Récit de la mobilisation syndicale de la

Transcription

Récit de la mobilisation syndicale de la
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
Récit de la mobilisation syndicale
de la Dominion Bridge
présenté
comme outil de formation à la FTQ
par
Mylène Tremblay
Sous la direction de Jean-Marc Fontan et Juan-Luis Klein
Observatoire montréalais du développement (OMD)
Mobilisation syndicale de la Dominion Bridge :
Une affaire de cœur
Récit d’une mobilisation syndicale exemplaire
Été 2000
TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRES .......................................................................................................................... 2
MÉTHODOLOGIE .................................................................................................................................... 3
RÉSUMÉ ..................................................................................................................................................... 4
INTRODUCTION : AUJOURD’HUI, TOUT VA BIEN ........................................................................ 5
CHAPITRE I : PRÉLUDE À LA FAILLITE .......................................................................................... 6
LA BELLE ÉPOQUE ...................................................................................................................................6
L’ARRIVÉE DE MARENGÈRE : DE BELLES PROMESSES ........................................................................6
LA SAGA MIL DAVIE : LA DOMINION BRIDGE EN PÉRIL .....................................................................7
LES SIGNES AVANT-COUREURS ..............................................................................................................8
CHAPITRE II : LE SYNDICAT PASSE À L’ACTION ......................................................................... 9
LES MÉTALLOS SUR UN PIED DE GUERRE .............................................................................................9
COMITÉ DE RELANCE ..............................................................................................................................9
APPEL À TOUTE LA COMMUNAUTÉ ......................................................................................................11
CHAPITRE III : UNE MOBILISATION DE TOUS LES INSTANTS ............................................... 12
PREMIÈRE MANIFESTATION : PAS DE SALAIRE, PAS DE TRAVAIL !....................................................12
ON VEUT TRAVAILLER ! ........................................................................................................................13
LES VERTUS DU TÉLÉPHONE ................................................................................................................13
DEUXIÈME MANIFESTATION : À L’ASSAUT DES RUES DE LACHINE ...................................................14
TROISIÈME MANIFESTATION : LE PONT MERCIER ................................................................................15
CHAPITRE IV : DES SOLUTIONS À L’HORIZON ........................................................................... 17
LE FONDS DE SOLIDARITÉ À LA RESCOUSSE ......................................................................................17
L’UNION FAIT LA FORCE .......................................................................................................................18
DE SURPRENANTS RÉSULTATS .............................................................................................................19
CONCLUSION : LE SYNDICALISME DE L’AN 2000 ....................................................................... 20
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MÉTHODOLOGIE
Le texte qui suit est la reconstitution du récit de la mobilisation
syndicale de la Dominion Bridge. Pour réaliser ce travail, différents
moyens ont été utilisés :
• recension sommaire des principaux écrits (revues de presse,
communiqués, documents) ;
• cueillette et compilation des informations fournies par la FTQ,
le Fonds de solidarité et les Métallos ;
• visites de l’usine ADF Industrie lourde de Lachine,
anciennement connue sous le nom de Dominion Bridge ;
• rencontres et entrevues avec :
- le vice-président de la section locale 2843 du syndicat des
Métallos, Pierre Arseneau ;
- un agent de développement au Fonds de solidarité de la
FTQ, Aubin D’Amours ;
- des travailleurs de la Dominion Bridge qui ont participé à la
mobilisation.
Tout ce qui est rapporté et écrit dans ce texte provient des
sources énoncées ci haut. Cette histoire est celle des militants, telle
qu’ils l’ont vécue lors de la faillite de la Dominion Bridge.
Nous tenons à remercier toutes les personnes rencontrées et
interrogées dans le cadre de ce travail, qui nous ont généreusement
alloué leur temps et leurs connaissances.
