Les références à la littérature britannique dans l`image satirique en

Transcription

Les références à la littérature britannique dans l`image satirique en
« Une touche d’humour anglais ?
Les références à la littérature britannique
dans l’image satirique en France au XIXe siècle »
Gilles Soubigou
À l’origine genre littéraire, la satire n’en est venue que progressivement à désigner une
pratique artistique, mais ses manifestations visuelles ont logiquement conservé d’étroites connexions
avec la littérature. Des passerelles ont régulièrement été jetées entre satire textuelle et image satirique,
et ce sont quelques manifestations de cet échange constant que nous nous proposons d’explorer ici, en
prenant comme base de notre réflexion les références à la littérature britannique telles qu’on peut les
rencontrer dans des œuvres satiriques produites en France entre la Révolution et 1900. Délaissant la
stricte illustration de textes satiriques 1 , nous nous pencherons plutôt sur des images opérant des
détournements et des déplacements, jouant sur des références, manifestes ou biaisées, à la littérature
d’un pays qui, même en temps de paix, restait toujours une cible privilégiée. Car les artistes français
du XIXe siècle connaissaient bien la littérature d’outre-Manche et savaient en percevoir le potentiel
humoristique. En témoigne, avec une acuité particulière, une lettre écrite par Delacroix à son ami JeanBaptiste Pierret en 1817, alors qu’il a dix-neuf ans. Cette lettre, il la signe du pseudonyme « Yorick »,
ce qui a souvent été interprété comme la preuve d’une lecture précoce de Shakespeare, Yorick étant le
nom du bouffon dont le jeune prince de Danemark retrouve le crâne dans la scène du cimetière
(Hamlet, Acte V, Scène 1), scène dont Berlioz faisait la plus haute illustration de la « philosophie
noire » 2 et que Delacroix devait représenter à de multiples reprises 3 :
HAMLET. – Laisse-moi voir. (Il prend le crâne.) Hélas ! pauvre Yorick…. Je l’ai connu,
Horatio, c’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie tout à fait rare. Il m’a porté sur
son dos un millier de fois ; et maintenant, comme mon imagination y répugne. Cela me
soulève le cœur. 4
1
La littérature britannique a vu au cours de son histoire s’illustrer maints auteurs satiriques majeurs. Citons
parmi les plus célèbres Andrew Marvell (1621-1678), John Wilmot, comte de Rochester (1648-1680), William
Congreve (1670-1729), Alexander Pope (auteur de la Dunciad, 1728), Jonathan Swift (Gulliver’s Travels, 1726),
Laurence Sterne (Tristram Shandy, 1759-1767), lord Byron (English Bards ans Scotch Reviewers, 1809) ou
Thomas Moore (The Fudge Family in Paris, 1818).
2
Hector Berlioz, Mémoires, nous utilisons la rééd. Paris, Garnier-Flammarion, 1969, t. II, p. 117.
3
Nous pensons notamment à Hamlet et Horatio au cimetière, 1835 (refusé au Salon de 1836), huile sur toile,
100 x 81,3 cm (Francfort, Städelsches Kunstinstitut) et à Hamlet et les deux fossoyeurs, Salon de 1839, huile sur
toile, 81,5 x 65,4 cm (Paris, Musée du Louvre).
4
Nous utilisons la traduction Guizot (1821), reproduite dans Œuvres complètes de Shakspeare, traduction de M.
Guizot, nouvelle édition entièrement revue, Paris, Didier et Cie, 1862, t. I, pp. 262-263.
Or, si la signature « Yorick », dans la lettre de 1817, est bien une référence à la littérature anglaise, elle
ne renvoie cependant pas à Shakespeare. En fait, la missive entière est un pastiche du style bien
reconnaissable de l’écrivain anglais Laurence Sterne (1713-1768), lequel avait, en hommage au barde
de Stratford-upon-Avon, baptisé Yorick le narrateur de son Voyage sentimental 5 . Ce roman se
concentre essentiellement sur des scènes de séduction, dépeintes avec beaucoup d’humour et de
vivacité, participant à la volonté satirique de Sterne, auteur qui s’emploie à dénoncer les ridicules de la
société anglaise de son temps. C’est bien à un exercice de parodie que se livre Delacroix dans cette
lettre où, comme ce second Yorick, séducteur impénitent qui n’aime rien tant que raconter au lecteur
ses aventures galantes, le jeune artiste confie précisément à Pierret comment il a séduit, dans la
cuisine, une servante de sa sœur, qu’il rebaptise Élisa en hommage à Eliza, le grand amour de YorickSterne 6 :
« Un instant après, mon argus en tablier gras [sa sœur] s’avise de sortir pour aller chercher
quelque godiveau ou quelque chair de saucisse pour la daube qu’elle est en train de farcir.
Grande affaire pour elle. Bonne affaire pour nous. Pan ! Je mets le verrou et nous voilà seuls,
le soir, sur une chaise, genoux contre genoux et bientôt genoux entre genoux. O Dieu : jamais
je ne sentis mon cœur bondir avec cette force. Yorick pencha sa tête sur le sein d’Élisa. Yorick
saisit Élisa par sa taille légère et l’attira à son tour près de ses lèvres » 7 .
