez point
sa en tem ps et lieu lui ferm er les yeux ou jeter
s u r elle le voile pieux de votre am ou r !
Que de petites am ertum es, que de ran cœ u rs et
d e dépits, que d ’orties et que d ’épines se rencon­
tren t dans les sentiers fleuris de la plus ardente
passion, précisém ent parce que la délicatesse du
sentim ent ne sait point tou jo u rs rem éd ier aux
inégalités des sens, parce q u ’une pu deur trop
exigeante insulte à l’a rd e u r trop vive du tem pé­
ram en t, parce que la fem m e ne repousse pas
avec assez de sagacité les appétits trop exigeants
dictés par l’am our-propre et non p ar l’am o u r!
S’il fuit, il se perd et se vainc; s’il reste, il se
vainc et se p e rd ; m ais beaucoup fu ie n t quand il
conviendrait de rester, et restent quand il con­
viendrait de fuir ; de là tant de mécomptes p ar les­
quels vainqueurs et vaincus dem eurent chagrins et
l’am ou r lui-m êm e reste gisant dans son propre sang.
Les tortures, les affronts, les am ertum es, les
nausées, les chagrins, les outrages de l’am ou r
d em and eraient à être étudiés à fond, car ils m a r­
chent toujours de pair avec les joies et les volup­
tés, et peu nom breux sont les heureux qui n ’y
goûtent point. Un grand b onheur, u n e grande
connaissance de l’être, u n grand art p o urraien t
en p réserv er; et alors à la fin de notre carrière
nous pourrions b én ir l’am ou r qui, sem blable à
une faible douleur, aurait cependant parfum é
notre existence de ses fleurs les plus douces.
Je n ’ai signalé que quelques-uns des tourm ents
qui peuplent l’enfer de l’am ou r, m ais leur n o m ­
b re est infini et leur nom est légion. Dans tous
les cham ps du sentim ent, des sens et de l’intellect,
l’h om m e possède u n pouvoir de souffrir bien plus
grand que de jou ir, et quand il a conquis la jouis­
sance, et tari les sources d’où jaillit le suc am er
de la douleur, c’est toujours après u n e bataille
longue et âpre dans laquelle nous com battons
avec toutes les arm es de la nature et de l’art. Et
c’est encore ici plus q u ’ailleurs q u ’apparait en
toute sa puissance l ’im portance du génie, l’in­
fluence du caractère noble et généreux. Le cœ ur
ardent et im pétueux n ’est jam ais la cause de plus
grandes am ertum es que quand à ses côtés brille
la lueur sereine de la raison, quand la sublim e
im puissance de faire le bien accom pagne le désir
de faire le m al, quand en lui-m êm e il jo u it plus
du plaisir q u ’il donne que du plaisir q u ’il reçoit.
De m êm e que les natures débiles et tronquées
se rafferm issent et se redressent, si on les ap­
proche d’une nature affectueuse et généreuse, de
m êm e les ran cœ u rs rageuses des petils cœ urs
perdent leur am ertum e dans l’océan calm e et
azuré d ’u n caractère qui n ’est que douceur et no­
blesse. C’est ainsi q u ’en am our, horm is la m ort,
contre laquelle s’ém oussent toutes les arm es du
cœ u r et de la science, nous devrions goûter toutes
les joies et repousser toutes les douleurs.
CHAPITRE XIX
LES
HONTES
OE
L' AMOUR
L’am o u r com m e plus puissant agitateur connu
des élém ents hum ains, trouble la bourbe qui su b ­
siste toujours dans les natures les plus nobles, et
devient chez les hom m es em pâtés de fange, le plus
grand coefficient du vice et du crim e. L’am our,
com m e tous les autres sentim ents, a sa patho­
logie propre, et m êm e d ’une richesse excessive,
parce q u ’il déploie su r u n cham p plus vaste la
sphère de son action et q u ’il a de plus pressants
besoins à satisfaire. L’h om m e qui ne serait point
capable d ’une lâcheté alors m êm e q u ’il m o u rrait
de faim, alors m êm e q u ’il devrait perdre ce q u ’il
a de plus cher, peut arriver à transiger avec sa
conscience lorsqu’il s’agit de l’a m o u r; et nom bre
de buissons déchirent le tissu des n atures h u ­
m aines les plus nobles et les plus généreuses.
L’am o u r veut se posséder pieds et poings liés, il
LES HONTES DE L’AMOUR.
269
veut vivre en sa propre possession, com m e les
jésuites veulent leurs néophytes, perinde ac cadaver. De là une source intarissable de hontes et de
fautes, de petites lâchetés et de grands crim es.
Les hontes de l’am o u r sont innom brables
com m e les cailloux de la m er, et sont aussi n o m ­
breuses que ses délices; là, nulle g ran d eu r, et l’on
descend aux derniers degrés de la bassesse h u ­
m aine. Je crois cependant que dans une étude
générale de physiologie on en peut réd u ire toutes
les formes à deux, YImpuissance et la P rostitu­
tion.
L’im puissance n ’est point seulem ent une m a­
ladie dont doivent s’occuper le médecin et l’hy­
giéniste; elle n ’est point seulem ent un cas dont
doive s’inquiéter le législateur; c’est aussi une
honte m orale, qui dem ande à être étudiée à fond
p ar le psychologue qui cherche à tracer l’histoire
naturelle de l’am ou r.
Dans l’organism e psychique si sim ple des ani­
m aux inférieurs, tout désir d ’am o u r cesse dès que
l’âge, la maladie, une blessure brisent toute én er­
gie dans les organes génitaux. Chez l’h om m e, au
contraire, cette énergie doit survivre à la m aladie
de l’organe, alors m êm e que les besoins les plus
irrésistibles et les plus b ru taux se sont com ­
pliqués de tels élém ents psychiques du m onde
m oral et intellectuel. — L’hom m e innocent aime
alors m êm e q u ’il ignore être u n h om m e, et la
fem m e peut m o u rir d ’am ou r tout en ignorant
l’existence de son organism e génital.
Il est très vrai que chez l’hom m e parfaitem ent
eunuque tout instinct am ou reux disparait, ou s’il
laisse apparaître çà et là des fantôm es d’étranges
laseivelés, ce sont larves qui appartiennent aux
lim bes de la pathologie la plus transcendante. Ces
pauvres p arias de la n atu re sont toutefois fort
rares, et cependant notre civilisation rachitique
fabrique p ar centaines de ces sem i-eunuques qui
peuplent de cornouilles le sanctuaire de la famille
et les bas-fonds de l’am ou r vagabond.
La statistique heureusem ent ne sau rait s’em ­
p arer de ces dem i-hom m es, et les classer dans ses
inexorables casiers ; q u ’il nous suffise de savoir
q u ’ils sont fort nom breux, q u ’ils sont en nom bre
beaucoup plus considérable que ne le peuvent
supporter la patience et la v ertu féminines.
L’am o u r entier, l’am o u r vrai, l’am o u r n u m ais
innocent de la n atu re, n ’est point tout sentim ent
et penser ; c’est aussi une fonction de la vie rep ro ­
ductive et aussi un besoin des sens. Martyrs et
saints se m u tileron t et m o u rro n t h eureux de leur
m utilation, m ais la m ajorité de l’hu m ain e famille
n ’est faite ni de saints,7 ni de m artv rs. Toute
m utilation de l’a m o u r est une honte et la plus
féconde génératrice d ’autres m oindres hontes.
Dans l’aube chaste et fraîche de la prim e jeunesse
plus d ’une fem m e a consenti, sans le com prendre,
»i
un pacte infâme, p ar lequel u n hom m e lui offrait
g ran d nom et grande richesse en échange d’un
oui. L’hom m e infâme l’aim ait, la désirait, et ne
pouvait la posséder ainsi que la n atu re com m ande
à l’hom m e de le faire, m ais il voulait voir le
tem ple et l’approcher sans avoir le droit d’y péné­
trer. Tel eunuque n ’a point eu cette infam ie, il
confessa sa honte avant la trahison, et l ’innocente
vierge ne com prit point et accepta ce pacte. Et,
qui donc n ’a pas la croyance à cet âge d ’être un
héros ou u n m a rty r? L’eunuque étreignit sa
précieuse proie et la couvrit de baisers stériles,
essayant delà réchauffer sous ses caresses im p u is­
santes, et la statue de m arb re de l’adolescente
pucclle tressaillit à ces ém otions neuves et incon­
nues. Plus tard la vierge sentit q u ’elle était femme
et q u ’elle l’était inutilem ent, et alors l’am ou r
saisit sa vertu corps à corps, la renversa déses­
pérée, et le pacte ju r é de bonne foi fut brisé par
la toute-puissance de l’affection. Combien d ’aven­
tures dom estiques, quelle féconde semence de
bâtards et d’am ants et que de trom peries n ’ont
point surgi de cette source im m onde!
Eunuques entiers, dem i-eunuques et quart d’eu­
nu qu es, n ’espérez jam ais être aim és d’une fem me,
à laquelle vous avez imposé u n pacte honteux ; il
n ’est point de vertu qui tienne, il n ’est point de
serm ent qui résiste à la sacro-sainte loi d ’am our.
Nul n ’est plus fort que la nature. Si vous avez
trouvé une héroïne, pourquoi voulez-vous en faire
une m artyre? Voulez-vous donc être le boucher de
celle que vous prétendez aim er? Et vous, fem m es
généreuses, fem mes nobles qui savez élever aux
régions les plus haules les passions les plus
basses, n ’acceptez aucun pacte qui exige la m u ti­
lation de l’am our; vous qui m ontrez tous les sacri­
fices, vous croyez sans doute faire le b o nh eu r d ’un
rebut de la nature, vous vous imposez, avec un
sourire peut-être, la simple mission de racheter
u n désespéré ; m ais, je vous le certifie, ni vertu,
ni sacrifice, ni héroïsm e ne parviennent à étouf­
fer le cri tout-puissant de l’univers des vivants
qui vous rend épouses et m cres. Tandis que le
m artyre, sa palm e de sacrifice entre les bras
serrés, s'efforce de sourire, un déchirem ent des
enlrailles cruel, profond, douloureux, lui crie :
« Ève et fille d ’Ève, tu ne seras m ère q u ’au
moyen d ’nn crim e, tu en treras dans le sanc­
tuaire des sanctuaires, dans le tabernacle de la
m aternité p ar la porte infâm e de la trahison
dom estique. »
Non, l’am ou r n ’est point tout sens et tout
luxure, et le sentim ent peut être p o ur une si
grande part en lui q u ’il se cache jusq u e dans les
plus intim es régions de la volupté. Oui, la
fem m e peut être h eureuse sans la volupté, à la
condition q u ’elle se sente aimée, m ais elle veut
et doit aim er « un hom m e » : j ’en appelle à
toutes les filles d ’Ève; que p o ur ne point rougir
elles me répondent d’un signe de tète sans rem u er
les lèvres, n ’est-il point exact que vous préférez
m ille fois être aim ée d’un « hom m e vrai », m êm e
ayant fait vœ u de chaslelé, à être profanées et.
saturées de lascivetc p ar les mains d’un eunuque?
N’est-il point exact que par-dessus tout vous vou­
lez vous appuyer sur celte saine colonne q u ’on
appelle un hom m e d ho nn eu r? Et ce n ’est certes
point un h om m e d 'h on n eu r que celui qui pré­
tend posséder, une fem m e et en être aim é, quand
lui n ’est pas un hom m e.
Que les demi-hommes qui à quarante ou à cin­
quante ans aspirent à la vie de fam ille, aprèsavoir traîné leu r demi-virilité à travers toutes les
luxures de la prostitution et les friandises de la
cuisine érotique, ne se figurent jam ais que la lascivetô po urra chez une fem m e ten ir lieu du véri­
table am our. Ils pourront prostituer leurs épouses,
mais s’en faire aim er sérieusem ent et profondé­
m ent, jam a is! Ceux-là sont appelés p ar l’inexo­
rable loi de la n atu re à fournir le plus nom breux
contingent des m ères prédestinées.
Quand l'im puissance fond com m e la foudre s u r
la tête de deux m alheureux am ants, ce n ’est là
q u ’une m aladie, q u ’u n accident qui regarde le
médecin et le p h arm acien ; m ais quand elle p ré­
cède l ’am ou r, c’est une lâcheté, une honte, une
infamie. Que l ’honnête ho m m e n ’essaye jam ais de
la caclier à scs propres yeux, de la justifier; q u ’il
renonce courageusem ent à l’am our, qui lui est
chose étrangère, ou q u ’il m ette à n u sa plaie et
recoure à la m ain arm ée d ’u n ch irurgien pour
la tailler et la b rû le r; q u ’il redevienne hom m e et
q u ’il révèle s’il peut être époux et am ant; q u ’il
guérisse la chair et q u ’il voie s’il peut asp irer aux
délices de l’am ou r. Avant d ’être agriculteur, q u ’il
possède une terre.
Le m écanism e si compliqué de notre organi­
sation sociale, qui offre à la soif de l’ardente je u ­
nesse la volupté sans l’am our, impose avec un plus
cruel défaut encore, à nom bre d ’am ants, l’am ou r
sans la volupté. Ce sont là les deux plus grandes
sources des mille douleurs que la société hum aine
réserve à qui aime, la volupté sans l'amour,
c’est-à-dire toutes les hontes de la prostitution,
Y am our sans la volupté, c’est-à-dire toutes les tor­
tures de la chasteté forcée. Entre ces deux enfers
reste longtem ps hésitant le jeu ne am an t, ju s q u ’à
ce que, p o u r ne pas m o u rir, il em barque la
lu x u re et la fantaisie su r u n som bre navire et aille
se tapir avec elles dans les roseaux et les m iasm es
de l’a m o u r solitaire, la plus grande honte de
l ’am o u r et qui se tient à égale distance de
l’im puissance et de la prostitution. Oui, l ’hom m e
doit à la fois jo u ir de tous les olympes de l ’am ou r
et en subir toutes les hontes. L’h om m e est un
anim al qui se prostitue et qui se livre à l’am our,
m êm e s’il n ’a point de fem m e, u n anim al qui vend
et achète la volupté et qui se la procure dans la
coque personnelle d’un égoïsme vil. L’h om m e en
am o u r est m onogam e et polygame, il est m onoïque
et dioïque. Quelle richesse de résurrections !
quelle variété d ’am ours! Dans le livre que je con­
sacrerai à l’hygiène de l’am our, ce problèm e sera
étudié à fond; ici je ne le traite q u ’en tant q u ’il
appartient à la physiologie du sentim ent. Cela est
douloureux à dire, m ais cela est vrai : notre
société m oderne a ren d u à tant de m alheureux
l’am o u r si difficile, q u ’elle les fait passer sous les
fourches caudincs de ce cruel dilem m e : ou bien
acheter la volupté cl alors falsifier l’am ou r, ou
bien dans le bourbier de la laseiveté solitaire figu­
re r l’am our. Dans l’u n ou dans l’autre cas, elle
les condam ne à être des faussaires et à rougir
devant eux-m êm es de la façon dont ils satisfont
au plus puissant des besoins hum ain s.
L’am o u r solitaire n ’est point seulem ent un
péché d ’hygiène qui tue la santé et la vigueur,
m ais encore une offense de m orale et un venin de
félicité. Celui qui doit ro u g ir le plus souvent et
qui le plus souvent retom be dans cette faute
obscurcit chaque jo u r la limpide pureté de sa
p ropre dignité, brise chaque jo u r le robuste res­
sort de sa volonté virile, et devient chaque jou r
plus lâche à toutes les batailles de la vie. Et tan ­
dis q u ’il rougit ainsi de soi-même et m audit soi
et l’am o u r qui le condam ne à cette lâcheté quoti­
dienne, il rougit plus que jam ais devant la fem me,
dont il ne se sent pas digne et dont à chaque
rechute il devient moins digne. 11 em poisonne les
principales sources de l'onde d ’a m o u r; quelque
long tem ps après q u ’il se mette à aim er, il a gâté
la pureté doses désirs, de ses aspirations, et dans
les bras d ’une fem m e qui l’aim e, retrouve les
spasmes solitaires d’une volupté maladive, sem ­
blable à celui qui, pour s’être brûlé la bouche
avec les âcres arôm es de la pipe et de l’alcool, ne
peut plus désorm ais goûter les p arfu m s de la
fraise et de l’ananas.
L’am ou r est la plus grande des conquêtes, la
plus délicieuse des délices, la joie des joies; le
repousser pour le rem p lacer p ar une honte qui
est pire q u ’un crim e, c’est une infamie. Cent fois
plutôt la chasteté avec ses sublim es to rtu res;
cent fois plutôt la prostitution avec sa fange.
L’am o u r vrai et com plet est le splendide festin
sous les arbres parfum és d 'u n jard in , avec le
scintillem ent des couverts, les harm onies de la
m usiq ue et les douces causeries d ’am is : l’am ou r
solitaire, c’est dévorer u n os préparé dans les
ténèbres et m angé s u r la p u an teu r d ’un fum ier.
La prostitution est, après l’am ou r solitaire, la
plus grande h o n te de l’am our, et quelque épou­
vantable q u ’elle soit, il convient de le dire tout
de suite, clic est dans notre société m oderne une
îionte nécessaire. Tibulle lui a jelé un splendide
an alh ôm e :
Jam tua, qui venerem docuisti veudere primus,
Quisquis es, infelix urgeat ossa lapis.
Celte malédiction, répétée p ar tous les m oraiisles de tous les tem ps, ne peut em pêcher u n seul
jo u r que l’am ou r ne se vende, et l’expérience u n i­
verselle a dém ontré que saint A ugustin était
m eilleur philosophe qu an d il écrivait : Aufer
merelrices de rebus lium anis, turbaveris omnia
libidinibus ; constitue m atronarum loca, labe ac
dedecore dehonestaveris. Saint Augustin n ’eùl-il
écrit que celte sentence, je le proclam erais psy­
chologue profond; en peu de mots il m arq ue les
faces de ce terrible problèm e, il donne une leçon
d e tolérance aux intolérants et une leçon de
science sociale aux économistes ; et au jo u rd ’hui,
après tan t de siècles, ses paroles sont toujours
aussi vraies, aussi profondes, aussi inexorables que
lo rsq u ’il les dictait à u n m onde si différent du
nôtre. De m êm e, de nos jo u rs, Alfieri, dans ses
Mémoires, parlant de la fem m e, n ’a pas rougi
d ’écrire :
« En endo mi ridivenuta mille volte più eara la
■salute dell’ anima che quella del corpo, co mi studiai
•e riuscii di fuggia sempre le oneste. »
Les problèm es difficiles ne se résolvent ni en les
fu y an t, ni en les cachant ; et pourtant, nom bre de
m édecins, nom bre de philosophes ont tenté de
résoudre les questions les plus ardues de la
société m oderne à la m anière des enfants, qui
ferm ent les yeux, croyant éviter le chien qui les
poursuit. Le catholicisme a u n moyen unique de
résoudre ce problèm e, et les m oralistes de son
école l ’ont proclam é aux quatre coins du m onde,
tantôt d ’une voix ém ue et pathétique, tantôt
d ’une voix irritée et m enaçante. Le résu ltat
obtenu p a rla m oralité publique, offre u n h orrible
exemple, la cité rom aine, l’une des plus cor­
rom pues d u m onde. Je n ’ai jam ais adm iré la
merveille de cette m orale, ni de ses inéluctables
conséquences ; mais franchem ent je le regrette
quand je vois les m édecins s’arn ier de l’intolé­
ran ce catholique. Au docteur Monlau d ’Espagne
et au docteur Bergeret de France, qui croient
sauver la société en abolissant la prostitution,
j ’ai répondu p ar quelques lignes que je voudrais
sauver du naufrage des jo u rn au x et recueillir à
l ’om bre de ce livre.
— « Je ne suis point étonné de trouver des
philosophes qui étudient l ’hom m e dans Fichte et
dans Kant, sans avoir jam ais palpé ses entrailles
palpitantes, ni exam iné une de ses libres au
m icroscope, et qui conseillent au législateur de
détruire dans l’organism e social avec le fer et le
feu celte tache livide et cancéreuse q u ’ils appellent
la prostitution ; je n ’ai jam ais crié à l’alarm e ou au
m iracle quand j ’ai entendu invoquer l’autodafé
contre cette tolérance p ar quelque m oraliste qui a
eu la rare fortune de venir au m onde sans un esprit
droiL ou le m érite encore plus rare de l’étouffer
sous l’éteignoir d’une volonté cruelle. Mais quand
j ’entends ces cris d’intolérance sortir de la
bouche d’un m édecin, je branle la tête avec m é­
fiance et je m e dem ande à m oi-m êm e avec com ­
passion : Ai-je affaire à u n véritable m édecin? Ce
m oraliste a-t-il réellem ent vu l’hom m e dans un
délire convulsif et l’a-t-il étudié, rigide et froid,
su r le m arbre glacé d’une salle d ’anatom ie? Celui
qui jette ainsi l ’anathèm e à la prosiitution est-il
vraim ent le m édecin qui doit être com m e un
lien pieux entre le législateur qui ne voit dans
l'ho m m e q u ’un accusé à pu nir et le philanthrope
qui ne considère q u ’un m alheureux à secourir?
Ces queslions et d ’autres semblables, je les ai
adressées à l’illustre médecin espagnol docteur
Monlau, lorsqu’il proposait au gouvernem ent de
son pays la suppression absolue de tous les b o r­
dels, et j ’ai eu alors le plaisir d e v o ir mes pauvres
paroles reproduites et appuyées p ar les jou rn au x
progressifs de la m édecine espagnole. A ujourd’hui
j ’adresse le m êm e reproche au docteur Bergerct,
qui, dans son m ém oire su r la prostitution dans
les cam pagnes et les com m unes de France, lance
l’anathèm e contre le cautère que la civilisation a
posé s u r celte plaie de l’organism e social m o­
derne; et dans une tristesse m élancolique je lus
dis, à lui aussi : Tu quoque, fili m i?
« Bergeret perd beaucoup de tem ps et beaucoup
d’encre à raconter les lugubres accidents arrivés
aux paysans français. Eli! qui donc ignore ces
détails? N’en voyons-nous point de sem blables en
Italie, en A llem agne; n ’en devons-nous point voir
de semblables partout où il y a des hom m es qui
aim ent et qui souffrent, qui s’enivrent et qui se
prostituent, p artout où l’œil de l’autorité ne peut
faire pénétrer sa lu e u r ju s q u ’aux dernières fis­
sures de l’édifice social, dans lesquelles vont se
blottir les livides parasites qui le sapent et le
dévorent ? Mais de déplorer les épouvantables résul­
tats de la prostitution clandestine à détruire toute
tolérance su r ce terrain, il y a u n abîm e que doi­
vent fran ch ir le médecin et le législateur, s u r le
pont solide d ’une critique savante et non su r les
ailes de cire d’un essor archaïque.
