Ethnologie de la « tifoseria » de Rome
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Ethnologie de la « tifoseria » de Rome
Ethnologie de la « tifoseria » de Rome Violences, racisme et déstabilisation du supportérisme en Italie Ludovic Lestrelin L’Italie représente un terrain original en matière de violences lors des matchs de football. Ce pays, de forte tradition footballistique, est marqué par l’existence d’associations de supporters ultras rigoureusement organisées et, pour certaines d’entre elles, installées dans les stades depuis plusieurs décennies. Nés dans le contexte d’agitation politique des années 1960 et 1970, ces groupes à l’univers très codifié ont construit leur position à partir d’une vision oppositionnelle et conflictuelle, ayant érigé en modèle la figure du « rebelle », cet individu en révolte contre l’ordre politique ou « simplement » rétif à toute autorité. De sorte que le jeu avec les normes sociales voire la transgression de certains interdits caractérisent ces rassemblements. A ce titre, le recours à des modes d’action non conventionnels, et même déviants, comme la violence, y est légitimé. Ressource aux multiples facettes, cette dernière est l’occasion d’une affirmation dans les faits d’une altérité radicale et « un instrument de mesure collectif pour situer chaque organisation sur l’échelle du microcosme contestataire » 1. La violence permet, par ailleurs, de resserrer les rangs et engage l’identité du collectif. Elle « concourt alors à constituer la conscience d’un groupe en faisant éprouver les solidarités temporaires nées de l’affrontement [et] contribue à la création d’une mémoire transmissible, preuve d’une histoire » 2. Dans une logique de l’honneur, l’activation des vengeances supportéristes est ainsi un levier important pour comprendre les violences dont font parfois usage ces groupes de partisans (ces violences permettent en outre de perpétuer des cycles d’affrontement, donc une mémoire). La violence est enfin « une manière […] de se poser en tant qu’acteurs, des acteurs qu’on n’attendait pas ou dont on ne voulait pas […] qui détournent à leur profit l’attention des médias et définissent autrement ce qui se passe dans un stade de football »3. Potentiellement violents donc, les ultras ne le sont cependant pas nécessairement. Ils assurent de plus une forme d’ordre dans les enceintes sportives (exerçant un contrôle social plus ou moins prégnant sur leurs membres selon les cas). Mais, à « l’ordre supportériste » ainsi 1 I. Sommier, La violence politique et son deuil. L’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p 33. 2 P. Mignon, « Faire corps : supporters ultras et hooligans dans les stades de football », Communications, n°67, 1998, p 53. 3 Idem. 92 constitué dans les tribunes italiennes succède, à partir des années 1980, le désordre des curvas, les virages où se placent ces supporters démonstratifs. Affaiblissement des groupes les plus structurés et « parcellisation » des tribunes, radicalisation des comportements déviants et déplacement des violences, développement du racisme, haine contre la police, relations ambivalentes nouées avec les dirigeants des clubs… La situation du supportérisme ultra italien s’est aujourd’hui considérablement complexifiée et dégradée. C’est particulièrement vrai à Rome, pris ici à titre d’illustration du contexte italien contemporain. 1. Le supportérisme à Rome : aperçu historique et situation contemporaine « Il derby della capitale » En Italie, « le patriotisme local – le campanilisme – est très présent dans un pays unifié il y a un siècle seulement » 4. A ce titre, la ville de Rome présente une configuration singulière en matière de football. Comme Gênes, Milan, Turin ou Vérone (et à la différence de la situation française), la capitale italienne abrite deux équipes, la Lazio et l’AS Roma, et génère ainsi un « supportérisme partagé » qui attise les rivalités 5. Evoluant au plus haut niveau du championnat italien, la série A, et siégeant au Stade olympique de Rome, les deux clubs s’affrontent régulièrement lors de derbies passionnés (« il derby della capitale », en italien), « dates émotionnelles » fondamentales dans le calendrier des supporters de chaque camp 6. On sait en effet, à la lecture des travaux sociologiques et ethnologiques, que le football et le supportérisme sont des univers sociaux fortement concurrentiels. Si le rapport à l’autre y est problématique, c’est la rivalité avec le proche qui semble la plus exacerbée voire la plus haineuse. Une rencontre entre deux clubs voisins constitue toujours une affaire d’honneur où 4 R. De Biasi, P. Lanfranchi, « The Importance of Difference : Football Identity in Italy », in G. Armstrong, R. Giulianotti (eds), Entering the Field. New Perspectives on World Football, Oxford, Berg, 1997, p 88. 5 La ville de Turin, partagée entre la Juventus, club rayonnant et puissant ralliant les Turinois de fraîche date et les immigrés, et le Torino, le club du centre de la ville et des Turinois de souche à la gloire passée, est analysée par C. Bromberger (avec A. Hayot et J.-M. Mariottini), Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p 45-69. De nombreuses métropoles européennes, notamment industrielles, abritent plusieurs clubs. Si l’Italie multiplie les exemples de « cacophonie des cloches », c’est aussi vrai en Espagne, avec le Real et l’Athletico pour les madrilènes et le Barça et l’Espanyol pour les barcelonais, ou en Allemagne, avec le Munich 1860 et le Bayern. Enfin, l’Angleterre est particulièrement concernée par cette logique de concurrence territoriale. Liverpool et Manchester abritent deux clubs. Mais c’est Londres qui connaît de loin la concentration d’équipes de football la plus forte en Europe. Parmi bien d’autres rivalités (Chelsea, Fulham, Wimbledon, la liste des clubs n’est pas exhaustive), citons celle d’Arsenal et de Tottenham qui luttent pour la suprématie dans le Nord de la ville, ou encore celle de West-Ham et de Milwall qui bataillent pour l’hégémonie dans l’est ouvrier de la capitale anglaise. La proximité géographique des clubs peut aussi être l’un des facteurs explicatifs du hooliganisme et de la spécificité anglaise en la matière. 6 Le terme « derby » désigne les matches opposant deux équipes d’une même ville. Dans le championnat de France de première division, aucune ville ne disposant de deux clubs de même niveau, le mot est employé à l’occasion des rencontres entre équipes voisines, d’une même région ou d’un même département. 93 le défi réside dans l’affirmation de la suprématie locale 7. Dans un souci de maintien d’une bonne distance à l’égard du voisin, le match qui oppose deux équipes d’une même ville est une occasion de remettre l’autre à sa place. Aussi les derbies romains sont-ils autant d’occasions propices aux débordements violents de leurs partisans radicaux respectifs. Deux événements jalonnent cette histoire. Le derby du 21 mars 2004 est stoppé à la 47e minute pour des raisons de sécurité. l 153 policiers et 14 supporters sont blessés. Quinze personnes sont arrêtées, 23 autres sont déférées devant le juge, accusées de résistance et outrage à représentants de la force publique et lancer d’objets 8. Les incidents sont nés d’une rumeur, rapidement démentie par la préfecture, selon laquelle un enfant avait été mortellement renversé par une voiture de police aux abords du stade. Mais c’est la rencontre du 28 octobre 1979 qui a particulièrement marqué la mémoire des tifosi des deux camps. Vincenzo Paparelli, 33 ans, supporter de la Lazio est touché, en pleine tête, par une fusée éclairante lancée par les supporters de la Roma. Se déclenchent alors de violents affrontements qui font vingt blessés et de très importants dégâts matériels 9. La haine que se vouent les supporters ultras de chaque camp trouve son origine, en partie, dans cet incident. La mort du supporter laziale marque, en effet, le début d’un cycle de violences particulièrement dures, chaque brutalité appelant une vengeance nouvelle. La partition de la ville entre les deux clubs reflète et accuse plus largement des divisions politiques et sociales 10. Fondée le 9 janvier 1900, sur l’initiative de gentlemen romains, la Società Sportiva Lazio 1900 SpA est le club le plus ancien à Rome. L’équipe dirigeante adopte les couleurs biancocelesti (bleu ciel et blanc) en référence au drapeau de la Grèce et à l’idéal olympique et prend pour emblème un aigle, symbole des légions impériales de la Rome antique et, par extension, de la puissance contemporaine de la ville et de sa région (lazio est le nom italien de la région de Rome, le Latium). Quant à la fondation de l’AS Roma, elle trouve son origine dans une double ambition, sportive et politique, impulsée par le régime fasciste dans les années 1920 11. Il s’agit, d’une part, de constituer un grand club à partir des 7 La concurrence entre deux clubs très proches peut aussi être un enjeu pour l’hégémonie nationale : c’est le cas à Glasgow en Ecosse (où la rivalité entre les Rangers et le Celtic demeure très prégnante), à Bruxelles et à Bruges en Belgique, à Athènes en Grèce ou encore à Istanbul en Turquie. 8 Libération, 22 mars 2004. 9 Pour de plus amples détails sur cet événement, se reporter à : S. Louis, Le phénomène ultras en Italie, Paris, Mare & Martin, 2006, p 58-59. 10 Elle semble aussi transposer, dans l’espace du football, le mythe des frères ennemis Romulus et Remus, fondateurs de la ville. 11 Le développement du supportérisme italien doit aussi à l’organisation fasciste d’encadrement des loisirs, l’Opera Nazionale Dopolavoro (l’Oeuvre nationale du temps libre, créée en 1925), chargée des loisirs des travailleurs. Sur ce point, voir : F. Archambault, « Matchs de football et révoltes urbaines dans l’Italie de l’aprèsguerre », Histoire & Sociétés, n°18-19, 2006, p 190-205. 94 meilleures équipes romaines évoluant alors dans le championnat italien, au nombre de cinq (Alba, Fortitudo, Pro Roma, Roman F.C. et la Lazio), pour renforcer l’image de Rome et contester la réussite sportive des clubs du Nord (la Juventus de Turin, l’AC Milan, l’Inter de Milan, le Genoa, Bologne et l’US Pro Vercelli se partagent le titre de champion d’Italie depuis la création du championnat national en 1898). Il s’agit, d’autre part, de créer un club auquel les travailleurs romains puissent s’identifier. Si les dirigeants de la Lazio refusent le projet, la fusion des quatre autres équipes donne naissance à l’AS Roma le 22 juillet 1927. Le club, surnommé la Magica (la magique), adopte le rouge et le jaune (giallorossi), qui représentaient aussi les couleurs de la bannière du Capitole. L’espace du football romain est ainsi constitué par une configuration dans laquelle s’opposent deux clubs, dont les propriétés respectives, pensées sur un mode binaire, semblent faire système aux yeux des tifosi. Etre laziale, c’est surtout ne pas être romanista (et réciproquement), confirmant par la même occasion que, bien souvent, « l’identité se construit autour de la négation »12. Les couleurs vives et chaudes des maillots de l’AS Roma (le rouge, couleur de la passion) répondent aux coloris plus pâles et sobres des tuniques de la Lazio (les joueurs de la Roma sont surnommés les peperone, les poivrons, par les supporters rivaux de la Lazio). Cette dernière a été fondée sur une initiative individuelle (celle de quelques gentlemen) quand l’AS Roma résulte d’un dessein politique et collectif. Mais ce découpage binaire s’applique également à l’espace géographique des deux clubs, celui de leurs origines comme celui de leur ancrage contemporain, réel et supposé. La Roma, dont le nom évoque la ville elle-même (les joueurs sont parfois surnommés i Lupi, les loups), est historiquement associée au Testaccio, un quartier populaire du centre-ville, où l’équipe a longtemps joué. Aussi le club apparaît-il comme le représentant du local, des véritables Romains. A l’inverse, la Lazio, dont le nom ne fait aucune référence directe à Rome, est perçue comme l’équipe ambassadrice de toute une région 13. Fondé en outre dans un quartier aisé de la périphérie nord de la ville, le Prati, le club conserve encore aujourd’hui une image bourgeoise, ralliant majoritairement des partisans issus des couches moyennes urbaines. Rivales, les deux équipes partagent pourtant le même stade depuis le début des années 1950. Construit en 1937 dans le cadre d’un vaste projet de complexe sportif initié par Benito Mussolini (et alors dénommé Stadio dei Cipressi), puis rénové pour l’organisation des Jeux olympiques d’été de 1960, le Stadio Olimpico a conservé l’empreinte originelle : lignes monumentales, statues imposantes, 12 P. Vidal-Naquet, « Derrière le miroir », La pensée de midi, n°3, 2000, p 14. Cette opposition est aujourd’hui peu évidente, le public de la Lazio venant en grande partie de Rome ou de sa proche périphérie nord. Elle n’en demeure pas moins toujours très présente dans les représentations des supporters. 13 95 large entrée avec allée et obélisque... Depuis les années 1970 et la structuration du mouvement ultra à Rome, les supporters de la Roma et de la Lazio disposent chacun de leur propre camp. Les romanisti occupent la curva sud, la tribune sud, alors que la curva nord est le territoire des laziali, les supporters reprenant ainsi une partition géographique (et les représentations qui y sont associées) également vraie pour les sièges sociaux des équipes. Celui de la Roma se situe à une quinzaine de kilomètres au sud de Rome alors que celui de la Lazio est implanté à une trentaine de kilomètres au nord de la capitale italienne... Notons encore que les deux équipes ont longtemps été associées à une sensibilité politique différente : de gauche pour la Roma et de droite pour la Lazio. L’attribution de cette identité a sans doute trouvé une part de son assise récemment, dans l’affichage politique des groupes de supporters ultras soutenant ces deux clubs dans les années 1970 et 1980. Dans les tribunes, cette partition, autrefois significative, n’a aujourd’hui plus aucun fondement. A. La Lazio de Rome et la Curva Nord du Stadio Olimpico Il y avait 25 000 spectateurs en moyenne lors de la saison 2006-2007 pour assister aux rencontres de la Lazio au Stadio Olimpico, ce qui place le club au cinquième rang du classement des équipes de série A en termes d’affluences, derrière l’Inter de Milan (48 284), l’AC Milan (47 117), la Roma (38 719) et la Fiorentina (28 307). La Lazio dispose pourtant d’un public de moins en moins nombreux. L’affluence moyenne était de 49 000 spectateurs environ en 2003-2004. En 2007, elle a chuté de 10 % par rapport à la saison 2005-2006 et le déclin continue lors de la saison 2007-2008 puisque seuls 19 965 spectateurs ont assisté, en moyenne, aux neuf rencontres ayant déjà eu lieu au Stadio Olimpico, une enceinte sportive qui possède 82 922 places 14. 3,5 % des Italiens soutiendraient la Lazio, selon un sondage réalisé par l’institut Doxa pour l’hebdomadaire L’espresso, en avril 2006 15. Le soutien partisan à la Lazio s’appuie en partie sur l’Associazione Italiana Lazio Clubs, une fédération fondée en 1971 qui regroupe l’ensemble des groupes de tifosi de l’équipe. Ces derniers, principalement composés 14 La chute est de 20 % par rapport à la saison 2006-2007, soit la plus forte baisse de toutes les équipes de série A. Rappelons que cette érosion est générale dans les stades italiens (18 473 spectateurs en moyenne en série A lors de la saison 2006-2007, moins 15 % par rapport à la saison précédente) et continue depuis 1999. L’affluence moyenne nationale était de 25 472 spectateurs en 2005, 29 208 en 2000, 30 841 en 1999... Depuis avril 2007, les clubs italiens sont légalement obligés d’offrir des billets gratuits aux moins de quatorze ans afin de réduire l’exode des familles qui désertent les stades. 