__________
Ce document a été produit dans le cadre d’une recherche sur
les mobilisations syndicales financée par le CRSH. Le projet de
recherche est sous la direction de Jean-Marc Fontan et de Juan-Luis
Klein. Il est produit dans le cadre des travaux de l’Observatoire
montréalais du développement (OMD)
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RÉSUMÉ
Le 10 septembre 1998, la Dominion Bridge de Lachine déclare
faillite, plongeant dans le désarroi ses 250 travailleurs. Ceux-ci,
âgés en moyenne de 48 ans et à l’emploi de la Dominion Bridge
depuis une vingtaine d’années, entrevoient un avenir bien
sombre hors de leur usine. Le Québec risque de perdre une
compagnie plus que centenaire, spécialisée dans les structures
d’acier. Sans compter l’impact négatif qu’aurait cette fermeture
sur la région du Sud-Ouest de Montréal. Le syndicat en est
conscient. Sans perdre un instant, il mobilise les forces de tous
les travailleurs et celles du quartier pour faire rouvrir l’usine. La
communauté de Lachine répond d’une seule voix à l’appel du
syndicat et offre tout son soutien aux travailleurs. Le Fonds de
solidarité est appelé à la rescousse et les deux paliers de
gouvernement sont sollicités. La mobilisation porte fruit. La
compagnie est rachetée et les emplois sont sauvés.
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INTRODUCTION : AUJOURD’HUI, TOUT VA BIEN
Dans la cours d’entreposage de la Dominion Bridge de Lachine, connue
maintenant sous le nom de Au Dragon Forgé, d’immenses structures d’acier
attendent leur départ prochain pour Boston. « Toutes ces pièces serviront à la
construction d’une autoroute souterraine qui traversera la ville » explique
fièrement Pierre Arseneau, vice-président de la section locale 2843 du syndicat
des Métallos. Visiblement, les choses vont bien à Lachine. L’entreprise
fonctionne à plein régime, les pièces lourdes s’entassent dans les cours et les
quelques 250 ouvriers sont satisfaits et fiers de leur travail. Le carnet de
commande se remplit à coups de contrats de millions de dollars, signés
essentiellement avec les États-Unis.
« ADF a une bonne capacité à aller chercher de l’ouvrage, observe
Arseneau. Depuis la réouverture de la Dominion Bridge sous la direction d’ADF,
il n’y a eu aucune nouvelle mise à pied, précise-t-il, conscient toutefois que
beaucoup reste à faire sur le plan syndical. « Nous sommes les seuls employés
syndiqués du groupe ADF. Il nous faudra un certain temps afin que les deux
partis apprennent à travailler ensemble. »
Présent au moment de la faillite du géant de l’acier en 1998, Pierre
Arseneau a milité avec l’ardeur du combattant durant trois mois, aux côtés de
son président syndical Guy Farrell, pour faire rouvrir l’usine. Une lutte gagnée à
l’arrachée, à force de volonté et de ténacité. « La victoire n’a pas été facile,
estime Jihad El Achkar, soudeur à l’emploi de la Dominion Bridge depuis 24 ans.
Quand on nous a annoncé que l’usine fermait ses portes, on croyait qu’on était
perdu. Heureusement, notre syndicat a su nous guider dans notre lutte.
Aujourd’hui, on est fier d’être retourné au travail. »
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CHAPITRE I : PRÉLUDE À LA FAILLITE
La belle époque
Lorsque ADF, une entreprise familiale de Terrebonne se spécialisant dans
les structures d’acier et les métaux ouvrés, a repris Dominion Bridge, en
novembre 1998, la société centenaire était à l’agonie. Près de 300 travailleurs
avaient été licenciés et plusieurs d’entre eux se relayaient nuit et jour devant
l’usine pour protester contre cette fermeture drastique, attribuée à la mauvaise
gestion de ses actionnaires et aux magouilles de certains d’entre eux. Une faillite
jugée inacceptable par tous les travailleurs d’autant plus que, depuis sa
fondation en 1879, l’usine avait toujours été rentable et n’avait jamais bénéficié
de quelconque subvention.