À travers ce texte parodique, emblématique d’une certaine utilisation de la littérature anglaise
par les artistes français, l’intérêt majeur réside, au-delà du strict enjeu iconographique d’identification
des sources littéraires, dans la dissection du mécanisme complexe de l’allusion dans l’image satirique,
allusion d’autant plus problématique que l’artiste choisit ici comme référence une littérature étrangère.
La question centrale est donc ici de déterminer si ce type d’image nécessite de la part du spectateur
une culture littéraire pour être pleinement intelligible. Question à laquelle un corpus d’images nous
permet d’apporter quelques éléments de réponse.
Littérature anglaise et portraits charges
Au premier rang des images satiriques françaises nourries de références à la littérature
anglaise, on trouve un certain nombre de portraits caricaturaux d’écrivains anglais. Les exemples de
5
A Sentimental Journey Through France and Italy by Mr. Yorick, Londres, T. Becket & P.A. De Hondt, 1768, 2
vol. Ce roman s’inspirait largement d’un voyage effectué par Sterne en France en 1765. Il jouit d’un grand
succès en France dès 1769, date de sa première traduction par Joseph-Pierre Frénais.
6
À qui Sterne dédia ses Letters of Yorick to Eliza, parues après sa mort, en 1775.
Eugène Delacroix, Lettre à J.-B. Pierret, fin décembre 1817, reproduite dans E. Delacroix, Correspondance
générale (éd. Joubin), 1936-1938, t. I, pp. 13-14.
7
lord Byron et de sir Walter Scott sont particulièrement parlants 8 . La vogue, sous la Restauration, des
poèmes du premier et des romans du second, entraîne un phénomène de curiosité populaire envers ces
auteurs 9 . Leurs lecteurs cherchent les hommes derrière les œuvres, les gazettes rendent régulièrement
compte de leurs faits et gestes, et des portraits peints, sculptés ou surtout gravés se vendent sur les
boulevards parisiens. Néanmoins, le regard porté sur ces deux hommes dans leurs portraits « sérieux »
est déjà un regard sans concession, ce qui laisse assez peu de marge de manœuvre à la satire. Deux
croquis réalisés sur le vif sont emblématiques de ce phénomène. Le premier est un portrait en pied de
lord Byron, dessiné par le comte d’Orsay, à Gênes, en 1823 10 ; le second est un croquis de Walter
Scott en buste par Horace Vernet, dessiné sans doute à Rome en 1832 11 . Ce pourraient être des
caricatures pourtant ce n’en sont pas. Derrière l’apparente déformation de la silhouette longiligne de
Byron, appuyé sur sa canne, transparaît la mauvaise santé du poète, par ailleurs boiteux depuis
l’enfance. Quant à Walter Scott, en 1832, il est gravement malade et souffre de paralysie faciale,
raison d’ailleurs de son voyage en Italie. Vernet le représente donc tel qu’il le voit, un homme fatigué,
usé, qui mourra quelques mois plus tard. A titre de comparaison, on peut renvoyer à un dessin de Mme
Auldjo réalisé à Naples la même année, frappant de similitude 12 . Le rapide croquis de Vernet est donc
le portrait peu flatteur d’un auteur dont le physique réel décevait les Français qui avaient le privilège
de l’approcher, tel Charles Nodier qui écrivit qu’il avait « le front d’Homère et la bouche de
Rabelais 13 » – on sait que Rabelais était fameux pour sa laideur. D’une certaine façon, la vraie
caricature serait plutôt l’œuvre du sculpteur danois Bertel Thorvaldsen qui, la même année 1832,
réalise à Rome le buste de l’écrivain écossais auquel il donne des traits d’une régularité toute classique
qu’il est loin d’avoir à ce moment là et qu’il n’a d’ailleurs jamais eus 14 .
Il existe cependant une caricature française mettant en scène Walter Scott – unique à notre
connaissance –, réalisée par Grandville en 1831 en hommage à Alexandre Vattemare 15 . Vattemare
8
Sur les portraits de lord Byron, voir Annette Peach, Portraits of Byron, London, The Walpole Society, 2000 ;
sur les portraits français de Walter Scott, voir Gilles Soubigou, « French Portraits of Sir Walter Scott : Images of
the Great Unknown », Scottish Studies Review, Vol. 7, n° 1, Spring 2006, pp. 24-37.
9
Pour des études récentes sur la célébrité de ces deux auteurs hors d’Angleterre, on consultera Richard A.
Cardwell (dir.), The Reception of Lord Byron in Europe, Londres, Thoemmes Continuum, 2004, 2 vol. et Murray
Pittock (dir.), The Reception of Walter Scott in Europe, Londres, Continuum, 2007.
10
Alfred-Guillaume-Gabriel, comte d’Orsay, Portrait de Lord Byron, 1823, crayon sur papier, 28,2 x 20,6 cm
(Londres, Victoria & Albert Museum).