15 Pour plus de détails, se reporter au site Internet de l’hebdomadaire : http://espresso.repubblica.it/dettaglioarchivio/163496. Par ailleurs, la Lazio arrive loin derrière la Juventus de Turin, qui recueille les faveurs de 31 % des personnes interrogées (on estime à douze millions le nombre de supporters de la « Juve » en Italie), l’Inter de Milan (22,2 %), l’AC Milan (16,4 %), l’AS Roma (6 %) et Napoli (4,2 %). 96 d’hommes d’âge mûr, sont disséminés dans tout le stade. Mais c’est dans la curva nord que se regroupent les supporters les plus démonstratifs et organisés : les ultras. Plusieurs associations de ce type siègent dans cette partie du stade : entre autres, les Vikings (qui affichent volontiers leurs penchants politiques pour les idées d’extrême droite), les Dissidenti Ultras Lazio (créés en 1999, ils se disent apolitiques et antiracistes) ou encore les Ultra Mad (un groupuscule positionné à droite, entretenant des relations avec les Ultras Sur, un groupe ultra soutenant le Real Madrid) 16. Mais ce sont les Irriducibili qui règnent sur la curva nord. Les Irriducibili Les Irriducibili (les irréductibles) voient le jour le 18 octobre 1987, lors d’une rencontre contre Padoue, alors que le club traverse une période sportive peu glorieuse (le dernier trophée remonte à 1974, année du scudetto, le titre de champion d’Italie). Leur ambition est de rénover le supportérisme dans les tribunes du Stadio Olimpico. Ils exaltent la radicalité de leur soutien au club. Signes de cette conviction, leur nom et les slogans affichés à l’entrée de leur site Internet : « Tu sais, on dit que mon amour pour toi a fait de moi un vandale. Je ferai en sorte que mon visage ne soit plus vu. J’irai où mon cœur me portera sans peur et je ferai tout ce que je pourrai pour ma Lazio ». Ils prônent, par ailleurs, la culture partisane anglaise : peu de tambours et de banderoles, mais un militantisme fondé sur la force et la régularité des chants. C’est pendant les années 1990 que les Irriducibili s’imposent progressivement comme le groupe leader de la curva nord. La décennie voit le club remporter de nombreux succès : une coupe d’Italie d’abord, en 1998, puis une coupe d’Europe des vainqueurs de coupe et une supercoupe de l’UEFA en 1999, un doublé coupe-championnat d’Italie en 2000… Cette riche période sportive coïncide en outre avec la dissolution des Eagles Supporters, l’une des associations ultras historiques de la Lazio, fondés en 1978. D’une centaine à ses débuts, le groupe compte aujourd’hui environ 8 000 adhérents, contrôle l’ensemble de la curva nord et a tout d’une véritable PME 17. Les Irriducibili doivent leur succès à la main mise sur les produits dérivés. Il y a dix ans, alors que la vente des produits dérivés officiels balbutie, ils déposent, en effet, leur propre marque et font fabriquer des articles aux couleurs du club qui alimentent aujourd’hui la petite dizaine de boutiques franchisées qu’ils ont créées (dont trois seulement sont localisées à Rome, les autres se situant dans la proche périphérie de la capitale 16 Pour plus de détails sur les Ultras Sur, se reporter au chapitre consacré au cadre institutionnel espagnol en matière de prévention et de lutte contre les violences sportives dans ce présent document. 17 Un reportage sur les Irriducibili a été réalisé par Marc Dana et Charles-Henri Carlier, et diffusé le 4 juin 2007, lors du journal télévisé de France 3. Le passage qui suit s’en inspire. 97 ou dans des villes plus éloignées du Latium). Un pourcentage du chiffre d’affaires de chaque magasin revient au groupe (10 % en général). « À Rome, et plus particulièrement à la Lazio, explique Mauro Valeri, sociologue à l’université de Rome La Sapienza, spécialiste du football et des questions liées au racisme, les groupes ultras sont de véritables lobbys, très puissants, qui disposent de leurs propres moyens de communication. Ils publient des fanzines, animent des émissions de radio quotidiennes… ». La puissance financière et « médiatique » du groupe aujourd’hui acquise doit pourtant aussi aux liens ambigus noués avec la direction de la Lazio, notamment pendant la présidence de Sergio Cragnotti, entre 1998 et 2003 (qui dirigeait le grand groupe agro-alimentaire Cirio, principal actionnaire du club durant sa gestion et tombé en faillite depuis). Les Irriducibili ont alors profité des largesses des dirigeants, soucieux d’acheter la paix sociale dans les tribunes. L’aide financière pour la réalisation des déplacements ou l’attribution gratuite des billets destinés aux supporters lors des matchs du club joués à l’extérieur, que le groupe s’empressait de revendre avec à la clé de juteux bénéfices, sont quelques-uns des nombreux avantages dont jouissaient les Irriducibili. Cette période dorée s’est achevée lors de l’arrivée d’un nouveau président en 2004, Claudio Lotito. Riche homme d’affaires dont la trajectoire ressemble un peu à celle de Bernard Tapie, il abandonne la politique dispendieuse de son prédécesseur, qui avait certes gagné des titres mais aussi dépensé beaucoup d’argent en transferts et salaires, et s’engage dans la réduction des dettes accumulées par le club 18. Il cesse toute relation avec les Irriducibili, soutient le développement d’un petit groupe de supporters antiracistes qui anime un site Internet, et rompt aussi avec Paolo Di Canio, le capitaine emblématique de la Lazio, après une suite de gestes évocateurs. Adulé par les Irridicubili (adolescent, il fréquentait la curva nord) Di Canio effectue, en effet, un salut fasciste en janvier 2005 à leur destination (le joueur écope de 10 000 € d’amende). Il récidive lors d’un match perdu contre Livourne le 13 décembre 2005, puis quelques jours plus tard face la Juventus de Turin et écope d’une suspension d’un match 19. A l’issue de la saison, Lotito vend Di Canio à l’AS Cisco Calcio, le troisième club de 18 Entre son introduction à la bourse de Milan en mai 1998 et juin 2004, le cours de l’action du club a chuté de 68 %. La Lazio a trouvé un accord avec le fisc italien pour étaler sur une période de vingt-trois ans le remboursement des 140 millions d’euros qu’elle doit à l’administration fiscale italienne. Quant à la Roma, elle annonçait une perte nette de 47,8 millions d'euros pour un chiffre d'affaires de 49 millions d'euros, pour le second semestre 2003… Plus généralement, les clubs de série A cumulaient un endettement de 1,5 milliard d’euros et une perte nette de 408 millions en 2005. Nous remercions Luca Valdiseri, journaliste au Corriere dello sport, pour ces informations. 19 Le joueur déclare alors : « Je suis fasciste, mais pas raciste. Je fais le salut romain, pour saluer mes supporters et ceux qui partagent mes idées. Ce bras tendu ne veut toutefois nullement être une incitation à la violence et encore moins à la haine raciale ». L’Equipe, 23 décembre 2005. 98 Rome qui évolue en série C2 (la quatrième division), contre l’avis des supporters de la curva nord. Aussi les Irriducibili s’engagent-ils dans une critique virulente de la politique menée par Lotito (il est placé sous escorte policière depuis deux ans). Menaçant non seulement la puissance financière du groupe, ce dernier s’attaque aussi, par la vente de Di Canio, à un symbole idéologique des ultras laziali. Les Irriducibili cultivent, en effet, ouvertement leur sympathie pour les thèses fascistes. De nombreux affrontements les opposent aux ultras de Livourne ou à ceux de Pérouse, connus pour leur proximité vis-à-vis des thèses d’extrême gauche. Des membres du groupe militent, par ailleurs, dans des partis politiques de la droite radicale : Forza nuova et Alleanza nazionale 20. De nombreuses banderoles affichées ces dernières années dans la curva nord témoignent de ces inclinaisons idéologiques : « Vous n’êtes que des nègres affreux et laids tandis que nous, nous sommes beaux et aryens » (à destination des supporters napolitains), « Auschwitz votre patrie, les fours votre maison » (à destination des tifosi de la Roma qui répondent : « Les Juifs, c’est vous »), « Rome est fasciste »… En janvier 2000, ils déploient une banderole en l’honneur d’Arkan, l’ancien chef de la milice serbe assassiné quelques semaines plus tôt à Belgrade, qui a perpétré, avec ses troupes, de nombreux massacres en Bosnie. Le 11 mars 2001, ils brandissent brièvement une banderole avec en lettres noires : « Massimino presente » (« Petit Maxime est parmi nous »). La phrase est un hommage, passé inaperçu, à Massimo Morsello, décédé la veille, chanteur issu d’une famille bourgeoise de Rome et surtout co-fondateur et dirigeant de Forza nuova, un parti d’extrême droite dont les militants tendent volontiers le bras devant les drapeaux à croix celtiques 21. La curva nord entonne régulièrement des chants antisémites. Le phénomène n’est pas nouveau à la Lazio. En 1992, le joueur hollandais Aaron Winter, noir et juif, est engagé par le club et est accueilli par les supporters par des slogans antisémites faisant référence à la « pureté de la Lazio ». 20 Fondé en 1997, Forza Nuova est un parti d’extrême droite, ouvertement fasciste et nationaliste. Sans représentant au Parlement italien, ce parti est toutefois particulièrement bien implanté dans toute l’Italie et peut être considéré comme l’une des principales forces politiques de la droite radicale italienne, par ailleurs allié à la Maison des Libertés, la coalition présidée par Silvio Berlusconi, l’ancien président du Conseil (en 1994, puis entre 2001 et 2006), allant de la Démocratie chrétienne à la droite conservatrice et radicale. Alleanza nazionale (Alliance nationale) est un parti politique de droite créé en 1995 et aujourd’hui allié à la coalition Maison des Libertés. Héritier du Mouvement social italien (MSI), parti fasciste et antisémite, Alleanza nazionale s’est replacée au centre-droit (tout en conservant son identité de parti patriotique) sous l’impulsion de son leader et fondateur, Gianfranco Fini. Ce dernier, au long passé de militant d’extrême droite, fut candidat aux élections municipales de Rome en 1993 (alors secrétaire national du MSI, il est présent au deuxième tour de scrutin et rassemble 46 % des suffrages), ministre des affaires étrangères (de 2004 à 2006) et vice-président du Conseil des ministres (de 2001 à 2006) dans le second gouvernement de Silvio Berlusconi. Lors des élections législatives de 2006, Alleanza nazionale a obtenu 72 sièges de députés, soit environ 12,5 % des suffrages. 21 Le Monde, 26 mars 2001. Le site Internet officiel de Massimo Morsello (http://www.massimomorsello.it/) est explicite : des drapeaux à croix celtiques sont affichés dès la page d’accueil. 99 Si les Irriducibili demeurent un groupe puissant, ils sont aujourd’hui ébranlés par l’arrestation de quatre de leurs leaders à la fin de l’année 2006. Associés, dans cette obscure affaire, à l’ancien attaquant vedette de la Lazio Giorgio Chinaglia (qui fut aussi président entre 1983 et 1986), ils sont suspectés d’avoir tenté de faciliter le rachat du club par un groupement financier hongrois (dont Chinaglia est proche et que les autorités italiennes soupçonnent de vouloir blanchir de l’argent sale au profit de la Camorra, la mafia napolitaine) afin d’évincer Claudio Lotito. Accusés de collusion financière, d’association avec une organisation douteuse, de menaces et intimidations envers des personnes physiques (dont la famille de Lotito), ils ont tous les quatre été condamnés à quatre ans de prison en octobre 2007 22. Depuis cette tentative « d’OPA » manquée, plusieurs faits divers ont replacé la Lazio au cœur des problèmes de violence et de racisme dans le football italien : supporters roumains poignardés et cris de singe lors de la rencontre de coupe Intertoto Lazio-Dinamo Bucarest en août 2007, arrestation de 66 ultras en possession de couteaux et de machettes avant le match contre Bergame en octobre 2007… La possible perte d’influence des Irriducibili sur la curva nord (le groupe perd des adhérents depuis quelques années) soulève la question de la possible parcellisation des tribunes, une situation que connaît le voisin et rival romain. B. L’AS Roma et la Curva Sud du Stadio Olimpico A l’hégémonie des Irriducibili dans les tribunes de la Lazio et l’unité de la curva nord répond, en effet, l’émiettement progressif de la curva sud où siègent les ultras de l’AS Roma. Alors que le Commando Ultrà Curva Sud occupa pendant un temps la même position dominante, sa dissolution en 1999 a laissé de nombreux groupes se disputer le leadership dans le stade. Lors de la saison 2006-2007, les groupes ultras tels que les Fedayn, les Boys, Tradizione Distinzione, Ultras Romani, Lupi, Giovinezza, Curva Sud 1973 Ultras Primavalle San Lorenzo, Arditti, Offensiva Ultras composent, entre autres, le paysage supportériste de l’AS Roma. A la manière des partis politiques et des sectes, l’histoire du supportérisme radical romanista semble faite, plus qu’en d’autres clubs italiens, d’innombrables scissions, rivalités, sécessions, constituées au nom de la « pureté » de l’idéal ultra (les uns accusant les autres de trahison et de dévoiement), de conflits territoriaux (et économiques) ou de divergences 22 Claudio Lotito est aussi impliqué dans de nombreuses affaires, dont le scandale des matchs truqués qui a ébranlé le football italien en 2006. Il a, par ailleurs, été inculpé en mai 2006 par les tribunaux de Rome et de Milan pour « agiotage » et « manipulation d’informations boursières » sur son club. Il est accusé d’avoir conclu un pacte occulte avec un oncle de son épouse, Roberto Mezzaroma, pour verrouiller le capital du club. 100 idéologiques 23. En dépit de son éclatement actuel, la curva sud continue d’être considérée, par les supporters, comme une des plus grandes tifoseria d’Italie pour sa force et sa ferveur. Le public de la Roma est plus largement réputé pour sa passion et sa fidélité : 38 719 spectateurs étaient présents, en moyenne, pour les rencontres du club au Stadio Olimpico lors de la saison 2006-2007 (en baisse de 2,5 % par rapport à la saison précédente). Il n’en demeure pas moins que l’AS Roma connaît aussi un déclin de son affluence moyenne qui était encore de 59 402 spectateurs en 2001-2002, et même de 67 270 en 2000-2001, l’année du dernier titre de champion d’Italie (la Roma succédant à la Lazio…). 1977-1999 : le Commando Ultrà Curva Sud, hégémonie et déclin Le Commando Ultrà Curva Sud (CUCS) a été fondé le 9 janvier 1977, quand les tous premiers groupes de supporters de l’AS Roma (dont les Boys Ultras 1972 et les Fedayn 1972) décident de s’unir pour former une tribune puissante, capable de rivaliser avec celles du Torino, de la Sampdoria de Gênes ou de l’AC Milan, autant d’équipes soutenues par les premières associations d’ultras fondées en Italie à la fin des années 1960 avec, respectivement, les Fedelissimi Granata, les Ultras Tito Cucchiaroni et la Fossa dei Leoni 24. Connu et respecté dans l’univers des ultras italiens et européens pour son soutien continu à l’équipe, la qualité de ses chorégraphies, le nombre important de ses membres lors des déplacements ou encore leur solidarité en cas d’affrontements avec les supporters adverses, le CUCS est devenu l’un des plus grands groupes ultras italiens et a largement imprimé l’histoire du supportérisme à Rome. La croissance du groupe est ininterrompue entre 1977 et 1987, une période qui correspond au temps du « Tous unis ». Derrière la banderole du CUCS s’agrègent, en effet, bien d’autres groupes (les Fedayn et les Boys, par exemple). Les dix ans de l’association motrice du virage romain marquent pourtant un tournant. Le club achète un milieu de terrain, Lionello Manfredonia, en provenance de la Juventus de Turin, mais ayant évolué au sein de la Lazio entre 1975 et 1985 (il clame alors volontiers son attachement au club et fait des déclarations provocantes envers les tifosi de la Roma). Le groupe se scinde en deux, les uns refusant catégoriquement la venue du joueur, les autres, soutenus par la majorité des supporters de la curva sud, estimant plus important de manifester leur soutien à l’équipe et refusant de prendre 23 Sur les rapports de force qui structurent les relations entre les groupes de supporters, voir : C. Bromberger, op. cit, p 213-228. 