Sa réputation n’était plus à faire. Reconnue mondialement pour l’expertise
de ses ouvriers, ses équipements uniques et la qualité de ses constructions en
acier, l’entreprise industrielle de Lachine rayonnait par ses multiples réalisations
d’envergure. Ses employés pouvaient se vanter d’avoir participé, au fil des ans,
à la construction du pays, des chemins de fer à la plate-forme Hibernia, en
passant par le pont Mercier, la Place Ville-Marie et le Skydome de Toronto.
L’arrivée de Marengère : de belles promesses
Au printemps 1994, le vent allait tourner et ébranler dans ses fondations
la belle compagnie. Michel Marengère, président du groupe américain Cedar,
met la main sur Dominion Bridge, affectée par la récession. Il se présente en
sauveur, promettant de faire redémarrer l’entreprise et d’investir dans
l’équipement dans une perspective de modernisation et de concurrence.
L’entreprise prend son envol et les actions montent en flèche sous
l’annonce de nouveaux contrats. Des centaines d’emplois sont à créer. Mais
toutes ces promesses ne sont que pures spéculations. L’entreprise se remet à
piquer du nez et la valeur des actions dégringole rapidement. Certains
actionnaires se sentent lésés. Bref, c’est le début d’une perturbation économique
qui déclenche une guerre entre les actionnaires de la Dominion Bridge.
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Le syndicat, qui voyait d’abord d’un bon œil l’arrivée du nouveau groupe à
la tête de la compagnie, ne tarde pas à déchanter devant tant de boursicotages.
La saga MIL Davie : la Dominion Bridge en péril
Après l’achat de la Dominion Bridge, les acquisitions de Cedar se
succèdent. La plus spectaculaire a lieu en avril 1996, alors que le gouvernement
péquiste cède le chantier naval MIL Davie de Lévis à la Dominion Bridge Corp.
(nouveau nom du groupe Cedar), pour la modique somme de 1$. Il en valait en
réalité… près de 100 millions. En échange de quoi, Marengère promet d’investir
au moins 50 millions de dollars au cours des cinq prochaines années. Le
gouvernement promet quant à lui de verser jusqu’à 50 millions sur une période
de cinq ans pour moderniser le chantier naval et combler les pertes
d’exploitation à court terme.
Cette annonce fait bondir le syndicat. Selon lui, la transaction n’augure
rien de bon, sinon le transfert de la production de Lachine à Lévis, du moins la
fragilisation de la Dominion Bridge à long terme. D’ailleurs, comme pour
corroborer les craintes des Métallos, l’automne suivant, la Dominion Bridge
procède à plus d’une centaine de mises à pied. La faillite est proche.
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Un article intitulé L’homme qui veut être Paul Desmarais. Visionnaire ?
Fabulateur ? , paru dans la revue Commerce à la suite de l’acquisition de la MIL
Davie, sème l’émoi. La crédibilité de Marengère et celle de ses associés y est
solidement mise en doute. « L’homme, y lit-on, est bien introduit chez les
libéraux : l’ex-ministre Marc Lalonde siège à son conseil d’administration et son
associé de toujours n’est autre que René Amyot que le gouvernement Trudeau
avait nommé à la tête du conseil d’Air Canada ». Le syndicat se rend compte à
quel point cet homme qu’il croyait sorti de nulle part a de bons contacts dans le
gouvernement… Sans compter le passé frauduleux de cet « as de la finance »,
qui, aux dires de la revue, a connu de nombreux démêlés devant les tribunaux
pour non-respect d’ententes. Ces révélations accablantes ne sont pas sans
inquiéter le syndicat qui cherche à tout prix à protéger ses membres.