11
Horace Vernet, Portrait de Walter Scott, v. 1832, crayon sur papier (localisation actuelle inconnue).
Inscription manuscrite du petit-fils de l’artiste : “Walter Scott / par mon grand père / J.V.”
12
Mme Auldjo, Walter Scott, encre et lavis sur papier, signé dans la partie inférieure du montage de la main de
Walter Scott : « Naples april 1832 Walter Scott » (Edimbourg, Writer’s Museum).
13
Charles Nodier, Promenades de Dieppe aux montagnes d’Ecosse, Paris, Barba, 1821, rééd. (éd. par Georges
Zaragoza) : Paris, Honoré Champion, 2003, pp. 55-56.
14
Bertel Thorvaldsen, Walter Scott, 1832-1833, plâtre à Copenhague (Thorvaldsens Museum) et marbre à
Avignon (Musée Calvet). Sur ce buste, on consultera Tim Knox et Todd Longstaffe-Gowan, « Thorvaldsen’s
“Valdrescot”. A lost bust of Sir Walter Scott discovered », Apollo, February 1993, vol. CXXXVII, n° 372, p. 7581.
15
Jean Grandville, Walter Scott (shériff) lisant le riot act à Alexandre – rassemblement, 1831. Cette lithographie
a été publiée en 1839 dans la cinquième livraison de l’Album Cosmopolite, paru en 20 livraisons chez Adrien
entre 1837 et 1839 (Album cosmopolite, ou choix des collections de M. Alexandre Vattemare (…) gravé et
lithographié par les plus habiles artistes, et publié sous la direction de M. P. Henrichs, Paris, Imprimerie de
était un ventriloque qui se produisait seul sur scène dans des pièces avec intrigue où il incarnait
successivement une vingtaine de personnages différents, tout en assurant des bruitages divers (chien,
chat, coups de marteaux, etc.). Il avait joué en Ecosse devant Scott en 1824, et l’écrivain lui avait
offert un poème de sa main 16 , dans lequel il témoignait de son admiration et concluait avec humour
que, au lieu de l’applaudir, il aurait mieux fait, en sa qualité de sheriff 17 de l’arrêter en application du
Riot Act, une loi anti-émeutes de 1715, proscrivant les rassemblements de plus de douze personnes 18 .
Grandville propose une illustration littérale de ce poème : Walter Scott, debout à gauche, brandit le
texte de loi et menace comiquement une foule composée de tous les personnages que Vattemare
interprétait dans ses pièces. Ce qui fait l’objet de la charge, c’est le décalage entre le sérieux affecté du
sheriff en action et la vanité de sa mission : arrêter un homme multiplié. Mais Grandville n’altère pas
l’apparence physique de Scott, qu’il emprunte largement à un portrait de l’écrivain peint par Raeburn
en 1808 et bien diffusé en France par la gravure 19 . La satire se nuance ici en une vision complice et
affectueuse, nuancée d’humour au sens anglais, d’ailleurs dictée par sa victime elle-même.
Le cas de Byron – auteur avec lequel Scott est systématiquement comparé dans les années
1820-1830 – est à la fois différent et complémentaire. De son vivant, Byron est intouchable. En France
tout au moins, car en Angleterre les caricaturistes s’attaquent fréquemment à son côté affecté, torturé
et diabolique, comme dans une célèbre estampe anonyme de 1823 représentant Byron à Venise,
écrivant un poème sous la dictée d’un petit diablotin perché sur son épaule 20 . Mais c’est précisément
par ces aspects-là que Byron plaît en France. Sa mort à Missolonghi en 1824, alors qu’il venait de
rejoindre les Grecs insurgés, l’auréole un peu plus de gloire, ce qui se traduit par une tendance
marquée des artistes à le représenter comme un héros de l’Antiquité 21 . Le fait qu’il ne soit pas mort au
feu mais des suites d’une mauvaise fièvre est généralement pudiquement passé sous silence. Ce n’est
donc que plusieurs années après la mort de Byron que des images satiriques vont pouvoir être
produites en France. Et elles ne porteront que sur un seul aspect de l’écrivain, à savoir sa réputation de
séducteur. Les images satiriques de Byron s’attaquent à sa vie privée, à ses mœurs et à son apparence,
jamais à son œuvre. Ainsi, la lithographie d’Achille Devéria pour la série des Amoureux célèbres en
1839, montrant le jeune poète, idéalement beau, auprès de sa maîtresse italienne, la comtesse
Guiccioli 22 , va être assez cruellement transposée par Platier vers 1840 23 . L’atteinte à l’intégrité
Béthune et Plon, 1837-1839, Cinquième livraison, n° 35 ) ; retirage dans le Charivari en 1839 (mercredi 8 mai
1839, pl. 40) et dans la seconde édition de l’Album cosmopolite en 1848.
16
Impromptu adressé à M. Alexandre par sir Walter Scott, pendant une visite qu’il lui fit à son château
d’Abbotsford en 1824 (Paris, imprimerie de Jules Didot aîné, s.d. et donné également dans l’Album cosmopolite,
op. cit., cinquième livraison, n° 39).