24 Sur la naissance du mouvement ultra en Italie, voir : A. Dal Lago, Descrizione di una battaglia. I rituali de calcio, Bologne, Il Mulino, 1990 ; A. Roversi, « The birth of the ultras : the rise of football hooliganism in Italy », in R. Giulianotti, J. Williams (eds.), Game without frontiers : football, identity and modernity, Cambridge, Arena, 1994, p 359-381. 101 part aux sifflets. A l’orée de la saison 1987-1988, les premiers fondent le CUCS-GAM (Groupe Anti-Manfredonia), tandis que les seconds créent le Vecchio CUCS (vieux CUCS), ces derniers revendiquant la figure de l’ancêtre légitime. La rupture définitive est scellée lors de la rencontre de coupe d’Italie Roma-Genoa, le 2 septembre 1987. Une rixe éclate entre une centaine de personnes quand le CUCS-GAM sort une banderole à destination de Manfredonia avec le slogan suivant : « Indigne, enlève ce maillot ». Les deux nouveaux groupes se placent en des endroits séparés de la curva sud et l’union du virage est brisée. Se radicalisant, le CUCS-GAM devient quelques années plus tard l’Opposta Fazione, refusant tout contact avec les autres groupes ultras, coupables à leurs yeux d’avoir trahis les idéaux du mouvement. Quant au Vecchio CUCS, il garde une position dominante mais perd lentement des adhérents. Le CUCS « unifié » se reforme en 1993, sur la volonté de quelques-uns de ses anciens leaders, mais disparaît définitivement en 1999, sans avoir pu retrouver la puissance d’antan. L’émiettement de la Curva Sud L’affaiblissement du CUCS, à partir de la fin des années 1980, marque le début de ce que nous serions tenté d’appeler « l’émiettement » de la curva sud 25. La rupture de l’union, en 1987, provoque un réaménagement territorial de la tribune. Les divers groupes qui participaient aux actions communes sous la bannière du CUCS se placent en diverses zones de la curva sud, ne participent plus aux chants lancés par le Vecchio CUCS, affichent leur propre banderole et soutiennent l’équipe de leur côté. Cette division et l’absence de meneurs capables de rassembler les diverses factions facilitent la création d’une multitude de groupes se formant au gré des amitiés, de l’émergence de nouveaux leaders mais aussi des allégeances politiques. Gioventu Romana, Ultras Romani, Orgoglio Capitolino, Frangia Ostile, Mods, Brigate De Falchi, Buca Talenti Roma Ultras 2002, Lupi, sont quelques-uns de ces groupes, parfois restreints à une bande d’amis, qui forment autant de sensibilités et de styles partisans différents. Certains disparaissent relativement vite. D’autres sont rigoureusement organisés, stables et rassemblent de nombreux adhérents. C’est le cas des Boys Ultras 1972, des Fedayn ou des XXI Aprile 753 a.c. Roma (formé au début du championnat 1992-1993, le nom fait référence à la date de fondation de Rome) ou encore des AS Roma Ultras (fondé par d’anciens membres des Fedayn, le groupe a pendant un temps joué le rôle du CUCS, rassemblant la majeure partie des associations situées dans la partie basse de la curva sud). Mais, d’une part, 25 Antonio Roversi relève le processus dès 1990 dans : « La violenza calcistica in Italia 1970-1989 », Colloque Calcio e violenza in Italia. Cause e rimedi, Bologna 31 mai-1 juin 1990. 102 leurs effectifs baissent sensiblement 26. D’autre part, les tribunes militantes de l’AS Roma demeurent très fragmentées, comme le confirme Daniela Conti, permanente de l’Unione Italiano Sport Per Tutti (l’Union italienne du sport pour tous, UISP) à la direction nationale de Rome et par ailleurs responsable du réseau FARE (Football Against Racism in Europe) pour l’Espagne 27 : « À l’AS Roma, il y a de nombreux groupes désormais. Il y a tant de petits groupes, avec des objectifs différents ! On ne sait pas qui est le groupe leader ». Lors de la saison 2006-2007, la curva sud est coupée en deux. D’un coté, la partie basse, très fragmentée, est le siège de nombreux petits groupes, de l’autre, la partie haute abrite en son centre les associations les plus anciennes et puissantes (Fedayn et Boys) et dans ses marges d’autres groupes plus récents et restreints (Ultras Romains et Ultras Primavalle). Dénommé « Curva sud 1973 », un nouveau projet d’union, dont l’objectif était de réunir sous la même bannière les supporters lors des déplacements, a récemment échoué. De l’émiettement des tribunes aux violences L’émiettement des tribunes de la Roma génère de nombreuses oppositions, des rivalités et un sens aigu de la compétition entre les groupes. Surtout, c’est l’emprise (plus ou moins prégnante, selon les cas) des associations de supporters sur les déviances caractérisant certains comportements remarqués dans les stades de football, ou à leurs abords, qui est ainsi remise en question. Il est peu de dire, en effet, que la multiplication des factions ultras soutenant l’AS Roma ne favorise pas le contrôle social des adhérents. La disparition de groupes structurés, tels le CUCS, le non-renouvellement des équipes dirigeantes des associations et l’apparition de nouveaux leaders ne favorise pas non plus la transmission des règles qui structuraient le mouvement ultra à ses origines (et jusque dans les années 1990), notamment celles relatives au recours à l’affrontement physique. Les scissions et les oppositions constatées au sein de la curva sud tiennent sans doute aussi à des conflits générationnels. De petites bandes de supporters de la Roma, peu organisées, sont ainsi apparues, se sont appropriées les espaces laissés vacants par les groupes plus structurés et ont fait parler d’elles à plusieurs reprises ces dernières années. Exemples parmi d’autres, un étudiant de vingt et un ans est poignardé en février 2001 à Parme, un supporter anglais l’est également quelques jours plus tard à Rome en marge d’un match de coupe d’Europe. Surnommés les cani sciolti (les chiens enragés), ces individus recherchent l’affrontement physique mais utilisent des armes, 26 Pages suivantes, nous consacrons un plus long développement au cas des Boys Ultras 1972 que nous avons rencontrés au cours de notre séjour à Rome. 27 Sur ce réseau, se reporter au chapitre consacré au Progetto Ultrà de Bologne, dans ce document. 103 notamment des couteaux, et cassent les habituelles règles du jeu qui veulent que les ultras n’affrontent que des ultras, à mains nues et en situation d’égalité de nombre. Un groupe organisé est dirigé par des responsables qui doivent répondre de leurs actes. Quant aux cani sciolti, ils sont isolés et ne dépendent de personne. De fait, les incidents violents qui concernent les supporters romanisti sont bien plus nombreux, ces dernières années, que ceux impliquant les partisans de la Lazio, même si des problèmes de racisme, d’antisémitisme et de violence existent dans la curva nord. Sur les onze équipes de série A classées « à risque » par la police, les deux clubs romains figurent en bonne position, aux côtés des équipes suivantes : Cagliari, Catane, Genoa, Inter, Livourne, Naples, Parme, Sampdoria, Torino. Pour l’Observatoire national sur les manifestations sportives du ministère de l’Intérieur, les supporters les plus « à risque » pour la saison 20052006 sont toutefois ceux de la Roma, de Naples, de Catane et de Palerme. Les supporters de la Roma font partie de la catégorie 2, définie par le même Observatoire national sur les manifestations sportives (qui a établi un indice de dangerosité pour chaque tifoseria à partir du nombre de supporters arrêtés au cours de la saison) 28. Entre 51 et 100 membres des groupes de supporters romanisti ont été arrêtés lors de la saison 2005-2006. Les supporters de Catane et de Naples font partie de la même catégorie. Les groupes ultras de Palerme et de Consenza ont vu, quant à eux, plus de 100 de leurs membres arrêtés (et font de fait partie de la catégorie 3). Lors de la saison 2005-2006, plusieurs épisodes violents, parmi d’autres, viennent appuyer l’étiquetage réalisé par les autorités publiques italiennes. Ainsi, en décembre 2005, un match de coupe d’Italie opposant Naples et l’AS Roma donne lieu à des bagarres qui font 33 blessés (aussi bien parmi les forces de l’ordre que les supporters). Un mois auparavant, la rencontre de championnat entre la Roma et la Juventus occasionne des affrontements qui font dix-neuf blessés. En octobre de la même année, c’est le derby romain entre la Roma et la Lazio qui génère douze blessés parmi les supporters des deux camps. Les ultras romanisti se sont par ailleurs largement illustrés sur la scène européenne : seize blessés lors du match de coupe d’Europe de l’UEFA Roma – Middlesbrough en mars 2006 et onze blessés lors du match de coupe d’Europe de l’UEFA Roma – Bruges en février 2006… Notons enfin plusieurs subtiles nuances entre les supporters laziali et romanisti. Elles concernent d’abord la nature des liens qui les unissent aux dirigeants de leur club respectif : si 28 F. Tagliente, R. Massucci, Il modello italiano per la prevenzione ed il contrasto della violenza negli stadi, Rapport pour l’Observatoire national sur les manifestations sportives, ministère italien de l’Intérieur, département de la sécurité publique, 2006, p 186. On peut toutefois s’interroger sur la corrélation entre la dangerosité d’une tribune et le nombre d’arrestations. Ainsi les clubs de la Sampdoria de Gênes, de l’Inter Milan, de la Lazio n’ont vu qu’entre dix et quatorze de leurs supporters arrêtés au cours de la saison 2005-2006. 104 les premiers se sont rendus coupables de menaces et de violences à l’égard de la nouvelle équipe dirigeante, les relations entre les seconds et les dirigeants sont plus apaisées. En outre, la Roma draine de nombreux supporters en déplacement : les transferts des partisans constituent donc une source importante de problèmes pour le club. Relevons toutefois un point commun : dans un cas comme dans l’autre, les violences supportéristes tendent principalement à opposer, dorénavant, les ultras à la police. La « droitisation » de la Curva Sud « C’était très différent dans le passé, quand le Commando Ultrà Curva Sud était le groupe leader. Ils étaient apolitiques, mais très ouverts », estime Daniela Conti, de l’UISP. Il y a plus. Dans les années 1970, la curva sud était considérée comme une tribune fortement ancrée à gauche. Cette allégeance idéologique était notamment portée par une partie du CUCS et les Fedayn, fondés en 1972 par des jeunes du quartier de Quadraro à Rome qui empruntent le nom d’un groupe terroriste de libération de la Palestine. Mauro Valeri, sociologue à l’université La Sapienza, ajoute : « Politiquement, on sait que les ultras de la Lazio sont de droite, depuis le début. Historiquement, la Lazio a un public de droite. À l’AS Roma, la problématique est différente car ils étaient historiquement, c’est-à-dire dans les années 1970, positionnés à gauche. Cela correspond à une période de l’histoire italienne marquée par une intense agitation politique. Il y a donc eu un antagonisme fort entre les deux parties. Cela a changé progressivement, d’abord avec l’arrivée dans le virage sud de la Roma de supporters qui se sont déclarés apolitiques. Mais désormais, la politisation est manifeste, et elle penche très sensiblement à droite et à son extrême ». L’ancrage à gauche s’est ainsi progressivement effacé, en deux temps : les symboles gauchistes se font plus rares dans les années 1980, puis disparaissent dans les années 1990, période pendant laquelle les groupes réputés de droite supplantent largement ceux qui revendiquent un patronage révolutionnaire. Les références à l’extrême droite (croix celtiques, flambeaux voire croix gammées) prennent aujourd’hui très nettement le pas sur les symboles gauchistes (le A cerclé, l’étoile à cinq branches, par exemple). Ne demeure qu’un groupe d’ultras réputé pour son ancrage à gauche (encore que ses dirigeants se déclarent désormais apolitiques) : les Fedayn, précédemment évoqués. Signe de ce glissement, les supporters de Livourne, qui affichent clairement leur ancrage à gauche et leur anti-fascisme, sont désormais devenus des « ennemis » communs aux ultras romanisti et aux supporters laziali. Comment expliquer cette évolution ? La disparition de l’union, symbolisée par le CUCS, a laissé le champ libre aux groupes déjà existants ou à de nouvelles factions décomplexées, 105 comme l’explique Daniela Conti : « Après la disparition du Commando Ultra Curva Sud, provoquée par les Boys et les Ultras de l’AS Roma, la situation a changé. Sont apparus dans le virage des symboles nazis, des affiches de Mussolini, des drapeaux italiens ». Mais la situation de la curva sud s’inscrit dans un mouvement bien plus général, initié au cours des années 1990, d’abord autour des clubs de l’Inter, de Vérone et de Bologne 29. D’autres tribunes prennent aussi le virage nationaliste : Ascoli, Milan, Padoue, Palerme, Udine, Varèse… Durant la même période, les groupes réputés à gauche sont devenus minoritaires dans les stades italiens. Aujourd’hui, 529 groupes de supporters ultras sont recensés par le ministère de l’Intérieur, soit environ 80 300 individus. 268 groupes, soit 37 025 adhérents, sont considérés comme politisés : 72 à l’extrême droite (14 630 inscrits) et 35 à l’extrême gauche (4 275 inscrits) 30. Regroupés, pour certains, au sein du Movimento Ultra, ces derniers sont les principaux interlocuteurs du Progetto Ultrà de Bologne, qui tente de réduire la violence et le racisme dans les stades en promouvant une approche préventive, proche des initiatives de type Fan Projekt menées en Allemagne 31. « Certains groupes de droite, comme les Boys de la Roma, ont des liens directs avec des parlementaires de droite… Ils ont un grand pouvoir et ils aiment le montrer. Ils n’ont aucun besoin d’une médiation » estime Daniela Conti, qui travaille avec les responsables du Progetto Ultrà. Les stades italiens ont constitué, dans les années 1970, le prolongement des rues pour toute une frange de la jeunesse masculine, devenant ainsi autant de théâtres d’expression privilégiés. En effet, « c’est le vide laissé par la fin des mouvements de contestation étudiante et ouvrière qui donne naissance au militantisme dans les gradins », explique Nicolas Roumestan 32. Aussi faut-il souligner l’importance des références politiques dans le supportérisme ultra italien : sens du collectif, organisation rigoureuse, production de matériel, activités militantes… « Le football a longtemps été un terrain vague, un espace inoccupé, déclare Andréa Aloi, directeur de la rédaction du Guerin Sportivo, un important hebdomadaire sportif italien. Dans les années 1980, certains groupes ultras de gauche ont défini les virages comme des ZTL : des zones temporairement libérées. Libérées de toute 29 Lors de la célébration de la remontée du club bolognais en série A, au mois de juin 1996, huit maghrébins sont agressés dont un poignardé par des ultras néofascistes. 30 Le Monde, 14 novembre 2007. Les supporters de Livourne et de Pérouse, mais aussi ceux soutenant Pise, Cosenza ou encore Ancône font partie des groupes classés à gauche. 31 Se reporter au chapitre consacré au Progetto Ultrà dans ce document pour prendre connaissance de ses activités. 