« Donc, m on cher m oraliste, m on cher doctri­
naire, vous dites que les hom m es ap prennent le
vice dans les bordels; m ais alors, s’il n ’y avait
point de cabarets, il n ’y aurait point d ’assassinats;
sans pharm aciens point d ’em poisonnem ents ; sans
fabrique de poudre et de fusils, point de guerre?
Et qui donc, de grâce, fait les bordels, les caba­
rets, les poignards, les poisons, les arm es à feu,
si ce n ’est l’h om m e lui-m èm e, l’h om m e que vous
LES HOMES DE L'AMOUR.
281
devriez mieux savoir com prendre, s’il est vrai que
vous soyez pétri de la mèmyvpàte que lui? Votre
m orale est celle de l’inquisiteur qui brûle le
pécheur q u ’il n ’a su convertir; elle est aussi fausse
et aussi grossière que celle du législateur qui,
pour corriger le coupable, ne connaît que la prison
et la potence, que celle du chirurgien qui coupe
brutalem ent un m em b re alors q u ’il l’aurait pu
conserver s’il avait été plus savant et plus pitoyable.
La civilisation m oderne substitue l’école au bûcher
41e l'in q u isiteur; elle a plus confiance dans les
livres que dans les cachots et les guillotines, dans
la médecine conservatrice que dans le couteau
chirurgical. Et puisque l’organism e social est
m alade, p u isq u ’il est encore des créatures im ­
bues d’hu m eu rs cap tives, composées d’os cariés,
pleines de tum eu rs scrofuleuses, posons pieuse­
ment quelques cautères su r leurs chairs, afin de
les g arder vivantes, afin de détourner s u r les p ar­
ties plus viles ces âcres h u m eu rs qui em poison­
nent les sources plus pures de la vie; q u ’il nous
soit enfin possible, au moyen des soins toniques
de l’éducation, de renouveler le sang dans les
veines de ce vieillard m alade, de rem placer ses
os, ses chairs, ses nerfs, et d’en faite une chose
neuve.
Voilà pourquoi nous conservons encore la petite
source de la prostitution, et la voulons-nous co n ­
server avec un soin aussi jaloux q u ’u n médecin
le fait pour un vaccin précieux qui sauvera la vie
d un organism e m alade. Croyez-moi, m on illustre
collègue d ’outre-m onls, lorsque la vie ne sera plus
m enacée, lorsque l’organism e sera reconstitué,
nous ferm erons alors cette plaie, en m êm e temps
que beaucoup d ’autres qui sont encore toutes sai­
gnantes. Ainsi on ferm era les maisons de volupté,
lorsque tout ho m m e pourra avoir son nid et
qu an d l’a m o u r ne sera plus u n crim e pour
p erso n n e1. »
Lubbock, en ces derniers temps, a tenté une
ethnographie de la prostitution. Je la tracerai
plus complète encore dans m es Tableaux de la
nature humaine (Am ours des hommes) ; ici nous
devons nous occuper seulem ent de la vente de
I am ou r, telle q u ’elle a lieu dans notre société.
II y a des peuplades sauvages qui ne se p ro sti­
tuent point ; aucun peuple civilisé ne m anque de
p rostituées; ainsi, parm i les nations, m êm e les
plus morales, il en est de hautes, de très hautes,
et de basses, de très basses. On ne retrouve point
chez tous les peuples le cynisme d ’appeler les p ro ­
stituées p a r le prix auquel elles fixent la vente de
leu rs faveurs, com m e en Perse, où l’o n d i t : une
cinquante-pièces, u n e vingt-pièces, etc., mais p ar­
tout il existe u n ta rif qui m arque u n e hiérarchie
dans le vice et une échelle dans la débauche.
t . Iyea, vol. IV, 1866, p. 289.
Alexandre Sévère ne voulait point que l’argent
provenant de l’im pôt sur les m aisons de pro stitu ­
tion entrât dans le trésor, le considérant comme
u n m onceau de fange; IJlpien, son m inistre,
l’employait à l’entretien des théâtres et à la santé
publique. Avec une sagacité digne de Juvénal, le
gouvernem ent du Brésil confie à la garde du vice
les deniers produits p ar la vente des décorations
et des titres nobiliaires. Chez nous, on a établi
une taxe su r la débauche, m ais on n ’a point osé
l’inscrire su r les balances de l’État, et elle s’en va
grossir le chiffre des fonds secrets, destinés au
gouvernem ent, bon ou m auvais, de ce pandém o­
n iu m de la société m oderne q u ’on appelle ques­
ture, espionnage, tripotages électoraux et sim ila.
Partout nous trouvons des fem mes qui se vendent,
mais partout, po ur notre honn eu r, nous voyons
que la société rougit de cette m acule ; elle l’occulte
et s’en cache. Ainsi u n m ystère gros d’élouffem cnt m éph itiq u e pèse su r les sim onies d ’a m o u r;
mille ruisseaux fangeux portent leur trib u t à la
prostitution, m ais dans sa prem ière origine, la
source en est unique et puissante; chez l’hom m e
u n féroce besoin de volupté, chez la fem m e u n
féroce besoin de pain, ou de débauche, ou de
débauche et de pain à la fois. M alheureusem ent,
la fem m e peut à toute h eu re vendre cinq m inutes
de volupté sans am ou r, sans d ésir; elle peut aussi
se vendre la nausée au cœ ur et la haine sur les
lèvres. Et la joie q u ’elle vend lui est payée suivant
les exigences de sa beauté, de son luxe, de la
m ode, suivant l’art infâm e avec lequel elle sim ule
le plaisir et falsifie l’am ou r. Et m archands et
m archandes accourent su r le m arché de la luxure,
p o u r y palper les chairs de ces précieuses vic­
tim es, rem p lu m er celles qui sont m aigres, acheter
à haut prix celles qui sont grasses. Et entrem et­
teurs et entrem etteuses, à l’om bre du code, enfer­
m ent dans les prisons, lugubres ou dorées, de la
prostitution ce troupeau frém issant de jeunesse et
de honte. Là, nous trouvons à la fois, enferm ées
dans la m êm e atm osphère obscure, des m artyres
de l’am o u r et des nym phom aniaques, des victimes
de la faim et des victimes de l’ignorance, des
anges déchus et des dém ons im m ondes, tous les
bas-fonds de la société fém inine, tous les reliefs
ensanglantés des grandes batailles sociales. Là,
aussitôt que sonne le glas d ’une cloche sourde,
qui semble appeler une victime à la potence,
aussitôt que craque une porte qui sem ble en lr’ouv rir dans un gém issem ent une prison ou une
galère, la fem m e doit aussitôt courir, souriante, au
devant de l’hom m e qui, sans l’aim er, sans l’avoir
jam ais au tan t vue, p o ur u n peu d ’argent, pour
quelques sols, a ie droit de la faire sienne, de l’in­
sulter en ce q u ’elle a de plus sacré, de la p rendre
com m e u n m atelas à son ivresse, com m e une
écum e infecte à ses plu s obscènes débauches. Si
du moins cet argent gagné par tant de honte était
à elle; si du moins elle pouvait avec celte m on­
naie fangeuse, am oncelée par tan t de larm es et
tant d’insouciance, entrevoir le rachat, u n oubli
profond du passé d a n s des pays éloignés, éloignés...
Mais non, cet argent appartient à la m aitrcsse du
lieu, à celle qui achète et engraisse les poulets
anonym es de la luxure univei’selle ; p o ur elle,
q u ’elle se contente du pain qui la n o urrit, de la
robe de soie prêtée à u su re et qui sert d ’appeau
p our attirer les merles !
C’est dans ces obscures tanières de la débau­
che que l’hom m e désapprend l’am ou r, c’est là
q u ’il perd chaque jo u r la sainte poésie du cœ ur et
les frém issem ents secrets du sentim ent, c’est là
qu’il prostitue les forces les plus gigantesques de
sa pensée cl de son affection. Là, sans faim, on
m ange des m ets savoureux; sans soif, on boit
ju s q u ’à s’enivrer; sans nécessité de vaincre la
p u deur, 011 obtient tout ce que l’on veut, et l’a r­
gent y nivelle les vertus et accorde les plus toiles
polygamies. C’est là q u ’on voit, profanation h o r­
rible, ch arrier la nue et chaste statue de l’am our
à travers la fange fétide d’une orgie repue et
avinée. Voilà l’am o u r q u ’offre la civilisation m o­
derne à tous ces cent mille parias qui ne peuvent
trouver la paille nécessaire à tresser le nid d ’une
chaslc famille : à tous ceux qui, ne sachant point
faire vœu de chasteté, ne veulent pas non plus
Iraliir l ’innocence d’une jeu n e fille, ou dérober la
fem m e d au lru i. N otre société civile peut en vérité
se m o n trer superbe :]les p h ilan throp es avec leurs
nénies larm oyantes, les économ istes avec leurs
m éditations savantes, les législateurs avec leurs
codes laborieux, peuvent en ch œ u r ch an ter hosann ah à la stupéfiante solution du problèm e. Ou la
fam ille affam ée, ou la prostitutio n ; ou les enfants
jetés su r le fu m ier de la m isère, ou lu foi trah ie
p a r l’am itié; ou le p ro létariat, ou l’infam ie; ou la
honte, ou le crim e. D ilem m es étonnants, qui en ­
co m brent n otre société d ’une forêt de cornouille,
qui sèm ent p arto u t la trah iso n , et la faim , et la
co rru p tio n . S il n y avait point u ne fausse croûte
d ’hypocrisie p o ur co uv rir le tro nc ém nsculé de
no tre civilisation m oderne, quel h o rrible spectacle
nous au rions sous les yeux ! E t lo rsq u ’un m oraliste
sincère, lo rsq u ’un profond philosophe essaye d ’a r­
ra c h e r cette écorce, p o u r nous m o n trer cette carie
à trav ers un e toute petite fissure, nous fuyons vite
h o rro risés, crian t au sacrilège et à l'im pudence.
Là où la société m oderne est pieusem ent et pudi­
quem ent sage, c’est lorsque, to u t en m audissant
la p ro stitutio n, elle la tolère et la surveille, à
l ’égal d ’une vieille plaie qu i g aran tit la sénilité de
l’organism e social d 'une corruption m ortelle. C’est
ainsi que nous devrions ag ir, ta n t que les progrès
de la civilisation n ’au ro n t pas concédé à tout
hom m e u ne fem m e et u n n id , tan t que les p ro ­
grès de l’éducation n ’au ro n t pas perm is à tous
de sen tir et de g oûter les saintes délices de la
chasteté. Q uant à présent, quoi q u ’il en soit, cent
fois la pro stitutio n avec ses hontes et ses in fa­
m ies et ses gangrènes, plutôt que le p ro létariat
cyniquem ent fécond et qui jette ses enfants à la
v o irie; cent fois la volupté achetée, plutôt que la
trahison dom estique et l’ad u ltère devenu cou­
tum e, et le m ariage devenu trafic de capitaux et
voisin d elà polygam ie; cent fois la volupté cru el­
lem ent arrachée et écartée de l’am o u r, p lutôt que
l ’am itié trah ie et l’am ou r contam iné dans le
san ctuaire de la fam ille; cent fois p lu tô t que toute
cette société im b ue d’u n suc cancéreux de vertu
hypocrite et d ’intim e débauche, qui la consum e
len tem ent, m ais sû rem ent.
S ur ce te rra in , le gouvernem ent doit la tra ite r
com m e une m aladie q u ’on soigne, non pas q u ’on
en attende la g u érison, m ais parce que la société
doit à tous u n m édecin et u n lit. Il ne doit pas
p erm ettre q u ’elle s’étende, q u ’elle se répande,
q u ’elle m on tre publiquem ent ses plaies livides,
q u ’elle se couvre d ’oripeaux et de clinq u an t, m ais
il doit veiller pieusem ent su r elle, com m e en u n
hôpital, de façon à ce que, plus que la débau­
che, elle éveille la com passion chez le passant.
Si certain s peuples, cyniquem ent audacieux, ont
écrits su r ces m aisons : « Ici l’on jo u it », m oi
j ’écrirais plutôt ces au tres m ots plus vrais : « Ici
l'on gém it et celui qui est sain devient m alade ».
Et pend an t que l’É tat veille et surveille, écri­
vains et éd u cateurs devraient élever le niveau de la
cu ltu re générale et m o n trer aux élus le paradis
de la cliastelé qui, en expectative, conserve u n
tréso r de félicilés p o ur l’avenir (le libertin n ’arrive
jam ais à l’entrevoir), et garde p o u r le véritable
am ou r, auquel tout le m onde peu t asp irer, les
infinies délices de la volupté vierge. T ous, nous
devrions m o n trer aux hom m es que la p ro stitutio n,
m êm e aux cas extrêm es, ne doit être jam ais
q u ’une question d ’hygiène et qu’elle ne p eu t
jam a is se su b stitu er ou s’adjoindre à l’am our. La
vente de l’am ou r ne doit être ni proclam ée com m e
une réjouissance de l ’hum aine fam ille, ni officiel­
lem ent supprim ée, car alors elle déborde par tous
les sentiers de la volupté : elle doit être tolérée et
plain te, com m e au reste on doit to lére r et p lain ­
d re tan t d’au tres m aladies de n otre organism e
social.
P our atteindre ce b u t sublim e, p o u r pouvoir au
m oins l’entrevoir, il convient avant tout de débar­
rasser l’am our m oderne de ses m ille vernis d ’hy­
pocrisie : il convient que nos enfants ne p arq u en t
pas l’am o u r, com m e une faute, dans la case aux
vices, m ais que soudainem ent, à la prem ière aube
de la jeu nesse, ils sachent que c’est une sublim e
félicité accordée aux bons et aux excellents et
q u ’elle doit être conquise p ar elle-m êm e, com m e
la gloire ou com m e la richesse. Non, ce n ’est
point une ch am brière ou u n e prostituée qui doit
êlre leu r prem ière m aîtresse d’am ou r ; m ais bien
une jeu n e fille pudique et sainte, un e fem m e q u j
leu r enseigne l’am o u r avant la volupté, qui leu r
apprenne à être chastes dans leu rs désirs de la
posséder u n jo u r. J’ose espérer que cette pauvre
Phrjsiologie de l'Am our p o u rra être lue p ar un
jeu n e hom m e et plaire à sa v ertu . A ujourd’h u i,
nous ne perm ettons jam ais q u ’une jeu n e fille lève
les yeux su r un jeu n e hom m e qui lui est sym pa­
th iq u e ; nous n ’accordons jam ais q u ’un adoles­
cent, déjà hom m e, ait le d ro it de d ésirer et d ’ai­
m er, et cependant l’innocence que nous croyons
g ard er avec u n rigorism e archaïque et rid icu le se
plonge dans la lange des prom iscuités dom esti­
ques, ou des lascivetés solitaires, ou de la p ro sti­
tutio n infecte.
Nous nous cachons, et nous croyons p ar le
silence su pp rim er la passion ou étouffer le désir,
m ais nous avons tro p occulté et trop gardé sous
silence. Dans le pays le plus pudibond du m onde,
en A ngleterre, l’u n des m édecins les plus hon­
nêtes et les plus savants de Londres a publié u n
livre* (aujourd’h u i à sa neuvièm e édition de onze
m ille exem plaires) dans lequel il ose d ire fran ­
chem ent que l’am our libre, sans fécondation, est
t . The Eléments o f social science or physical, sexual and
natural religion. 9,h cd. enlarged. London. 1871.
l’u n iqu e rem ède contre la co rruption protéiform e
qui envahit la société m oderne, p ar suite de l ’im ­
possibilité où se tro uv ent la p lu p art de satisfaire
aux plus im périeux des besoins. Je ne suis point
d’accord avec cet au teu r, qui a d û g ard er l’ano­
nym e p o ur n e point su rp ren d re la délicate suscep­
tibilité des gens q u ’il a im e ; m ais je m ’arrê te
devant son livre avec un e douloureuse ad m iration,
com m e on ten d l’oreille apeurée au son du tocsin.
Q uand, en A ngleterre, on a pu écrire un pareil
liv re et lui donner n eu f éd itio n s; q uand u n m éde­
cin honnête a p u tran q u illem en t p arler des pré­
ventive intercourses ; quand M althus crée un com ­
m entaire si éloquent et si h ard i, qui transporte sa
théorie du cham p de l’économ ie dans celui de la
m orale, de l’hygiène et m êm e de la religion, je ne
crain s pas d ’affirm er que la société est profondé­
m ent m alade, et je dis à h au te voix q u ’elle veut
être guérie.
Oui, la société m oderne, infectée de ta n t de
p ro stitutio ns et de ta n t d ’ad u ltères, qui p ren n en t
jo u rn ellem ent le nom de m onogam ie, et ne sont
en réalité q u ’u ne im m ense polygam ie, la société
m oderne réclam e u n m édecin qui la guérisse de
ta n t de plaies, qui la lave de tant de hontes, qui lui
donne des am ou rs p lu s vertueuses et plus lib res,
m oins difform es, m oins rep u es de fange et de
m ensonge. Et çe m édecin doit être un e m orale,
m oins hypocrite et m oins exigeante, m ais en
m êm e tem ps plus haute, p arce que plus h u m ain e;
ce doit être une m orale qui apprenne à ne séparer
jam ais la volupté de l’am our, qui enseigne la chas­
teté com m e la plus belle et la plus sainte économ ie
de la joie, com m e le plus vigilant gardien de
l’am o u r vrai.
Les élus, m êm e de nos jo u rs, n e se p ro stitu en t
pas, car ils aim ent, car une fois entrés au paradis
de l’am our, il leu r répugne trop de tom ber au
b o u rb ier des sim onies de la volupté. Les rares
élus doivent s’em ployer de toute leu r puissance à
ce que le vulgaire se hausse à la sphère élevée
dans laquelle ils vivent, dans laquelle se respire
u n air plus p u r et se cueillent des fleurs plus heu ­
reuses et plus belles.
CHAPITRE XX
LES
FAUTES
ET
LES CRI MES D’ AMOUR
D em andez à un e fem m e quelle est en am ou r la
faute le plus souvent com m ise, il y a de fortes
chances po ur que cent fois vous obteniez cette ré­
ponse : « L ’am o u r est inconstant, l’am ou r est
m enteu r. » D’au tre part, ouvrez les tristes livres
où l’hom m e consigne la statistiq u e de ses crim es,
vous y trouverez u ne longue colonne hérissée de
chiffres où figurent beaucoup de suicides et d ’as­
sassinats p ar a m o u r; cependant l’inconstance
n ’est pas notée su r cette liste, où de tem ps en
tem ps, très rarem en t, on ren co n tre l’ad u ltère.
D’ailleu rs toute idée du droit, toute notion de
la culpabilité, s’efface, ou to u t au m oins s'atro ­
phie, dans la m asse confuse et incohérente du
ju ry q u i, infligeant toujours les châtim ents les plus
légers à des délits p u nis, dans le code, de la m ort
ou des galères, absout souvent les assassins p ar
am our. Quelle confusion d ’idées ! quelle co n tra­
diction en tre les coutum es d’u n peuple et ses codes !
quelle paradoxale ironie ! L’hom m e qui dans ces
lois veut être ange, se m ontre tig re ou serpent
su r le chem in de la vie. Au trib u n al de la justice
il appelle u n collège d ’hom m es, q u i, proclam és
jug es tou t d’u n coup, sont capables de céder à
un e ém otion subite, et, sous son influence, p eu ­
vent acclam er l’accusé ou le siffler, l’envoyer au
triom phe b ru y an t de la place pu bliq ue ou à la
lente agonie du bagne.
Sur aucune des institutio n s hum aines ne régnent
de plus épaisses ténèbres que s u r le dom aine de
l’am ou r, dans au cun e on ne ren co n tre un en tre­
tien plus touffu de réticences et de contradictions,
de tolérance et de cruauté, capable de faire re ­
culer le bon sens, d ’offenser et de d étru ire le
sentim ent de la ju stice. L’ad ultère : u n délit qui
doit être puni des peines les plus sévères, dit le
code ; dans la p ratiq u e de la vie, l’adultère est
le péché le plus com m un et le plus véniel q u ’on
connaisse; on fait m ieux que le tolérer, on le con­
sid ère p resq ue com m e u n e institu tio n sociale.
Le code d it encore que l’hom icide est p u ni de
m o rt ; cependant une foule d ’assassins p ar am ou r
sont portés en triom p he p a r le peuple, ou to u t au
m oins absous. Le code ajoute que l’excitation à la
prostitution est u n délit très grave, p o u rtan t beau­
coup de nos législateurs à toge n ’hésitent pas à
vendre le u r propre petite fille à u n m ari cossu, qui
ne peu t l’aim er et ne l’aim era jam ais, et p ar la
force d ’une irrésistible nécessité la poussera
vers l’ad ultère. E t cela n ’est pas de la p ro stitu ­
tion ! Ou l’hom m e n ’est pas digne des lois q u ’il
s’est im posées à lui-m êm e, où bien il s’agite dans
le lab yrin th e vertigineux de la folie, ou bien il
est u n sot orgueilleux, au choix, ou u n m enteur
sans vergogne.