17
Walter Scott était depuis 1799 sheriff du Selkirkshire, soit une sorte de préfet. Voir Henri Suhamy, Sir Walter
Scott, Paris, Editions de Fallois, 1993, pp. 95-98.
18
Le Riot Act, loi passée par le gouvernement du nouveau souverain hanovrien George Ier en 1715, visait à lutter
contre les émeutes fomentées par les Catholiques Jacobites. Elle punissait sévèrement les groupes de plus de
douze personnes qui refusaient de se disperser dans l’heure suivant une injonction faite par un magistrat.
19
Henry Raeburn, Walter Scott, 1808, huile sur toile (coll. duc de Buccleuch) ; une réplique de 1809 est
conservée au château d’Abbotsford, demeure de Walter Scott.
20
Anonyme, A Noble Poet Scratching up his Ideas, 1823 (Londres, British Museum). Accroché au mur, derrière
la figure de Byron, un tableau intitulé End of Abel renvoie au poème Caïn, publié en 1821.
21
Ainsi, le Belge Odevaere, élève de David, le représente avec tous les attributs du héros antique. Joseph-Denis
Odevaere, La mort de Lord Byron, v. 1826, huile sur toile, 166 x 234,5 cm (Bruges, Groeningemuseum).
22
Grenier d’après Devéria, Lord Byron et la comtesse Guiccioli, lithographie de la suite des Amoureux célèbres
parue dans L’Artiste en 1839 et rééditée chez Bulla entre 1839 et 1842 ; voir Jean Adhémar et Jacques Lethève,
Inventaire du fonds français après 1800, t. VI, Paris, Bibliothèque nationale, 1953, p. 526, n° 361 et 375.
23
J. Platier, Lord Byron et la comtesse Guccioli [sic], lithographie de la série parodique « Les Amants célèbres »,
s.d. (v. 1840).
physique est très prononcée, l’artiste procédant à des déformations, accentuant cruellement la
claudication de Byron – qui était boiteux – en un véritable pied-bot.
Un cas intéressant de caricature tardive de Byron est un petit croquis réalisé par Gustave
Moreau, probablement vers 1880, dans une page de carnet 24 . Byron est représenté à cheval, avec cette
légende manuscrite : « Lord Byron décrit par Lady Blessington ». Ce dessin renvoie donc à l’ouvrage
de Margaret Gardiner Blessington, Conversations de Lord Byron 25 , que Moreau possédait d’ailleurs
dans sa bibliothèque. Au chapitre XII figure une description fortement teintée d’ironie de Byron en
cavalier, que Moreau va retranscrire visuellement dans le même esprit d’ironie attendrie :
« Lord Byron n’avait pas très-bonne mine à cheval, et je crois qu’il en avait conscience, car il
se répandait en excuses sur son costume et sur son attirail équestre ordinaire. Son cheval était
tout tapissé de harnachemens divers, tels que caveçons, martingales, et Dieu sait quelles autres
inventions dont j’ignore le nom. Il se servait d’une selle à la hussarde avec des étuis toujours
garnis de leurs pistolets. Les deux pièces principales de son costume étaient une veste et un
pantalon de nankin, qui semblaient notablement rétrécis par le blanchissage. La veste était
brodée de même couleur : la poitrine en était très-courte, et garnie de trois rangées de boutons,
le dos très-étroit, et les manches établies comme quinze ans auparavant. Ajoutez à cela un col
noir très-bas, un bonnet de velours bleu foncé, garni d’une visière, et orné d’un très-riche
galon et d’un beau gland d’or ; puis des guêtres de nankin, une paire de lunettes bleues, - et
vous aurez le devis fidèle de son accoutrement, qui n’était pas trop commode ni de bon
goût » 26 .
En complément des portraits caricaturaux d’écrivains, il faudrait mentionner encore le cas
spécifique des portraits-charges d’acteurs représentés dans des rôles tirés de la littérature britannique.
Un exemple célèbre peut être évoqué, qui clôt le siècle, celui de l’actrice Sarah Bernhardt. Un dessin
du caricaturiste Leonetto Cappiello, daté 1900 et conservé au Louvre 27 , représente la grande Sarah en
Hamlet, rôle qu’elle interprète à partir de 1899 28 . Le dessinateur s’en prend à un topos du pathétique
24
Gustave Moreau, « Lord Byron décrit par Lady Blessington », mine de plomb (Musée Gustave Moreau,
Carton 84. Caricature. Des 12127). Ce dessin peut être daté v. 1880 par rapprochement avec un autre croquis
réalisé sur le même carnet, une esquisse pour l’Hélène à la porte Scée du Salon de 1880 (œuvre non localisée).
Que Anne Coron, Aurélie Peylhard et Samuel Mandin, du Musée Gustave Moreau, trouvent ici tous nos
remerciements pour leur accueil et leur aide.