32 N. Roumestan, Les supporters de football, Paris, Anthropos, 1998, p 71. On remarque que les premiers noms donnés aux groupes ultras résonnent d’une origine politique évidente. Les Brigate Rossonere de l’AC Milan ainsi que le Potere Bianconero de la Juventus de Turin ne sont pas sans rappeler les Brigades rouges italiennes (Brigate Rosse) et le Pouvoir Ouvrier (Potere Operato). Quant aux Nuclei Armati Bianconeri également de la Juventus de Turin, ils font directement référence aux Noyaux armés prolétariens. 106 autorité. Être ultra, c’est appartenir à un même groupe, se sentir membre d’une même communauté soudée et solidaire ». Mauro Valeri avance ainsi des raisons sociologiques et politiques pour expliquer le glissement de la curva sud de la gauche vers la droite : « Les ultras de gauche de la Roma ont disparu pour diverses raisons. D’abord parce qu’ils n’ont plus considéré le stade comme un lieu de protestation ». Mais il poursuit : « On peut également estimer que cela résulte de l’intérêt manifesté par les partis italiens de gauche et de droite. Les premiers ne sont absolument pas intéressés par le football et par ce qui se passe dans les stades, quand les seconds y ont vu une manière d’enrôler les jeunes. Forza Nuova, un parti d’extrême droite, est très bien introduit dans les stades. Les leaders politiques de droite vont au stade. La gauche, et notamment l’extrême gauche, considère que le football est le nouvel opium du peuple. Il n’y a pas de liens entre les politiciens de gauche et les groupes ultras. Il y en a entre des politiciens de droite et des groupes ultras. Il y a même des leaders ultras qui se sont présentés à des élections sous une étiquette de droite. C’est le cas à l’Inter. Lors de certaines élections, certains leaders ultras prennent publiquement des positions politiques nettes pour certains candidats, pour Alliance Nationale par exemple. Il y a des hommes politiques de droite qui entendent remettre en cause les lois spéciales et qui se posent en défenseurs des ultras ». Daniela Conti abonde dans ce sens : « Je pense que la disparition des ultras de gauche de la Roma est liée à une situation plus générale. Dans toutes les villes, la droite progresse depuis plusieurs années. Les partis de gauche ont délaissé le terrain. Quand j’étais jeune, il était totalement impossible de voir un local d’extrême droite s’implanter. Il sautait. J’en sais quelque chose, j’ai habité un quartier où cela est arrivé plusieurs fois. L’idéologie d’extrême droite est très facile à assimiler pour les jeunes. On se sent fort, puissant. […] Cela séduit de nombreux individus. C’est aussi pour cela que l’extrême droite est autant représentée dans les stades. Les partis de droite ont bien compris où était la jeunesse. Ils vont au stade, dans les bars ». La « droitisation » de la curva sud est-elle le signe d’une stratégie d’infiltration des partis politiques d’extrême droite ? Les chercheurs italiens demeurent partagés sur la relation des groupes ultras aux mouvements politiques d’extrême gauche ou d’extrême droite. Certains affirment que les rapports sont quasi nuls et que les supporters ont toujours résisté à toute tentative d’infiltration idéologique quand d’autres estiment que la montée du racisme, de plus en plus visible aujourd’hui dans les tribunes des stades en Italie, est directement liée aux relations entretenues entre des groupes ultras, comme à Rome, mais aussi à Vérone ou à 107 Bologne, et des groupuscules d’extrême droite 33. Sans doute faut-il, en effet, demeurer prudent. Il reste que lors d’une rencontre disputée contre Livourne le 29 janvier 2006, les ultras de la Roma ont déroulé dans le virage sud du Stadio Olimpico des bannières ornées de croix celtiques et de croix gammées, ainsi qu’un portrait de Benito Mussolini. Une devise proclamait : « Gott mit uns », la devise des SS. Un calicot long de plusieurs dizaines de mètres s’adressait à la fois aux supporters livournais et à ceux de la Lazio : « Lazio-Livourne, mêmes initiales, même four » 34. La curva sud affiche clairement ses préférences idéologiques, comme le met en évidence l’encadré ci-dessous consacré aux Boys Ultras 1972, que nous avons pu rencontrer à l’occasion de notre séjour à Rome. Les Boys Ultras 1972 de l’AS Roma Fondés par quelques adolescents issus de familles bourgeoises, les Boys Ultras 1972 s’installent d’abord dans la curva nord du Stadio Olimpico puis migrent dans la curva sud en 1977, la tribune la mieux organisée et la plus active, afin de rejoindre le Commando Ultrà Curva Sud. Ils prennent toutefois leurs distances dès 1984 et s’installent dans la partie haute du virage. Très présents en déplacement et actifs au Stadio Olimpico, ils sont aujourd’hui une composante importante de la tifoseria romanista. Les Boys sont organisés autour d’une dizaine de militants et comptent 500 adhérents en 2007 (aux origines sociales variées), bien moins que les 1 800 membres enregistrés en 1999, au « sommet » du groupe 35. L’« effet de mode », la peur de certains supporters face à la répression et l’émiettement des tribunes sont les trois arguments invoqués par le responsable du local (qui occupe aussi la fonction de dessinateur officiel du groupe), âgé d’une trentaine d’années, qui nous a accueilli. La hausse du tarif des abonnements dans le virage peut aussi expliquer la perte des effectifs (tout comme les matches décalés pour les retransmissions télévisées) : pour assister à toutes les rencontres de l’AS Roma au Stadio Olimpico pendant la saison 2006-2007, il fallait ainsi débourser 280 euros. Le local, qui fait office de siège et de boutique, est situé dans le quartier de San Lorenzo 36. Il a tout du petit local classique d’un groupe ultra : il s’organise autour d’une pièce centrale et d’une autre, très réduite, attenante, avec toilettes. La première sert de « musée » à la gloire du groupe et de boutique : tee-shirts, maillots, sweat-shirts aux couleurs des Boys (et d’autres produits) occupent tout un mur. Les écharpes du groupe sont exposées sur un autre. Le matériel d’autres groupes italiens et européens est par ailleurs présenté. Le groupe dispose de nombreuses photographies à la gloire de Paolo, le leader des Boys disparu en 2005 dans un accident de moto. Signe du rayonnement international du groupe et de son leader charismatique, un article relatant le tragique événement a paru dans le fanzine espagnol fort réputé Super Hincha. Figure morale et charismatique très importante du supportérisme romanista, symbole de la curva sud depuis quelques années, Paolo était très respecté par l’ensemble des supporters de la Roma. Emprisonné pendant un temps avec des membres des Irriducibili de la Lazio, il s’accorda avec eux. La haine vis-à-vis de l’ennemi laziale passe depuis au second plan, loin derrière 33 Pour la première option, voir : R. de Biasi, « Ultra-political : football culture in Italy », in V. Duke, L. Crolley (eds), Football, Nationality and the State, Londres, Longman, 1996, p 123 ; Pour la seconde, se reporter à : C. Podaliri, C. Balestri, « The Ultras, Racism and Football Culture in Italy », in A. Brown (ed), Fanatics ! Power, race, nationality and fandom in European football, Londres, Routledge, 1998, p 97-99. 34 Le Monde, 31 janvier 2006. 35 Antonio Roversi et Carlo Balestri (« Italian Ultras Today : Change or Decline ? », European Journal on Criminal Policy and Research, n°8, 2000, p 187) rappellent que les groupes d’ultras italiens se caractérisent par la diversité de leur composition sociologique. 36 Une photographie du local est placée en annexes. 108 une étonnante solidarité contre un nouvel adversaire commun : la police. Des affiches, de nombreuses photographies de chorégraphies, de banderoles et d’affrontements garnissent aussi les murs, tout comme des symboles fascistes... Un buste et des portraits du « Duce » Benito Mussolini, des francisques et des croix celtiques, des écharpes des Ultras Sur (un groupe du Real Madrid réputé pour son ancrage idéologique d’extrême droite et son admiration pour Franco) donnent le ton. Les Boys ne font pas secret de leurs inclinations politiques, même si le responsable du local se défend de tout militantisme politique, explique que ces éléments composent l’idéal et les valeurs du groupe et parle de provocation lancée à l’encontre des supporters adverses (estimant que tous les moyens sont bons pour déstabiliser l’adversaire)… « C’est très étrange car ils sont plutôt issus de milieux populaires et leur local se situe à San Lorenzo, le quartier de la contestation sociale et politique de gauche à Rome. Or, ils sont situés clairement à l’extrême droite », indique Mauro Valeri, sociologue à l’université de Rome « La Sapienza ». Nostalgie de l’Italie mussolinienne, culte de la virilité, organisation paramilitaire, attachement fort à la localité et au territoire forment un terreau fertile pour le développement d’opinions et d’attitudes racistes et xénophobes. C. Les incidents racistes à la Lazio et à la Roma lors de la saison 2005-2006 Au cours de notre séjour, nous avons pu constater la présence de très nombreux graffitis racistes, signes fascistes et nazis (faisant référence au football et au supportérisme), qui côtoient des slogans « anti-flics », sur les murs de la capitale 37. Outre Rome, les villes italiennes les plus touchées par le racisme dans les stades de football sont Sienne, Ancône, Trieste, Udine, Trévise, Vincenza, Milan, Ascoli, Piacenza, Turin, Vérone et Naples 38. 78 incidents racistes ont été relevés lors de la saison 2005-2006, aucun échelon du football italien n’étant épargné : 35 concernent les rencontres de série A, 25 se sont produits à l’occasion des matches de série B, mais aussi trois en série C/1, dix en série C/2, deux lors de matches de coupe d’Italie. Les incidents concernent les tribunes suivantes : Lazio (neuf incidents et 35 000 euros d’amendes pour la seule saison 2005-2006), Vérone (huit incidents), Ascoli (sept), AS Roma (six), Arezzo (quatre), Fiorentina, Internazionale, Latina, Piacenza, Sienne, Trieste (trois pour chacun de ces clubs) 39. « C’est un racisme du dimanche. Pour les Italiens, les cris de singe ne sont pas considérés comme une manifestation de racisme. C’est pris comme une blague. Les gens se défendent d’être racistes. C’est juste pour rire. Mais il y a un réel problème de représentation des communautés immigrées dans les stades », explique le sociologue Mauro Valeri. Notons également que l’apparition des slogans et des symboles racistes dans les stades italiens, au cours des années 1990, coïncide avec une évolution qui voit l’Italie, pays naguère d’émigration, devenir attractif pour de nombreux migrants, 37 Se reporter également aux annexes pour en voir un exemple. La Gazzetta dello Sport, 18 février 2006. Soulignons qu’il existe une forme typiquement italienne de racisme, qui a trait au mépris des Italiens du Nord pour les méridionaux (surnommés les « terroni », les bouseux). Les supporters de Naples, Bari ou Lecce sont souvent assimilés aux « Albanesi » par les partisans des équipes septentrionales. 39 M. Valeri, Attaco antirazzista. Rapporto su razzismo e antirazzismo nel calcio. Campionato 2005-2006, Rapport pour l’Observatoire sur le racisme et l’antiracisme dans le football, association culturelle Panafrica / Réseau FARE, 2006, p 20. Les données qui suivent sont tirées du rapport. 38 109 notamment albanais et africains. En ce sens, le racisme dans certains virages illustre sans doute aussi les angoisses profondes de la société italienne face à l’immigration. La loi n°205 du 25 juin 1993 relative « aux mesures d’urgence concernant la discrimination raciale, ethnique et religieuse » prévoit la possibilité de poursuivre en justice toute personne qui, lors de manifestations publiques, montre des signes extérieurs, des emblèmes ou des symboles de caractère raciste ou fondés sur la haine ethnique, nationale ou religieuse. Par ailleurs, elle stipule l’interdiction d’accès aux enceintes sportives aux personnes qui portent les emblèmes ou symboles mentionnés ci-dessus. La violation de cette interdiction est passible d’une peine de prison d’une durée de trois mois à un an. Mauro Valeri constate, cependant, une relative indifférence à l’égard de ces incidents : « Ce qui est curieux, c’est qu’il n’y a pas de protestation de la part des hommes politiques de gauche lorsque l’on voit dans les stades des symboles nationalistes ou fascistes. À Rome, c’est la communauté juive qui s’indigne et proteste contre les croix celtiques, les portraits de Mussolini, les croix gammées… La gauche ne parle pas des problèmes raciaux, ne prend pas au sérieux le problème du racisme, que ce soit dans le football ou en général ». Pour ce qui concerne les drapeaux, les banderoles et les slogans racistes, vingt-quatre incidents ont été relevés. Le tiers d’entre eux (soit huit cas au total) concerne la Lazio et la Roma (quatre incidents) chacun. La liste est la suivante : 1. Des symboles nazis affichés dans la tribune réservée aux supporters romains, le 18 septembre 2005, lors de la rencontre Livourne – Roma (8 000 euros d’amende) ; 2. La presse publie une photographie d’un supporter de la Lazio, visage caché, agitant un drapeau nazi le 27 novembre 2005 lors de la rencontre Empoli – Lazio (aucune sanction) ; 3. Des supporters de la Lazio agitent des drapeaux avec des symboles évoquant la discrimination raciale le 11 décembre 2005 lors du match Livourne – Lazio (8 000 euros d’amende) ; 4. Un drapeau contenant des symboles évoquant la discrimination raciale est agité, pendant 30 secondes environ, par les supporters de la Lazio le 17 décembre 2005 lors du match Lazio – Juventus (8 500 euros d’amende) ; 5. Des croix celtiques apparaissent et des slogans fascistes sont lancés dans la curva nord, le 8 janvier 2006, lors du match Lazio – Ascoli (pas de sanctions, ces faits ont été rapportés par la presse le lendemain de la rencontre) ; 110 6. Des croix celtiques sont affichées dans la partie basse du virage sud des supporters de l’AS Roma, le 15 janvier 2006, lors du match Roma – AC Milan (pas de sanctions, ces faits ont été rapportés par la presse le lendemain de la rencontre) ; 7. Des croix celtiques, des saluts romains, des bannières à l’effigie du Duce, une banderole faisant l’apologie du régime nazi proclamant « Gott mit uns », une autre banderole de vingt mètres de long (affichée pendant quelques minutes) évoquant le génocide du peuple juif (« Lazio-Livourne, mêmes initiales, mêmes fours ») composent les chorégraphies des supporters romanisti, le 29 janvier 2006, lors de la partie Roma – Livourne. Onze partisans sont arrêtés quasi immédiatement, quatre autres sont recherchés. Les supporters arrêtés appartiennent à un groupe d’extrême droite « Tradizione Distinzione » (proche de Forza Nuova, selon la presse, ce que le leader de ce parti s’empressa de démentir), très bien introduit au sein de la curva sud. Des ouvrages relatant l’histoire des SS sont retrouvés au domicile de certains d’entre eux. L’enquête a particulièrement mis en évidence le rôle d’un jeune homme de 22 ans, présenté par la presse comme le leader, contrôlant la partie du virage où ont été exposées les banderoles (il a été poursuivi pour exposition de symboles incitant à la haine raciale). Le club est sanctionné d’une amende de 5 000 euros et d’un match à huis clos. 8. Le 14 mai 2006, lors de la rencontre AC Milan – Roma, les supporters romains brandissent un drapeau, pendant toute la partie, avec un symbole évoquant la discrimination raciale (7 000 euros d’amende). Pour ce qui concerne les chants, les insultes racistes et les cris de singes, 51 incidents de ce type ont été recensés, principalement en direction des joueurs noirs (une insulte à l’encontre des juifs a été relevée). Cinq cas concernent la Lazio, deux relèvent des supporters de la Roma. La liste est la suivante : 1. Le 28 août 2005, lors du match opposant la Lazio à Messine, les supporters laziali entonnent des chants racistes, à quatre occasions pendant la partie, à destination du joueur ivoirien de Messine, Zoro (5 000 euros d’amendes et excuses répétées du président et de divers joueurs de la Lazio après la partie) ; 2. Les supporters de la Lazio entonnent des chants racistes à destination du joueur ghanéen de la Roma, Kuffour, le 23 octobre 2005 (pas de sanction) ; 3. La curva nord, où siègent les Irriducibili, lance des cris de singe à destination de deux joueurs français de la Juventus, Thuram et Vieira, le 17 décembre 2005. Une partie de la tribune se « dissocie » et tente de couvrir les cris par des chants (pas de sanction) ; 111 4. Le 24 janvier 2006, les supporters de la Lazio récidivent lors d’une rencontre contre l’Inter de Milan (10 000 euros d’amende) ; 5. Le 19 mars 2006, des insultes racistes, rapportées par la presse, sont lancées par les supporters de la Roma à destination de Zoro, joueur de Messine (pas de sanction) ; 6. Lors de la rencontre entre la Lazio et Livourne, le 15 avril 2006, la curva nord lance des cris de singe et plusieurs chants aux paroles évocatrices : « Duce, Duce », « Livornese ebreo » (Livournais juifs). Le club est sanctionné par une amende de 6 000 euros ; 7. Le 30 avril 2006, à l’occasion du match entre Chievo Vérone et l’AS Roma, des chants racistes à l’encontre d’un joueur adverse sont repris par les supporters romains (pas de sanction). D. La tifoseria de Rome ou les tensions du mouvement supportériste Que retenir de ce rapide aperçu de la situation du supportérisme ultra à Rome ? Il nous semble que le mouvement traverse une période de troubles importants. Quatre points, qui sont autant de signes illustrant cet état de fait, nous paraissent essentiels. 