L’hom m e est u n peu tou t cela; m ais su rto u t il
est hypocrite. Aux q u atre vents, il proclam e q u ’il
est le fils de Dieu et q u ’il h abite la terre p ar h a­
sard et de façon passagère ; né dans l’olym pe, il
y reto u rn era tôt et po ur toujours. C’est un dieu
en villégiature qui consent à s’am user des créatu­
res attachées à cette glèbe, et m ieux, à les m anger;
m ais il est ailé et ne vit que d’idéal ; u n in stan t
après, oublieux de ce que, fanfaron, il vient de
pro clam er, il se m ontre plus que jam ais u n an i­
m al te rre stre ; enfin, s’avisant du douloureux
co n traste en tre ce q u ’il a dit et ce q u ’il fait, il se
voile la face et co u rt se cacher. Voilà l’éternelle
form ule de ses éternelles contradictions. En am ou r,
il m ent encore plus souvent et avec plus de h a r­
diesse q u ’en au cu n au tre cas. Un m om ent, il a
supposé que l’am o u r lui-m êm e devait être ju ste,
se m esu rer p ar conséquent au m ètre com m un
des au tres sentim ents, passer sous le niveau des
au tres affections, P ou rtan t l’am ou r peut ayoir
toutes les vertu s, il p eu t être pieux, héroïque,
gracieux, généreux, m ais il ne peut être ju s te ; il
ne connaît q u ’un droit, la force; q u ’une arm e,
la toute-puissance. Quand l’am our tra h i s’arm e
d’u n poignard hom icide, je classe ce crim e parm i
ceux qui sont inévitables à la h aine subite, à la
vengeance la plus n atu relle; quand on im pose
l ’am our à une jeu n e fille com m e u n devoir, que
la haine naît à la place de l’am ou r, et le m épris
au lieu de l’affection, je suis obligé de constater
q u ’on ne com m ande pas l’am our à h eu re fixe
com m e u n repas, et que si bâtardise et infam ie
naissent des ignobles am ours de l’or et de la vanité,
l’am ou r n ’a rien à y voir, car l’am our était ab­
sent ; et qui peu t dém ontrer son alibi est aussitôt
acquitté p ar le plus sévère et le plus aveugle des
p ro cu reu rs royaux. Quand je vois l’am o u r tuer la
dignité, l’am itié, les plus saintes affectionsdu cœ ur,
quand je le vois b riser avec rage les cadenas de
fer de la cage où l’a enferm é u n code cru el, moi
aussi je l’absous sans tard er, parce que l’am our
n ’est pas u n fauve q u ’on puisse enferm er dans
une m énagerie, m ais une créatu re lib re com m e
l’air, qui vit de lum ière sereine et de rayons
ardents, des effluves des forêts et du p arfum des
prés. P ar la faim et la soif vous l’avez ren d u en ­
ragé ; p ar votre violence vous l’avez ren d u fou,
et vous vous lam entez parce que l’enragé m ord
et que le fou tue ! Le consentem ent universel sept
cela très vivem ent; aussi, trouvant u ne infinie d is­
proportion en tre ce que veut le code et ce que
peuvent les hum aines am ou rs, il lève les épaules et
pardonne; il pardonne tou jo u rs, il pardonne tout,
m ôm e quand la justice hum aine devrait se d resser,
dans sa solennelle m ajesté, p o ur protéger les droits
les plus saints de la fam ille et de la société. Donc
la loi dans l’am ou r voit souvent un crim e, là
où, dans les p ratiq u es de la vie, m êm e les plus sé­
vères, n ’aperçoivent q u ’une faiblesse u ne chère,
une aim able faiblesse.
P o ur m oi, l ’hypocrisie, j ’en suis convaincu, est
le poids qui com prim e l’am o u r et l’écrase dans
la société m oderne; aussi j ’affirm e que l’unique
faute, 1 u n ique crim e que puisse com m ettre ce
sentim ent est le m ensonge. A rrachons-lui d ’abord
cette lèpre qui l’infecte, le dévore, le p o u rrit, et
nous verrons ensuite ce que dessous n o us trouve­
rons de sain, dans ce ch er am ou r que la m a te r­
nelle n atu re nous avait donné vierge et n u . D’a­
bord sauvons-lui la vie, ensuite nous disserterons,
nous étudierons s’il cause d ’autres m aux, s’il peut
com m etlre d ’au tres crim es que celui de m entir.
A ujourd h u i, de la tête aux pieds, l’am o u r est
m enteur ; il m ent, quand il j ure et p arju re; il m ent,
quand cent fois par jo u r il prononce les m ots éter­
nel, éternité, éternellem ent; il m ent dans la loi,
il m ent dans la vie; il est infidèle, voleur, traî­
tre , parce q u ’il est m enteu r. Si vous voulez ce
sera m a m anie scipionienne, m ais m on delenda
Carthago ne sortira jam ais de m a tête, et à q u i­
conque m e dem andera : « Q uelles sont les vraies,
les grandes a m o u rs? » je répondrai sans b ro n ­
ch er : « Les sincères ». « Quelles sont les am ours
h e u re u se s? » «L es sincères ». Toutes les fautes
de l’am our sont m ensonges; tous les crim es de
l’am our sont fils de m ensonges ; l’ad u ltère n ’est
que le plus infâm e des m ensonges d’am our.
Quel est, dem anderai-je à m on to u r, l’unique
rem ède à l’am our m alh eu reu x , la seule ancre de
salut aux am ours trah ies ? La sincérité, la sincé­
rité, rien au tre que la sincérité !
M algré que je voie u n so u rire sceptique su r les
lèvres d’un e foule de m aîtres et d ’élèves en am our,
je déclare que la fem m e, du jo u r où elle nous
aim e, m ent m oins que nous; de m êm e, je prétends
que d u ran t sa carrière am oureuse elle est m oins
infidèle que l’hom m e. Dans sa prem ière déclara­
tion, alors q u ’il n ’est pas encore bien sur d ’ai­
m er, l’hom m e ju re tou t de suite, il ju re u ne éter­
nité d ’am ou r infini; la fem m e, elle, p lu s pudique,
plus tim ide, plus réservée, répond q u ’elle n’aim e
pas en co re, q u ’elle n ’a pas consulté son cœ ur,
que peut-êlrc u n jo u r elle aim era ! Moins l’on
ju re , m oins on p arju re. Si un e sainte h o rreu r
p o u r le serm ent peut enlever aux expansions
am oureuses quelques accents enflam m és, u n peu
d ’ivresse, elle donne cependant à la parole de
l’hom m e u ne em prein te de dignité m âle qui la
ren d chère aux fem m es, tandis q u ’elle im prim e
aux rapports sexuels u n caractère de douce ré­
serve et de délicate sérénité. Souvent l’hom m e
adopte les serm ents éternels com m e un e arm e de
séduction, il les fait rev en ir à chaque in stan t p o ur
m esu rer les abim es infinis de son am ou r, m ais
quelquefois il ju re sincèrem ent, parce que n u l
n ’est plus audacieux créateu r d’éternité et d’infini
que le désir arm é. Et po urtan t, le serm en t im ­
p ru d en t, précipité, est trop souvent le père du
m ensonge, l’aïeul très fécond de l’infidélité.
De m êm e que les génies sont en très petit nom ­
b re, les Apollons et les Vénus rarissim es, de m êm e
on com pte très peu d’éternelles am o u rs. Tous
nous nous hissons aux cieux, aux cim es de
l’idéal ; m ais com bien cueillent u n ram eau ou
m êm e u ne feuille de l’arb re sacré ? Le com m erce
des am ours dure quelques années, quelques m ois;
il en est d’aussi fugitifs que l’éphém ère dont la
vie d u re u n jo u r. Eh bien ! la franchise fait don­
n er à tout am o u r le baptêm e de l’honnêteté, grâce
auquel u n hom m e léger peu t m o u rir sans rem o rd s
am oureux, parce que si parm i ses am ours, toutes
fu ren t vulgaires, au m oins toutes fu ren t hon­
nêtes; parce que, s’il a fugitivem ent et beaucoup
aim é, du m oins il n ’a jam ais m enti, jam ais trah i
personne; parce q u ’enfin il ne s’est jam ais p arju ré.
Parfois c’est p ar com passion que l’on m ent,
cela su rto u t est fréq u ent chez la fem m e qui essaye
en vain de conserver la vie à u n am our ex p iran t,
à qui répugne trop la pensée de faire une atroce
blessure à celui dont elle est encore aim ée et
qui, p ar u n cru el effort, tâche de s’illu sio n ­
n er elle-m êm e en m êm e tem ps que lui, ju sq u ’à
ce que l’hypocrisie l’am ène à feindre u n am our
qui n ’existe plu s. D’un tel m ensonge à la tra h i­
son le chem in est co u rt et glissant. Au d ébut ce
fut u n m ensonge pieux, puis un e habitude qui
s’est changée en u n crim e.
A m ants et m aris, com pagnes de p la isir ou ves­
tales de la fam ille, non, m êm e p ar pitié, ne m en­
tez jam ais ! Elle est cruelle, elle est sanglante la
tem pête im prévue qui abat tou t à coup l’arb re en
fleurs d ’une passion heu reu se; il est terrifian t
l’éclat d ’un cœ u r qui se brise sous le coup d ’une
désillusion atroce ; m ais ce sont là douleurs qui
ne souillent point, elles peuvent tu e r, m ais h u ­
m ilier, non pas ! Noble et beau com m e un ange
foudroyé, l’am ou r, frappé de m o rt violente, gît
étendu sur le sol ; la m ém oire le couvre de fleurs
et de ses arom ates les plus précieux, de ses baum es
les plus suaves, le défend contre les larves du
tom beau. L’am our qui m eu rt d’une longue tra h i­
son cachée, c’est le lépreux qui s’éteint en u n lit
d’hôpital, en h o rreu r à soi-m êm e et aux a u tres;
c’est le cadavre dès longtem ps rongé p a r la scro­
fule et la phtisie et qui ne rappelle rien du
tem ps où il était un jeu n e et robuste organism e.
Fausse et cruelle est la pitié qui nous fait si­
m u ler u n am ou r expiré. Nulle d o uleu r ne su r­
passe celle q u ’inflige u ne trahison : am our,
am o u r-p ro p re, am o u r de soi-m êm e, am o u r de la
propriété, tous les sentim ents h u m ain s les plus
chauds et les plus p uissants sont d ’un seul coup
déchirés en m ille pièces, et telle est la convulsion
q u ’elle devient capable d’em poisonner toute la vie
de fiel et d ’am ertum e. Com bien beau, com bien su­
blim e au co n traire u n am ou r qui sans ju re r
l’éternité ou l’infini, dure éternel et infini, tan t
que palpitent ensem ble deux cœ urs h u m ain s !
Com bien beau u n am our qui n ’a pas besoin de
ch aîn es, m ais vit de foi et de lib ertél
A im er, signifie être tout à un seul ; être aim é
c’est être devenu p artie vivante d ’u n a u tre ; le
m ensonge com m ence quand, p a r u n cynique li­
bertinage, l’hom m e ou la fem m e se divise en
deux p arts, et, à l’u n e, donne le corps, à l’au tre,
p o u r ainsi dire, l’âm e. L’am ou r est u n tout ; on
ne peut le diviser sans q u ’il succom be ; à m oins
q u ’on ne fasse de l’am o u r un e basse question
d’hygiène, on ne peut ni ne doit jam ais aim er
deux créatures de cette affection p ar excellence
q u ’on nom m e am ou r, à m oins de tra h ir l’une et
l’au tre. J ’estim e beaucoup plus une fem m e qui,
après un e longue carrière de folles am o u rs, peut
dire ; « Je n ’ai jam ais aim é deux hom m es à la
fois », q u ’une m atrone bigote qui se vante à son
confesseur et à Dieu de n ’avoir jam ais m anqué à
ses devoirs d’épouse, parce que, prudente et ex­
p erte en luxu re, elle a su vaincre la volupté sans
jam ais com prom ettre sérieusem ent le cham p ré­
servé à son am ant.
Tous les m ensonges sont infâm es. Cependant,
en am o u r, les u n s sont véniels, les au tres scélé­
rats ; jo u er u n vieux libertin et tra h ir u n m ari
fidèle sont choses fort différentes; il n ’est pas
égal de m en tir à une coquette ou de tro m p er une
sainte fem m e.
Plus loin j ’enseignerai à gran d s traits les droits
de l’am ou r et ses devoirs, m ais il m e faut ici p a r­
ler de la tige à laquelle ils pendent com m e les
grains d’une grappe féconde.
La fem m e est à l’hom m e et l’hom m e est à la
fem m e. L’am ou r est le fru it du choix le plus
libre. Il naît q u an d il veut. Il ap p araît dans la
plaine ou su r la m ontagne. Il vient au m onde nu
et libre com m e l’a ir ; ne lui dem andez pas de pas­
seport, il viole toutes les douanes.
Homm es et fem m es, libres et p u rs, cherchezvous, aim ez-vous. Étudiez l’am ou r vrai et consa­
crez-le du seul serm ent que doive faire l’am our
quand il se veut enferm er au tem ple de la fam ille;
si vous aim ez sincèrem ent, si vous êtes dignes
l’un de l’au tre, si votre am ou r ne blesse aucun
devoir su p érieur, n u lle force hum aine ne po urra
s’opposer à votre attraction, et la n a tu re et les
hom m es b én iron t votre choix. Lisez et relisez ce
que j ’ai écrit su r les p rem ières am o u rs; jurez ra re ­
m ent, ou jam a is, si vous en avez le courage; au
m oins ne ju rez q u ’un e fois, et que ce serm ent, le
p rem ier et le d ern ier, vous fasse époux. Le pacte
violé aux p rem iers pas de la vie d’am ou r est un
m e u rtre , et vous p rép are un e carrière de brigand
toléré p ar la société. Au regard du code, tra h ir
une vierge est affaire de p ro c u re u r royal ou de
syndic dans votre com m u n e; la tra h ir sans la
déshonorer est une infam ie anonym e qui souille
deux existences et deux am ours, qui vous laisse,
à vous u n éternel rem o rd s, à elle u n e éternelle
haine. Aimez-vous, cherchez-vous, étudiez-vous
ju sq u ’à L’infini, m ais ne ju rez pas, ne m entez pas
à la jeu n e fille qu i, à l’aube de sa jeunesse, de­
m ande au soleil u n p rem ier rayon de lum ière et
de ch aleu r.
Il y a p o u rtan t en am o u r un e im posture qui
p rim e tou te im posture, une trah iso n qui surpasse
toute trah iso n ; il y a une scélératesse qui l’em ­
p orte su r toute rapin e, to u t m e u rtre , to u t assas­
sin at : c’est l’am ou r avec la fem m e d ’a u tru i ; c’est
u n crim e q u i, protégé par les lois, choyé p a r l’ha­
b itu d e, fêté p ar nos m œ urs infâm es et hypocrites,
échappe à la p riso n et à la corde, pourvu q u ’il
p renne la sim ple et facile précaution de ne pas se
faire nom m er adu ltère. S’in tro d u ire au sein d’une
fam ille h eu reu se, se faire l’am i de celui q u ’on
veut tra h ir, le couvrir du m anteau de sa bien ­
veillante protection, lâchem ent, inexorablem ent
séd u ire sa fem m e, par su rp rise, p ar m ille tra ­
quenards de violence m orale la pousser dans l’a­
bîm e où elle tom b e; p ar cette prem ière victoire
acq u érir l’im p u n ité p o u r u n e longue série de
m éfaits, sem er le m onde de b âtard s, ouvrir dans
les fam illes u ne large source de fiel qui pol­
luera deux ou trois générations ; faire to u t cela,
sans crainte ni péril, se nom m e dans n o tre
siècle être u n hom m e à bonnes fortunes, consoler
les fem m es m alheu reu ses, et peu t se rép éter une,
deux, dix fois, sans q u ’on perde l’am ou r des fem ­
m es ni l’estim e des hom m es.
Succom ber au vertige, em brasser la fem m e d 'un
a u tre publiquem ent, ou bien à ce m om ent se
laisser su rp ren d re p ar le m ari, s’appelle adultère,
et selon les cas, selon la gravité du scandale, su r­
to u t, signifie prison ou galères : c’est désho­
n o rer son pro p re nom et celui de ses enfants.
La société m oderne recom m ande la prudence p ar­
dessus tou te chose; elle répète ; Pas de scandale!
E lle ne veut pas être troublée dans ses am ours
largem ent polygam es, m ais saintem en t circons­
p ects; à au cu n prix elle n ’entend voir une n u dité
en public, elle veut q u ’on la croie m orale, res­
pectueuse et respectée. Un lib ertin habile passe
sa jeunesse à peup ler les fam illes de b âtard s en
atten dan t le jo u r où il p o u rra abandonner les
fem m es trom pées p ar lui p o ur faire u n m ariage
de convenance— cela ne regarde pas la société,
car cela lui im porte peu. C’est affaire d ’in térieu r :
au m ari et à la fem m e de la rég ler. Faites p ru ­
d em m ent les choses, pas d ’éclat, ayez de bonnes
serru res, prêtez l ’oreille aux pas q u ’on entend
dans l’ap partem ent. Les m ailles du code sont
larg es; celui qui s’y em barrasse et s’y accroche
est le d ern ier des sots ; le pavillon couvre la m ar­
chandise ; les enfants qui naissent dans le m ariage
sont tou s légitim es ; allez, allez donc ! Ne nous en­
nuyez donc pas avec vos bizarres et em barrassan ­
tes déclarations d’une m archandise étrangère ! Les
douaniers ferm ent les yeux et ne voient pas, ils se
bouchent les oreilles et n ’entendent p o in t; q u ’a­
vez-vous besoin de les réveiller bêtem ent p ar des
cris im p ru d en ts ?
En avant, en avant, passez, m ais passez donc!
E m bâtardissez les fam illes, falsifiez les prénom s et
les nom s, étalez la frau d e, semez la trah iso n p ar
tou s les sentiers de la vie m ondaine et de la vie
légale; faites q u ’il n ’y ait pas u n m u r où l’on
puisse s’appuyer, pas un e route où l’on puisse
poser le pied sans tro uv er des lam es aiguisées,
des tessons de verre em poisonnés; répandez la
corru p tion , l ’infam ie en tous lieux ; faites que le
nom de père soit vide de sens, faites que le nom
de m ère puisse être un blasphèm e!
CHAPITRE XXI
LES
DROITS
ET
LES
DEVOIRS
DE
L’ A M O U R
« Aim e-m oi, tu dois m ’a im e r!... » Tel est le cri
de douleur que souvent pousse l’hom m e aban­
donné et plus souvent la fem m e; m ais presque
to u jo u rs il est im p u issan t. Exiger l’am o u r com m e
u n droit, c’est folie m ajeure, c’est dem ander la
poésie à l’ilote de la pensée, c’est chercher le
p arfu m de la rose et d u cèdre p arm i les glaces
qui refroidissent n otre m onde aux deux pôles.
C ependant les am ants ont tous et toujours le
d ro it de lancer dans l’espace cet au tre cri d ’an ­
goisse : « Tu n ’as pas le droit de m e tra h ir! »
Mieux e st, d’u ne m ain ferm e, b rise r en m ille
pièces la coupe d’am ou r que d’y verser le poi­
son de la tra h iso n , l’am ertum e de l’indifférence.
Spontaném ent, l’am ou r jaillit d u cœ ur h u m ain ,
et tire toute sa beauté et toute sa force de la
liberté infinie de l’horizon où il se m eut. Le code
qui le gouverne est sim ple, sim ple com m e la plus
sim ple loi de physique élém entaire : s’attirer,
s’élrein dre, ren dre am ou r pour am ou r, tendresse
p o ur tendresse, do nn er la joie à qui nous donne
un e joie im m ense, ren d re h eureux qui nous fait
hien h eu reu x , voilà sa loi. Si l’am o u r a éié seu­
lem ent u n contact de cœ urs et de pensées, si,
m ontés ju sq u ’au ciel, vous n ’en êtes pas descen­
dus avec ù n ange, si p arm i vos baisers vous
n ’avez pas rallu m é la flam m e de la vie, donnezvous la m ain, com m e des am is, h érissez les
h eu res heureuses que votre am our vous a dépar­
ties et, en votre écrin le plus précieux, parm i les
choses les plus chères, conservez la m ém oire du
tem ps passé. Ne term inez jam ais u n jo u r em paradisé p ar u n blasphèm e ou un rem o rd s. Les
larm es peuvent être la rosée d’une n u it d ’été,
qui tem pèrent les ard eu rs des corolles enam ou­
rées; que votre plainte ne reçoive pas la m a­
lédiction d ’un m ensonge, d’une trah iso n , d ’une
insu lte.
À l’unique droit de n ’être pas trah i correspond
u n devoir très sim ple, celui de se faire aim er.
Vous ne sauriez com m ander l’am our. P ar la
beauté des form es ou la vivacité de l'e sp rit, p ar
la grâce voluptueuse du m ouvem ent ou les splen­
d eu rs du cœ u r vous avez provoqué le sentim ent
des sen tim en ts; sachez le conserver, et vous
serez éternellem ent aim é, En tête de tout code
LES DROITS ET LES DEVOIRS DE L’AMOUR.
507
d ’am ou r, en tête de tout évangile des am an ts,
j ’écrirai toujo urs cette sentence : « On a toujours
to rt quand on n ’est pas aim é ». E t vous le tro u ­
verez écrit en cent façons diverses dans ce vo­
lum e.
Demandez à la plus h eu reu se des fem m es si
elle n ’a pas eu besoin, plus d ’un e fois, de recon­
q u é rir u n am ou r qui m enaçait de lui échapper.
Avec u n soin jalou x , elle a caché les artifices
grâce auxquels elle a su réchauffer l’attiéd i, ré ­
veiller le d o rm eur, faire so urire l’ennuyé, donner
faim et soif à qui avait la bienheureuse aven­
tu re d ’avoir trop fêté le b an q uet de la volupté.
L’hom m e est n atu rellem en t polygam e ; il est n atu ­
rellem en t p lu s infidèle, plus b ru ta l, plus cap ri­
cieux, plus lib ertin que la fem m e; à elle de le
re n d re m onogam e, fidèle, constam m ent tendre,
et pu diq u em ent en trep ren an t. S’il est vrai que
l’hom m e attaq ue et co n q uiert, à la fem m e la n a­
ture assigne la tâche très difficile d’assu rer sa
p ropre conquête, d’être la vestale de ce feu sacré
que l’hom m e, p resq u e tou jo u rs, allum e le p re ­
m ier. C’est peut-être là la form ule générale pour
exprim er les m issions q u ’ont en am o u r l’hom m e
et la fem m e : à nous d ’allum er la flam m e, à notre
com pagne de l’en treten ir.
P ar to u t ce que vous avez de plus sacré su r
la terre, ne soyez pas assez b ru ta l p o u r inscrire
Je rap p ro ch em ent sexuel parm i les d ro its et les
devoirs de l’am our. Cela est écrit dans le code
cependant, et les Béotiens le répètent chaque jo u r,
p o u r qui l’am ou r n ’est au tre que l’accouplem ent
du m âle et de la fem elle. La volupté doit être la
m ousse qui flotte su r l’onde frém issante de la
passion ; elle tréb u ch e et plonge irrésistiblem ent
en ces abîm es où l’hom m e p erd la conscience
de son existence et se croit dans l’infini ; elle ne
p eu t être une fête com m andée à h eu re fixe,
m oins encore u n im pôt exigé avec la b ru talité
d’u n agent du fisc. Com bien d ’am ours délicates
fu ren t étouffées en u n jo u r p a r la m ain sacrilège
d’u n insolent désir, qui p arlait su r le ton du
com m andem ent et, du pied, frappait le sol. Non,
l’accouplem ent n ’est pas un d ro it,.en co re m oins
est-ce un devoir : c’est u n consentem ent unanim e
de deux puissantes énergies qu i, à trav ers les
espaces infinis, se rech erch en t, se com battent
doucem ent l’une l’autre, et finissent p ar s’abîm er
en u ne m er de délices.