25
Margaret Gardiner Blessington, Conversations de lord Byron avec la comtesse de Blessington. Pour faire suite
aux Mémoires publiés par Thomas Moore. Traduction de M. Ch.-M. Le Tellier, Paris, H. Fournier jeune, 1833.
26
Idem, pp. 79-80
27
Leonetto Cappiello (1875-1942), Portrait-charge de Sarah Bernhardt dans Hamlet, 1900, fusain, mine de
plomb, rehauts de pastel et de gouache blanche sur papier, 55,7 x 54,5 cm (Paris, Musée du Louvre, Cabinets des
dessins, RF 37347). Caricature reprise dans Le Gaulois, Dimanche 19-20 juillet 1902. Il existe un autre dessin de
Cappiello sur le même sujet (fusain sur papier, 1900, 40 x 25 cm, coll. part. ; voir le catalogue Pierre Cardin
présente Sarah Bernhardt, Paris, Espace Pierre Cardin, 31 mars – 30 mai 1976, p. 59, n° 84).
28
Sarah Bernhardt interprète à partir de 1899 le rôle titre de Hamlet, dans la traduction d’Eugène Morand et
Marcel Schwob (La tragique histoire d’Hamlet, prince de Danemark, traduction de Eugène Morand et Marcel
Schwob, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1900), au Théâtre de la Renaissance, dont elle avait pris la direction en
shakespearien, cette même scène du cimetière déjà évoquée à propos de Delacroix, scène tellement
emblématique qu’elle avait d’ailleurs été choisie pour certains portraits photographiques publicitaires
de l’actrice réalisés par le studio Lafayette 29 . Image sérieuse et image satirique viennent ici se
confondre.
Littérature anglaise et satire politique
Mais il est surtout un autre domaine de la représentation satirique qui peut utiliser la littérature
anglaise comme référence, c’est celui de la caricature politique. L’exemple le plus frappant reste celui
de deux caricatures antinapoléoniennes travestissant l’Empereur déchu en Robinson Crusoé. L’image
du plus célèbre des naufragés de la littérature évoque, avec une certaine cruauté qui est le propre du
genre satirique, l’exil de l’ancien Empereur, d’abord à l’île d’Elbe en 1814 30 puis à Sainte-Hélène en
1815 31 . Ce qui attire l’attention ici, d’un point de vue strictement iconographique, réside dans le subtil
détournement qui est opéré par rapport à la représentation traditionnelle de Robinson, définie dès 1720
par le graveur Picart dans les éditions hollandaises de la première tradition française du Robinson 32 .
Les attributs traditionnels de Robinson, qui le rendent aisément identifiables, sont bien présents : le
parasol, la scie, la hache et le fusil ; mais certains sont détournés : le perroquet devient un vautour, le
costume en peau de chèvre se mue en une dépouille de tigre, enfin la figure de Vendredi se
métamorphose en un maréchal toujours empanaché mais sans pantalon et par cela même profondément
dérisoire. Il est intéressant de noter que ce détournement du Robinson de Defoe est français et n’existe
pas dans la caricature britannique, pourtant extrêmement inventive dès qu’il s’agit d’attaquer
l’Empereur. La raison doit tenir au rang occupé par le personnage de Robinson Crusoé dans
l’imaginaire anglais. Sujet britannique par excellence, colonialiste et impérialiste par essence, homo
aeconomicus triomphant de la nature par sa foi et son labeur, façonnant son environnement à son
image, Robinson est un héros civilisateur et une figure éminemment positive aux yeux de la
bourgeoisie anglaise, à laquelle il est impossible de prêter les traits honnis de Napoléon 33 . Par contre,
1893. La pièce partira ensuite en tournée internationale, s’installant notamment à Londres (Adelphi Theatre) et à
New York.
29
Studio Lafayette, Madame Sarah Bernhardt as Hamlet, photographie publicitaire pour l’Adelphi Theatre,
1899. Sur les portraits photographiques de Sarah Bernhardt, voir Heather McPherson, The Moderne Portrait in
Nineteenth-Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 76-116 (sur les photographies de
Sarah Bernhardt en Hamlet, voir plus particulièrement pp. 91-92).
30
Jacques-Louis-Constant Lecerf (sculp.), Le Robinson de l’île d’Elbe, 1814, eau-forte aquarellée, 32,5 x 24,4
cm.
31
Anonyme, Le Nouveau Robinson de l’Isle de Ste Hélène, 1815, eau-forte coloriée, 21 x 18 cm.
32
La vie et les très-surprenantes aventures de Robinson Crusoé [traduit par Van Effen et Saint-Hyacinthe],
Amsterdam, L’Honoré et Châtelain, 1720, 3 vol., avec un frontispice de Picart et six pl. gr. anonymes. Ce
frontispice est régulièrement repris et copié dans les éditions hollandaises et françaises postérieures.