Les signes avant-coureurs
Déjà en 1994, la section locale 2843 entrevoit un certain trouble dans les
arcanes de la compagnie. Les nouveaux patrons semblent plus soucieux de
réaliser des profits à court terme que d’honorer ses contrats ou d’investir dans
l’équipement. Les Métallos font appel au Service Urgence Emploi du Conseil
régional de la FTQ, un service d’aide qui propose aux syndicats une stratégie
d’action afin de relever les entreprises en difficulté. Cette stratégie propose
notamment un guide d’analyse pour faire le diagnostic, des pistes d’intervention
et des actions pour mobiliser un ensemble de ressources dont celles des
gouvernements. Une fois le diagnostic établi, la direction du syndicat réagit avec
vigueur en sollicitant le Fonds de solidarité de la FTQ pour voir si la relance est
possible.
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CHAPITRE II : LE SYNDICAT PASSE À L’ACTION
Les Métallos sur un pied de guerre
Les Métallos dénoncent à plusieurs reprises les décisions des nouveaux
gestionnaires de la Dominion Bridge Corp. Ces derniers refusent d’ailleurs de
parler au syndicat. Des rencontres ont lieu entre le directeur des Métallos,
l’exécutif du syndicat et des représentants des ministères du Travail, de
l’Industrie et du Commerce, et de la Métropole, pour les mettre au fait de la
situation. À l’issue de ces rencontres, en décembre 1996, Clément Godbout,
président de la FTQ, demande une intervention d’urgence du Gouvernement du
Québec. Un communiqué officiel émis par la FTQ transmet les craintes
prémonitoires du syndicat. « Depuis octobre, note Godbout, il y a eu 110 mises à
pied à Lachine chez les ouvriers de la production et d’autres sont prévues après
les Fêtes. Le carnet de commandes est pratiquement vide. »
Le syndicat cherche à alerter la population. Il convoque les médias en
avril 1998 pour attirer leur attention sur la guerre qui fait rage à l’interne entre les
actionnaires, dont certains veulent la tête de Marengère. Ce conflit met en péril
la compagnie, craignent les Métallos. Les salariés n’ont rien à voir avec les
magouilles qui se trament en coulisses. Dans les mois qui suivent, Marengère
est évincé, laissant la Dominion Bridge en proie à d’insurmontables problèmes
de liquidité.
Comité de relance
Le 11 août 1998, ce que le syndicat avait prédit se réalise : la Dominion
Bridge est placée sous la protection de la loi de la faillite. Voyant le coup venir, le
syndicat fait appel à l'expertise de Suzanne Proulx, directrice générale de
Transaction pour l’emploi (un regroupement des forces économiques et
communautaires des villes Lasalle, Lachine et St-Pierre) pour aider les
travailleurs à se sortir de l'impasse. Sous ses précieux conseils et avec son aide,
le syndicat décide de lancer une opération de sauvetage visant à sensibiliser
tous les travailleurs de l’entreprise déchue et à rallier du même coup les
intervenants des milieux syndical, politique, communautaire et commercial. Ainsi,
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quatre jours après l'annonce officielle du 11 août, un Comité de relance prend
vie, sous la direction de Madame Proulx.
Avec adresse, elle réussit à faire converger les intérêts de tout un chacun
vers un seul et même objectif : celui de sauver la Dominion Bridge et les emplois
qu’elle génère.
Le Comité de relance regroupe :
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le Syndicat des Métallos (FTQ) ;
le Conseil du travail du Montréal métropolitain ;
Transaction pour l’emploi ;
la Société de développement des artères commerciales de Lachine ;
la Chambre de commerce du sud-ouest de l’île de Montréal ;
le Regroupement des gens d’affaires de Lachine ;
la Commission scolaire Marguerite-Bourgeois ;
le CÉGEP André-Laurendeau ;
la Ville de Lachine ;
les députés fédéral et provincial ;
l’organisation locale du PQ ;
Pour bien comprendre l’intérêt des divers groupes à participer au Comité
de relance, il faut savoir que la ville de Lachine s’est construite autour de la
Dominion Bridge. Tous les résidents y sont rattachés par un membre de leur
famille, un voisin, un ami. C’est sans doute une des raisons pour laquelle le
Comité de relance a réussi avec autant de succès à aller chercher tout le soutien
nécessaire. D’autant plus que la région connaît depuis un certain temps une
vague de fermetures d’usines (entre autres, Jenkins Valve, Valmet, G.E. et
Sulzer). La collectivité se trouvait donc une fois de plus affectée par de nouvelles
pertes d’emplois.