1. La baisse des affluences au Stadio Olimpico est manifeste depuis plusieurs années, aussi bien pour la Lazio que pour la Roma. Les groupes ultras soutenant les deux clubs voient également leurs effectifs diminuer, signe d’un mouvement qui connaît un relatif déclin. 2. Il existe un réel problème de renouvellement des cadres des groupes ultras. Dans le passé, il y a eu de nombreux cas de morts par overdose chez des figures du mouvement. Plus récemment, certains ont été emprisonnés. 3. Lié aux deux points mentionnés ci-dessus, le constat d’un « émiettement des tribunes » peut être posé, particulièrement pour le cas de l’AS Roma. D’autres clubs italiens connaissent le même processus. C’est notamment le cas dans les tribunes de l’AC Milan. La disparition de la Fossa dei Leoni en novembre 2005, un groupe ultra historique (parmi les premiers fondés en Italie, en 1968), en est un signe particulièrement révélateur 40. Les associations les plus anciennes, dont certaines existent ou existaient depuis vingt ou trente ans, ont perdu de leur influence ou ont cessé leurs activités. A Rome, seuls les Irriducibili font exception (et dans les autres clubs, les Boys de l’Inter Milan, entre autres), même si, nous l’avons évoqué, ce groupe connaît aussi certaines difficultés (et incarne la dégénérescence du mouvement des supporters 40 Voir sur ce sujet la chronique de Nicolas Hourcade dans le magazine So Foot, n°30, 2006, p 20. 112 ultras en groupes de pression à la limite de la légalité parfois). Quelques-unes des conséquences de cette atomisation sont la perte de contrôle des groupes organisés sur les virages (les leaders habituels, connus de la police et des dirigeants des clubs, peinent à maîtriser les supporters), la disparition des règles qui, si elles n’excluaient en rien la violence, encadraient les affrontements physiques et les comportements déviants et la formation de groupuscules plus radicaux et plus violents. 4. A la complexification de la situation du supportérisme radical ici relevée doit enfin être ajoutée la prévisible complexification de sa gestion. Les violences liées aux rencontres de football sont aujourd’hui importantes à Rome et sont le fait de groupes très divers, qui se sont multipliés ces dernières années. Quant aux incidents racistes, ils affectent les virages autrefois épargnés (comme à la Roma). Ces phénomènes tendent de plus à se déplacer. Ils passent des stades aux rues, transformant les violences supportéristes en un problème de violences urbaines et soulevant la question de la probabilité du maintien de l’ordre. Les heurts du 11 novembre 2007, après la mort d’un supporter de la Lazio, tué par un policier sur une aire d’autoroute alors qu’il se rendait à Milan avec quatre amis pour voir la rencontre contre l’Inter, sont l’illustration de ce mouvement : Rome fut le théâtre des affrontements les plus violents en Italie, les groupes les plus durs de la Roma et de la Lazio déclarant l’union sacrée pour attaquer les casernes de police et les carabiniers. 2. Rome : l’illustration de la situation italienne En Italie, les violences liées aux matches de football ne sont pas récentes. Il existe une longue histoire de tragédies : douze décès ont eu lieu en marge des rencontres depuis les années 1960. Sans faire le récit par le détail de ces graves incidents, rappelons néanmoins que le premier décès date du 18 avril 1962. Lors d’une rencontre de troisième division contre Potenza, un supporter de Salerne trouve la mort après avoir été touché par un projectile (les heurts ayant débuté lorsque l’arbitre a refusé un penalty à l’équipe de Potenza). Nous l’avons évoqué, un autre décès (celui de Vincenzo Paparelli, supporter de la Lazio) survient le 28 octobre 1979 lors du derby romain. De nombreux incidents se produisent également dans les années 1980. Plusieurs supporters perdent la vie, à Trieste et à Milan en 1984, à Ascoli en 1988, à 113 Milan encore en 1989. Les armes blanches se répandent, les agressions se font plus rapides et sont menées par des bandes réduites de supporters 41. Paradoxalement, « malgré le nombre important et la gravité des incidents, jusqu’au milieu des années 1980 le hooliganisme italien était considéré comme un problème d’ordre public commun, et les médias l’attribuaient à des facteurs socio-économiques, politiques ou psychologiques. Ceci résultait du fait que, la société italienne traversant alors une période d’agitation sociopolitique intense, d’une part la gravité des incidents de hooliganisme était relativisée et, d’autre part, il semblait normal d’attribuer à ce comportement des causes semblables à celles attribuées aux comportements violents de la jeunesse politisée de l’époque » 42. A partir de la deuxième moitié des années 1980, selon Anastassia Tsoukala, la pacification de la société italienne et la hausse des incidents et de leur gravité changent singulièrement la donne. Le hooliganisme se voit alors déconnecté du contexte de violence sociopolitique, désormais révolu, et la perception policière du phénomène l’emporte. Si la violence des manifestants politiques était comprise parce qu’elle était, aux yeux des autorités (et de l’opinion), motivée par des mobiles politiques et sociaux, celle des supporters apparaît gratuite : il semble impossible de comprendre et d’accepter une forme d’action collective violente non politique 43. La répression du phénomène, auquel le contexte contemporain est devenu particulièrement sensible, semble dès lors une option légitime. Cette perception tend, cependant, à homogénéiser, d’une part, un univers complexe et mouvant, et d’autre part, à nier la variété des motivations et des logiques d’action qui sont au principe des violences. De sorte que les leaders des groupes de supporters ne sont pas vus comme de possibles interlocuteurs. A. Lacunes et ratés de la politique italienne de contrôle du supportérisme violent L’absence d’une vision globale et cohérente « En Italie, le pouvoir arrive toujours en retard », déclare Andrea Aloi, rédacteur en chef du Guerin Sportivo, un important hebdomadaire consacré au football italien. La lutte contre le 41 Sur la situation italienne en matière de violences supportéristes dans les années 1980, voir : A. Roversi, « Gente da stadio ; tifosi organizzati e ultras », in R. Grozio, Catenaccio e contropiede, Rome, Antonio Pellicani, 1990, p 76-95. 42 A. Tsoukala, « La gestion policière du hooliganisme : Angleterre, Italie, Pays-Bas », in J.-C. Basson (dir.), Sport et ordre public, Paris, La Documentation française-IHESI, 2001, p 169-170. Sur la violence politique en Italie, voir : I. Sommier, op. cit. 43 Selon Anastassia Tsoukala pourtant (Sport et violence. L’évolution de la politique criminelle à l’égard du hooliganisme en Angleterre et en Italie, 1970-1995, Bruxelles/Athènes, Bruylant/Sakkoulas, 1995, p 229), le hooliganisme apparaît en Italie, comme en Angleterre, « en période de crise socio-économique et revêt un aspect protestataire, renforcé en cas de défaillance des mouvements traditionnels de protestation sociale, les stades de football constituant alors des voies de communication alternatives ». 114 hooliganisme en Italie semble, en effet, se résumer à une course après l’actualité tragique, ne réagissant qu’après coup aux événements violents marquant le football. Alors que les incidents se multiplient, les années 1980 sont d’abord caractérisées par un renforcement continu de la présence policière dans et aux abords des stades, des contrôles, des fouilles et des interdictions. La loi n°401 du 13 décembre 1989 relative à l’ordre public lors des manifestations sportives encadre alors la politique de contrôle des supporters. Etablie en prévision de l’organisation de la coupe du monde de football de 1990 mais aussi en réaction aux décès de supporters à Ascoli et Milan, sa mesure phare consiste à interdire de stade, pour une durée allant de six mois à trois ans, les supporters qui commettent des actes violents dans les enceintes sportives. Cherchant à exclure des enceintes les individus à risque, la loi prévoit aussi la « militarisation » (les militaires italiens participent notamment à la sécurité de la coupe du monde de 1990) et la sanctuarisation des stades. Grilles de séparation, vitres de plexiglas, virages sectorisés et tribunes allouées aux partisans visiteurs strictement protégées forment ainsi le lourd arsenal dissuasif. Entre 1994 et 2002, la présence policière dans les stades italiens est doublée. En juin puis en juillet 1999, les trains spéciaux affrétés pour les supporters en déplacement et la vente de billets pour ces derniers les jours de match sont supprimés, le but des deux mesures étant de limiter les voyages. Mais ces tentatives répétées d’empêcher les transferts en groupe génèrent des problèmes de gestion de l’ordre public (les supporters se déplaçant de plus en plus en voitures et par petites bandes) 44. De nouvelles mesures ont été prises ces dernières années, posant la question de leur efficacité et de leur application effective. En 2001, un supporter de Messine est tué (touché à la tête par un gros pétard) par un tifoso de Catane au cours du derby sicilien. La loi n°401 de 1989 est modifiée en août 2001 45. Le texte prévoit notamment le durcissement des conditions d’accès aux stades et des interdictions de stade : une pièce d’identité doit être présentée pour pouvoir acheter un billet puis pour pouvoir pénétrer dans l’enceinte sportive. Néanmoins, la saison 2002-2003 demeure marquée par de nombreux incidents, qui font 612 blessés parmi les forces de l’ordre et 238 parmi les tifosi. Le 20 septembre 2003, de violents affrontements se produisent avant la rencontre de deuxième division entre Avellino et Naples. 800 supporters napolitains, cagoulés et armés de barres de fer, s’opposent à la police, à l’extérieur du stade avant le match puis dans les tribunes avant le coup d’envoi de la partie. Un jeune supporter de Naples chute d’une tribune, s’écrase vingt mètres plus bas et meurt. Lors de la même soirée, 44 Se reporter au chapitre suivant consacré aux déplacements des supporters. Voir : C. Miège, « La lutte contre la violence dans le sport au sein de l’Union européenne », Regards sur l’actualité, n°285, 2002, p 79-92. 45 115 sur l’autoroute entre Venise et Trieste, une centaine d’ultras du club de Livourne saccage une station-service. Une modification législative importante était pourtant intervenue le 21 février 2003 avec l’adoption par le Conseil des ministres italien de la loi n°88 dite « anti-violence » qui institue le principe du « quasi flagrant délit » ou « flagrance différée ». Déjà envisagée en août 2001, cette disposition rend possible l’arrestation des fauteurs de troubles 36 heures après les faits (la limite avait été fixée à 48 heures en 2001) sur la base de documents photographiques ou vidéos et sur ordre d’un juge. La loi a d’autres conséquences : les préfets ont de plus amples pouvoirs d’intervention sur les matches. Ils peuvent, à titre préventif, décider de faire reporter les rencontres pour des raisons d’ordre public. Une autre mesure prévoit que la préfecture sanctionne globalement les comportements violents en fermant jusqu’à un mois un stade ayant été le théâtre d’affrontements. Un nouveau décret-loi antiviolence dans les stades, dit « loi Pisanu » (du nom du ministre de l’Intérieur à l’origine de la loi), est promulgué le 17 août 2005 46. Reprenant les normes édictées par l’Union européenne de football association (l’UEFA) et les recommandations européennes 47, le texte intervient sur les questions relatives à la billetterie, la vidéosurveillance (toutes les enceintes sportives italiennes de plus de 10 000 places ont l’obligation de se doter d’un système de vidéosurveillance avec un poste de sécurité central à l’intérieur du stade), la sécurité des enceintes sportives (la volonté de réduire progressivement la présence des forces de police à l’intérieur des stades et donc de promouvoir la fonction de stadiers y est présente). L’article un de la loi Pisanu prévoit des interdictions de stade de deux mois à deux ans, assorties d’une obligation de pointer dans un commissariat les jours de match. Toutefois, la loi est imparfaite : certains supporters interdits de stade peuvent assister à des matchs auxquels leur équipe ne prend pas part 48. Par ailleurs, toute personne interrompant une rencontre peut se voir punie d’un mois à trois ans de prison. L’article deux est relatif à la vente des billets. Ceux-ci doivent être électroniques, nominatifs, de couleur différente selon la 46 Pour prendre connaissance de la loi, se reporter au rapport : F. Tagliente, R. Massucci, Violenza negli stadi. Nuove misure organizzative, Ministère de l’Intérieur, département de la sécurité publique, 2005. 47 Textes de référence : Convention européenne du 19 août 1985 ; résolution du Conseil de l’Union européenne du 6 décembre 2001 (manuel de coopération internationale policière contenant des mesures pour prévenir et lutter contre la violence à l’occasion des rencontres internationales de football) ; Recommandation du Conseil de l’Union européenne du 1er décembre 1994 concernant l’échange d’informations à l’occasion d’événements internationaux ; Décision du Conseil de l’Union européenne du 26 juillet 1995 concernant la sécurité des rencontres internationales de football ; Recommandation du Conseil de l’Union européenne du 13 février 2004 concernant un manuel de coopération entre les Etats membres pour éviter les attaques terroristes à l’occasion des Jeux Olympiques et d’autres événements sportifs internationaux ; Résolution du Conseil de l’Union européenne du 29 avril 2004 concernant la sécurité des réunions du Conseil de l’Union Européenne et d’autres événements similaires (G8). 48 Il y avait 737 interdits de stade en juin 2006. F. Tagliente, R. Massucci, Il modello italiano per la prevenzione ed il contrasto della violenza negli stadi, Rapport pour l’Observatoire national sur les manifestations sportives, ministère italien de l’Intérieur, 2006, p 190. 