Sincérité et fidélité sont donc un e m êm e chose.
Elles con stituent le code d ’am ou r tou t en tier, les
livres des deux am oureux n e doivent jam ais les
d iscu ter; de m êm e, devraient être bannis du
d ictio nnaire ces m ots droits et devoirs. Qui donc
perd son tem ps à discuter la beauté du soleil?
Qui m et en doute la nécessité de l’a ir p o u r vivre?
Q uand on com m ence à discu ter certaines choses,
on est bien près de les perd re, et si une perpé-
LES DROITS ET LES DEVOIRS DE L’AMOUR.
300 *
tuelle enquête vexatoire m et en doute la fidélité
de n otre com pagnon, celui-ci a le droit de croire
q u ’on l ’aim e m al, ou du m oins cruellem ent.
E ntre deux am ants je ne crain s pas les colères
subites ni les querelles ou les tendres plaintes,
m ais j ’éprouve u ne profonde inq u iétud e de toute
discussion su r les droits et les devoirs. Q uand de
tels débats m ontent à l’horizon, je vois en m êm e
tem ps acco u rir de som bres nuées, j ’aperçois des
éclairs sanglants, enfin les cornes de la lune
rousse dont parle Balzac, me p araissen t pointer
dans le ciel.
Je ne discute seulem ent ici que la base générale
des droits de l’am o u r; q uan t aux cas p articuliers,
vous les trouverez, fouillés ju s q u ’à la prolixité,
dans le d ern ier ch apitre de ce livre, ou tracés
dans le code de l’a rt d’aim er ou d’être aim é.
Les droits de l ’am ou r sont-ils égaux, chez
l ’hom m e et la fem m e? Non, m ille fois non, et je
le dis à h aute voix m aintenant que m es p rem iers
cheveux blancs et u n e longue expérience m e
donnent le d ro it de croire que je p arle sans
passion ni am our. Non, le péché d ’infidélité n ’est
pas égal p o ur Adam et pour Ève; p o ur celle-ci, il
est cent fois plus grand. Devant la loi, devant les
trib u n au x , tous les p airs sont égaux. Or l’hom m e
et la fem m e sont tro p différents l’u n de l’autre
p o u r pouvoir être égalem ent punis. Si le code est
u n , les ju ré s sont m ille, bien divers sont les accu-
sateu rs et les avocats; eh bien, la sentence qui
p u n it la trah iso n a été prononcée chez toutes les
nations civilisées, et toujours dans les m êm es
term es. Cet accord universel n ’a pas été dicté p ar
la prépondérance des hom m es, qui seuls firent les
lois p o ur ces trib u n au x et seuls fu ren t juges au
forum de l’opinion publique. Non. Il provient
d ’un e profonde conscience des nécessités sociales,
d ’une justice plus profonde et plus perspicace qui
fouille ju sq u ’au cœ ur des choses p o u r en extirper
les racin es de cette inform e et superficielle sa­
gesse qui soutient l’égalité de tous les hom m es
devant la loi, sagesse dont fait ju stice l ’histoire
du ju ry , institu tio n qui p araît une glorieuse con­
quête à n o tre siècle civilisé.
De l’hom m e la société exige cent v ertu s toutes
fort difficiles : l’hom m e doit donner son sang à la
patrie et la sueu r de son front au trav ail de la
fam ille et de la société; il doit se m o n trer fort,
am bitieux; il doit résister aux corruptions de l’or,
aux séductions de la vanité. M édecin, il lui faut se
je te r dans l ’obscure et terrib le bataille co ntre la
contagion; soldat, te n ir la tête h au te sous le feu
m e u rtrie r; avocat, résister au x ten tatio ns de la
fortune ou de l’am bitio n ; hom m e politique, lu tte r
contre lui-m êm e, co n tre sa fam ille p o u r le bien
de la p atrie. D éfenseur du faible, du naufragé, du
pauvre, avocat n atu rel de la plus faible m oitié du
genre hu m ain et de toutes les non-valeurs so­
ciales, c’est un soldat tou jo u rs sous les arm es,
qui se trouve déshonoré p o u r avoir u n seul jo u r
m anqué à son devoir. Alors la société le m éprise,
la fem m e le repousse, n u l n ’en a cure.
Au con traire la fem m e peut être lâche au feu
et au travail, lâche dans l’épidém ie et dans toutes
les batailles de la vie ; elle p eu t être ignorante et
peureuse et se faire cependant estim er et aim er
de tou s ; c’est que chez elle la faiblesse est voisine
de la grâce, et que rien ne nous sem ble plus doux
que de recu eillir su r notre p oitrine la trem blante
colom be et de la réconforter p a r notre courage,
la défendre avec notre force. Enfin un e naïveté,
com m e elle est jolie, com m e elle est gaie su r les
lèvres d ’un e fem m e aim ée! Nous lui pardonnons
de ne tou ch er jam ais aux altitudes du génie et
d ’attein d re beaucoup plus rarem en t que nous à
la h a u te u r m oyenne des esp rits élevés; nous lu i
pardonnons de ne pas avoir de m étier, de ne p as
gagner son pain p ar le trav ail; nous ne lui dem an­
dons que la seule fidélité. De grâce, fem m es très
charm an tes, nos divines com pagnes, de quel côté
penche la balance?
De n otre côté certainem ent. Q u’elle soit hu m b le,
ignorante, q u ’elle trem ble au b ru issem en t d ’une
feuille, au bourdonnem ent d ’u n insecte; m ais
q u ’elle garde sa foi à qui l’aim e.
Qu’elle cède à tou t, m ais q u ’elle résiste aux sé­
ductions d’un provocant regard, aux caresses
des sens, aux co rru ption s de l’o r et de la vanité!
Qu’elle soit l’héroïne du sen tim en t, com m e nous
som m es les héros de toutes les b atailles de la
vie. Elle est la vestale gardienne de n otre hon­
n eu r et de notre sang! Tandis que dans l’arène
nous luttons inondés de su eu r et que nous com ­
battons p o ur elle, p our le nom q u ’elle porte, p o ur
l’h o nn eu r de nos fils, — q u ’alerte et pieuse elle
veille au feu sacré de la fidélité: q u ’elle ne le
laisse pas éteindre p ar in c u rie ; q u ’elle ne le
laisse pas ren v erser p ar l’ouragan. C’est la seule
v ertu que nous lui dem andons! Serait-ce trop?
Quel devoir a-t-elle donc? Quelle est donc la lutte
assez difficile p o u r la m a rq u e r de son caractère,
la faire notre égale, et la ren d re digne d ’être notre
com pagne? Est-elle belle? Nous som m es forts.
A-t-elle la grâce? En nous b rille l’intelligence.
P o u r elle nous avons conquis n o tre planète, et
p o ur elle dom pté la foudre, d étru it les fauves,
inventé les arts, créé les sciences. Mais beauté,
grâce, esp rit, ne sont rien au baptêm e de l ’hon­
nête hom m e. Cent périls nous sont im posés, à elle
u n seul, celui de la séduction; nous som m es traînés
en cent b atailles, un e seule victoire lui suffit, celle
rem portée su r les sens; cent v ertu s, voilà ce qu’on
exige de nous, d ’elle une seule, la fidélité. Serionsnous des tyran s? Serions-nous tro p exigeants en ­
vers la fem m e que nous aim ons tan t, p o u r qui nous
faisons tout, à qui nous dirions toutes nos pen-
sées, toute n otre gloire, nos rêves et nos travaux.
Non, m ille fois non! la société m oderne est
profondém ent ju ste quand elle exige de la fem m e
encore plus d ’am o u r fidèle que de l’hom m e; elle
est ju ste quand elle ju g e crim e chez la fem m e ce
qui n ’est que faute chez l’hom m e.
Mais il y a encore une au tre raiso n qui assigne
des m esures très différentes aux devoirs de l’am our
chez l’hom m e et chez la fem m e. L’hom m e, p ar la
m ission spéciale que son sexe lui im pose, attaq ue
à brûle-p ou rp o int ; il peut donc avoir des besoins
organiques que la fem m e ignore, et q u ’il peut
satisfaire avec la rapidité de la foudre. Sans
perdre l’am ou r, il peu t avoir u n caprice plus ra ­
pide que l’éclair et qu i, étein t, ne laisse d ’au tre
trace q u ’u n peu de cendre.
Je ne loue cette su rp rise des sens, cette infidé­
lité passagère et tout im prévue, ni ne la justifie ;
m ais je la décris parce que je la trouve fréquem ­
m ent dans la n atu re assaillante et provocatrice
du sexe fort. La fem m e, au contraire, doit se
défendre et, à ce point de vue, je confesse q u ’en
am o u r j ’aim erais m ieux être une fem m e q u ’un
hom m e. La griffe qui étrein t sa proie et la dent
qui la déchire enlèvent à l’hom m e un e bonne
p artie de sa force. La fem m e ren tre dans la co­
quille com m e le colim açon, et voluptueusem ent
abritée p ar sa conque d ’am ou r, elle se laisse ai­
m er. Elle ne perd rien d ’elle-m êm e dans la lutte
p o u r la conquête, et elle se consum e tou te dans
le p laisir de se laisser faire. La fem m e, il est
vrai, peut aussi éprouver des caprices des sens,
m ais ce sont là de légers nuages q u i, à peine for­
m és, se dissolvent dans l’azu r profond du ciel, et
ne deviennent désirs ardents que lo rsq u ’une m ain
virile les étrein t et les condense. Lors m êm e
q u ’elle désire, la fem m e se tait; m êm e lorsq u ’elle
veut, elle se défend. Très faible à l’altaq ue, elle
est form idable dans la défense, et le non cliez
elle est capable d’arrê ler une phalange de com ­
battants. Avec une astuce infinie, elle défend
chaque jo u r sa faiblesse, en disant q u ’une foule
de séductions lui font la g u erre, tan dis que nousm êm es, nous cherchons les prem iers l’occasion du
péché. C’est là u n des plus insidieux sophism es,
m ais aussi u n des plus pauvres argum ents de sa
défense. L’hom m e attaq ue et donne l’assaut, ju s ­
tem ent parce q u ’il est hom m e, et q u ’il ne p o ur­
ra it atten dre la séduction sans se condam ner à
l ’im puissance, ni ren v erser les lois les plus élé­
m entaires, m ais les plus indiscutables de la na­
tu re ; le sacrilège ne serait pas m oindre si une
fem m e, ren v ersan t les rôles, se faisait assaillante
et profanait son sexe, violait la n a tu re en ce
q u ’elle a de p lu s sacré et de plus im m uable.
Non, ce n ’est pas en vain que la n atu re a fait
la fem m e vierge et q u ’elle nous refuse la doulou­
reuse vertu de la virginité. La fem m e qui cède à
la prem ière dém angeaison am oureuse est une
M essalinc; l’hom m e qui lance les prem ières flè­
ches d’am ou r est u n g u errier q u i, avec une sage
prudence, prép are ses arm es p o ur la longue bataille
qui l’attend. L’hom m e com m ence avec le oui et le
je veux, la fem m e avec le non et le je ne veux
p a s. Le caprice m om entané des sens est com battu
chez elle p ar tan t d’obstacles physiques, sociaux,
m oraux et religieux, q u ’en vérité il lui fau d rait être
une am azone p o ur les ren v erser, p o u r les abattre
d’un seul élan dans la lutte.T o ut provoque l’hom m e
à u n assaut fug itif, qui p eu t-être n ’attaquera
m êm e pas la prem ière épiderm e du c œ u r; tout
défend la fem m e contre ses caprices. P our céder,
il lui faut avoir longtem ps com battu et la n atu re
et la société; p o u r se défendre, codes et religions
lui offrent m ille alliés. A m oins d ’effleurer la
p rostitution, une fois su r cent, elle ne peu t dire :
« J’ai eu un caprice ». Personne ne croit à l’effi­
cacité de la volonté su périeure, et la fem m e m oins
que tou t au tre, lorsque cette croyance ne lui est
pas nécessaire p our ju stifier son propre péché.
En am o u r, toute faute, to u t crim e est possible,
m êm e le p arricid e, m ôm e l’inceste; il n ’y a que le
vol qui ne le soit pas. Que la fem m e ne se profane
jam ais elle-m êm e, q u ’elle ne gâte jam ais la cause,
souvent très ju ste, q u ’elle défend, en p arlan t de
séduction et de violence. Mais p lu tô t q u ’elle invo­
que l ’irrésjstiblc besoin de vengeance, la peine
du talio n ; q u ’elle discute le droit n atu rel, puis
que là, elle se trouve su r le terrain de la vérité et
de la ju stice; q u ’elle pousse de grands cris, et je
ferai chorus avec elle dans les pages que vous
trouverez plus lo in ; q u ’elle crie fort, car elle est le
côté de l ’organisation hum aine le plus faible, le
m oins honoré, le plus o p prim é; q u ’elle réclam e
le d roit d’aim er et d ’être aim ée, m ais q u ’elle ne
dem ande jam ais l’égalité des peines p o ur des
péchés p ar trop inégaux.
Non seulem ent la société m esure la faute au
m ètre du d roit n atu rel, m ais elle p u n it le crim e
d’une peine d ’au tan t plus d u re qu’il peut être plus
fertile en d ouleurs, q u ’il offense plus les besoins
h u m ain s.
Avez-vous jam ais songé aux conséquences d’un
caprice d ’infidélité suivant que l’hom m e ou bien
la fem m e s’en rend coupable. Pour l’hom m e, un
caprice d ’u ne h eu re est une tache qui tern it à
peine le m iro ir d’une foi ju ré e, d ’u n am ou r sublim e
et im m acu lé; peu d’instants après, u n nouveau
b aiser, plus ard en t que les au tres, im prégné de
l’âcre senteur du rem ords, peut raviver l’am our,
et ren d re l’infidélité passagère im possible pen­
d an t de longues années. Le caprice am oureux
alors peut être le blasphèm e qui ja illit des lèvres
d ’u n saint, m ais que lave l’onde p u re d’une
ardente p rière. C’est la faiblesse d ’un robuste
co u reu r, qui peut b u tter contre une p ie rre, m ais,
LES DROITS ET LES DEVOIRS DE L’AMOUR.
517
plus fort rep ren d la route, et peut cent fois regnagner le tem ps p erd u . Le caprice am oureux, chez
la fem m e, peut en u n seul instan t procréer un
b âtard , em poisonner le lait et le m iel d’une
fam ille en tière; il peut te rn ir toute une généra­
tion de haines fraternelles, de douleurs infinies ;
il peut déborder en un vaste cham p, inonder cha­
que chose d ’am ertum e et de fiel ; chez l ’hom m e
c’est tache, chez la fem m e gang rèn e; chez
l’hom m e piqûre d ’épingle, chez la fem m e carie
des os ; chez l’hom m e feuille qui tom be, contraven­
tio n , rem ords d ’une heure, chez la fem m e o u ra­
gan capable de d éraciner une forêt, crim e, m o­
m ent d ’infam ie que le tem ps n ’efface pas.
0 fem m es am oureuses, fem m es saintes qui
avez beaucoup aim é et qui avez péché, ne crai­
gnez pas de tro uv er dans mon livre un e m alédic­
tion, u n anathèm e sans rédem ption. Non, si la
société exige ju stem en t de vous la fidélité la plus
absolue et un e vertu sans tache, elle doit en re v a n ­
che vous accorder le droit d ’aim er, elle ne doit pas
vous je te r pieds et poings liés en u n m ariage
infâm e, telle l’esclave africaine su r le pont d’un
n égrier. A ujourd’hu i que nos soi-disant contrats
d’am o u r font presque toujours du m ariage une
pro stitution ju ré e , personne n ’a le droit de vous
je te r la prem ière p ierre. Votre péché est igno­
ran ce et scélérates sont les conséquences de votre
faute. Mais quels sont les vrais coupables, sinon
les hom m es qui créèren t des lois infâm es et vous
d én ièren t le prim e et l’ultim e droit de l’am ou r : le
lib re choix. Je réserve toutes les m alédictions, les
flétrissures et les condam nations p o u r ces hom m es
qui se n o u rrissen t, vautours rapaces, de la cha­
rogne que leu r jette le cloaque de la société
m oderne. Tout m on m épris, tout m on dégoût vont
à ceux qui, im puném ent, infestent n o tre société
de bâtards et d ’adu ltères, qui vivent et jou issen t
de la co rruption sociale, com m e la verm ine des
im m ondes sucs du fum ier hu m ain . Si le code ne
s’occupe pas d’eux, c’est p ar cet excès de p u d e u r
qui em pêchait les lois antiques de com pter le p a r­
ricide dans l’échelle des crim es. Pour m oi, je les
place au-dessous de l’espion et du tra ître , audessous du filou et de l’assassin, au-dessous de ce
q u ’il y a de plus bas et de plus lâche dans l’espèce
h u m aine. Lorsque je m ’occupe d ’eux, je n ’ai point
assez de nausées à leu r crach er à la face, avec
m es invectives, p o ur faire trem b ler leu r cœ ur
avili. Ainsi doivent ag ir tous les honnêtes gens.
Q uant à la fem m e m alheu reu se qui aim e, m ais
ne pèche que parce que la civilisation m oderne,
notre société infâm e lui refuse tout droit à
l’am ou r, je ne p u is que lui répéter la sublim e
parole de C hrist : « Il sera beaucoup pardonné 5
qui a beaucoup aim é ».
CHAPITRE XXII
LE P A C T E D ' A M O U R . — A P H O R I S M E S S U R L E MA RI AG E
L’am our n ’est pas seulem ent une volupté don­
née et ren d ue, u n entrelac et une dissolution de
nœ uds in sta n ta n é s, m ais un pacte entre deux
créatu res q u i, après s’être données l’une à l’au tre,
peuvent en un in stan t avoir créé une fam ille,
peut-être m êm e u n peuple. C hezl’hom m e, l’am our
est aussi une fécondation, m ais il est avant tout
un e p énétration de deux existences, un e com bi­
naison de rap po rts nouveaux, une m odification
profonde de la m anière d ’être d’un hom m e et
d’une fem m e. Même chez les peuples les plus bas,
où la m orale n ’est que l’intérêt défendu p ar la
force, et le sacrifice une d u p erie; m êm e chez les
peuples où l’on en terre la m ère toute vivante
quand elle est vieille, où l’on fête victoires et ven­
geances dans une m are de sang, m êm e là, l’am our
est lié p ar u n pacte tacite ou ju ré . La prostitution
elle-m êm e est un pacle qui peut d u re r un e h eu re,
ou une m inute, m ais elle est tou jo u rs u n pacte ;
de toute m anière la vente et l’ach at de la volupté
ne peuvent fonder une fam ille, une trib u , un
peuple, et l’hom m e le plus lib ertin ou le plus
sauvage sent u n bien au tre besoin que celui de
féconder une fam ille; il éprouve le besoin d ’ai­
m er une fem m e. Or, aim er ne veut pas dire pos­
séder p o u r longtem ps et p o u r longtem ps d ésirer
et défendre et protéger ; cela signifie pren d re la
responsabilité devant la n atu re de la faiblesse
d ’une créatu re et de la violence d ’une a u tre, de
l’avenir de l’être que nous avons procréé et m is
au m onde.
Pendant n eu f m ois la fem m e fécondée est plus
faible et plus v u ln érab le; la fem m e qui enfante
est un e créatu re blessée; la fem m e qui allaite
ne peut fu ir ni se défendre ; l’hom m e enfant, p o ur
longtem ps, est très faible et sans arm es. Et voici
que l’hom m e qui a aim é, m êm e p o u r un seul
jo u r, u n e com pagne, en devient p o u r longtem ps
l’am i et le p ro tecteur, sans cesser p o u r cela d’en
être l’am ant. Yoilà la form e la plus sim ple du
pacte n uptial, q u ’on trouve en une foule de peu ­
ples peu élevés, et que nous étudierons dans
VAm our dans l'hum anité. Bien que la fem m e sau­
vage s’appuie, affectueuse etco n fia n te,su rl’hom m e
qui l’a fécondée, il se trouve souvent que l ’hom m e,
pendant que sa com pagne ne peut être sienne,
féconde alors d’autres fem m es q u ’il ré u n it à
sa propriété, et q u ’il les protège avec la m ôm e
dévotion, avec la m êm e affection que la p re­
m ière fem m e. L’hom m e faible ne parvient pas à
avoir plus d’une fem m e, et souvent m ôm e doit
s’en passer, car les très forts et les très puissants
en ont beaucoup, qui vivent to u jo u rs en tre elles
dans la m eilleure intelligence, et ne se m o n tren t
point jalouses l’une de l’au tre.
Une polygam ie lim itée à peu de fem m es est la
form e la plus com m une de la société h um aine
dans les basses races, et cette coutum e s’est telle­
m ent ancrée dans n otre organism e, que m êm e
dans les form es les plus hautes de la civilisation,
là où la m orale et la religion n ’apportent pas leu r
vigoureux soutien, la m onogam ie chancelle et
tom be, p o u r laisser la place à un e polygam ie plus
ou m oins avouée ou cachée.
Nous cependant, nous ne devons nous occuper
que de n otre société européenne où le pacte d’a­
m o u r n ’a q u ’une seule force m orale, le m ariage,
bien q u ’il prenne des form es diverses ap p arte­
nan t au dom aine de la pathologie : tels la p ro sti­
tution, Yadultère, le concubinage.
De la pro stitutio n nous avons déjà parlé : c’est
une vente de la volupté, c’est une possession de
corps sans am our, c’est u ne b araterie et u n a rti­
fice de la n ature. Que celle-ci, tro p souvent cruelle
fasse naître une nouvelle ci’éaiu re d’un em brasse-
m ent ainsi vendu, elle n aît avec la m arq ue de
l’infam ie au fro n t, et, fille anonym e du vice, elle
est jetée p ar la société dans le recoin le plus
o b scur de ses so u terrain s, là où elle m et les
choses q u ’elle veut cacher, désavouer ou laisser
m o u rir.
La pro stitutio n est une soupape de sûreté, p ar
tro p nécessaire encore dans u ne société im m orale,
hypocrite et très m al constituée, et elle tend à
p ro u ver ayec u ne cru elle éloquence qu’un e foule
d ’hom m es ne peuvent aim er, que le plus grand
nom bre des hom m es ne doit pas aim er.