Appel à toute la communauté
Le Comité passe à l’action. Dans un appel à tous, lancé par le syndicat le
19 août 1998, on peut lire :
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« Afin d’éviter la faillite de Dominion Bridge, tous les partenaires socioéconomiques de la région sont invités à user de leur pouvoir et de leur influence
auprès du gouvernement et de la compagnie, afin de sauver et de relancer une
compagnie du Sud-Ouest de Montréal qui permet à plus de 500 personnes de
gagner dignement leur vie. »
Les membres du Comité écrivent aux politiciens pour les rallier à leur
cause. Ils interpellent les deux paliers de gouvernement, provincial via Bernard
Landry et Lucien Bouchard, et fédéral à travers Jean Chrétien, Martin Cauchon
et Paul Martin. Le Comité de relance réussit ainsi à rencontrer le ministre fédéral
des Finances, Paul Martin, à 24 heures d’avis, et le vice-premier ministre du
Québec, Bernard Landry, à deux reprises…
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CHAPITRE III : UNE MOBILISATION DE TOUS LES INSTANTS
Première manifestation : pas de salaire, pas de travail !
Le temps presse. La compagnie voit ses coffres se vider et on ne peut
même plus se procurer une simple paire de lacets. Des contremaîtres doivent
puiser à même leurs poches pour payer des paires de bottes aux travailleurs.
L’entreprise est au bout du rouleau et les employés aussi. Le syndicat redoute le
moment où les ouvriers seront privés de leur salaire.
Le 2 septembre, alors que le Comité de relance est une fois de plus réuni,
le téléphone sonne. On annonce qu’il n’y aura pas de paye pour les gars du soir.
Les membres de l’exécutif syndical réagissent aussitôt. La décision est prise, au
risque de froisser les députés et les politiciens présents. Avec son franc parler
qui lui est propre, Guy Farrell déclare que « pas de paye, pas de travail » ! Il faut
vider l’usine de ses ouvriers, dit-il, et les inciter à manifester devant la résidence
de Michel Marengère. Les délégués syndicaux se lèvent d’un bloc et se dirigent
vers l’usine pour mettre le plan à exécution. Les politiciens tentent en vain de
calmer les ardeurs, sans toutefois oser protester contre le mouvement. Après
tout, c’est leur circonscription qui est en jeu.
Certains s’éclipsent en douce, d’autres rejoignent la centaine de
manifestants qui scandent leur colère devant la demeure de leur ancien patron à
l’Île des Sœurs. Le plus acharné, ce jour-là, est sans doute le maire de Lachine,
William McCullock, qui tient sa légendaire pancarte où se lisent les mots
« Marengère, mangeux de marde » ! Cette première manifestation est un succès
et vaut aux travailleurs une excellente couverture médiatique.
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On veut travailler !
Le 10 septembre, la compagnie déclare faillite. L’atmosphère est
extrêmement tendue et tout le monde est sur un pied de guerre. Le syndicat
organise une ligne de piquetage devant l’usine. Les hommes s’y relaient sans
relâche, sept jours sur sept. Dès 5 heures du matin, plusieurs d’entre eux sont
déjà sur place. Mieux vaut se pointer à l’usine comme à l’ordinaire que de rester
chez soi à broyer du noir, jugent-ils.
Pendant un mois et demi, les travailleurs brandissent leurs pancartes
avec toujours le même le slogan : « On veut travailler ! Les gens de la
communauté se rendent compte à quel point ces travailleurs méritent leur
soutien.