33
On peut toutefois noter que, dans une caricature de George Cruikshank (Otium cum Dignitate, or a view of
Elba), parue le 1er mai 1814 dans The Satirist et représentant Napoléon tentant d’allumer un feu dans sa
cheminée, figure un livre sur lequel est écrit « Life & Advents of Robin. Cruso. ». Cruikshank replace ce livre
dans une autre caricature, Boney’s Elba chair, publiée le 5 mai 1814 et représentant Napoléon assis dans une
chaise à bras entourée d’eau (voir Mary Dorothy George, Catalogue of Political and Personal Satires Preserved
in the Department of Prints and Drawings in the British Museum, London, The Trustees of the British Museum,
1978 ; rééd. 1979, t. IX, n° 12255, p. 393 et n° 12258, pp. 396-397). La satire rejoint ici curieusement la réalité.
les caricaturistes anglais se référeront à plusieurs reprises à un autre personnage de leur littérature
nationale pour incarner Napoléon : le Gulliver de Swift. Dans deux célèbres caricatures publiées
respectivement en 1803 et 1804, après la rupture de la Paix d’Amiens, Gillray transpose deux scènes
du voyage à Brobdingnag, c’est-à-dire du séjour de Gulliver au royaume des géants. La première
scène 34 est empruntée au chapitre VI du roman, dont les dernières lignes, très légèrement modifiées,
sont reproduites par Gillray dans un imposant phylactère 35 . Le roi de Brobdingnag, représenté sous les
traits de George III, tient Gulliver-Napoléon dans sa main et lui annonce qu’il est à ses yeux « la plus
pernicieuse vermine à qui la nature ait jamais permis de ramper sur la surface de la terre. » La seconde
caricature 36 se réfère au chapitre V, alors que le roi et la reine s’amusent à faire naviguer Gulliver dans
un modèle réduit de barque placé dans une citerne, clin d’œil ironique aux projets de débarquement de
la Grande Armée qui s’assemblait alors à Boulogne. Encore une fois, le texte de la légende, cette fois
sous le cadre, cite le passage correspondant du roman, selon un procédé qui tient plus de l’hommage
que de la parodie 37 .
La présence de ces citations très importantes du texte-source pose la question essentielle de la
culture du spectateur. C’est un problème évident dans le cas de toute image satirique, qui ne peut
fonctionner que si une relation d’entente mutuelle se crée entre le satiriste et le spectateur, sauf que
dans ce cas précis il faut que le spectateur soit aussi un lecteur. Pour être comprises, ces images
satiriques nécessitent une connaissance des textes littéraires utilisés et parodiés. Si l’on revient sur le
cas de Robinson Crusoé, il faut rappeler, pour mesurer l’impact de telles images sur le public français,
que le roman de Daniel Defoe était un des best-sellers de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle 38 .
En témoignent l’admiration de Rousseau 39 ou encore son immense fortune iconographique,
notamment par le biais de la gravure 40 . Seul ce succès et cette diffusion visuelle préalable autorisent
Robinson à être utilisé dans ces caricatures comme référent culturel.
On sait en effet par le Mémorial que Napoléon lisait Robinson Crusoé à Sainte-Hélène en octobre 1816 (Comte
Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, nous utilisons la rééd. avec préfacée par Jean Tulard,
présentation et notes de Joël Schmidt, Paris, Seuil, 1968 p. 531).
34
Lt Col. Braddyll del. et Gillray f., The King of Brobdingnac, and Gulliver, aquatinte, publiée le 26 juin 1803.
35
« My little friend Grildrig, you have made a most admirable panegyric about Yourself and Country, but from
what I can gather from your own relations & the answers I have with much pains wringed & extorted from you, I
cannot but conclude you to be, one of the most pernicious, little odious reptiles, that nature ever suffer’d to crawl
upon the surface of the Earth. »
36
Lt-col. Braddyll (del.) et Gillray (f.), The King of Brobdingnac and Gulliver, aquatinte, publiée le 10 février
1804. L’aquarelle originale préparatoire à cette gravure est conservée à la Print Room du British Museum.
37
« I often used to Row for my own diversion, as well as that of the Queen & her ladies, who thought themselves
well entertained with my skill & agility. Sometimes I would put up my Sail and shew my art, by steering
starboard & larboard, – However, my attempts produced nothing else besides a loud laugher, which all the
respect due to his Majesty from those about him could not make them contain. – This made me reflect, how vain
and attempt it is for a man to endeavour to do himself honour among those, who are out of all degree of equality
or comparison with him!!! »
38
Martyn Lyttons a par exemple calculé que les éditions françaises du Robinson Crusoé de Defoe peuvent être
estimées globalement autour de 18 à 25.000 exemplaires pour la seule période 1821-1825 (Martyn Lyons, « Les
best-sellers », in Histoire de l’édition française, t. III, op. cit., p. 416 (« Tableau 4, Best-sellers français, 18211825 »)
39
Dans son Émile (1762), c’est le seul roman que Rousseau conseille de laisser entre les mains de son jeune
héros : voir Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’Education, nous utilisons la rééd. Paris, Garnier, 1939, pp.
211, 230 et 573.
40
Voir David Blewett, The Illustration of Robinson Crusoe : 1719-1920, Gerrards Cross, C. Smythe, 1995.