Nous avons égalem ent parlé de l’ad u ltère, rap in e
faite dans la m aison d ’a u tru i; nous avons dû aussi
nous en treten ir de ce très grand crim e d ’am ou r :
une convention secrète de deux tra ître s qui, à
l ’om bre d’un pacte social et sacré, violent la foi
de la fam ille et rem p lissen t le m onde de bâtards,
pacte infâm e des voleurs et des proxénètes qui dans
l’obscurité assassinent leu r victim e et la cachent
(laps les pièges et les fissures de notre code civil.
Le concubinat est dans u n e foule de sociétés
im parfaites, et aussi chez nous, une form e du m a­
riage à qui m anque seulem ent la consécration re­
ligieuse et civile. Il est m éprisable plus dans ses
origines que p ar la n atu re du pacte q u ’il suppose,
attendu que s’il devait d u re r étern ellem en t, ap­
puyé seulem ent su r la parole d ’h o n n eu r de deux
ê tres cjui s’aim ent) il serait un vrai et propre m a­
riage, scellé p ar la fidélité des deux am an ts.
P o u r u n trop grand nom bre cependant, le con­
cubinage obscur ou honteux est une débauche
dom estique devenue co u tu m e; c’est la vulgaire
hab itud e de coussins m oisis ou bien u n lit d ’hô­
pital. Né en tre les pantoufles et le bonnet de n u it,
en tre les bâillem ents d’une digestion pénible et
les conseils des m édecins hygiénistes, il tien t de
la p ro stitutio n et de l’ad u ltère sans avoir les
ivresses de l’u n ni les âcres rem o rd s de l’au tre.
C’est u n vulgaire tire-laine q u i fait des excuses
au public et s’hum ilie et p leure quand le coup
est raté ; c’est quelque chose de bas, de populacier, de honteux, q u ’on ne confesse pas p u b liq u e­
m ent, et que l’on cache com m e u n e plaie à la
jam be ou bien un e dent p o stich e; il avilit l’a­
m o u r aux proportions d’u n faux génie, il rabaisse
l’épouse et élève la serv an te; c’est u n vilain,
parvenu qui peut se bien v êtir, m ais qui pue tou­
jo u rs l’é c u rie ; c’est une créa tu re m éprisable,
tolérée et souvent aussi rid icu le. E t p o u rtan t,
dans le concubinage tom bent une foule de céliba­
taires q u i, ria n t d u m ariage et le m ép risan t,
ad o ran t l’indépendance, glissent peu à peu su r
cette pente glissante, qui n e possède ni la dignité
du m ariage, ni les orgies de la pro stitutio n ; qui
n ’a ni les splendeurs d ’un e passion ou d ’un e
v ertu , ni la lib re ivresse d ’u ne facile volupté qui
s’achète et s’oublie.
lit ces d étracteurs du m ariage p ro créen t souvent
un fru it inédit de leu rs quotidiennes et hygiéni­
ques expansions, et sans avoir le saint orgueil de
s’entendre appeler pères, laissen t cependant des
en tan ts que la société juslem en t ne reconnaît pas,
parce q u ’elle ne sait com m ent les nom m er. Non,
je le dis fran ch em en t et sans ro u g ir, la p ro stitu ­
tion m ’inspire la pitié q u ’on ressent p o u r une in­
firm ité m orale de l ’h u m ain e fam ille ; le concubi­
nage m e fait recu ler d’h o rreu r. D evant la prem ière,
je m e sens m édecin, je lu i tâte le pouls et je
cherche les rem èdes ; devant la seconde, je ne sens
en m oi q u ’un vengeur p rê t à flageller. Si dans l’a­
m o u r vous ne voyez que la volupté, si p o u r vous
l ’am our n ’est pas un sentim ent m ais u n besoin,
pourquoi n ’achetez-vous pas l’am o u r anim al, que
seul vous com prenez ? Allez au tem ple de l’am ou r
vénal et là rassassiez votre soif ; il y a des vins de
toutes les couleurs et de tous les prix, il y a un
ta rif pour les baisers et une h iérarch ie p o ur les
d éb au ch es; entrez, vous serez servi; la société
m oderne est ingénieuse, pitoyable et généreuse.
Si au co n traire vous aim ez à avoir une fem m e
avec qui p artag er les peines obscures de la vie
q uotidienne, avec qui p artag er le pain et le lit,
pourquoi ne lui donnez-vous pas la dignité d’é­
pouse? Pourquoi ne consacrez-vous pas l’am our
p a r u n pacte d’honnête hom m e et d’hom m e civi­
lisé? Pourquoi ne donnez-vous pas à vos enfants
le baptêm e civil des hom m es? A m phibies de l’a­
m o u r et de la faule, faites vous ch air ou poisson,
m ais soyez quelque chose.
A la façon dont est constituée la société m o­
d ern e, le concubinage est une chose vile qui en ­
lève au caractère toute vigueur et toute dignité,
qui coupe les dern iers fils qui retien n en t l’or­
ganism e social droit dans l’ornière du [devoir,
qui ab âtard it tous les rapports d'hom m e à hom m e,
d ’hom m e à fem m e, de père à fils. Quand on se
refuse à assu m er toute responsabilité m o ra le,
q u an d, p ar inertie, ou p ar ignorance, ou p a r scep­
ticism e, ou p ar toutes ces raisons, on renie la p re ­
m ière souveraineté d u père et de l’époux, les
droits que ne refuse pas le sauvage nu et an th ro ­
pophage, on devient, dans la société m oderne, une
sorte d ’insoum is qui a la liberté à condition de
vivre constam m ent sous la surveillance de la
h au te police, u n e espèce de brigand toléré q u ’on
ne p eu t condam ner faute de preuves. Cent fois
m ieux vaut la p ro stitutio n avec ses hontes et ses
ignobles infirm ités ! L’opinion p u bliq ue, les lois,
les livres doivent flageller avant toute chose et
clo uer au pilori du ridicule et de l’opprobre ce
pacte b âtard du concubinage et lui refu ser toute
approbation, to u t consentem ent, toute tolérance.
Que les fem m es qui peuvent, plus que les lois,
être les vengeresses de cette honte sociale, flagel­
len t aussi de leu r m épris ces am phibies de l’a­
m o u r en leu r refu san t le u rs caresses et leu r
estim e, et en leu r d ém o n tran t à to u te heu re du
jo u r avec u n a rt cru el, com bien les voluptueux
arôm es du vrai am ou r, sont différents du pot-aufeu quotidien du concubinage dom estique.
L’hom m e de race élevée, et qui aspire au nom
d ’hom m e civilisé, doit être m onogam e, et ne pas
consacrer ses am ours p ar u n au tre pacte que le
m ariage. P o urtant la société m oderne a su p ré­
p a re r aux hom m es u n am ou r tellem ent parfait
q u ’il ren d le m ariage im possible p o ur beaucoup
et périlleux p o u r tous. Mais encore? Après avoir
p ris ce n aïf au tréb u ch et, elle le laisse n u et
sans arm es, en proie aux attaques de tou s, et,
bien q u ’elle lu i ait enlevé la liberté de ses m ou­
vem ents, elle l’avilit et le p ro stitue, en fait le sujet,
dans le rom an ou su r le th éâtre, de ses plus cruels
sarcasm es, puis l’écrase sous le rid icu le après
l’avoir blessé à m o rt dans ses lois.
Le m ariage, tel q u ’il est au jo u rd ’h u i, est une
in stitu tio n corrom pue qui veut être profondém ent
réform ée afin de pouvoir rev en ir à sa dignité n atu ­
relle. Ce n ’est pas en vain que les hom m es p ren ­
n en t p o u r tém oins de ce pacte les plus hautes
autorités du m onde h u m ain , la religion avec ses
m ystères, le code avec ses serm ents. A ujourd’h u i,
ces dieux sont tom bés p a r décrépitude de leurs
trônes olym piques ; la religion a été destituée p ar
l’au to rité civile, et elle n ’est prise à tém oin de nos
serm ents que p ar ceux auprès de qui ne résonne
pas en vain le nom d’u n Dieu rég u lateur des choses
hum aines. Pour beaucoup tro p, l’idéal religieux
est m o rt, plus vite q u ’il n ’au rait dû; il est m ort
avant que ne lu i fû t né son successeur, et le m a­
riage est devenu u n contrat p u rem en t civil, ce qui
n ’em pêche q u ’il ne soit souvent un contrat infâm e.
Le pacte n u ptial, au jo u rd ’h u i, n ’est trop souvent
q u ’une pro stitutio n ju ré e ; c’est l’échange h o n ­
teux d’u n capital et d ’un blason dans les classes
élevées ; une fabrique de prolétaires su r une vaste
échelle dans les basses classes. Le m ariage, au jo u r­
d’h u i, est un e des plus fécondes sources de m al­
h eu r ; c’est u n lent poison qui atrophie le b o nh eu r
dom estique, la m oralité du peuple, le dévelop­
pem ent économ ique des forces du pays. Le m a­
riage est souvent une patente qui donne la liberté
irresponsable à la fem m e et une polygam ie facile
et im p un ie à l’hom m e; c’est u n m asque hypo­
crite de vertu, dont la société m oderne se couvre
le visage; c’est u n sauf-conduit qui justifie toute
contrebande de fidélité, tout p arju re, to u le tra h i­
so n; c’est u ne bannière qui to u r à tour couvre le
m archandage d’esclaves dom estiques, ou l’échange
d ’une facile lu x u re, ou un e bigam ie tolérée avec
u n e haineuse longanim ité par l’offenseur et l ’of­
fensé.
Le m ariage, dans la société m oderne, est la plus
cruelle, la plus coupable parodie de la fidélité, du
serm ent, de l’étern ité. A ujourd’h u i, la fem m e est
jeu n e fdle ; p o u r elle la plus m ince peccadille est
u n crim e. Si elle devient m ère, elle sera signalée
com m e infâm e à l’indignation publique, le séduc­
teu r sera traîné devant la co u r d ’assises, puis,
de là, aux galères. D em ain, aux lois de la n atu re
elle au ra ajouté une loi écrite et u n serm ent : le
péché devrait donc être cent fois plus grand
au jo u rd ’hui q u ’h ier, et le séd u cteur devrait, pour
crim e de h au te trah iso n , être tiré à q u atre che­
vaux. Rien de tout cela ; les liens du m ariage sont
lâches, à travers ses chaînes on peu t passer co m ­
m odém ent et. facilem ent. "Vierge, la fem m e est
p u nie po ur s’être aperçue q u ’elle était fem m e;
fem m e, sous l’aile très larg e d ’un co n trat ju ré ,
elleaccu eille, am icalem ent, m aquereau, séducteur
et b âtards. Le m ariage m oderne est une m aison
de pro stitution où l’on en tre sans ro u g ir ni payer ;
le p atro n de ce m auvais lieu au torisé, vous ac­
cueille lui-m êm e à la porte avec u n gracieux sou­
rire su r les lèvres et une poignée de m ain. Com­
m ent et pourquoi ne pas profiter d ’une aussi gé­
néreuse providence, com m ent et pourquoi ne
pas p o rter au ciel un e institu tio n si m orale, si
com m ode, si douce?
Toutes les sociétés européennes ne sont pas
aussi corrom pues que la nôtre et la société fra n ­
çaise, et le m ariage y a d ’au tan t p lu s de dignité
q u ’il est m oins hypocrite et intéressé. Notre im m o­
ralité se m ontre m êm e dans le pacte n u ptial
parce que nous avons p erd u la religion de l’Olympe
et que nous n'avons pas encore acquis celle du
devoir; nous som m es profondém ent im m oraux
dans le pacte plus sacré de la fam ille, parce que
nous som m es m al élevés et parce que nous som ­
m es ignorants. Le vice et la corruption sont, cent
fois su r cent, fils de l’ignorance. P o u rtan t le m a­
riage est la p ierre angulaire de la fam ille, et avec
les fam illes se font les peuples, et cependant le
pacte n u ptial doit être le lien le plus doux, le plus
sain, le plus inviolable de la société h um aine!
Que peut-on espérer d ’un peuple qui n ’est plus
religieux et qui à la place du serm ent m et un
p arju re? Que peut-on espérer d’u ne société qui
a fait de l’ad ultère un e institu tio n , d’une société
p o u r [qui le nom de bâtard n ’est plus une note
d ’infam ie!
La pacte nu ptial doit être réform é dans les
coutum es qui le p rép aren t et dans les lois qui le
soutiennent ; la prem ière réform e ne peut être
que très lente. La seconde peut être prom pte, peut
se faire dem ain, p o ur peu que le législateur le
veuille. Le m ariage doit être u n lib re, u n très
lib re choix, tan t du côté d e là fem m e que du côté
de l’hom m e; il doit être l’élection des élections,
l’élection type. Chez nous, au contraire, il n ’y a
que l ’hom m e qui choisisse. La fem m e presque
tou jo u rs accepte et su bit le choix. C’est plutôt une
plaisanterie q u ’u n moyen de défense de dire que
la fem m e a toujours le d ro it su périeur de p ro ­
noncer u n non, q u and elle est agenouillée devant
l’autel ou assise devant M. le m aire. A utant v au ­
drait dire q u ’un hom m e poursuivi p ar cent loups
enragés et suspendu su r le bord d ’un abîm e est
lib re de n ’y pas tom ber. Circonvenez un e jeune
fille ingénue et inexpérim entée de tout l’arsenal
solennel de l’au torité paternelle, de l ’au to rité m a­
tern elle, des devoirs religieux, des devoirs filiaux ;
tenez-la tou te sa vie dans la retraite, et poussezla chaque jo u r, chaque h eu re, chaque m in u te là
où vous voulez la co n d uire; puis, venez m e dire
q u ’elle est libre de refu ser ce qu’on lu i im pose, et
ce q u ’on lui im pose de force. Dites-moi si le non
tim ide, q u ’au plus profond de sa p oitrine prononce
son cœ ur, est capable de se faire en ten dre audessus du ch œ u r de oui! que tou t le m onde crie,
clam e, chante, fait éclater a u to u r d ’elle! Et, quand
les p aren ts sont sincères, quand ils croient de
bonne foi laisser à leu r fille le libre choix d ’un
époux, com m ent jam ais cette élection peut-elle
être sincère et libre, p uisque la jeu n e fille est dans
une ignorance com plète du m onde h u m ain ? Comme
si l’on pouvait choisir sans d isting u er et d istin ­
guer sans connaître! Votre fille n ’a peut-être pas
p arlé à dix hom m es jeu n es et beaux q u ’elle p o ur­
ra it aim er. On lui a d it et répété m ille fois que
l’am our élait un e faute et on a réu n i au to u r de
ses chastes désirs de tels m onceaux de crim es, de
fautes inouïes, q u ’elle ose à peine reg ard er le
nez d’un hom m e qui ne soit pas u n vieillard.
Et m êm e quand, pudiquem ent audacieuse, elle
a u ra it voulu regarder les hom m es face à face,
q u ’en aurait-elle connu? Rien aufre chose que la
surface! Quand a-t-elle jam ais pu étu dier le
cœ u r hum ain? Q uand a-t-elle pu d isting u er en lui
les phases du désir, de l’hypocrisie et de la
séduction? Quand a-t-elle pu conjuguer avec un
hom m e les lem ps divers du verbe aim er, avec u n
hom m e qui lui dise q u ’il l’adore? Q uand l’avezvous jam ais laissée seule avec les arm es toutespuissantes de son innocence p o ur com battre contre
l’am ou r vrai ou contre l’hypocrisie, contre la pas­
sion vraie et le désir de la volupté? Et vous dites
q u ’elle est ém ancipée, que vous lui laissez le libre
choix? T riple m enteu r, cent fois im bécile!
Rousseau, qui de tem ps en tem ps, en tre deux
bouffées de bile et une déclam ation hystérique,
lisait bien et très avant dans le cœ ur h u m ain , di­
sait que dans les sociétés où les jeu nes filles sont
les plus faciles, les fem m es sont plus vertueuses
q u ’ailleurs ; et cette vérité se confirm e de l’obser­
vation plus superficielle des sociétés européennes
et am éricaines. La cynique et grossière objection
que les A llem ands et les Anglais, gens très froids
vivant sous u n ciel glacé, se peuvent plus im pu­
ném ent p erm ettreT u n io n d ’Adam et d’Ève, ne tient
pas debout. Les passions hum aines sont un m aître
bien plus puissant que ne le sont les latitudes et
les longitudes ; et d’au tre p art, là où une race m é­
ridionale aim e sous u n ciel d’outre-m er, là où la
grande beauté des fem m es excite les ardents désirs
d e leurs ad orateu rs, au m ilieu d’une vie facile et
expansive, les fem m es sont beaucoup plus ver­
tueuses que chez nous, et cela parce que les je u ­
nes filles sont lib res, très lib res avant de fixer
leu r choix, et parce q u ’elles étudient et connaissent
les hom m es m ieux que les petites filles ignorantes
qui g randissent dans nos écoles et dans nos cou­
vents. Dans ces pays et dans beaucoup d ’au tres, le
m anque de dot et la facilité de s’e n ric h ir p ar le
tra v a il apportent un e grande dignité au m ariage,
car aucun époux ne cherche une dot et aucune
épouse n ’est vendue.
T ant que nous ne donnerons pas à la jeu n e
fem m e une éducation libérale et sage afin q u ’elle
puisse bien choisir ; tan t que nous ne lu i donne­
rons pas un droit d ’élection égal à celui que pos­
sède l ’hom m e, nous ne po urro ns pas reh au sser le
m ariage. La conscience com m une à deux individus
de s’être librem ent choisis et de s’aim er en dehors
de toute pression d ’autorité, de préjugés ou d’am ­
bition, est la p ierre sacrée su r laquelle reposent
les tem ples les plus splendides de la félicité con­
jug ale.
Je ne crois pas cependant aux subites et irrésis-
LE PACTE D'AMOUH.
533
tibles am o u rs, ni à la félicité future de deux
époux, qu i, sans un b rin de paille p o ur tresser
leu r asile, veulent élever u n tem ple d’am our en
rase cam pagne, parm i les frim as et la m isère.
Non, le m ariage est am ou r et ne doit pas être
au tre chose q u ’am our. Mais l’am ou r est n u et il
veut être vêtu ; l’am ou r est délicat et veut être
protégé contre les vents et les fro id eu rs; l’am our
est fécond et il lu i faut du pain et du vin p o ur
faire vivre les petits anges qui n aîtro n t dans son
ja rd in . La jeu n e tille doit savoir lout cela d’avance ;
toute notre au torité ne doit servir q u ’à tem p o riser,
à im poser la patience aux am an ts, et elle suffit
seule bien des fois à évaporer des désirs fugitifs,
tandis q u ’elle renforce le vrai am our. Mais dans
tous les cas et toujours le choix doit être lib re, et,
p o u r le p rép arer, l’éducation de notre tille doit
être plus sincère, plus franche, m oins hypocrite,
m oins fausse. Faites l’éducation de la p u d eu r et
de la dignité personnelle dans votre créatu re, et
vous verrez q u ’on n ’en trera presque jam ais dans
la forteresse q u ’ainsi vous aurez voulu g ard er. La
défiance perpétuelle suscite beaucoup de fausses
alarm es, excite dans beaucoup de n atu res légères
ou chatouilleuses l’envie du dédain ou de la ven­
geance. La défiance tou jou rs arm ée m e donne une
p iètre idée de la vertu des m ères : peut-être se
souviennent-elles d ’avoir assez m al résisté aux
tentations et s’efforcent-elles p ar to u t m oyen de les
éviter au lieu dé renforcer les énergies qui doi­
vent défendre la vertu .
Le choix libre de la fem m e est dans n o tre société
d ’au tan t plus im portant que la fem m e n ’ignore
point que, dans le m ariage, elle trouve une liberté
infinie : q u ’elle devine aussi peut-être que, lors
m êm e q u ’elle n ’aim erait point l’époux officiel,
elle p o u rra aim er et être aim ée.
Q uand une société est im prégnée tou t entière
d ’adultères et d’hypocrisies, la jeu ne fille, chaste et
ingénue, pressent certaines choses q u ’elle ignore
et q u ’elle [n’ose s’avouer à elle-m êm e. Trop sou­
v ent parfois, sans q u itter le nid dom estique, elle
connaît de com bien d’infam ies se peut souiller Jla
fam ille; peut-être m êm e s’est-elle répété inté­
rieu rem en t : « Je ne pécherai pas, m a is... je p o u r­
rais aussi pécher im p un ém en t ». Le lib re choix
est la m eilleure garantie de la foi ; c’est la pierre
an gulaire su r laquelle se cim enten t les véri­
tables droits n atu rels d ’une fidélité récip ro q u e.
Nul n ’a le d ro it de je te r la prem ière pierre à la
fem m e ad u ltère , lorsq u ’elle a été traînée igno­
ran te à l ’au tel. N ulle épouse ne peut être condam ­
n ée, qui a été obligée de signer le pacte, non
com m e fem m e et com m e am ante, m ais com m e
victim e et com m e esclave. Si, p ar piété filiale, elle
a enfin obéi, com ptant su r votre foi, alors que
vous l’avez p o u r toujo urs liée à u n hom m e igno­
ble, elle est p u re de to u t péché et l’ad u ltère et les
m alh eu rs de l’avenir retom bent su r vous, qui êtes
les vrais coupables, qui êtes les infâm es, im punis
p a r la société m oderne. Q uand, au co n traire, les
deux époux se sont véritablem ent aim és, qu an d,
librem ent, ils se sont pris les m ains p o ur parcou­
rir ensem ble les sentiers de la vie, alors eux seuls
sont responsables de leu r infidélité, eux seuls
doivent en su bir les hontes et les m isères. Ils n ’en
p euvent accuser l’autorité paternelle, ni les lois
sociales; eux seuls ont péché, eux seuls doivent
dévorer en silence le pain am er du rep en tir ; la
société n ’est pas responsable et se lave les m ain s.
Avez-vous pris le désir p o u r de l ’am ou r, la vo­
lupté p o u r de la passion? Subissez les conséquen­
ces de votre faute.