« Les gens sortaient sur leur perron en disant : lâchez pas les gars, se
souvient Pierre Arseneau. La ligne de piquetage avait réussi à toucher dans
leurs tripes les gens du voisinage et à créer un élan de solidarité. »
Car il ne s’agit pas d’une simple grève où les travailleurs réclament de
meilleures conditions de travail, des meilleurs salaires, etc. C’est d’une fermeture
dont il est question, entraînant la perte d’emploi de centaines de pères de famille
avec des années et des années d’ancienneté.
« Je me disais qu’après 26 ans de service, je n’allais tout de même pas
tout perdre. On devait se battre pour sauver nos acquis. Rendu à 52 ans,
commencer à travailler ailleurs était difficilement envisageable », confie Jacques
Curotte, machiniste.
Les vertus du téléphone
Une chaîne téléphonique assure la relève des manifestants sur la ligne de
piquetage et sert à prévenir les coups bas. Rappelons que l’usine devait
conserver absolument ses biens et contrats à l’intérieur de ses murs pour garder
une chance d’être relevée. Car Marengère et ses associés, fins requins, s’étaient
défilés en douce en se négociant un parachute doré de plusieurs millions de
dollars en primes de séparation et demeuraient les principaux créanciers de la
compagnie. Ils pouvaient donc, à tout moment, faire achopper les discussions et
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plans de relance en réclamant leur « dû ». Le syndicat savait très bien qu’à partir
du moment où les contrats sortaient de l’usine et que le carnet de commande se
vidait, aucun promoteur ne voudrait plus la remettre sur pied.
Un matin, alors qu’il revient d’une réunion syndicale, Pierre Arseneau
reçoit un appel de l’usine avec la mention « urgent » sur son télé-avertisseur.
Quelques minutes plus tard, il se présente à la porte de l’usine. Une vingtaine de
militants sont attroupés devant la barrière, cherchant à empêcher un camion
d’entrer. Celui-ci était venu saisir du matériel sous l’ordre d’un créancier. À son
arrivée, le camionneur s’était heurté à quatre manifestants qui s’étaient multipliés
en un rien de temps grâce aux vertus de la chaîne téléphonique. Du coup, les
travailleurs avaient réussi à faire reculer et le camion, et les créanciers !
Deuxième manifestation : à l’assaut des rues de Lachine
La semaine suivante, les ouvriers investissent les rues de Lachine et
bloquent l’accès au pont qui relie Lachine à ville Lasalle. Un journaliste les avise
que les députés provincial et fédéral, qui siègent tous deux au Comité de
relance, organisent une conférence de presse non loin de là. Ils comptent faire le
point sur la tournure des derniers événements et se trouvent ainsi à profiter de la
présence des médias, attirés d’abord par les manifestants.
Ceux-ci, outrés à l’idée que les députés puissent faire du capital politique
sur leur dos, quittent le pont pour se rendre à la conférence. Escortés par les
camions des cols bleus de la ville de Lachine, venus témoigner leur appui, les
valeureux combattants empruntent la rue qui longe le canal pour se rendre très
vite à l’évidence du peu d’impact de leur manœuvre. Le cortège bifurque donc
sur la rue Notre-Dame, entraînant à sa suite les voitures de police. Arrivés sur
les lieux de la conférence, les manifestants font leur entrée devant des
politiciens bouche bée qui n’ont d’autre choix que de les inviter à prendre place.
Car malgré certaines divergences d'opinions, les deux parties devaient
démontrer à tout prix leur solidarité devant les médias. Au fond, ils poursuivaient
le même objectif, celui de trouver un acquéreur pour repartir l’usine.
Troisième manifestation : le pont Mercier
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La troisième et dernière manifestation a lieu le 17 septembre dans un
esprit de frénésie médiatique. Le syndicat savait que sans l’appui des médias et
de la population, aucun n’espoir n’était permis. À ce moment-là, on ne leur
donnait plus beaucoup de chances de s’en sortir.