La culture du spectateur/lecteur
Cet exemple amène à s’interroger sur la question des codes nécessaires au déchiffrement de
l’image satirique. Si ces codes ne sont pas partagés par un maximum de personnes, l’effet comique est
perdu. Or, si Robinson Crusoé était un personnage populaire, immédiatement identifiable par le public
français, il en allait sans doute autrement de Gulliver, l’ironie swiftienne étant sans doute accessible
plutôt aux milieux cultivés et anglomanes, ce qui expliquerait pourquoi il n’existe pas de caricatures
françaises de Napoléon en Gulliver. Par contre, la réception de Gulliver dans l’art français s’observe
dans une œuvre paradoxale à plus d’un titre, le Phallus phénoménal, eau-forte de Dominique VivantDenon 41 . Réalisée vers 1793, cette gravure fait partie d’un recueil licencieux de vingt-trois planches,
intitulé L’œuvre priapique 42 . La dimension parodique devient évidente si on rapproche cette gravure
d’une illustration contemporaine 43 du chapitre premier des Voyages de Gulliver, montrant le héros
échoué sur la plage du royaume de Lilliput et se réveillant ligoté et entouré de petites créatures,
« hautes tout au plus de six pouces ». Une telle image nécessite à la fois raffinement et culture de la
part du spectateur, sans parler d’une certaine ouverture d’esprit ; là où les caricatures de Napoléon
étaient des images populaires et visuellement assez peu soignées, ce phallus reste une image pour
connaisseurs lettrés. Denon est un homme d’Ancien Régime, de haute culture, aussi l’image qu’il
produit repose plutôt sur le persiflage et la satire à la Voltaire – tout particulièrement ici le Voltaire de
la Pucelle.
Enfin, il arrive que l’on moque les ridicules des textes eux-mêmes et que l’on en dénonce les
travers. Ce sont peut-être les images les plus réjouissantes, les plus authentiquement satiriques aussi,
qui proposent un coup d’œil incisif sur certaines œuvres littéraires. C’est le cas dans deux caricatures
anti-anglaises, fonctionnant en pendant, réalisées sans doute après 1815, au moment où les touristes
britanniques affluent en France, pays conquis et occupé 44 . La première gravure, intitulée Les Anglais
en France, montre un Anglais à la John Bull, ventripotent et rubicond, entouré de sa famille, se
goinfrant de produits français supposés les changer de la cuisine anglaise ; par contraste, la seconde
gravure, baptisée les Anglais chez eux, les montre ivrognes – les ravages de la bière, comme une sorte
de réponses aux estampes de Hogarth 45 – et surtout spleenétiques et suicidaires, que ce soit par
pendaison, par balle ou par noyade. Au centre, un personnage assis exhibe un livre. On lit sur la page
de titre ouverte en direction du spectateur : « Les Nuits d’Young – La mort ». Une telle image repose
typiquement sur le principe du clin d’œil au spectateur. La seule mention de ce titre renvoie
immédiatement le spectateur-lecteur averti à l’univers poétique de l’écrivain anglais Edward Young
(1683-1765), auteur de The Complaint: or Night-Thoughts on Life, Death, and Immortality, publiées
41
Dominique Vivant-Denon, Le Phallus phénoménal, v. 1793, gravure à l’eau-forte, 9 x 22,5 cm. Le cuivre
original de cette gravure est conservé à Paris, Chalcographie des musées nationaux (inv. 11048)
42
Dominique Vivant-Denon, L’œuvre priapique, Paris, Aubourg, fin 1793 ou début 1794.
43
Clément-Pierre Marillier, Gulliver ligoté par les Lilliputiens, dessin original préparatoire à l’une des quatre
gravures illustrant le Robinson Crusoé de Defoe, publié dans les Voyages imaginaires, songes, visions et romans
cabalistiques, Amsterdam et Paris, rue et Hôtel Serpente, 1787-1789, t. I-III (BNF, Manuscrits, Rothschild 226).
44
On trouvera ces deux gravures reproduites dans Jean-Paul Bertaud, Alan Forrest et Annie Jourdan, Napoléon,
le monde et les Anglais. Guerre des mots et des images, Paris, Editions Autrement, 2004, p. 88.
45
William Hogarth, Gin Lane / Beer Street, deux estampes à l’eau-forte et au burin publiées le 1er février 1751.
en 1745 et mieux connues en France sous le titre Les Nuits 46 . Ce poème raconte comment Young s’en
va errer dans un cimetière de campagne où la vue des tombeaux lui rappelle le temps qui passe et la
vanité de toute chose, ainsi que plusieurs souvenirs de sa vie passée, notamment la mort de sa fille
Narcissa, protestante décédée en terre catholique et qu’il avait dû aller enterrer nuitamment de ses
propres mains en terre non consacrée. Univers essentiellement morbide, donc, pour un texte qui a
connu un immense succès en France à la fin du XVIIIe et dans les toutes premières années du XIXe
siècle 47 , et qui est ici moqué pour les raisons mêmes qui avaient fait son succès, à savoir ce
sentimentalisme pathétique et désespéré, vu dans ce cas précis de façon négative, dans un contexte
d’anglophobie qui, notons-le, n’est pas la norme dans les images mentionnées jusqu’à présent.