A ussi en regard de la facile infidélité née du
peu de liberté que nous laissons à la fem m e dans
le m ariage, avons-nous sem é su r ce te rra in les
orties et les épines, dont ch acu n récolte la p art
qui lui revient, com m e m em bre d ’une société h y ­
pocrite et gâtée. T oujours nous m éprisons la cul­
tu re de la fem m e et la tou rn o n s en rid icu le; to u ­
jo u rs nous nous attendrissons généreusem ent su r
ses coquetteries; pour peu q u ’elles soient gracieu­
ses, nous lui pardonnons son ignorance, sa pué­
rilité, son inconstance, p o ur peu q u ’elle soit
élégante, p o u r peu q u ’elle chante avec goût et
danse avec volupté ; nous l’adorons, p o u r peu
q u ’elle soit u n anim al aim able, ch arm an t et
am usant. P arm i ces petits anim aux gracieux, for­
m és à n otre im age et à n otre ressem blance, nous
choisissons celle qui doit êlre n o tre épouse, la
m ère de nos enfants; puis, la jeunesse passée
nous crions parce que la plante que nous avons
cultivée ne peut nous donner de fru its. Toutes les
forces de la vie se sont unies p o u r faire n aître des
pétales, nous restons étonnés et navrés du résu ltat
de n otre a rt, et nous dem andons des sem ences
après que nous avons coupé toutes les étam ines
de la féconde n atu re. Q uand la fleur de la beauté
est passée, nous voulons tro uv er en notre com pagne
l’am ie choisie, qui nous aideaux luttes du lab eu r et
de l’am bition ; m ais le petit anim al gracieux n ’a
pas été élevé p o u r ces nobles choses, et, p leu ran t,
répond à nos désirs p ar ces m ots : « Je ne sais,
je ne puis. »
Toutes ces réform es qui doivent relever le m a­
riage, ne s’obtiendront que len tem en t, p ar le
progrès de l’éducation et des m œ urs ; p a r la
m oralité q u ’augm entera la science et non la p e u r;
p a r un respect plus profond de la liberté de la
fem m e, laquelle doit être enfin relevée de ce n i­
veau si bas, où l’a laissée ju sq u ’à ce jo u r la civi­
lisation m oderne. Une réform e cependant peut
être faite sur-le-cham p dans les lois qui régis­
sent le pacte n u p tial : elle se fera p a r l’adoption
du divorce.
Nous voulons le divorce, parce que nous avons
u ne haute estim e p o u r le m ariage, et la dignité
hum aine ; nous voulons le divorce, afin de resse r­
re r d ’un lien plus intim e le pacte ju ré en tre u n
hom m e et une fem m e. Ce n ’est point la férocité
des lois qui m oralise u n peuple : la peine de
m o rt n ’a jam ais em pêché u n seul crim e. Ce n ’est
point l’indissolubilité édictée qui m ain tient la
sainteté d ’un pacte, m ais bien la conscience de
l’avoir lib rem en t ju ré . C’est u n e ancienne et v u l­
gaire objection que celle de rép éter que la loi
d o its’ad ressern o n au xh o n n êtes gens q u i, p o ur faire
le bien, n ’ont point besoin de codes, m ais au vul­
gaire inconstant et léger, qui p o u rrait rom pre cha­
que lien d’un pacte su r lequel s’appuie l’édifice
social. Là où le ver ro n geu r d u vice attaq ue le
p arch em in du pacle n u ptial, tout lien se brise
m algré la loi et à sa grande confusion, les fils
dispersés, divisés ou tolérés, les époux ni u n is ni
désunis, p o rtan t l’anneau de cette chaîne de galé­
rien s, m u ltiplient à l’infini le concubinage et la
p ro stitu tio n .
Se savoir libre est un des m ajeurs besoins de
l’hom m e civilisé; se savoir lib re, donne le cou­
rage du sacrifice e t de l’héroïsm e, tan dis q u ’u n
pacte qui lie éternellem ent, et sans aucune p a rti­
cipation de la volonté, enlève tou te dignité, et
tou t m érite à la fois.
Plus on s’élève dans la voie du progrès et de la
civilisation, et plus sensible devient n otre cou à
toute espèce de jo u g ; fût-il en g u irlan d é de roses
et capitonné de velours, un jou g hum ilie tou jo u rs
l’hum aine dignité. Du reste, si la psychologie et le
droit ne fournissaient pas des raiso n s a p rio ri
p o ur dem ander le divorce, ce serait l’im m ense
expérience des sociétés européennes qui ont ou­
v ert dans leu rs codes celte soupape de sûreté,
capable de délivrer deux victim es désespérées et
non pas de relâch er u n seul anneau des chaînes
heureuses portées p ar ceux q u i sont nés et qui
ont grandi p o u r vivre ensem ble dans la félicité.
Ce sont les sociétés les plus m orales, celles qui
ont le plus h au t concept de la lib erté et de la
responsabilité hu m aine, qui ont in scrit le divorce
p arm i leurs lois. Et cependant, u n nom bre infini
d ’individus en profitent, car, à m esu re que croit la
m o ralité et que s’élève le niveau intellectuel d’un
peuple, les dem andes en divorce se font plus rares.
Le lég islateu r, du reste, a cent m oyens p o u r l’en ­
ray er, p o u r l’en dig u er, afin q u ’il soit la légitim e
défense de la dignité h u m ain e et non u n e exci­
tation au vice et au p arju re.
Peu de personnes de nos jo u rs osent com battre
le divorce p ar des arg u m ents tirés du b o n h eu r des
époux, m ais beaucoup défendent encore l’absolue
ind issolu bilité du m ariage, com m e la plus sû re
g aran tie q u ’aien t les enfants contre toute aven­
tu re . Dans les unions stériles, on ne sau rait donc
opposer cet arg u m ent au divorce, m ais, en pré­
sence d ’enfants abandonnés et séparés, nous sen­
tons n otre cœ ur se gonfler de sanglots et nous
n ’osons plus dem ander la suprêm e réform e. Cette
tristesse profonde qui éclate spontaném ent à la
vue des m em bres disjoints d ’une fam ille, est certes
pleine de pitié, m ais cette pitié m anque de sa­
gesse.
Les ran cœ u rs rageuses d’une union m alh eu ­
reuse sont telles que les convulsions jou rn alières
des petits en fan ts; cachées sous l ’herbe com m e
serpents envenim és, elles se m ordent et s’excitent
chaque jo u r, et cette union rapproche ainsi un
b o u rreau et un e victim e, u n ligre et u n agneau.
Que de fois l’im possibilité du divorce, engendrant
le concubinage sous ses form es les plus laides et
les plus repoussantes, donne aux enfants ce joyeux
spectacle d ’u n p ère ou d’un e m ère qui, se haïssant
à m o rt, se provoquent chaque jo u r avec l’ard eu r
de la vengeance, et, dans le nid de la fam ille, p ro ­
fanent la saintelé d ’un pacte que la loi m aintient
ferm em ent, m ais q u ’eux ont lacéré d ’h o rribles
outrages et dont ils se je tte n t sans cesse à la face
les lam beaux sanglants. Au jo u r du divorce, les
enfants suivront les attractions m orales de l’affi­
n ité élective, et celui qui au ra le plus de cœ u r
assu m era le plus de sacrifices et d’abnégations. E t
les pauvres créatures auxquelles le sort a refusé
la jo ie suprêm e de se sen tir étrein tes à la fois
p a r q uatre bras am oureux, p leu rero n t la doulou-
540
PHYSIOLOGIE DE L’AMOUR,
reuse séparation sans blasphém er et souffriront
sans se désespérer. La fam ille ancienne se m eurt,
m ais elle m eurt avec dignité et dans u n silence
religieu x ; telles q u ’elles sont, des centaines de
fam illes vivent dans un e agonie continuelle, qui
est à la fois to rtu re et affron t, m alédiction et tra ­
hison.
Le divorce doit être au plus tôt inscrit dans nos
lois ; les époux heureux le réclam ent p o ur raffer­
m ir leu r prop re dignité, blessée p ar un lien ty ran ­
n iq u e ; les m alh eu reu x le réclam ent à genoux,
que la fatalité ou la faute ont condam nés à la plus
grande des to rtu res hum aines, la to rtu re d’un
esclavage sans rach at, d ’une captivité sans repos,
d ’une blessure sans b aum e, d’une douleur sans
espérance.
Comme appendice à ce ch ap itre, je tran scris
ici quelques aphorism es que je voudrais voir lire
et relire p a r quiconque est su r le point de pren d re
fem m e ou m ari.
I
Prendre fem m e p a r raison d ’hvgiène, vaut au ­
tan t que de se je te r à l’eau p o ur éteindre sa soif.
II
Prendre fem m e p o u r s’en rich ir, est vilenie et
fabrique féconde die cornes.
III
P rendre fem ine p o ur s’ap p au v rir, est stupidité
et crim e. Mettre au m onde des p ro létaires, est
l’une des plus grandes responsabilités que puisse
assu m er u n hom m e.
IV
P rendre fem m e p o ur faire quelque chose, est
balourdise et sem ence féconde de cornes.
V
Prendre fem m e ou m ari p o u r dépiter a u tru i,
c’est se tu e r soi-m êm e po u r se venger d ’un en*
n cm i.
VI
P rendre fem m e ou m ari p o ur ajo uter u n titre à
son propre nom , c’est ach eter u n prix fort cher
un e bagatelle de n u lle valeur.
VII
P rendre fem m e p o u r avoir u n e belle fem m e,
c’est payer tro p ch er u n lopin de terre d ’où l’on
contem ple u n ciel qui ap p artient h tou t le m onde.
VIII
P rendre fem m e p o u r posséder une belle fem m e,
c’est presque toujours vendre l’héritage p atern el
p o u r un plat de lentilles.
IX
Avant de se m arier, il convient de m éditer lon­
guem ent devant un e glace et devant u n coffre-fort.
X
Supposez to u jo u rs, avant de m esu rer vos forces,
que votre fem m e est la créatu re la plus chaste du
m onde, m ais adm ettez q u ’elle peu t être la plus
lib ertin e des créatu res chastes.
XI
P our p ren d re fem m e dignem ent, il convient
toujours d’avoir double santé, double force, double
ren te de ce qui est absolum ent nécessaire.
XII
Avoir le nécessaire p o u r p ren d re fem m e, c’est
aller pieds n us dans la neige et voyager avec u n
m orceau de pain bis sous le bras.
X III
Avant de p ren d re fem m e ou m ari, il convient
de lire deux fois au m oins les œ uvres de M althus.
XÏY
Item , lire et relire l’histoire ém ouvante des
cocus célèbres et des bâtards illustres.
XV
Item , lire et relire K em pis, Jérém ie, et le livre
De V irginitate de saint A m broise, et la P hysio­
logie du m ariage de Balzac.
XVI
Si un e jeu ne fille croit faire acte d’héroïsm e en
épousant, po u r faire le b o nh eu r de ses p aren ts,
u n hom m e qui lui est antipathique, elle se trom pe
grandem ent. Il n ’est ni au torité paternelle ni bé­
nédiction m aternelle qui puissent rem p lacer l ’a­
m o u r, et beaucoup de ces héroïnes finissent par
être des adultères.
XVII
Il n ’y a rien d ’étonnant à ce que les m ariages
excellents soient rare s, car dans la construction
d 'u n m ariage p arfait il entre tan t et de si rares
m atériau x , q u ’à les assem bler tous il faut une
grande habileté et un e fortune extra-grande.
X V III
L’analyse élém entaire d ’u n m ariage excellent
m ’a donné les résu ltats suivants :
Amour réciproque, ardent, profond,
9,000,000
extrêmement tenace
100.500
Bonté chez la femme .
100.500
Esprit chez l’homme. .
130,100
Patience chez la femme
Ambition chez l’homme..............................
150,200
Pudeur chez la femme.................................
120,000
Luxure chez l’homme................................
180,000
Sens esthétique chez tous deux................
100,200
Richesse chez tous deux............................
50,100
20,100
Myopie chez la femme................................
Presbytisme chez l’hom m e.......................
20,000
Jalousie chez la fem m e............................
0,000
Jalousie chez l’homme................................
8,500
Grâce, délicatesse réciproque (quantité
im pondérable).......................................... 10,000,000
XIX
P rendre m a ri,p a rc e q u ’u ne fem m e doit de toute
façon se m arier, est u n des préjugés les plus gros­
siers et les plus féconds en m a lh eu r.
XX
La civilisation m oderne prép are à la fem m e la
chère possibilité de vivre heu reu se dans le célibat.
XXI
L’idée d ’être achetée et vendue doit être p o ur la
fem m e cent fois plus h u m ilian te que celle de ne
point tro uver de m ari.
XXII
Pour l’hom m e com m e p o ur la fem m e, faire
fonds su r le m ariage, c’est m ettre beaucoup de
probabilité de b o nh eu r dans le plateau de la ba­
lance. 11 advient souvent en ce cas ce qui est écrit
LE PACTE D’AMOUR.
545
dans l’Évangile, que les derniers seront les p re­
m iers.
X X III
La h âte en tout ce qui regarde l’am our est
assassin at du b o nh eu r à venir.
XXIV
Fabius C unctator doit être le saint auquel doi­
vent adresser leurs vœ ux, les parents, les am ants
et les am antes p o ur arriv er à u n ir leu rs désirs
souvent divers et co ntraires. A ttendre, atten dre,
atten dre, voilà la vertu des vertu s, l’a rt des arts,
le secret des secrets.
XXV
L’attente gu érit les caprices et rafferm it le véri­
table am ou r. L’attente b rû le les fausses am ours
et en n oblit les vraies ; atten d re veut dire être sin ­
cères, être p ru d en ts, être bons, être saints.
XXVI
Le m ariage n ’est point seulem ent une question
d’am our, ni d’hygiène, ni d’économ ie sociale, ni
de beauté, ni de sen tim en t, ni d ’accord de deux
p en sers; ce n ’est point la satisfaction p u re et
sim ple d ’un ard en t désir, ni u ne affaire ; m ais
une ju ste harm onie de toutes ces choses diverses.
XXVII
L’am our est le m eilleu r p arrain du m ariage ;
346
PHYSIOLOGIE DE L’AMOUR.
l ’estim e réciproque en est le plus fidèle am i.
X X V III
Le m ariage de l ’hom m e trop jeu n e et celui de
l’hom m e trop'vieux peuvent avoir la m êm e origine,
im m onde et périlleu se, la lux u re.
XXIX
Le m ariage de l’hom m e jeune avec une fem m e
vieille ou celui de l’hom m e vieux avec un efem m e
jeu ne est presque tou jou rs u n trafic illicite. Le
m ariage de deux vieillards est une raillerie inn o ­
cente ou une caricature joyeuse de l’am itié.
XXX
S’u n ir en m ariage sans se connaître, serait u n
crim e, si ce n ’était une folie.
XXXI
Se m arier pour sauver l’h o nn eu r est souvent
nécessaire* m ais tou jo u rs h o rrible.
XX X II
L’on n ’en tre jam ais im p u n ém en t au tem ple d u
m ariage p ar la porte de la faiblesse, de la p ro sti­
tu tio n ou de la lu x u re. L’on n’y peu t en trer trio m ­
phalem ent que p ar la grande porte de l’am ou r et
de l’estim e.
XXXIII
P our ren d re heureux u n m ariag e, plus néces­
saire est l’accord des caractères que l’harm onie
des esp rits.
XXXIV
Accord des caractères ne veut point dire iden­
tité ou ressem blance, m ais harm onie de choses
q u i, placées l’une à côté de l’au tre, s’additionnenl
et ne se so u straien t po in t, form ent u n accord
h arm onique et m élodieux et non une dissonance.
XXXV
Les accords harm on ieu x du caractère par la
félicité du m ariage sont beaucoup m oins étudiés
que ceux de la m usique ou de la gastronom ie,
peut-être parce q u ’ils sont beaucoup plus im por­
tan ts. Souvent su r le lit n u ptial, com m e à la cu i­
sine, la douce-am ère et. l'am er arom atique p ro ­
d uisent u n bon effet.
XXXVI
Ne croyez jam ais à une fem m e q u i, voulant con­
n aître to u t votre passé, ju re de vous aim er quand
m êm e. Ê tre sincère et fran c ne veut point dire
offrir à vos am is la fange de vos so uliers; et qui
n ’a point u n peu de fange su r le sol ou le soussol de son p ro p re m onde m oral?
XXXVII
Les fem m es à leurs m om ents perd u s songent à
devenir jalou ses m êm e de votre passé, alors que
vous ne leu r devez que le p résen t et l’avenir :
soyez donc sincères, m ais prudents.
X X X V III
0 fem m es, avant de donner le nom d ’époux à
l’hom m e que vous aim ez, il fau t que vous le voyiez
au m oins une fois après son d în er et au m oins
un e fois en colère. 0 hom m es, avant de faire une
fem m e vôtre à toujours, il faut que vous la voyiez
au m oins un e fois en chem ise et que vous vous
abaissiez au m oins un e fois à la reg ard er à travers
le tro u d’une serru re.
XXXIX
A p ren d re fem m e ou m a ri, il est presque to u ­
jo u rs in u tile de dem ander conseil à a u tru i p o ur
s’éclairer dans ce difficile problèm e : si vous avez
la cervelle d ure, vous agirez à votre guise contre
le conseil de to u t le m onde ; si vous l’avez trop
docile, vous pourrez ég arer entre le oui et le non
le peu de volonté que vous possédez.
XL
A im er sincèrem ent celui ou celle que l’on a
choisi p our com pagnon ou com pagne de sa vie
est u n contrepoison à beaucoup de m aux, un
réconfort suprêm e dans les plus grandes am ertu ­
m es, u ne im possibilité presque certaine d ’être
com plètem ent m alheureux.
XLI
Les hom m es p réfèrent les choses curieuses aux
choses bonnes, et les choses rare s aux choses bel­
les ; c’est pourquoi dans la recherche de l’épouse
se cache to u jo u rs u n effort p o u r tro uv er la vierge,
alors que par-dessus toute chose on devrait ch er­
ch er seulem ent la fem m e.
XLII
L’hom m e veuf est presque toujours u n excellent
m a ri; c’est pourquoi les fem m es lui pardonnent
aisém ent une douzaine d’années de trop.
X LIII
L’on n ’en peut dire au tan t de la fem m e veuve ;
chez celle-ci, p o u r bonne q u ’elle soit, l ’on sent
tou jo u rs u n peu l’âcreté d ’un potage réchauffé.
XLIV
Dès le u r seconde édition, les m ariages appar­
tien n en t à l’histoire des m om ies et des fossiles.
XLV
Si vous tenez à la beauté, n ’oubliez point que
la plus d u rab le est celle qui réside dans les yeux
et que la p lu s passagère est celle qui vit su r les
lèvres et d ans les couleurs de la peau.
XLVI
Si vous tenez à la vertu , n ’oubliez point que la
p rem ière de toutes dans le m ariage est la douce
bonté, la bonté tendre et passionnée.
XLV II
Si vous tenez à l’esp rit, n ’oubliez point que le
p lus ch er est celui que l’on trouve enfoui dans la
pensée de l’être aim é, non celui qui ap p artien t au
p ublic. 11 est des gran d s hom m es insu p p o rtables,
il n ’est point de dem i-en ch an teu rs.
X L V III
Hom m e, crains su r toute chose la fem m e co­
q uette : elle péchera cent fois plus que la libertine.
Fem m e, crain s su r toute chose l’hom m e o isif:
il te d onnera la nausée p ar trop d’assiduité ou
tro p d ’indifférence.
XLIX
H om m es, qui voulez être h eu reu x , craignez la
fem m e bavarde, la fem m e bigote, la fem m e qui
p arle tro p de sa vertu ou de sa dot.
L
Fem m es, qui voulez être heu reu ses, craignez
les hom m es qüi parlent sans cesse de leu rs che-
vaux etde leurs arm es ; craignez Don Ju an , m ais
plus encore T artufe.
LI
N’épousez jam ais la fille de votre m aîtresse,
su rto u t quand celle-ci est encore vivante.
CHAPITRE X X III
FRAGMENT
D ’ UN
ET
TRAITE
DE L’ A R T
D’ A I M E R
D ’ÊTRE AIMÉ
Q uand, à son tab leau, u n peintre a donné la
dern ière touche de pinceau ; quand, le scu lp teu r a
fait à sa statue la d ern ière, la plus am oureuse
des caresses, tous les soupirs, toutes les p alpita­
tions de l’a rt sont, je le crois, réu n is su r la toile,
dans le m arb re. S ur la palette, dans ce m ince
chaos de couleurs et de tons enchevêtrés, nom bre
d ’inspirations sublim es sont dem eurées com m e
aux lim bes d’une fécondité fu ture ; de m êm e parm i
les fragm ents tourm entés de la glaise et dans la
blanche poussière du m arb re, le scu lp teu r a laissé
en foule des idées inachevées, des germ es de la
beauté à venir. C’est ce qui advient à l’écrivain.
A rrivé à la dern ière page de son livre, il n e sait
s’en détach er, et, parm i les in stru m en ts de son
laboratoire, il rencontre dispersés en désordre
TRAITÉ DE L ’ART D 'A IM ER ET D ’ÊTRE AIMÉ.
353
des germ es d ’idées q u ’il ne su t féconder, em ­
bryons q u ’il ne p u t achever, fantôm es qui glissè­
ren t entre ses m ains, tandis q u ’avec u ne trop
grande ard eu r il m odelait l’argile plastique de
ses pensées.
Je ne sais si c’est le cas de tout le m onde ;
m ais il est certain que cela m ’arrive presque
tou jo u rs à chacun de m es travaux. D isperser ces
germ es, détruire ces larves sem ble tro p cruel à
m es m ains paternelles ; aussi je les recueille
am oureusem ent et les enfile : telle la jeu n e sau­
vage, [dans sa course vagabonde à travers les
forêts et les prés, bu tin e les fleurs et les graines
et les tresse en u n collier p o u f son col b ru n et
délicat.
A phorism es, m osaïques, fragm ents de codes p ar
lesquels j ’ai clos p lusieu rs de m es livres, n ’ont
pas été réunis p o u r obéir à un e irrésistible exi­
gence dogm atique de m on esp rit, ou bien avec
l’arrière-pensée de conserver jalousem ent to u t ce
qui vient de m oi. 11 m ’a p aru, au reb o u rs de ces
sym étriques échafaudages dressés su r un plan
préconçu, trav ail de quelque architecte de l ’en­
crier qui se dit au teu r, il m ’a p aru que laisser
au lecteur, en outre de l’œ uvre, u n e poignée
toute vierge de celte m atière prem ière d’où l’on a
tiré cette m ince ou grandiose création q u ’on
nom m e un livre, pouvait être in téressan t. Parm i
les atom es et les atom es de cette m atière germ i-
native et féconde, le lecteu r peut trouver beau­
coup de graines qui peut-être sont siennes, avec
lesquelles il p o u rra féconder et élever u ne plante
robuste. Dans ce chaos, qui ap p artient à tou s, la
pénétration de la pensée de l’écrivain avec la pen­
sée du lecteur sera plus intim e et plus chaude.