Le syndicat décide de jouer le tout pour le tout et concocte secrètement
un plan choc. Tout le monde est convoqué au petit matin pour une nouvelle
sortie devant l’usine. Les organisateurs alimentent la foule en haranguant que
cette fois-ci, ils allaient frapper fort. Deux autobus attendaient les manifestants
qui ne savaient pas dans quoi ils s’embarquaient. Ce n’est qu’une fois montés à
bord des véhicules que les dirigeants syndicaux leur apprennent leur
destination : direction pont Mercier ! « C’est nous qui l’avons construit, disent-ils,
nous pouvons aussi le déconstruire ! »
Vers 10h du matin, une centaine d’employés de la Dominion Bridge
débarquent en rafale sur le pont Mercier. Pour attribuer à ce geste un sens
hautement symbolique, certains manifestants se parent de foulards et bloquent
une seule voie de la direction ouest durant 45 minutes, à une heure peu
contraignante. Car leur but ultime n’était surtout pas de s’attirer les foudres de la
population, mais plutôt de voir braqués sur eux les projecteurs des médias afin
d’exercer des pressions sur le gouvernement.
Durant la courte occupation du pont, les manifestants distribuent des
tracts aux conducteurs pour leur expliquer la cause du conflit. La police
provinciale ne tarde pas à jouer les troubles fête et à remettre tout ce beau
monde en voiture. Et hop, les autobus font demi-tour, en direction cette fois du
bureau du ministre fédéral des Finances et député de LaSalle-Émard, Paul
Martin. Le politicien, rencontré quelques jours plus tôt par les membres du
syndicat, n’avait su leur donner satisfaction.
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CHAPITRE IV : DES SOLUTIONS À L’HORIZON
Le Fonds de solidarité à la rescousse
À partir de ce moment-là, la mobilisation commence à faire effet. Le coup
du pont Mercier a donné la frousse aux politiciens qui se demandent ce qui les
attend la prochaine fois. Les ministres Paul Martin et Bernard Landry se
montrent plus déterminés à appuyer et faciliter tout projet d’acquisition. Par
ailleurs, le Fonds de solidarité de la FTQ, fortement sollicité par la direction des
Métallos depuis le début de la crise, décide de s’impliquer dans la relance de
l’usine.
Il faut souligner l’implication du Fonds dans le dossier de relance de
l’usine de Lachine. En ce sens, il a répondu à sa mission d’être un outil
économique qui permet de créer et de maintenir des milliers d’emplois. Pour ce
faire, il investit les épargnes des membres de la FTQ dans les PME du Québec.
Devant l’insistance des travailleurs de la Dominion Bridge, persuadés de
la qualité et de la rentabilité de leur entreprise, le Fonds convient d’investir dans
l’usine. Il s’active à trouver des partenaires qui puissent racheter l’usine.
De l’avis d’Aubin D’Amours, agent de développement au Fonds de
solidarité, « c’est grâce à la motivation et à la ténacité des travailleurs de la
Dominion Bridge, supportés par le Comité de relance, que le Fonds a pu
intervenir aussi rapidement et efficacement dans le dossier de relance de
l’entreprise. Ce sont eux qui en ont fait la demande. »
Après maintes et maintes tentatives, le Fonds s’associe avec Au Dragon
Forgé, une entreprise familiale de Terrebonne qui s’y connaît bien en matière
d’acier. ADF laisse entendre qu’elle investira de 6 à 10 millions pour redémarrer
les opérations à Lachine. Le Fonds, lui, injectera près de 8 millions. Un seul
obstacle doit encore être réglé : la lourde contamination des terrains de la
Dominion Bridge. Mais le gouvernement semble d’accord pour prêter une aide
financière aux travaux de décontamination. L’heureux dénouement est annoncé
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en conférence de presse sous l’action du Comité de relance le 12 novembre,
soit trois mois après le début de toutes les incertitudes. «On a gagné notre bout
avec l’aide du Fonds de solidarité et du syndicat. Si on ne les avait pas eus, on
aurait été fait à l’os », croit Jacques Curotte, heureux d’avoir lutté pour retrouver
son usine et son emploi.