116 tribune et correspondre à une place précise (c’est la principale nouveauté). La revente des places est sanctionnée d’amendes, mais ce volet de la loi a également été négligé (un tifoso de la Juventus a été condamné pour avoir voulu pénétrer au Stadio delle Alpi avec l’abonnement d’une autre personne, en septembre 2005). En effet, en dehors des enceintes de Rome, Turin et Milan, les stades italiens ne sont pas équipés pour garantir l’application de cette mesure. De plus, les normes de sécurité dans les stades, définies par la loi, n’étaient pas appliquées jusqu’à la mort du policier de Catane en février 2007 49. C’est à cette date seulement qu’une structure fédérale est créée pour contrôler la conformité des stades, sur le modèle de la Football Licensing Authority en Angleterre, qui délivre une sorte de certification aux stades anglais en matière de sécurité. De nouvelles mesures sont mises en place par le gouvernement italien à la suite de ce décès. Elles prévoient l’interdiction de stade des supporters visiteurs lors des matchs définis « à risque » par les autorités, davantage de caméras de surveillance et une fouille encore plus rigoureuse. La durée du principe de « quasi flagrant délit » passe de 36 heures à 48 heures. Une autre mesure punit d’une sentence de cinq à quinze ans de prison toute personne qui résiste à une arrestation. De plus, la possession de feux d’artifice ou de fusées éclairantes dans les vingt-quatre heures avant et après les matchs constitue un délit. Récemment (après la mort d’un supporter de la Lazio en novembre 2007), l’Observatoire national sur les manifestations sportives, qui dépend du ministère de l’Intérieur, a décidé d’interdire tout transfert de supporters aux groupes considérés comme violents. Les clubs devront en outre se doter, d’ici au 1er mars 2008, de stadiers formés, sous peine de devoir jouer leurs matchs à domicile à huis clos. Les préfets pourront désormais décider de ne pas faire commencer une rencontre, ou de l’arrêter, en cas de violences, mêmes perpétrées loin du stade où la partie se joue. « En Italie, il y a une tendance pour toujours aller chercher la solution la plus rapide. On ne travaille pas sur le long terme. On travaille toujours dans l’urgence. On n’en parle jamais, jusqu’au jour où il y a un problème grave, comme à Catane cette année. Il n’y a pas de projet global », estime Ashley Green, permanent du Progetto Ultrà. Il poursuit : « Il n’y a pas d’idée forte qui se dégage. Ce sont des discours que l’on entendait déjà dans le passé. Il faut toujours créer de nouvelles lois, créer de nouvelles sanctions. Elles ne sont même pas appliquées. On a un système judiciaire lent. En fait, on cherche toujours la solution sensationnaliste ». Si l’actualité récente a changé la donne, la politique italienne de lutte contre le hooliganisme a donc balancé entre une grande sévérité et un laisser-faire au cours 49 Nous revenons sur ce tragique incident dans les pages qui suivent. 117 des dernières décennies : aux périodes de désintérêt succèdent des moments d’intense agitation, pendant lesquels de nouvelles mesures, censées résoudre le problème, sont adoptées. Les dernières dispositions se superposent aux plus anciennes, mais certaines ne sont jamais appliquées, comme nous l’avons évoqué à travers plusieurs exemples. Citons encore le décret-loi n°717 du 22 décembre 1994, transformé en loi par la loi n°45 du 24 février 1995 concernant les « mesures d’urgence pour prévenir les phénomènes de violence à l’occasion de compétitions sportives », qui introduisait des dispositions concernant les relations entre les associations sportives et les supporters, qu’ils soient organisés ou non 50. Les règles interdisent aux clubs sportifs d’accorder une aide directe ou indirecte (subventions, distribution de billets ou de titres de transport gratuitement ou à prix réduit) aux supporters interdits de stade et aux groupes comptant parmi leurs membres même une seule personne signalée. La violation de cette interdiction constitue une infraction administrative passible d’une sanction pécuniaire variant entre 10 et 50 % des recettes de la compétition. Nous l’avons vu, ce texte n’a pas empêché le développement de liens très ambigus entre les Irriducibili et les dirigeants de la Lazio à la fin des années 1990. Andrea Aloi, rédacteur en chef du Guerin Sportivo, confirme : « Ces liens sont toujours très ambivalents. Certains dirigeants, comme Moggi à la Juventus, se sont servis des groupes de supporters pour asseoir leur pouvoir au sein des clubs 51. Cela passe par un engraissement : billets distribués gratuitement aux groupes qui sont ensuite vendus au marché noir, aide financière pour des déplacements, etc. Cela fait beaucoup d’argent, qui va dans les poches de certains chefs des virages, des parrains. Le pouvoir de Moggi à la Juventus était très fort. Les groupes soutenaient sa politique par l’intermédiaire de banderoles par exemple. Cela a un écho médiatique. Les gens se disent : tiens, tel dirigeant de la Juventus est contesté, tel autre est applaudi. Les ultras se transforment en groupes de pression, en minorités actives. Ce n’est pas vrai dans tous les clubs. À la Juventus, c’était particulièrement vrai sous l’ère Moggi ». Outre son inapplication partielle, cette politique de lutte contre le hooliganisme se signale aussi par son coût. En 2003, le dispositif de maintien de l’ordre public lors de chaque journée de championnat coûtait à l’Etat près de 32 millions d’euros. 50 Selon la législation italienne, un décret doit devenir une loi dans les 60 jours pour devenir permanent. Soulignons aussi que les rapports ambigus entre tifosi et directeurs des clubs ont été formellement dénoncés pour la première fois en 1988, dans un rapport de la Federazione Italiana Giuoco Calcio, Rapports entre les clubs de football et les clubs de supporters, Département enquêtes, Rome, 1988. 51 Luciano Moggi fut directeur général de la Juventus de Turin entre 1994 et 2006, responsable des transferts et en charge de la gestion quotidienne du club aux côtés de Roberto Bettega, vice-président, et Antonio Giraudo, administrateur. Impliqué dans un vaste scandale de matchs truqués, il a démissionné au mois de mai 2006. Mis en examen et accusé d’association de malfaiteurs destinée à la fraude sportive par le parquet de Naples, chargé de l’enquête, Luciano Moggi a été suspendu de toute fonction sportive pour une durée de cinq ans. 118 « Eradiquer le mal » ? Cette politique n’est pas seulement marquée par une vision à court terme du problème, elle est aussi réduite, tant dans ses objectifs que dans sa méthodologie. « La stratégie italienne de lutte contre la violence est fondée essentiellement sur la répression », explique Carlo Balestri, sociologue et fondateur du Progetto Ultrà de Bologne. La part très importante consacrée au volet répressif s’inscrit dans une histoire. En effet, « dans les pays marqués par des passés politiques troubles et traversés par des périodes de violence socio-politique extrême, tels que l’Italie et la Grèce, explique Anastassia Tsoukala, où les manifestations politiques étaient souvent réprimées brutalement et les agents de sécurité publique restaient fort discrédités aux yeux de l’opinion, les forces de police adoptent les mêmes méthodes répressives vis-à-vis des hooligans. La gestion policière du phénomène, focalisée sur le strict maintien de l’ordre public, se caractérise alors par l’absence de toute politique préventive et par l’augmentation croissante des effectifs mobilisés à l’occasion d’un match de football, la démonstration de la puissance et de la supériorité numérique des policiers jouant par ailleurs un rôle compensatoire quant aux défaillances chroniques de leurs entraînement et équipement. Bien que cette politique ait fait l’objet de nombreuses critiques, dénonçant le fait que les interventions policières brutales ou survenues tardivement contribuaient souvent au déclenchement ou à l’aggravation de nombreux incidents, la gestion du hooliganisme n’a été sensiblement modifiée qu’à partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt »52. Aujourd’hui, alors qu’il existe une convergence entre la vision politique du problème, la perception des autorités sportives et les attentes de l’opinion publique, la gestion du hooliganisme est toujours fondamentalement répressive. Le fond est donc identique, mais la forme de l’intervention a changé. « Nous sommes actuellement plutôt dans une grande sévérité. Les lois sont très répressives, affirme Andrea Aloi, rédacteur en chef du Guerin Sportivo. Chaque homme politique a son idée. Aujourd’hui, les hommes politiques se sentent obligés de se bouger un peu, car l’opinion publique est sensible aux problèmes dans les stades. L’accord pour plus de répression est généralisé dans l’opinion publique. Mais ce n’est pas une préoccupation majeure. Il n’y a pas de véritable volonté politique ». Daniela Conti, de l’UISP partage cet avis : « En Italie, dès qu’il y a un problème, la tendance est de trouver 52 A. Tsoukala, La gestion policière du hooliganisme en Europe. Quatre décennies de stratégies d’action et d’enjeux sociaux et politiques, Rapport intermédiaire pour l’Inhes, 2006, p 7. Pour appuyer cette affirmation, Anastassia Tsoukala mentionne les références suivantes : Federazione Italiana Giuoco Calcio, Rapports entre les clubs de football et les clubs des supporters, Rome, 1988, p 27 ; F. Borghini, Violenza negli stadi, Manzuoli Luciano, Firenze, 1977, p 36, p 48, p 57-58. Se reporter plus largement à ce rapport intermédiaire pour prendre connaissance des logiques qui fondent les politiques de contrôle du hooliganisme. 119 la solution la plus rapide. La plus aisée et la plus rapide est la répression. Il y a aussi la nécessité de donner une réponse rapide à l’opinion publique. Quand le policier est mort à Catane, il a fallu agir rapidement, ce qui signifie en clair « tolérance zéro » car les fans sont considérés comme stupides, violents… Selon moi, il faut totalement redessiner la législation ». Ces stratégies fortement répressives ont, en effet, pris des formes nouvelles. Elles s’appuient essentiellement sur des textes législatifs très durs à l’encontre du mouvement supportériste et sur le recours à des mesures proactives. Application stricte de la loi, interdictions de stade préventives (et collecte de renseignements), interdictions de banderoles et de tracts forment quelques-uns des axes de l’approche « éducative » italienne, de type paternaliste et autoritaire, ayant pour objectif de faire intérioriser le respect des règles. Surtout, l’introduction de lois pénales spéciales (la loi de février 2003 puis la loi Pisanu, notamment) a produit des effets considérables sur la répression des supporters puisqu’elle a impliqué la mise en place progressive d’un ensemble de mesures dérogatoires (vidéosurveillance, interdiction de vente d’alcool, interdictions préventives de fauteurs de troubles potentiels) et la création de nouvelles sanctions à l’encontre des personnes accusées pour hooliganisme (interdictions de stades, interdictions de déplacements à l’occasion de compétitions internationales) 53. Fondée sur la prédominance de la notion de dangerosité (le hooliganisme est perçu comme un phénomène criminel dangereux) 54, cette politique de contrôle se donne pour ambition, illusoire, d’éradiquer la violence en « désagrégeant » ceux qui en sont à l’origine : les groupes ultras violents 55. Mais, d’une part, cet objectif est loin d’être atteint et il ignore, d’autre part, que la violence peut changer, se déplacer, prendre de nouvelles formes et de nouvelles cibles. « Traditionnellement, les stratégies policières fortement répressives produisent ainsi une radicalisation des formes de contestation » 56. La logique sécuritaire développée en Italie, loin d’assurer une maîtrise du hooliganisme, a fini par contribuer à son aggravation 57. 53 Se reporter à : A. Tsoukala, « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe : de la fusion sécuritaire au multipositionnement de la menace », Cultures & Conflits, n°51, 2003, p. 83-96. 54 Sur ce point, voir : A. Tsoukala, « La gestion policière du hooliganisme : Angleterre, Italie, Pays-Bas… », art. cit, p 168-170. 55 Après les graves incidents de Catane, ayant vu la mort d’un policier, le ministre de l’Intérieur, Giuliano Amato, promoteur d’une ligne dure contre les ultras, déclarait : « Nous leur ferons comprendre que c’est fini [parlant des supporters auteurs de violences]. Nous les arrêterons, quitte à arrêter le football ». Le Monde, 5 février 2007. 56 D. Della Porta, H. Reiter, « Antimondialisation et ordre public. Le sommet du G8 à Gênes », in O. Fillieule, D. Della Porta (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2006, p 282. 57 Voir : A. Tsoukala, « La gestion policière du hooliganisme : Angleterre, Italie, Pays-Bas… », art. cit, p 159174. 120 Permanence des violences, transformation des comportements Lors de la saison 2006-2007, 600 matchs des séries A, B et C (les trois divisions professionnelles) ont été déclarés « à risque » par l’Observatoire national sur les manifestations sportives, contre 400 pour la saison 2005-2006 (il y a eu près de 300 blessés lors de cette saison). 95 rencontres ont occasionné des blessés, contre 105 la saison précédente. 223 supporters ont été arrêtés contre 185 en 2005-2006 58. La situation est donc loin d’être maîtrisée. Elle a aussi changé. Si l’on observe, dans un premier temps, les lieux où se sont déroulés les incidents violents, lors de la saison 2005-2006, les stades et leurs alentours demeurent les endroits les plus risqués (comme l’indique le graphique ci-dessous). Il n’en demeure pas moins qu’un quart seulement (28 % exactement) des violences s’est produit à l’intérieur des enceintes, contre la moitié (51 %) dans la proche périphérie des stades. Par ailleurs, 14 % des incidents ont tout de même eu lieu en ville, 6 % lors du trajet ferroviaire et 1 % lors des trajets sur l’autoroute, des chiffres qui confirment l’existence de problèmes lors des déplacements des supporters, que ces voyages s’effectuent par le train ou par la route 59. Lieux des incidents Saison 2005-2006 (en %) 28% Proximité du stade Milieu routier Milieu ferroviaire 51% Milieu urbain 14% 6% 1% Dans le stade La localisation des violences ou des troubles en dehors des stades se confirme à la lecture du graphique suivant, qui représente l’aire d’utilisation des gaz lacrymogènes par les forces de police. Là encore, ce mode d’intervention des forces de l’ordre est principalement utilisé aux abords des stades (dans 61 % des cas). 58 Le Monde, 14 novembre 2007. Chaque samedi et dimanche, le ministère de l’Intérieur, par l’intermédiaire de l’Observatoire national sur les manifestations sportives, gère environ 90 rencontres de série A, B et C. 59 Les données présentées dans les graphiques ci-dessous sont toutes issues de : F. Tagliente, R. Massucci, Il modello italiano per la prevenzione ed il contrasto della violenza negli stadi, Rapport pour l’Observatoire national sur les manifestations sportives, ministère italien de l’Intérieur, 2006. 