Mais c’est avec le théâtre de Shakespeare que se manifeste pleinement cette tendance à la
satire comprise comme volonté de tourner en dérision les défauts réels ou supposés d’un texte. Les
drames et les tragédies de Shakespeare ont toujours plus ou moins contrarié le goût classique français
et engendré un certain nombre d’idées reçues tenaces. Ainsi, en juin 1946, Jean-Louis Barrault
annonce à Louis Jouvet qu’il a choisi de monter Hamlet pour la réouverture du Théâtre Marigny.
Réaction de Jouvet :
« – Ah là là ! Hamlet n’a jamais fait un franc. Shakespeare et les Français, tu sais ! Et puis il y
a un spectre. Les Parisiens n’aiment pas les spectres. Et ça n’en finit pas ! » 48 .
Il n’y a là rien de très nouveau ; déjà en 1853, à Philarète Chasles, excellent connaisseur de la
littérature d’outre-Manche, qui lui vantait Shakespeare, Delacroix demandait :
« […] si, avec ses entrées et ses sorties, et tout ce remue-ménage continuel de lieux et de
personnages, Shakespeare n’était point fatiguant même pour un homme qui comprend tout le
mérite de son langage » 49 .
Le caricaturiste Charles Donzel travaille dans cet esprit lorsqu’il montre, dans un dessin
réalisé avant 1889 et conservé au Louvre, La dernière scène du dernier acte d’Hamlet 50 . Sur scène ne
restent que des cadavres – Hamlet, Laërte, le roi Claudius, la reine Gertrude –, selon le principe bien
connu que, dans Shakespeare, tout le monde meurt à la fin. On retrouvera la même dénonciation,
traitée d’une façon étonnamment proche, dans la parodie d’Hamlet donnée par Gotlib – au scénario –
46
Ce titre abrégé avait été donné par le traducteur français, Pierre Letourneur : Les Nuits d’Young, traduites de
l’anglois par M. Le Tourneur, Lyon, J. Deville et Paris, Le Jay, 1769, 2 vol.
47
Très apprécié notamment des artistes, il avait inspiré une toile monumentale au peintre Pierre-AntoineAugustin Vafflard : Young et sa fille, 1804, huile sur toile, 242 x 194 cm (Angoulême, musée des Beaux-Arts).
48
Jean-Louis Barrault, Souvenirs pour demain, Paris, Seuil, 1972, p. 177.
49
Eugène Delacroix, Journal, Journal ; nous utilisons la rééd. Paris, Plon, 1996, p. 396 [Mardi 27 décembre
1853 ].
50
Charles Donzel (1824-1889), La dernière scène du dernier acte d’Hamlet, plume et mine de plomb, s. d.
(Paris, Musée du Louvre, Cabinet des dessins, Album Donzel, II, folio 15. RF 16326).
et Alexis – au dessin – dans les pages de l’hebdomadaire Pilote en 1972 51 . Les dernières cases
montrent la pile accumulée de tous les cadavres des personnages trucidés pendant la pièce, provoquant
le suicide de l’accessoiriste dépressif qui avait originellement introduit le récit.
Dans de telles images, qui attaquent les travers supposés du répertoire shakespearien – trop
long, excessif et sanglant –, la satire simplifie (caricature) son objet. Elle ne respecte pas la
complexité, la richesse et les nuances du texte victime de la charge, mais fait appel à des idées toutes
faites, bien ancrées dans l’esprit du spectateur. Il n’est pas nécessaire de bien connaître la pièce de
Shakespeare pour rire d’une telle image ; le caricaturiste fait appel ici à des idées reçues qui ont bien
plus d’efficacité que les faits. Si l’auteur de la satire doit avoir une bonne connaissance du texte
source, il doit aussi faire la part de la réception, de l’« horizon d’attente », c'est-à-dire du degré de
compréhension du spectateur. Or, la littérature anglaise, en France, souffre d’une connaissance
fragmentaire, souvent superficielle, terreau fertile pour la satire, car on caricature plus facilement ce
qui est mal connu. D’où le fait que la littérature britannique, pourtant féconde en satiristes, soit peu
utilisée dans ces images pour ses qualités humoristiques intrinsèques – Grandville illustrant un poème
humoristique de Scott est une exception. Les artistes français s’adressent à un public français qui
accepte de rire de cette littérature étrangère – voire avec cette littérature étrangère – seulement à
condition que ce soit, pourrait-on dire, « entre Français ».
51
Marcel Gotlib et Alexis (pseud. de Dominique Valet), « Hamlet », hebdomadaire Pilote, n° 640, 10 février
1972, pp. 23-31 [la couverture de ce numéro, représentant Hamlet, avait été également dessinée par Alexis] ;
réédité dans l’album Cinémastock, t. I, Paris, Dargaud, 1974 ; nous utilisons la rééd. 2001, t. I pp. 12-22.

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