Un livre qui aspire à vivre, à en trer dans les
veines d ’un e génération, ou, to u t au m oins, à y
v erser une goutte de sang, doit être u n e poignée
de m ain longue, b rû la n te, affectueuse, que l’au ­
te u r donne au lecteur. Or vous savez que deux
m ains qui se détachent, au d ern ier m om ent, se
laissen t plus profonde l’em preinte de leu r contact.
A ussi bien, voici m on d ern ier chapitre, et l’ultim e
poignée de m ain que je vous donne à vous qui
m e lisez.
I
On a to u jo u rs to rt de n ’être pas aim é : vérité
éternelle com m e le m onde, vieille com m e l’hom m e,
im m uable com m e les lois qui gouvernent la phy­
sique de l’univers !
II
Chacun reçoit précisém ent la q u an tité d’am our
q u ’il m érite !
III
L orsqu’on p arle de m érite en fait d’am o u r, il
faut entendre d ’abord q u ’on se place au dessous
TRAITÉ DE L'A RT D 'A IM E R ET D 'ÊTRE AIMÉ.
355
ou au-dessus de la justice, car dans la balance de
l’am our, la beauté peut valoir au tan t que l’intel­
ligence, au tan t que le cœ ur, l’héroïsm e, l'ado­
ration.
IV
Dire à qui aim e : « Soyez ju ste », c’est ém ettre
la prétention la plus ridicule et la plus insensée
du m onde, atten du q u ’un des caractères les plus
essentiels de l’am ou r est l’injustice.
V
L’am our est la plus arro g an te, la plus prépotente, la plus irrésistible, la plus colossale des
injustices. Par-dessus vérité, v ertu , reconnais­
sance, lois écrites, coutum es plus fortes que les
lois écrites, il je tte ses faveurs au p rem ier venu,
à la plus sublim e com m e à la plus basse des
créatures.
VI
La m ère a m is au m onde, allaité, n o u rri pen­
dant vingt ans de caresses et de baisers un e gen­
tille créa tu re; elle a respiré avec elle et avec elle
a d o rm i; avec elle, elle a veillé les n u its de d o u ­
le u r; avec elle, seule elle s’est réjouie des fêtes de
la vie. Mère et fille ont vécu cœ u r avec cœ ur,
ch air avec ch air, pensée avec pensée d u ran t tous
les m illions de m inutes qui coulent en u n cin­
quièm e de siècle. Or, l’ange rose de vingt ans ren ­
contre u n jo u r su r son chem in un e paire de m ous-
556
PHYSIOLOGIE DE L ’AMOUR.
taches noires, portées p ar u ne p aire de culottes,
et m oustaches et culottes font table rase des vingt
années d’am our. Le soleil m aternel s’éclipse,
glacé d’épouvante, devant la plus cruelle et la plus
scélérate des injustices.
V II
En p arlan t d’am our, employez le d ictionnaire
au tan t que vous voudrez, usez du plus polyglotte
des d ictio n n aires; m ais ne prononcez ja m a is le
m ot in justice, ce serait u n non-sens.
V III
Un grand poète a dit :
L’Amour qui de nul amant n’aime à être épargné.
Et il disait bien, car on entre au tem ple de l’A m our
p a r ta n t de portes, qu’on y peut aussi e n tre r p ar la
porte très basse et très étroite de la reconnais­
sance, en co u rb an t le dos et en ram p an t. Les
am ou rs p ar com passion sont p resque tou jo u rs
affectées de vice o rganique, de péché originel ; ce
sont enfants scrofuleux g u éris p ar l’iode et les
b ains salins ; ce sont rach itiq u es redressés p ar
l ’orthopédie. Je ne les désire p o u r au cu n de m es
am is, que ce soient am ours passives ou actives.
IX
De toute façon il vaut m ieux accorder un am our
TRAITÉ DE L’ART D 'A IM ER ET D 'ÊTR E AIMÉ.
557
par gratitude que l’im p lorer. Il vau t m ieux être
créancier que débiteur.
X
Il y a des am ours sem ées dans le sillon de la
raison, fum ées p a r la prudence, arrosées chaque
jo u r p ar l’habitude. Ce sont des arbrisseaux droits
et sains qui donnent fleurs et fru its, m ais ces
fleurs et ces fru its sont-ils les p roduits de l’am our?
XI
Peu d ’hom m es de bonne santé m euren t sans
avoir possédé un e fem m e, beaucoup m eu ren t sans
avoir aim é. P our eux. l’am ou r est com m e la faim ,
com m e la soif ; il en diffère en cela seulem ent
q u ’au lieu de s’apaiser avec du pain ou du vin,
il se satisfait avec un e fem m e.
XII
Le ciel d ’Italie n ’est ni m oins serein, ni m oins
splendide après de longs jo u rs de nuées ou d ’orage ;
m ais, où le ciel est éternellem ent gris, il n ’y a ni
vent ni soleil qui lui puisse ren d re l’outre-m er et
îe sap hir. Il en est de m êm e de l’am o u r : si c’est
un am our v rai, il guérit des plus graves, des plus
sanglantes blessures ; il sait rallu m er les cendres
éteintes, se réchauffer sous une avalanche de
neige ; puis cent fois dorm ir et se réveiller cent
fois, cent fois m o u rir et ressu sciter cent fois. S’il
558
PHYSIOLOGIE DE L ’AMOUR.
n ’est c a p a b le 'd ’accom plir ces m iracles, c’est de
l’am itié, de la luxure, non pas de l’am ou r.
X III
0 am oureux, ne craignez ni les tem pêtes, ni
les cyclones, n i la foudre; ne trem blez point
devant le poignard, le poison, le trem b lem en t de
te rre ; rien de la calom nie, d e là haine, de l’envie.
Si vous voulez conserver éternelle votre flam m e,
toujours brillantes les gem m es de votre tréso r,
redoutez u n tou t petit insecte, le plus form idable
ennem i de l’am our : le taret de l'ennui.
XIY
A im er une h eu re est le p ropre de l’an im al;
aim er un jou r, celui de tout hom m e; aim er toute
la vie, celui des anges; aim er toute la vie une
m êm e personne, le pro p re des dieux.
XV
L’hom m e anim al est polygam e ; l’hom m e
homme est m onogam e.
XVI
La n atu re a fait l’hom m e polygam e. C’est la
trè s sublim e m ission de la fem m e de le rendre
m onogam e.
XVII
Les am ours contem poraines sont hypocrisie, ou
TRAITÉ DE L’ART D ’A IM ER ET D ’ÊTRE AIMÉ.
55D
débauche, ou cynism e, ou sim onie; aucune d’elles
n ’est le véritable am our. Les am ours successives
peuvent être toutes sincères, toutes ardentes,
toutes divines.
XVIII
Dire que dans la vie on ne peut aim er q u ’une
fois, est une des très nom breuses et des plus
grandes im pudences dont l’am ou r se rende cou­
pable chaque jo u r.
XIX
Qui a aim é plusieurs fois est sérieusem ent em ­
barrassé p o ur vous dire quel est le prem ier, le
véritable am our. Pour se tire r de l’im passe, il lui
faut faire com m e les n aturalistes quand ils s’em ­
bro u illen t dans leu rs classifications; ils doivent
suivre l’ordre chronologique ou alphabétique.
Alors l’am our le plus ard en t est le plus ancien ou
celui qui com m ence p ar la lettre A.
XX
Pour ém onder l ’am our de ses orties et de ses
ronces, le g u érir de ses plaies et le red resser de
ses rachitism es, le restau rer, l’ennoblir, le su­
b lim er, en faire u n nid fécond en joies, un gym ­
nase de v ertu, une seule chose suffirait : un peu
de sincérité.
XXI
En am our le m e u rtre est péché véniel, les coups
sont péchés m ortels et sacrilèges.
XXII
Quand l’insu lte p eu t tu e r l’am our, c’est parce
que l’am our-propre était plus grand que l’am our.
XXIII
Combien de fois l’am our n ’est-il que l'am o u rpropre changé en luxu re !
XXIV
Celui qui se plaint pendant l ’ouragan que les
vitres de sa fenêtre soient m ouchetées de boue,
est sem blable à celui qui dans la n atu re ne c h e r­
che que verm ine et ordure ; à égale dislance de
tous deux se place celui qui dans les tem pêtes
am oureuses m arq ue avec un poinçon les paroles
m alheureuses ou les gestes insolents p o u r les con­
server au m usée dom estique des ran cœ u rs.
XXV
P our l’am our il n ’y a pas de tache, p o ur
l’am ou r il n ’y a pas de vilenie, p o ur l’am ou r il
n ’y a pas de vergogne. Sa lum ière est telle q u ’elle
ren d toute chose b rillan te, telle sa chaleur q u ’elle
réchaufle toute g la c e , telle sa douceur q u ’elle
supprim e toute am ertum e.
XXVI
Tout conlact dç mâle et de femelle est indécent
TRAITÉ DE L ’ART D ’A IM ER ET D ’ÊTRE AIMÉ.
561
quand il n ’est pas réchauffé p ar l’am ou r ; toute
lux u re est pudique à l’om bre des grandes ailes de
l’am ou r.
XXVII
Ce n ’est ni la p u deur, ni la v ertu , ni les traités
d o ctrin airem en t im pudiques des casuistes qui
fixent les frontières de l’honnête et du déshonnête
en tre l’hom m e et la fem m e; elles sont tracées p ar
l'am o u r, d ’u ne m ain sû re et infaillible.
XXVIII
La fem m e que l’on aim e, m ère, sœ ur, fille,
épouse, est tou jo u rs u n ange. La fem m e que l’on
n ’aim e pas est toujours une fem elle, fût-elle belle
com m e la F o rn arin e, plastique com m e la Vénus
de Milo.
XXIX
Au m om ent où l’hom m e et la fem m e ont p ro ­
noncé ensem ble cette chère parole : je t'aim e, ils
sont devenus, sans le savoir, p rêtres d ’u n m êm e
tem ple dans lequel ils doivent conserver le feu
sacré du désir. Ne jam ais l’élouffer p ar un excès
de com bustible, ni le laisser éteindre p ar défaut
d’air, ou p ar un trop grand froid, est le grand
secret de l’am ou r étern el.
XXX
En am our, le désir est u n oiselet tom bé du nid ,
q u ’on donne à u n enfant : il le tripote tan t et le
362
I ’HYSIOLOGIE D E L'AMOUR.
gorge si bien de n o u rritu re que l’oiseau m e u rt.
XXXI
La lu x u re est très souvent la m ère de l’am ou r,
m ais elle en est bien plus souvent le b o u rreau .
XXXII
« Je t ’aim e to u jo u rs, je t’aim e tou jo u rs égale­
m e n t.... » : au tre van terie des am oureux, au tre
m ensonge du siècle, le plus tro m p eu r q u ’ait vu
la fam ille h u m ain e. On aim e tou jo u rs diverse­
m en t, chaque jo u r, chaque h eu re d u jo u r, et
ch aque m in u te de l’heu re, l ’am ou r se tran sfo rm e
et se change com m e il advient des choses
vivantes, chaudes et jeunes, qui m esu ren t leu r
vie, leu r force et leu r jeunesse à la rap id ité de
leu r transform ation.
XXXIII
Qui p eu t croire que deux baisers se ressem ­
b le n t, que deux caresses sont égales, n ’a jam ais
lu l’alphabet de l’am our.
XXXIV
Ils te verron t, ils t'ont vu, on verra, on a vu,
q u atre scènes successives qui p a r u n éternel
lien se tien n en t l’une l’au tre dans la grande com é­
die ou tragédie de l’am our;
;
XXXV
La poignée de m ain est l’ultim e, le plus ex­
p ressif salut de l’am itié ; il est souvent le prem ier
pas vers la conquête de l’am our.
XXXVI
La m ain m en t beaucoup p lu s rare m e n t en
am our que les lèvres ou que l’œ il; aussi la fem m e
la plus hypocrite ne se défie pas d ’u ne poignée de
m ain parce q u ’elle la croit l’acte le plus innocent
dans son expression.
X X XV II.
Qui ne connaît le langage d ’une m ain q u ’on
étrein t, n ’est pas digne d’aim er ni d’être aim é.
Avec elle une' fem m e, la p lu s sim ple du m onde,
sait dire : « Restez » ou « Partez » ; avec elle,
elle sait d ire : « Je vous ai aim é, je vous aim e, je
vous aim erai. »
XXXV III
Com bien de fois, de com bien de m anières une
fem m e ne sait-elle pas dire ce m ot tro ub lan t :
P eut-être?
XXXIX
L’am ou r, com m e le soleil, com m e toutes les
grandes choses de la pensée h u m ain e et du
m onde; n aît et m eu rt en deux crépuscules : le
364
PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR.
•peut-être de l’espérance et le peut-être des re­
m ords.
XL
L’am ou r est une fleur, le m ariage u n fru it,
m ais la floriculture et l’h o rticu ltu re sont des
choses assez sœ urs p o u r sem bler jum elles, et leu r
fusion est un e com binaison délicieuse. Pour évi­
te r l’équivoque, il convient de ne pas dem ander
les fleurs au verger et les fru its au jard in .
XLI
« Qui vous plaît le plu s, une rose ou un e pêche ? »
dem ande stu p id e et vulgaire com m e cette au tre la
plus stupide et la plus vulgaire de toutes : « P ré­
férez-vous une m aîtresse ou un e épouse ? »
XLII
Le m ariage, c’est l’am ou r en conserve.
X LIII
Dans votre am o u r, m ettez le m oins d ’am o u rpropre possible; m ais supposez toujours q u ’il y
en a chez les autres la plus grande q uantité pos­
sible. De cette façon vous ne blesserez pas et ne
serez pas blessé.
XLIV
Le code crim inel de toute nation civilisée re n ­
ferm e beaucoup de crim es, de délits, de transgres-
T R A IfÉ DE L ’ART D’AIMER ET D’ÊTRE AIMÉ.
565
sions et une infinité de form es, de fautes et de
peines. Le code d’am o u r ne connaît q u ’u n seul
crim e, le m ensonge; q u ’une seule peine, la
m o rt.
XLV
Beaucoup s’étonnent que de sept notes seule­
m ent nos m aîtres aient pu tire r des to rren ts
d ’harm onie ; q u ’avec vingt lettres seulem ent
les hom m es exprim ent des m illions de pensées.
Je trouve la chose beaucoup plus sim ple, puisque
l’am ou r avec tro is notes seulem ent a su créer u n
m onde infini de spasm es et de voluptés.
XL VI
Ces tro is notes sont : atten dre, se voir, 'partir,
ou, en d ’autres term es, désirer, posséder, regret­
ter. Quelles com binaisons, quelles variations su r
ces tro is notes !
XLVII
Le désir p o ur le plus fo rt des hom m es est *un
verre que l’on vide; p o u r quelques-uns, peu for­
tu n és, c’est une m er qui a son flux et son reflux ;
p o u r les élus du paradis d’am our, c’est l’onde
éternelle d ’u n fleuve qui co u rt, court et jam ais
ne s’arrê te ; l’eau chasse l’eau , et le m ouvem ent
jam ais ne repose.
XL VIII
Pour le commundes amoureux, le désir engen-
506
PHYSIOLOGIE DE L ’AMOUR.
dre l’am o u r et l’am our tu e le désir ; p o u r les élus,
l’am o u r est le fils d ’u n désir et le père très fécond
de m ille nouveaux désirs.
XLIX
Tous ceux qui dem andent pourquoi l’on vit,
tous ceux qui blasphèm ent contre la vie, n ’ont
jam ais aim é ou bien ont tro p aim é.
L
Qui aim e et fu t aim é, fut-ce u n seul jo u r, n ’a
pas le d ro it de m au d ire la vie.
LI
L’am ou r dans tous ses problèm es de q u antité
constate aisém en t quel grossier in stru m e n t sont
les balances les plus délicates de la chim ie.
LII
Les su p rêm es voluptés de l’am ou r d ém o n tren t
à le u r to u r quel outil ru d im en taire est u n ch ro ­
n o m ètre po u r m esu rer certains m om ents plus
infinis que l’univers, plus brefs que l’éclat de la
fo u d re.
LUI
La joie des joies, le délire des délires, l’ivresse
des ivresses, la gem m e des gem m es, le tréso r des
tréso rs, l’infini des infinis, c’est tou jo u rs l’am our,
LIV
Il n ’est pas de faim que le pain ne puisse rassa­
sier, il n ’est pas de soif que les sources et les
caves ne puissent étan cher, il n’est pas de lu x u re
de la bouche que l’a rt d’u n cu isin ier ne puisse
flatter, m ais que l ’am ou r, m êm e à travers u n e vie
d’am our, m eure inassouvi, et nous expirons tous
avec u n capital de passions encore vierge, que
nous laisserons peut-être en héritage à nos enfants.
LV
La luxu re est à l’am our com m e le feu est au
soleil.
LYI
Peu d’hom m es ont vu l’am o u r n u , parce q u ’ils
n ’étaient p eu t-être pas dignes de le voir.
L VII
Les hom m es et les civilisations couvrent l’a­
m o u r de nouveaux vêtem ents, de nouveaux ver­
n is, de crépis nouveaux; ils s’attach en t à en
co u v rir les hontes.
LY1II
La n atu re est to u jo u rs n u e, l ’innocence est
tou jo u rs n u e; à to u te violation de la n atu re, à
tou te tache faite à l’innocence, l’hom m e jette u n
nouveau voije su r la statuejde l’A m our,
L1X
A ucune créatu re n ’est plus vêtue que l’inno­
cence en chem ise; au cun e n ’est plus n ue q u ’une
courtisane qui m et en tre le m onde et sa peau
vingt épaisseurs de linge et de soie.
LX
Cacher la volupté : un e des plus chères et des
plus saintes p u deurs d e là vertu.
Feindre la volupté : u n des plus obscènes m en­
songes du vice.
LXI
Posséder ne veut pas dire aim er, encore m oins
être aim é. Les sens ont leu rs besoins et leu rs ca­
prices, et, po ur avoir libre accès dans le tem ple, se
déguisent avec les vêtem ents de l’am our.
LXII
On d it que la douche froide est u n rem ède à
beaucoup de m aux. Je sais cependant que, tom ­
b an t su r la flam m e de l’am o u r en form e de parole
glacée, elle peu t lu i donner la m ort.
L X III
L’am ou r, fils de soldat, tou jo u rs arm é en
g u erre, grandi dans la bataille, ne crain t pas la
violence, m ais déteste la b ru ta lité , Savoir où
TRAITÉ DE L ’ART D ’AIMER ET D ’ËTRE AIMÉ.
509
l’un e finit, où l’au tre com m ence est u n des plus
grands secrets de l’a rt d ’aim er.
LXIV
De nom breux savantasses dans l’a rt d’aim er ont
coutum e de résu m er tous les préceptes en u n seul
m ot ; « Osez ». Gens sans cervelle! au tan t d ire :
« Sautez » à qui veut passer u n to rren t. Avant
d ’oser et de sau ter, il faut savoir ju s q u ’où nous
p o rtera le désir, où nous déposeront nos jam bes.
T irer hors la cible, c’est la m êm e chose que ne
pas réu ssir.
LXV
M alheur à vous si, après l’audace, vous laissez
voir la p eu r d ’avoir osé. En u n in stan t, vous p er­
drez tout le chem in gagné au p rix de ta n t de
sueu rs.
LXVI
Si vous avez des rem o rd s, digérez-les seul.
Rien n ’est m oins galant, rien n ’est plus bas que
d ’inviter au jo u rd ’h u i votre m aîtresse à p leu rer
su r les péchés d ’h ier.
LXVII
A près l’audace, il convient d’avoir la force et la
sérén ité; il convient de m o n trer que la force est
devenue le droit,
LXYIII
Préparer le mécanisme, prévenir les arrêts,
ado ucir les résistances et m o n trer ensuite que la
m achine m arche toute seule, est l’a rt d’un m éca­
nicien habile.
LXIX
Les hom m es se vengent chaque jo u r des fem m es
en les calom niant. Mais ce fait dem eure to u jo u rs,
qu’il est plus facile de co n q u érir cent hom m es
q u ’une seule fem m e.
LXX
P o ur co n q u érir un hom m e, une très m édiocre
beauté suffit, sinon u n e conform ation h arm o ­
nieuse du corps. P our co n q uérir u n e fem m e, il
faut lui p laire avant tou t.
LXXI
Plaire à une fem m e est u n m ot qui renferm e la
som m e de cent vertus ou de m ille artifices.
LXXII
La d ern ière des servantes peu t co n q u érir en
cinq m inu tes l’Apollon du Belvédère ou bien un
roi couronné. Apollon peu t être repoussé p ar la
d ern ière des prostituées. C’est là la véritable g ran ­
d eu r de la fem m e.
L X X III
Homm e ou fem m e, ne faites jam ais ro u g ir votre
com pagnon sans g u érir sa ro u g eu r d ’un b aiser
ou d ’une caresse. Il a reçu u n e blessu re légère ou
TRAITÉ DE I/ART D ’AIM ER ET D’ÊTRE AIMÉ.
571
grave, m ais qui ne p eu t être guérie que p ar celui
qui a blessé.
LXXIV
0 fem m e, veux-tu être aim ée? Sois belle, belle
p a r le corps, belle p ar le cœ ur, belle p ar l’esp rit.
Tu es dans le m onde des vivants la vestale de
la form e, la custode sacrée des germ es, tu es
la tram e de la vie. Sois belle!
LXXY
Hom m e, veux-tu être aim é? Sois fo rt, fo rt par
les m uscles et le cerveau, fort p ar l’audace de ta
passion et l’éclat de ton génie. La fem m e qui
adm ire est à la veille d’aim er. La n atu re t’a fait le
défenseur de la fam ille, le rég u lateu r des forces
latentes ; elle t’a fait soldat p o u r aim er et soldat
p o u r vaincre. Sois fort!
LXXVI
Les hom m es se p ren n en t com m e m ouches, dans
la bataille de l’am o u r, avec la m ain, avec le lait,
la glu , la fum ée de m ille substances, m ais spé­
cialem ent avec celle de l’encens. Il n ’y a pas be­
soin d’a rt n i de livre p o u r ap p ren d re celte chose
facile, très facile. Il est beaucoup plus difficile de
p ren d re u n e so u ris, parce qu’il fau t au m oins
u n piège co n stru it ad hoc. P our p ren d re u n
hom m e, au contraire, la m ule d ’un e jolie fem m e
suffit le plus souvent.
LXXVII
Les fem m es, com m e les grandes forteresses, ne
se p ren n en t que p ar fam ine ou par assau t après
q u ’on a ouvert la brèche p ar la plus vigoureuse
canonnade.