121 Aire d'utilisation des gaz lacrymogènes par les forces de l'ordre Saison 2005-2006 (en %) 8% 4% Proximité du stade 27% A l'intérieur du stade Milieu ferroviaire 61% Milieu urbain Si l’on examine à présent la variable temporelle, quand se déroulent les incidents violents lors de la saison 2005-2006 ? Comme le met en évidence le graphique présenté ci-dessous, la majeure partie des violences se déroule en amont et en aval des rencontres, lors des flux de supporters, à l’entrée et à la sortie des enceintes sportives mais aussi dès l’arrivée des partisans visiteurs en ville et lors de leur départ. Moments des incidents Saison 2005-2006 (en %) 16% 47% Pendant le match Avant le match Après le match 37% Déplacement spatial et temporel des violences, mais aussi déplacement vers les divisions inférieures du football (en particulier dans le Sud du pays), notamment en série B et C... Roberto Massucci, directeur adjoint de l’Observatoire national sur les manifestations sportives 122 du Ministère de l’Intérieur, explique : « Ce sont même les matchs joués dans les divisions inférieures qui peuvent causer le plus de problèmes car il n’y a pas la même organisation, les mêmes infrastructures, les mêmes moyens de transport. Bien sûr, la visibilité et l’attention des médias sur ces matchs n’est pas la même que pour des matchs de Milan ou de l’Inter. Mais la sécurité des citoyens est tout autant en jeu et sous notre responsabilité ». Surtout, le phénomène a pris des formes différentes, depuis le milieu des années 1990 60. Les affrontements de masse, groupe contre groupe, sont en régression. Les armes blanches sont souvent introduites dans les combats. Le hooliganisme italien ne se manifeste plus nécessairement par des violences physiques entre supporters, mais repose aussi sur des formes de violences urbaines de diverses natures, notamment du vandalisme et des dégradations. Les transports publics, les cars de location (pour les supporters), les voitures, privées ou appartenant aux forces de l’ordre, sont ainsi les cibles privilégiées des supporters. Mais ces nouvelles formes de conflit (illustrées par l’exemple du match entre Catane et Palerme en février 2007, relaté dans l’encadré ci-dessous) impliquent de plus en plus souvent les ultras et la police entre lesquels « s’est créée au fil du temps une dynamique d’interaction négative »61. « Au cours des dernières années, il faut relever que les affrontements entre groupes ultras se sont modifiés. Le but principal aujourd’hui est de se confronter à la police », note ainsi justement Andrea Aloi. Les événements violents lors du match Catane-Palerme en février 2007 20 000 spectateurs attendus, 500 supporters visiteurs venant de Palerme, le derby sicilien du 2 février 2007 suscite un fort engouement. La rivalité est très importante entre les deux clubs et le match est classé sur le niveau trois (risque élevé) de l’échelle de risque définie par l’Observatoire national sur les manifestations sportives du ministère de l’Intérieur. Coïncidant initialement avec la Sainte Agathe, une fête religieuse très importante en Sicile (près d’un million de personnes sont attendues à Catane), la rencontre est avancée de deux jours par le Préfet de Palerme (sur la préconisation de l’Observatoire national), les deux événements semblant incompatibles du point de vue de la sécurité. Cette décision provoque une vive réaction dans les médias et l’opinion publique, faisant monter encore le niveau de risque. Pour encadrer les supporters de Palerme, 50 officiers d’unité mobile, 5 officiers du DIGOS (l’unité de la police spécialisée dans la prévention) et deux officiers « profilers » sont présents. 1 000 agents de police sont mobilisés pour pallier aux lacunes de la sécurité. Le stade de Catane n’est pas conforme : infrastructures âgées, absence de zone de sécurité autour du stade… De nombreux affrontements avec la police ont lieu avant le match et jusqu’après. Pendant la période la plus violente, soit après la rencontre, plus de 1 000 personnes parmi les supporters de Catane, très jeunes parfois (certains individus arrêtés ont moins de seize ans) et sans casier judiciaire, sont 60 Ces transformations ont été mises en évidence dans : A. Roversi, C. Balestri, art. cit, p 183-199. Selon les termes employés par Donatella Della Porta dans Le Monde, 14 novembre 2007. Le jeu des interactions entre les acteurs protestataires et la police, notamment l’adaptation réciproque des tactiques, a été analysé avec pertinence dans le cas d’organisations politiques extrémistes en Italie et en Allemagne. Voir : D. Della Porta, Social movements, political violence and the state. A comparative analysis of Italy and Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p 55-82. 61 123 impliquées, soit un nombre très élevé et inhabituel. « On a été victimes d’une embuscade, explique aux médias Salvadore Renda, un policier. On s’est fait rentrer dedans par des fans de Catane. On ne pouvait rien faire. C’était la guerre » 62. Le procureur adjoint de Catane parle, quant à lui, « d’intifada contre les forces de l’ordre » 63. Le bilan est terriblement lourd. Un officier de police trouve la mort (Filippo Raciti, 38 ans), 62 policiers sont blessés (essentiellement par des fumigènes et des jets d’objets), cinq membres des unités de secours et d’urgence également, tout comme treize supporters de Catane. 48 individus sont arrêtés (il y en a eu 57 suite à l’enquête, la plupart étant des mineurs). Quinze d’entre eux sont rapidement relâchés. Suite aux incidents, le championnat est arrêté. Un décret d’urgence est adopté le 7 février par le Conseil des ministres visant à mettre aux normes les stades par rapport à la loi Pisanu (qui n’était pas appliquée). Seuls les stades de Rome, Gênes, Cagliari, Sienne, Turin et Palerme répondent aux normes légales. Que signifient ces graves événements ? L’affaire semble plus profonde qu’un problème sportif, lié au hooliganisme, comme l’explique Andrea Aloi, rédacteur en chef du Guerin Sportivo : « J’appelle cela la Jacquerie de Catane. Ce n’était pas seulement des débordements à l’occasion d’un match de football. C’est toute une ville qui s’est révoltée contre la police. Le gardien du stade a lâché ses chiens sur les policiers le lendemain de l’assassinat de l’officier de police. Vous imaginez cela en France ? Les policiers viennent pour l’interroger et il lâche les chiens ! Il a été emprisonné ». Ashley Green, du Progetto Ultrà de Bologne, ajoute : « La haine contre la police existe aussi au Nord du pays, mais elle est très connectée avec ce qui se passe dans les stades. Elle vient des problèmes dans les stades. Si on regarde au Sud, les problèmes avec la police sont aussi dans la rue. C’est un peu comme dans les banlieues françaises. La haine est à un autre niveau. Il y a un vrai problème ». Ces avis sont largement partagés par les personnes que nous avons rencontrées au cours de notre séjour en Italie. La même perception des événements est assez répandue dans l’opinion publique. Mais Catane est l’exception qui confirme la règle. La dimension protestataire, sociale et politique des événements violents qui se produisent autour des stades de football n’est aujourd’hui (et depuis le milieu des années 1980) jamais retenue pour appréhender le phénomène du hooliganisme italien. La tentation anglaise « Après les incidents de Catane, il y a eu une pression très forte pour aller vers le modèle anglais, expose Ashley Green, du Progetto Ultrà de Bologne. En Angleterre, c’est sans doute le top dans les deux premières divisions. Au-dessous, c’est une autre histoire. Les jeunes, les immigrés, les pauvres ne sont pas représentés dans les stades ». Notons, en effet, que le modèle britannique repose, comme en Allemagne par exemple, sur une réelle politique globale, associant une forte répression et des mesures proactives (vidéosurveillance, collecte de renseignements…) à d’autres paramètres, parmi lesquels la rénovation des enceintes sportives, la hausse du prix des places et la sélection du public. Au-delà de la modification sociologique des foules sportives propre à la situation anglaise, c’est la transposition du modèle au contexte culturel italien qui semble difficile. Les autorités italiennes ont déjà fait plusieurs pas en ce sens (conformément, également, aux recommandations européennes) : interdiction de la vente de billets le jour du match, installation de systèmes de vidéosurveillance, interdictions de stade, création de places assises, embauche de stadiers pour l’accueil et le contrôle du public et, surtout, dispositions législatives répressives… Or, 62 63 L’Equipe, 4 février 2007, p 14. L’Equipe magazine, n°1288, 10 mars 2007, p 44. 124 d’une part, le modèle britannique n’est pas duplicable à l’infini. Et, d’autre part, si « le phénomène ultra représente une déclinaison italienne originale du hooliganisme » 64, la comparaison avec la Grande-Bretagne s’arrête ici car le mouvement ultra, en Italie, a des caractéristiques typiquement italiennes et s’inscrit dans une culture et une histoire de la contestation, portée de la rue aux stades. Le modèle britannique prévoit, notamment, de placer sous un contrôle serré l’ensemble du public des stades (à l’aide de la vidéosurveillance), ce qui implique de faire asseoir les supporters autrefois debout. Le recours aux billets nominatifs répond à cet objectif : le procédé rend, en effet, impossible les regroupements spontanés dans le stade d’amis venus ensemble au match et individualise ainsi l’acte de supporter son équipe (des mesures récentes ont été prises en ce sens en Italie, comme nous l’avons vu). Débarrassant les gradins de leurs turbulences, une telle évolution exclut aussi les formes de participation créatives de supportérisme (comme les banderoles) 65, venant des supporters euxmêmes. L’exemplarité du modèle anglo-saxon ne correspond pas à l’histoire italienne récente et à sa culture du supportérisme 66. Un tel modèle, appliqué en Italie, supposerait le contrôle, voire l’exclusion, des ultras, une option qui, si elle devait être prise, nous semblerait à la fois inconcevable et périlleuse. L’existence d’espaces publics de contestation, en l’occurrence les virages des stades, semble, au contraire, nécessaire à l’heure où la tendance est plutôt à la dénégation de la dimension protestataire, sociale et politique du supportérisme ultra italien, un processus qui explique aussi bien des événements violents récents liés aux matchs de football. B. De la lutte contre le hooliganisme à la déstabilisation du supportérisme : les stratégies sociopréventives dans l’impasse La mise à mal d’une culture populaire et des formes structurées de supportérisme Nous l’avons mis en évidence à travers l’exemple de la curva sud du Stadio Olimpico de Rome, les groupes ultras historiques ont perdu de leur influence au profit, parfois, de groupuscules plus radicaux et violents (dont les membres sont souvent appelés cani sciolti). La mort d’un supporter du Genoa (Vincenzo Spagnolo, 25 ans) poignardé par un tifosi milanais de 18 ans, le 29 novembre 1995 lors d’un match de championnat opposant les deux 64 A. Roversi, Calcio, tifo e violenza, Bologne, Il Mulino, 1992, p 11. La législation italienne actuelle interdit tout type de banderoles dans les stades, négligeant ainsi le fait que des slogans humoristiques ou antiracistes peuvent être affichés. De nombreux sociologues italiens estiment que cette mesure tue la culture populaire dans les stades et les formes créatives de participation aux rencontres. 66 Voir l’interview du sociologue italien Franco Giubilei : Le Monde, 16 novembre 2007. 65 125 équipes, marque un tournant 67. L’annonce du décès et la suspension de la rencontre provoquent de graves affrontements que la police ne parvient à maîtriser que tard dans la soirée, grâce à des véhicules blindés. Toutes les manifestations sportives sont suspendues le week-end suivant par décision du Comité olympique national italien (le CONI). Suite à ce drame, les groupes ultras italiens structurés organisent une rencontre nationale pour débattre de la violence et adoptent une position claire : les meurtriers ne peuvent pas être considérés comme des ultras car ils ont bafoué les règles du mouvement. Au nom du slogan « basta lami ! basta infami ! » (littéralement, « assez de couteaux, assez d’infâmes »), les groupes affirment leur volonté de retour aux « principes anciens » du mouvement (notamment le bannissement des armes). Cet épisode aurait pu être l’occasion d’engager un véritable dialogue avec ces groupes. Au lieu de quoi, la situation s’est considérablement dégradée. La répression a manqué sa cible : les groupuscules radicaux n’ont pas cessé leurs activités et les mesures répressives, qui pèsent sur ces derniers, ont également affecté (et continuent d’affecter) les groupes parmi les plus modérés et prêts à s’engager dans des initiatives relatives à la violence et au racisme dans les stades, comme l’explique Ashley Green, permanent au Progetto Ultrà de Bologne : « C’est un moment de grande crise. Je ne sais pas ce qui va se passer dans l’avenir proche. Le problème est que ce sont toujours les mêmes groupes qui déclarent qu’ils en ont assez. Ces groupes ont envie de faire bouger les choses, mais c’est très dur. C’est beaucoup plus dur de développer des activités qui vont au-delà de la pratique du supportérisme. Supporter, c’est facile. Mettre en place des initiatives pendant la semaine, si tu as les médias contre toi, des problèmes avec la police, avec le club… Cela pose de nombreux problèmes. Tous les groupes avec lesquels nous travaillons rencontrent bien plus de problèmes que les autres. Généralement, ce sont de plus petits groupes. Il ne peuvent pas rentrer leur matériel dans les stades, ne peuvent pas faire ceci ou cela… La répression va changer ces groupes actifs. Je crains qu’ils ne cessent toutes leurs activités en dehors du stade. Leur but sera de survivre en se repliant sur les seules activités de supportérisme. Si tu veux faire de l’antiracisme, tu ne peux pas le faire au stade, il faut le faire à l’extérieur. Après tout, pourquoi faire tant d’efforts pour si peu de retombées ? Tu peux vite avoir envie de baisser les bras. La répression joue contre les groupes les plus progressistes ». Mauro Valeri, sociologue, abonde dans ce sens et va plus loin : « Tous les ultras connaissent des problèmes de répression, qu’ils soient de droite ou de gauche. On aboutit à une situation où il y a un ennemi commun : la police. Les groupes de 67 Cet incident tragique est relaté dans : A. Roversi, C. Balestri, art. cit, p 190-191. 126 gauche comme de droite ont le même ennemi. […] C’est une nouvelle tendance. Et cela me semble très dangereux ». Face à cette situation, certains groupes disparaissent, d’autres sont entrés en « résistance » et se sont radicalisés. Sentiments de résistance et d’injustice La gestion du hooliganisme (dont les mesures s’inspirent de celles utilisées pour la lutte contre le terrorisme et la mafia) a donné à la police italienne des pouvoirs ambigus 68. Face à la répression, les ultras italiens se sont d’abord organisés collectivement pour revendiquer leurs droits et dénoncer la sanctuarisation des stades. Ils organisent des manifestations en octobre 2001 contre les nouvelles mesures de lutte contre le hooliganisme (notamment les interdictions de stade). Parmi d’autres slogans, relevons celui-ci : « Lois spéciales : aujourd’hui pour les ultras, demain dans toute la ville ». Une manifestation nationale contre la loi anti-violence du 21 février 2003 qui prévoit l’introduction du « quasi flagrant délit » est organisée à Rome le 4 avril 2003. Entre 2 000 et 3 000 manifestants y participent, parmi lesquels des ultras de la Lazio et de la Roma. Sous étroite surveillance policière, le cortège entonne des chants contre la Celere (l’unité anti-émeutes d’intervention rapide de la police d’Etat) et les Carabiniers. Plusieurs slogans sont repris : « Contre la répression, la rébellion est l’unique solution », « Nous luttons pour un idéal contre les amis du mal » ou encore « Un seul cri, liberté ». De nouveau, une manifestation se tient à Milan en juin 2003 pour lutter contre la répression. Mais l’unité du mouvement s’est progressivement étiolé et a laissé la place à des formes d’action plus isolées. Aujourd’hui, certains groupes font souvent référence (notamment par l’intermédiaire de tags, de graffitis revendicatifs ou, parfois, de tee-shirts) aux droits fondamentaux et en appellent à l’article 21 de la Constitution italienne sur la liberté d’expression. Ashley Green, fin observateur du mouvement ultra, explique ainsi que la différence de traitement entre des comportements tolérés dans l’espace public mais réprimandés dans les stades alimente des sentiments d’injustice : « Les groupes ultras ne contestent pas l’existence de lois, mais ils contestent leur disproportionnalité et revendiquent 68 Donatella Della Porta et Herbert Reiter (art. cit, p 304) écrivent : « La conception vaste de la notion d’ordre public comme critère supérieur aux droits civils et politiques, la possibilité d’effectuer des perquisitions pour la recherche d’armes et ce, y compris sans mandat, la définition générique des délits d’association, sont autant d’éléments qui accroissent la possibilité d’interventions arbitraires des autorités de police. Ceci d’autant plus dans une situation où le concept "d’arme illégale" se dilate pour inclure désormais des objets d’usage quotidien : de la thermos aux petits couteaux suisses séquestrés dans l’école Diaz, en passant par les jambières en caoutchouc des artistes de rue autrichiens arrêtés. Et ce n’est pas un hasard si plusieurs propositions émanant du gouvernement et des syndicats de police ont suggéré d’étendre aux manifestations politiques le décret – d’une constitutionnalité incertaine – qui, à l’été 2001, avait déjà étendu la possibilité de procéder à des arrestations sans mandat en situation de "quasi flagrant délit" (c’est-à-dire jusqu’à 48 heures après les faits) pour des délits liés au hooliganisme ». 