L’union fait la force
Lorsqu’on demande aux employés de l’ancienne Dominion Bridge,
devenue ADF Industrie lourde, ce qu’ils retiennent de leur lutte, une seule et
même pensée leur vient en tête : l’union fait la force ! « Ce qui m’a le plus
motivé, affirme le soudeur Jihad El Achkar, ce sont les rencontres répétées avec
notre syndicat. On sentait qu’on était sur le bon chemin. De plus, toute la
communauté était impliquée et nous supportait dans nos efforts. Ça nous
encourageait beaucoup. Aujourd’hui, tout le monde nous connaît et nous dit
bonjour ! »
En effet, les exemples de solidarité n’ont pas manqué. En octobre, alors
que le froid commençait à se faire criant, les manifestants se sont procuré une
roulotte avec électricité. Un peu plus tôt, la Ville de Lachine leur avait fourni un
BBQ et des tables à pique-nique. Les commerçants faisaient aussi leur part. La
pizzeria du coin offrait de la pizza à ses habituels clients. Un peu plus loin, la
Taverne faisait la tournée de café. Tout ça grâce aux efforts du Comité de
relance qui sollicitait les marchands de la rue Notre-Dame.
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De surprenants résultats
Quant au syndicat, il constate avec bonheur que ce sont les vétérans de
l’usine qui ont été les premiers sensibilisés, eux qui ont brandi les pancartes et
érigé une ligne de piquetage. Ces anciens, ordinairement effacés et peu enclins
à se soulever, ont répondu à l’appel sans hésiter.
« Ils ont réalisé que ça valait la peine de se battre jusqu’au bout pour
sauver leurs acquis, observe Arseneau. Ce qu’ils avaient oublié depuis 20 ans
leur a été rappelé avec force : on gagne à se mobiliser. »
Même l’importante communauté de travailleurs indous de la Dominion
Bridge s’est ralliée à la cause. Le président du syndicat, Guy Farrell, a discuté
avec le leader du groupe pour lui expliquer l’importance de la mobilisation. Celuici a vite compris que l’heure était grave et qu’il ne devait pas rester les bras
croisés. Le lendemain, il présentait au président du syndicat une liste des noms
des confrères de sa communauté qui allaient manifester, avec l’heure et la date.
Du jamais vu ! « On est une grosse communauté ici, rapporte l’un d'eux, Magan
Bhar Patel. Au moment de la faillite, les gens ne savaient pas où aller. Ils étaient
déprimés car ils avaient tous près de quarante ans. On devait lutter et on a
compris qu’on devait supporter les Métallos pour ravoir nos emplois. »
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CONCLUSION : LE SYNDICALISME DE L’AN 2000
La mobilisation a su dépasser le cadre de l’usine et sensibiliser toute la
communauté. La collectivité a été touchée en plein cœur. Les manifestants se
voyaient supportés de toutes parts, portés par une vague de solidarité qui avait
quelque chose de contagieux. Les députés serraient les mains des manifestants
et les marchands se montraient généreux envers eux. Les efforts de mobilisation
ne se sont arrêtés que lorsque la victoire a été certaine. Le syndicat est allé de
l’avant dans ses plans et ses actions et a multiplié sans cesse les rencontres
avec le Comité de relance et ses membres. Il en allait du moral des travailleurs
et de la réussite de leur lutte à l’emploi. « Je suis heureux que tout soit rentré
dans l’ordre, dit Jacques Curotte, car après trois mois, ce n’était plus drôle ! Mais
là, on recommence à avoir du fun. C’est l’important. »
Les nombreuses actions posées depuis le début de cette bataille laissent
un message important de sensibilisation et de mobilisation. « En tirant tous
ensemble dans la même direction pour tout le monde, conclue Guy Farrell, on
peut déplacer des montagnes. C’est ce qu’on appelle le « Syndicalisme de l’an
2000 ».
- FIN -
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