LXXVIII
A battre les aqueducs, bloquer les portes, cou­
p er les chem ins ; p river u n pauvre cœ ur de fem m e
du pain de l’am itié, du vin de la volupté, de l’at­
m osphère de l’am o u r ; puis, lui p ersu ad er que vous
seul avez en m ains le pain, le vin, l’a ir et l’eau ;
voilà ce qui s’appelle la p ren d re par la fam ine.
LXXIX
Séduire les sens, fasciner la fantaisie, con­
q u é rir une à une les facultés de la pensée; o uvrir
la brèche avec toute la form idable artillerie de la
passion h u m ain e, s’appelle p ren d re la fem m e p ar
stratégie ou p ar tactique.
LXXX
Il est plus facile de p ren d re p a r su rp rise une
place forte q u ’un e fem m e. Q uand vous croyez que
la conquête est faite, vous avez possédé la fem m e,
m ais vous n ’avez pas son am ou r. Les sens de la
fem m e sont aux avant-postes et peuvent facile­
m ent être enlevés p ar u n coup de m ain. Mais le
TRAITÉ DE L ’ART D ’A IM ER ET D’ÊTRE AIMÉ.
373
cœ u r est gardé p ar de m eilleurs sentinelles, et
sans u n siège et u n bom bardem ent fo rt et con­
tin u , on ne le conquiert pas.
LXXXI
La fem m e prise p ar u n coup de m ain, par su r­
prise des sens, p eu t to u jo u rs dire à l’assaillan t :
« Tu m ’as possédée, m ais je ne t ’aim e pas. La fron­
tière est franchie de force, m ais elle existe encore,
je ne suis pas tienne. »
LXXXII
La possession d’une fem elle est p o u r l’hom m e,
com m e p o u r les anim aux, u n fait physique qui
ne se discute p as. Mais la fem m e n ’est m orale­
m ent conquise que lorsq u ’elle a donné son cœ ur,
et celui-là ne se laisse jam ais surp ren dre.
LXXXIII
Môme lorsque la reddition a été préparée p ar la
fam ine ou p ar l’assau t, il faut tou jo u rs une der­
n ière et vigoureuse attaq ue pour achever la con­
quête de la fem m e. Elle ne cède q u ’après avoir b rû lé
sa d ern ière cartouche, q u ’après avoir vu cro u ler le
d ern ier rem p art sous le d ern ier coup du d ern ier
canon. Elle sort toujours de la forteresse p a r la
brèche, avec armes et bagages! Sa capitulation
est toujours honorable,
LXXXIV
A ucune place forte en E urope ne peu t se vanter
de n ’avoir jam ais été prise p ar assau t, fam ine ou
trah iso n : un e foule de faibles fem m es ont résisté
aux plus furieux assau ts, et l’hom m e se venge en
disant que la fem m e est u ne créatu re fragile.
T riple m enteu r !
LXXXV
Les fem m es les plus faciles à co n q u érir sont les
plus difficiles à co n serv er; tan dis que celles qui
coûtent de grandes fatigues p o u r les avoir se co n ­
servent sans peine.
LXXXVI
Pour conserver l’am o u r d ’u n hom m e ou d’u ne
fem m e, il convient après l’avoir conquis de le
reco n q u érir chaque jo u r.
LXXXVII
Le sel est le plus grand conservateur de la ch air
et de l’am ou r, et à tous ceux — et ils sont très
nom breux — qui p erdent l’am ou r, il faut dire :
« Un peu p lus de sel ».
LXXXVIII
Les absences étudiées sont u n bon antiseptique
p o u r conserver les longues am o u rs; m ais il con­
vient d’en user avec une ju ste m esure et une
grande pru d ence, sans quoi on obtiendrait ju ste
l ’effet opposé. Il en est de l’absence com m e de
l’élagage dans l’a rt du jard in ag e : u n e taille
opportune renforce la plante, un e taille excessive
la tue.
LXXXIX
M alheur à la fem m e qui satisfait tous les désirs
d ’u n hom m e en u n an, en u n m ois, en u n jo u r!
Deux am an ts, deux époux doivent m o u rir sans
avoir épuisé ju sq u ’à la d ern ière goutte la coupe
de l’am ou r.
XG
La légende de sainte U rsule et des onze m ille
vierges a été m al interp rétée p ar les éru d its et les
h isto rien s. Elle signifie que la vierge contient en
elle-m êm e une infinie légion de vierges m oindres,
q u i veulent l’une après l’au tre être aim ées et con­
quises. En veillant celle qu i est m o rte, il faut en
avoir une p o u r le lendem ain.
XCI
La valeu r tonique et antiseptique de l’absence
n ’existe que p o u r les fem m es et les hom m es qui
ont du cœ u r. P o u r les hom m es que l’on cueille
avec la m ain ou les fem m es q u ’on achète, le p ro ­
verbe antique est tou jo u rs v rai : « Loin des yeux,
loin d u cœ u r ».
XCII
Ne te défie jam ais de ton com pagnon d ’am ou r,
m ais de ton côté ne lui fournis jam a is un e occasion de pécher.
XCIII
L’indifférence et le m épris, com m e arm es de
séduction, veulent être m aniés avec infinim ent
d ’art, et nous n e trouvons pas de point d ’appui où
m anq u en t un e certain e énergie de volonté et une
bonne dose d ’orgueil.
XCIV
Les infidélités sim ulées p o u r réveiller l’am our
sont com m e les vésicants, les cautères et les m oxas;
excellents m oyens quand il existe encore dans
l’organism e un e capacité de réaction, quand les
forces curatives de la n ature sont encore vigou­
reuses ; inu tiles to u rm en ts q uand on les applique
à la d ern ière h eure.
XCV
Les artifices de la coquetterie p o u r fouetter
l’am ou r ou le ressu sciter réu ssissen t bien, quand
ils sont cachés et exécutés de m ain de m aître.
Q uand ils en arriv en t au degré et à la form e d ’u n
p h iltre, sen tant la sorcière d’une lieue à la ronde,
il y a p éril q u ’à l’artificielle ch aleu r succède bien­
tôt u ne glace de m ort, q u ’à l’appétit factice suc->
cède la dyspepsie,
XCVI
L’amour, dans le monde physique et dans le
TRAITÉ D E L’ART D’A D IE R ET D ’ÊTRE AIMÉ.
377
m onde m oral est la force des forces, la santé des
santés. Qui m aud it l’am ou r après avoir aim é,
pèche. Le dernier soupir de la volupté m ourante
doit être u ne bénédiction à la vie.
XCVII
M alheur à la fem m e qui en certaines choses
m o n tre q u ’elle en sait plus que l’hom m e ! Il veut
être le m aître et non le disciple de sa com pagne !
X CVIII
N ulle v ertu, n ulle beauté, n u lle coquetterie,
n u lle volupté n ’est délicieuse si elle n ’est ni peu
n i beaucoup, ni douce ni am ère, ni ostentation ni
ingénuité : u n ju ste m ilieu p iq u a n t, m o rdant,
p ru rigin eu x, crép u scu laire.
XCIX
Les infidélités p ar vengeance sont prétextes à
pécher, transactions de conscience, plantes qui
croissent en u n cham p où l’am ou r est déjà m o rt.
C
Éludiez la chim ie des terrain s et l’a rt de l’agri­
cu ltu re ta n t que vous voudrez ; m ais p o u r récolter
il convient su rto u t et avant to u t de sem er. Qui
sèm e beaucoup récolte presque to u jo u rs beau­
coup, qui sèm e bien récolte presque toujours
bien.
CI
Le lib ertin est souvent sem blable au soldat su r­
pris sans arm es et l ’estom ac vide; l ’hom m e chaste
est le soldat qui se tien t toujours s u r le garde-àvous.
C il
L’am ou r a des form es si diverses et si opposées,
q u ’il p eu t être g ran d , sublim e, très noble sous les
guenilles de l’esclave com m e sous la p ourpre du
tvran .
cm
A voir u n regard p énétran t et m ystérieux, c’est
posséder un e lettre de change payable à vue et
avoir l’étofte la m eilleure du conquérant.
CIV
P o ur l’hom m e, la fem m e est sans cesse u n ? ;
et l’hom m e à son to u r est p o u r la fem m e u n x ;
com bien d ’am our ne n aq u iren t point parce qu’ils
ne p u ren t répondre au ?, parce qu’ils ne su ren t
résoudre ï'x !
CV
Si en am o u r tous les ? se changeaient en /,
com bien d’h eureux ne com pterait pas ce m onde.
CVI
De m êm e q u ’on peut être jaloux sans am ou ri
on peu t aim er sans jalousie,
CV II
Toutes les analyses, toutes les alchim ies qui di­
visent l’am our en platonique et en sensuel, ap p ar­
tienn en t au stade de la putréfaction.
C V IÏI
L’am ou r platonique est un e p artie de l’am o u r,
la lux u re en est une a u tre : m ises ensem ble, elles
donnent l’am ou r.
CIX
On peut aim er platon iqu em en t p en dant tou te
sa vie, com m e on peut être u n grand hom m e sans
avoir jam ais gagné une bataille, ni inventé une
m achine, ni écrit u n livre ; m ais dans l’u n et
l’au tre cas l’h u m an ité a le d ro it de se dem ander :
« A quoi bon ? »
CX
R efaire l’am o u r quand l’am ou r est m o rt depuis
vingt ans, est un péché contre n atu re ; c’est dé­
b auche de fossoyeur ; c’est u n goût très sem blable
au goût de ceux qui m angent la bécasse faisan­
dée, chose m alsaine et m alpropre.
CXI
G uérir les larm es du cœ u r avec le m iel de la
volupté : u ne des cu res les plus douces, les plus
infaillibles, à propos de laquelle il est difficile de
380
PHYSIOLOGIE DE L ’AMOUR.
d ire celui qui est à envier le plus, le m édecin ou le
m alade.
C X II
A im er avec av arice : u n e des to rtu res volup­
tueuses de l’âge m û r ; aim e r avec lâcheté : une
des plus grandes hontes de la vieillesse.
CX1IÏ
Et p o u rtan t qui n ’est pas lâche en am ou r ? Qui
ne l’a été à vingt ans ?
CXIV
M ettre une grande fo rtu ne aux pieds d ’une
fem m e pauvre : une des plus grandes gloires de
l’hom m e ; se vendre soi-m êm e à la richesse dé­
bauchée : la plus grande honte h u m ain e.
GXV
La fem m e qui se vend à l’hom m e est à p lain d re ;
l’hom m e qui se vend à la fem m e est à b ro y er sous
sa botte.
CXYI
La fem m e belle p eu t être jalouse de la fem m e
de g én ie; tandis que les fem m es illu stres sont
souvent jalouses de leu r fem m e de cham bre.
CXVII
La plus bête, la plus insensée, la plus ridicule,
TRAITÉ DE L ’ART D ’A IM ER ET D ’ËTRE AIMÉ.
381
la plus cruelle, la plus im bécile, des passions
hum aines, c’est la jalousie.
CXV1II
Le plus h eu reu x , le plus honnête, le p lu s p ar­
fait des am an ts est celui qui à la fin de sa vie
p eu t d ire : « Je n ’ai laissé au cune douleur à un e
fem m e ; j ’ai sem é m ille joies, et aucune d ’elles
n ’a engendré u n rem ords. »
CXIX
L’hypocrite société m oderne a écrit dans ses
codes des peines infam antes et cruelles p o ur p ro ­
téger la p u d eu r et l’innocence de la fem m e ; en
m êm e tem ps, elle a sem é dans ses codes un e foule
d’im pu n ités p o ur protéger ses vices et ren d re
licite à l ’hom m e toute infam ie, p o u r désarm er
com plètem ent la fem m e.
CXX
S ur la tête d ’un hom m e, au cu n cheveu blanc
n ’est u n désir qui m eu rt ; su r la tête d ’une fem m e,
to u t cheveu blanc est une flèche qui pénètre.
CXXI
P rétend re qu’u n m ariage de convention engen­
d re l’am o u r, au tan t d ire q u ’on sèm e du sucre
p o u r récolter des bonbons.
CXXII
Les grands am oureux sont souvent las, m ais
dans le u r lassitude il n ’y a pas l’om bre d ’en n u i.
CXXIII
Ce n ’est pas un des m oindres, parm i les nom ­
b reu x m iracles de l’am ou r, que de voir d ’une
volupté éteinte su rg ir des désirs nouveaux et plus
g aillard s. L’am our est u ne soif in satiab le, l’attiour
est l’océan que personne ne sau rait vider ; tandis
que le soleil lui vole une ondée, cent fleuves lu i
en ren d en t m ille.
CXXIY
Souffrance et am ou r, com passion et am ou r,
prudence et am ou r, froid et am ou r ; com binai­
sons im possibles, incom patibilités les plus g ran ­
des qui se tro uv en t su r la terre.
cxxv
E n am ou r il vaut m ieux recevoir u n b aiser de
p lu s que dix lettres de m oins.
CXXYI
Les fem m es écrivent très bien leu rs lettres
d ’am o u r, qui, m ises tou tes ensem ble, ne va­
len t pas u n seul de leu rs reg ard s, u n de leu rs
sourires, un de leurs soupirs.
CXXVII
Si l’on écrivait m oins de lettres, com bien de
rem o rd s, de désenchantem ents de m oins, com ­
bien de félicités de plus ! Je crois que l’encrier
est u n des p lu s grands poisons de l’am ou r.
CXXVIII
La fem m e qui p leure sans cause connue, est
l’oiseau solitaire qui chante en invoquant l’am our.
CXXIX
Il y a des larm es qui veulent dire : j'a tten d s. Il
y en a qui sig n ifien t: il su ffit. Il convient de
savoir disting u er.
CX XX
C’est une grande infam ie que de refuser à
l’am an t le b o nh eu r et la volupté qui lui sont dus.
A utant v aud rait se van ter d’être égoïste.
CXXXI
En am ou r, à vingt an s, on p arco u rt u n m ille à
l’h eu re ; à q u aran te ans, on en fait cent en une
h eu re,
CXXXII
À seize et à cinquante ans* on dem ande l ’ainoul*
de la m êm e m anière : com m e une aum ône;
CXXXIII
R endre rid icu le u n rival est le m oyen le plus
pitoyable, m ais le plus sû r de le tu e r.
CXXXIV
Ne dem ander rien , obtenir tou t : voilà le secret
le plus précieux des g randes am ours et des hautes
coquetteries.
CXXXY
La coquetterie est la p lu s fidèle et la plus p ar­
faite im itation de l’am our dans la n atu re.
CXXXVI
Dégager l’am o u r des cent vernis et des m ille
travestissetnents dont l’a couvert la société m o­
derne, est une des plus sublim es m issions de la
m o rale et de la philosophie.
CXXXYII
D onner beaucoup, do nn er encore p lu s, m ais ne
pas donner to u t, voilà p o u r la fem m e le plus
précieux secret p o u r être longtem ps aim ée.
CXXXYIII
Les deux sexes se donnent des leçons d’am ou r
p a r u n échange touchant. Le jeune hom m e l;ap-
TRAITÉ DE L’ART D ’AIM ER ET D ’ÊTRE AIMÉ.
385
p ren d de la fem m e de tren te ans ; et l’hom m e de
q u aran te ans l’enseigne à la jeu n e fille.
CXXXIX
Il y a u n niveleur plus m athém atique, plus
inexorable, plus ju ste que la m o rt : c’est l’am our.
CXL
L’am ou r est la seule chose précieuse q u ’on ne
puisse acheter à prix dlargent. Ce que l’on
achète, c’est la lux u re, ou encore u n am our en
ruolz.
CXLI
Le plus beau m étal p o u r en ch âsser la précieuse
pierre d ’am o u r, c’est la jeunesse.
CXLII
Le jeu n e p êcher donne beaucoup de fru its ; le
vieux p êcher en donne peu, cependant ce sont
to u jo u rs des pêches. Tel est l’am o u r ; on aim e
à to u t âge et ch acun aim e avec son organism e ;
m ais le jeu n e donne beaucoup, le vieux donne
peu.
CXL III
La poignée de m ain est à la caresse ce que le
b aiser est à x .
CXLIV
Pour beaucoup, l'accouplement est tout l’am our.
Pour qui sait aim er, il n ’est que la soupape de
sû reté qui l’em pêche de m o u rir.
CXLV
L’am o u r doit to u jo u rs être un e élection, une
exaltation du p arfait su r le m eilleu r, d u m ieux
su r le bien ; il doit être l’incarn atio n d’u ne éter­
nelle espérance, d’u n inextinguible désir.
CVLVI
Si tous étaien t fils de l’am ou r, tous l’au raien t
p o ur fils.
CXLVII
En Italie, on aim e plus et l’on aim e m ieux que
n u lle p a rt au m onde, parce que l’Italie est la pa­
trie du beau et de l’art.
C X LX III
Ne rien obten ir, souffrir toujours et tou jo u rs
aim er : l’u n des m iracles quotidiens de l’am ou r.
CXLIX
Voir to u t, les yeux ferm és ; ne rien voir, les yeux
ouverts : au tre prodige quotidien de l’am ou r.
CL
Faire raiso n n er l ’am o u r, c’est vouloir réso u d re
le problèm e de la q u ad ratu re du cercle.
CLI
Ê tre laid et être aim é : la plus g rande des vo­
luptés hum aines.
CLII
Ê tre aim é et tra h ir : le p lu s lâche des crim es.
CLIII
C onserver les cheveux, les ru b an s, les m ille
reliques de la fem m e aim ée est peut-être u n e ido­
lâ trie ; m ais l’idolâtrie jou e u n si gran d rôle dans
toute religion !
CLIV
11 est m alheureux q u ’on ne puisse pas m ettre
l’am ou r en bouteille com m e le vin, q u ’on n’en
puisse faire des conserves com m e des fru its, q u ’on
ne l’em baum e point com m e les oiseaux exoti­
ques! Quel m enteu r se soum ettrait aux procédés
de m om ification?
CLV
Qui a besoin de sacrifier à la lu x u re p o u r
m ettre une passion à lep reu v e et la d istinguer du
d ésir, doit être relégué p arm i les Béotiens et les
eun u qu es.
CLVI
La fem m e, après avoir lu u n livre, après avoir
adm iré un e statu e, ou u n tableau, ou une poésie
qui parle d ’am our, pousse souvent u n profond
so up ir en s’écrian t : « Tout cela n ’est pas l’am ou r ;
l’hom m e ne connaît de l ’am o u r que la lux u re. »
Laissons à n otre com pagne l’innocente illusion
d ’avoir seule le brevet d ’invention de l’am our.
CLVII
La fem m e a un e telle h ab itu d e, un tel culte du
sacrifice, q u ’elle voudrait n o us faire croire que
m êm e su r l’autel de l’am ou r elle se sacrifie à
nous.
CLVIII
D em ander le pourquoi des caprices am oureux
est u ne des plus im béciles p arm i les im bécillités
hum aines.
CLIX
En ce m onde m eurent beaucoup de v ierges;
au cune fem m e ne m eu rt qui n ’ait conjugué
quelque tem ps le verbe aim er.
CLX
Le m onde de l’am our possède u n olym pe de
h éros, de m arty rs et de saints, capable de discré­
d iter les paradis et les panthéons de toutes les n a­
tions.
CLXI
Ê tre le m édium inconscient de l’am ou r d’au tru i
est passablem ent rid icu le; m ais com bien ne l’estil pas plus, en m êm e tem ps q u ’h u m ilia n t, d ’être
V en tracte entre deux am ours !
CLXII
Beaucoup d’écrivains, qui n ’avaient pas visité
la zone to rrid e, ont cependant placé l’am ou r sous
les tropiques, peut-être parce que l’am o u r et les
tropiques sont deux régions b rû lantes. E n to u t
cas ils ne croyaient pas énoncer u ne vérité aussi
flagrante que celle-là. Non seulem ent dans les
deux contrées il fait très chaud, m ais toutes deux
ont le m ancenillier et le crotale, les drogues qui
irrite n t et l’opium qui endo rt, le tig re et le colibri,
la vie ardente et brève, et les longs bâillem ents
après la courte ivresse.
CLXI1I
Si loin que la science progresse, l’am ou r sera
tou jo u rs u n a rt; si h au t que le génie s’élève,
l ’am o u r au ra tou jou rs des ailes plus puissantes
que le génie; si heu reu x que richesse et gloire
fassent l’hom m e, la suprêm e joie de la vie lu i sera
tou jo u rs donnée p ar l’am ou r.
F IN
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREM IER
Physiologie générale de l’amour...................................
11
CHAPITRE II
li'arnonr chez les plantes et chez lesanimaux...................
29
CHAPITRE I II
I/aurore de l’amour. — Les bonnes et les mauvaises sources
de l’a m o u r...........................................................
52
CHAPITRE IV
Les premières armes de l’amour. — Laséduction.............
81
CHAPITRE V
La p u d e u r ...........................................................................................
89
CHAPITRE VI
La vierge.
.........................................................................................
97
592
TABLE DES MATIÈRES,
CHAPITRE VII
La conquête de la v o lu p té................................................................ 109
CHAPITRE V III
Comment se conserve et comment meurt l’am our............... 114
CHAPITRE IX
Les abîmes et les sommets de l’amour.............................. 127
CHAPITRE X.
Les sublimes puérilités de l'a m o u r .............................
138
CHAPITRE X I
Frontières de l’amour. — Ses rapports avec les sens . . ,
145
CHAPITRE X II
Les frontières de l’amour. — Ses rapports avec les autres
sentiments. — La ja lo u s ie .......................................... 152
CHAPITRE X III
Les frontières de l’amour. — Ses rapports avec la pensée. .
170
CHAPITRE X IV
La chasteté dans ses rapports avec l’am our........................ 186
L’amour suivant le sexe,
L'amour suivant l'Age
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
................. 192
................207
TABLE DES MATIÈRES.
395
CHAPITRE XVII
L ’amour et les tempéraments. — Des manières d'aimer . .
229
CHAPITRE X V III
L’enfer de l’amour.................................................. 247
CHAPITRE X IX
Les hontes de l’a m our............................................. 268
CHAPITRE XX
Les fautes et les crimes d’a m o u r ..............................292
CHAPITRE X X I
Les droits et les devoirs de l’amour...........................305
CHAPITRE X X II
Le pacte d’a m o u r ...................................................519
CHAPITRE X X III
Fragments d’un traité de l’art d’aimer et d’être aim é.. .
F IS DE LA TABI.E DES MATIÈRES,
^ U O T H fq
UNIV
iAG*t
CWCCMfNSS
552
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