127 la possibilité de se défendre. Par exemple, pour ce qui est de l’interdiction de stade, il n’y a aucune possibilité de se défendre, aucun recours. C’est la police qui décide, pas la justice. Tu peux prendre trois ans d’interdiction de stade sans avoir rien fait. Il faut des devoirs et des droits ». Il ajoute : « Il y a aussi une répression qui alimente la haine contre la police. Il y a eu un problème avec Naples il y a deux mois ici à Bologne. Quatre ultras sont en prison depuis. Il n’y a pas eu de procès, rien de grave. Ils sont toujours en prison, depuis deux mois, pour quelque chose qui se passe régulièrement en discothèque. Je ne dis pas que c’est juste, je ne cautionne pas la violence, mais bon… Quel est le résultat ? Aujourd’hui, toute la Curva a la haine contre la police. Tous les groupes estiment que c’est une injustice. Il y aura une réaction ». Les groupes ultras italiens sont entrés dans un processus de victimisation qui alimente les actes de rébellion et les violences. Relatés dans l’encadré ci-dessous, les incidents survenus en novembre 2007 à Rome, Milan et Bergame peuvent être appréhendés ainsi. Les incidents du 11 novembre 2007 : le sentiment d’injustice comme ressort de la violence Le dimanche matin 11 novembre 2007, Gabriele Sandri, un supporter de la Lazio de Rome âgé de 28 ans, est tué d’une balle dans le cou tirée par un policier au cours d’une altercation avec des supporters de la Juventus de Turin survenue sur une aire d’autoroute à Arezzo en Toscane. Ces derniers se rendent à Parme alors que Gabriel Sandri se rend à Milan avec quelques amis pour assister à la rencontre contre l’Inter. Selon la version du ministère de l’Intérieur, deux voitures occupées par neuf supporters laziali, dont Gabriele Sandri, arrivent sur une aire d’autoroute. Ils se rendent compte de la présence de cinq supporters de la Juventus, auxquels ils s’en prennent alors violemment, leur posant un « guet-apens » (selon les termes du ministère). Deux patrouilles de police se trouvant sur l’aire de repos située de l’autre côté de l’autoroute se rendent compte de la rixe. Un policier tire une première fois en l’air avant de tirer une seconde fois à hauteur d’homme, touchant mortellement le supporter. Plusieurs témoins évoquent une bavure car en fait d’altercation, il s’agissait plutôt d’une discussion agressive. De violents incidents éclatent dans plusieurs villes italiennes dès l’après-midi. Des affrontements se produisent dans le stade de Bergame (où des ultras contraignent l’arrêt du match entre l’Atalanta et l’AC Milan. Sept supporters sont arrêtés) et à Milan. Mais les alentours du Stade olympique de Rome sont le théâtre des affrontements les plus violents entre des groupes d’ultras et les forces de l’ordre. Ces « émeutes supportéristes » qui impliquent les groupes laziali et romanisti visent le pouvoir, sportif et étatique. Les supporters attaquent le siège du Comité national olympique italien (et mettent à sac les locaux), mais aussi des voitures, un car et une caserne de police, visage le plus immédiat de l’Etat. 75 agents de police sont blessés dans la capitale italienne et quatre supporters arrêtés contre lesquels le parquet de Rome retient la charge de terrorisme (soit une peine pouvant aller jusqu’à dix ans de prison) 69. Si le rapport aux forces de l’ordre est aujourd’hui très conflictuel et si le moindre prétexte peut entraîner une réaction violente, la mort du supporter de la Lazio n’est pas seulement une occasion saisie par des ultras radicaux pour affronter une énième fois la police et se livrer à des dégradations. Ces incidents trouvent aussi leur origine dans un sentiment d’injustice aujourd’hui largement répandu dans les virages des stades, ici conforté par la différence de traitement entre la mort d’un ultra et celle 69 Confirmant ainsi la thèse de la fusion sécuritaire défendue par Anastassia Tsoukala dans ses travaux. Voir, entre autres, le rapport intermédiaire pour l’Inhes et l’article : « Les nouvelles politiques de contrôle du hooliganisme en Europe… », art. cit. 128 d’un policier. Alors que les autorités n’avaient pas hésité à l’ajourner lors du décès du policier sicilien en février 2007, le championnat n’a pas été arrêté suite à la mort du supporter laziale : seules deux rencontres ont été annulées (celles concernant la Lazio et la Juventus), les autres étant simplement retardées de quelques minutes (sauf à Bergame, où, nous l’avons évoqué, les ultras ont interrompu la partie). Le sentiment du « deux poids, deux mesures » est conforté par deux autres aspects de la situation italienne. Soulignons d’abord que les stades ont connu très peu de rénovation, voire aucune, et leur entretien a été négligé depuis l’organisation de la coupe du monde de 1990, la dernière grande compétition internationale qui s’est tenue sur le sol italien. Si bien que les curvas sont généralement vétustes, comme nous avons pu le constater à Bologne. Des fosses et de larges plexiglas séparent les tribunes du terrain, symbolisant ainsi, d’une part, la rupture entre les ultras et le reste de la « famille du football » et, d’autre part, ce que sont devenus ces espaces dans la perception publique : des fosses aux lions (pour reprendre le nom de l’un des premiers groupes ultras fondé en 1968 à l’AC Milan, la Fossa dei Leoni). Par ailleurs, le football italien souffre de nombreux maux depuis plusieurs années 70. Les caisses des clubs sont vides et certains d’entre eux ont été déclarés en faillite. L’autorité des instances sportives dirigeant le football est affaiblie à la suite des nombreux conflits entre la Federcalcio (la Fédération italienne de football) et la Legacalcio (la Ligue de football) autour des droits de retransmission. Mais, surtout, plusieurs importantes affaires de corruption et de dopage ont éclaté sans que les protagonistes soient lourdement sanctionnés, animant d’autant plus le sentiment d’une justice à double vitesse. * ** Un dialogue durablement compromis « Personnellement, je pense que nous n’avons pas compris encore, en Italie, comment le problème de la violence dans les stades pourrait être résolu. Les lois qui criminalisent les supporters ne sont pas la bonne solution. C’est évidemment important d’avoir des mesures répressives, mais la majorité des mesures doivent absolument être sociopréventives, déclare Daniela Conti, de l’Union Italienne du Sport pour Tous (UISP). Je pense que tous les problèmes sociaux rencontrés dans le sport relèvent d’un problème bien plus général. Parfois, j’ai l’impression, notamment dans les médias, que les jeunes sont considérés comme dangereux, comme un problème. Je n’ai pas encore vu d’hommes politiques tenant un propos 70 Voir Le Monde, 26 février 2003. 129 disant, oui, nous avons un problème avec notre jeunesse, voilà ce que nous allons faire : non pas de la répression, mais de l’éducation ou quelque chose comme cela ». Vœu pieux ? Le principal promoteur d’une gestion alternative du problème, le Progetto Ultrà, en est venu à mener des actions de défense des droits des supporters : publication d’un « manuel pour la survie du supporter » réalisé par des avocats et des ultras (le document analyse les différents recours possibles au durcissement des lois), ouverture d’une ligne téléphonique pour les problèmes juridiques... Lorsque nous l’avons rencontré, Roberto Massucci, directeur adjoint de l’Observatoire national sur les manifestations sportives, dégageait trois axes de développement pour la politique de contrôle du hooliganisme en Italie : le renforcement des liens entre représentants de l’Etat, de la police, des collectivités locales, des associations et les dirigeants sportifs pour la préparation des rencontres classées à risque (c’est l’un des rôles joués par l’Observatoire) 71 ; la standardisation des installations sportives en termes de sécurité ; le couplage d’un dispositif légal et répressif adapté et précis à d’autres paramètres, tels que l’emploi et la formation de stadiers, la rénovation des stades et le recours au dialogue avec les supporters. Sur ce dernier point, la légitimité des autorités sportives et étatiques est très largement compromise aux yeux des ultras car ces derniers ont le sentiment d’avoir été dépossédés des espaces d’expression que sont les virages, qui permettaient de diffuser largement des messages protestataires et autorisaient une forme de « discussion ». Autrefois accessibles, ils sont désormais sanctuarisés au nom du maintien de l’ordre public 72. Or, l’existence d’espaces publics de contestation, contre le mouvement sportif, les dirigeants des clubs ou l’Etat, est nécessaire suivant le principe que ces espaces d’expression sont une des conditions de base à l’exercice légitime du pouvoir. Des autorités (sportives ou autres) en bonne santé ont, en effet, besoin des voix de ceux qui les contestent. Et les contestant, ces derniers les légitiment dans leur position de détenteur de pouvoir. Le problème de la violence et du racisme dans les stades italiens est donc éminemment politique : il s’agit aussi d’une question de démocratie. 71 Il déclare notamment : « Nous devons assurer le bon déroulement des rencontres. Mais ce n’est pas uniquement la responsabilité de la police. Cela implique de nombreux acteurs. La police ne peut pas résoudre l’ensemble du problème à elle seule. Nous avons besoin des clubs, des supporters, des autorités sportives ». Une reconnaissance du fait que les dirigeants sportifs et les autorités publiques sont une donnée du problème des violences autour des rencontres de football telles qu’elles s’expriment en Italie et ont une part de responsabilité dans la situation actuelle ? 72 En Italie, en dehors du Stadio Olimpico de Rome qui appartient au CONI, les stades sont la propriété des municipalités. 130 Bibliographie Ouvrages, contributions et articles scientifiques Archambault Fabien, « Matchs de football et révoltes urbaines dans l’Italie de l’aprèsguerre », Histoire & Sociétés, n°18-19, 2006, p 190-205. Bromberger Christian (avec Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini), Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995. Dal Lago Alessandro, Descrizione di una battaglia. I rituali de calcio, Bologne, Il Mulino, 1990. 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Mauro Valeri, sociologue, spécialiste du racisme dans le football, professeur à la faculté de sociologie de l’Université de Rome La Sapienza ; elle M Daniela Conti, Union Italienne du Sport pour Tous (UISP), Direction nationale de Rome, responsable du réseau Football Against Racism in Europe (FARE) pour l’Espagne ; M. Luca Valdiseri, journaliste sportif au Corriere dello sport à Rome, spécialiste du football et de l’AS Roma ; M. Andrea Aloi, journaliste, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Guerin Sportivo, consacré au football, situé à Bologne ; A. responsable du local des Boys Ultras 1972, à Rome. 133 Annexe 2. La mise en œuvre des mesures d’ordre public et de sécurité relatives au football Niveau national Le département de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur, avec à sa tête le directeur général de la sécurité publique, chef de la Police, s’occupe : - de la mise en œuvre de la politique en matière d’ordre public et de sécurité ; - de la coordination technique et opérationnelle des forces de police ; - de la direction et de la gestion de la police d’Etat ; - de la direction et de la gestion des services techniques. Niveau local Les directives nationales sont mises en œuvre par les autorités provinciales de la sécurité publique, c’est-à-dire le préfet, (représentant l’autorité provinciale de la sécurité publique ayant des fonctions d’orientation politique) et le préfet de police (représentant l’autorité provinciale de la sécurité publique ayant des fonctions techniques et opérationnelles). Le préfet préside le Comité provincial d’ordre public et de sécurité, organe consultatif composé de hauts fonctionnaires des forces de police au niveau provincial : le préfet de police, qui est le chef de la structure territoriale de la police d’Etat, les commandants provinciaux des carabiniers, la direction de la guardia di finanza, mais aussi des représentants d’administrations et de structures privées (les clubs de football, notamment). Au niveau provincial, le préfet de police est en charge du corps des carabinieri et de la guardia di finanza qui contribuent à l’exécution des services d’ordre public. Contribution des différentes forces de police au maintien de l'ordre public lors des matchs de football Saison 2005-2006 (en %) 1% 3% Police d'Etat 33% Carabiniers Guardia di Finanza Autre 63% 134 L’observatoire national sur les manifestations sportives du ministère de l’Intérieur. Cet organe a pour principales fonctions : - le suivi des phénomènes de violence et d’intolérance se produisant pendant les manifestations sportives et la promotion de la recherche sur leur développement tant en Italie qu’à l’étranger ; - l’encouragement des initiatives coordonnées pour la sûreté publique et la prévention des phénomènes de violence et d’intolérance pendant les manifestations sportives, la promotion et la coordination des initiatives de prévention et d’éducation en matière de discipline sportive par la participation à des activités sportives, ainsi que la lutte contre la déviance, l’alcoolisme et la toxicomanie, en collaboration étroite avec les associations, les organes locaux, étatiques et non étatiques ; - la fourniture de conseil aux associations sportives concernant les projets qu’elles souhaitent mettre en œuvre afin de coordonner les associations de leurs supporters ; - l’élaboration d’un rapport annuel sur les tendances des phénomènes de violence et d’intolérance à l’occasion de manifestations sportives. 135 Annexes 3. Photographies Le local des Boys Ultras 1972 Rome, 27 juin 2007, J.-C Basson et L. Lestrelin « Liberté pour les ultras ». Graffiti à l’entrée de la Curva Nord du Stadio Olimpico Rome, 27 juin 2007, J.-C Basson et L. Lestrelin 136 Prisonniers d’une foi : Lazio Rome, 27 juin 2007, J.-C Basson et L. Lestrelin Graffiti sur les murs de Rome Rome, 30 juin 2007, J.-C Basson et L. Lestrelin 137