Les tribulations de la critique d`art au quotidien

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Les tribulations de la critique d`art au quotidien
Association internationale des critiques d’art : Section suisse
Associazione internazionale dei critici d’arte : Sezione svizzera
Internationaler Kunstkritiker-Verband : Sektion Schweiz
Associaziun internaziunala dals critichers d’art : Secziun svizra
ème
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Congrès de l’AICA, Zurich, 10 au 12 juillet 2012
«Ecrire avec un accent»
Alessandra Simões
Les tribulations de la critique d’art au quotidien
J’ai débuté ma carrière dans un célèbre journal brésilien il y a quinze ans. À cette époque, j’écrivais des articles sur
l’architecture et les arts visuels. J’étais la parfaite autodidacte, je « dévorais » des livres sur l’art toute la nuit, pour
écrire le lendemain sur l’une des méga-expositions qui fleurissaient à travers tout le pays suite à sa récente
ouverture économique.
En tant que journaliste, ma stratégie consistait à faire des « commentaires sur l’art » et non à proprement parler de
la « critique d’art ». J’ai rapidement appris à écrire et à réfléchir sur l’art. Pourtant, je suis tombée dans le piège
classique du journalisme : la superficialité. Je croyais pouvoir être une sorte de Diderot anachronique. Juger l’art se
résumait à user d’arguments pour distinguer les bons des mauvais artistes.
Ma maîtrise d’Esthétique et d’Histoire de l’art (2008) fut un tournant décisif dans mon parcours. Elle m’a aidée à
surmonter certaines des difficultés rencontrées dans l’apprentissage de ce métier. Aujourd’hui je m’efforce de faire de
la « critique d’art », de produire des textes denses qui soient en même temps agréables à lire. Mon défi du moment
est de réconcilier l’héritage de la communication avec le savoir acquis à travers les études. Est-ce possible ?
Le texte sur l’artiste Cristina Canale que je présente pour cette conférence peut servir de point de départ à un débat
autour de quelques questions : 1) Peut-on écrire sur un artiste sans jamais l’interviewer ? 2) Peut-on utiliser des
extraits de textes d’autres critiques contemporains dans notre propre texte ? 3) Dans le paysage complexe de l’art
contemporain d’aujourd’hui, y a-t-il un sens à critiquer négativement le travail d’un artiste ? 4) Peut-on écrire un
texte qui mêle connaissance spécialisée, culture générale et langage profond, et qui soit cependant accessible à
tous types de public ? Je pose ces questions pour évoquer mes difficultés et parades face à ce que j’appelle ici « la
critique d’art au quotidien ». J’entends par là la critique destinée aux organes de presse, qu’ils soient ou non
spécialisés en art.
J’aimerais confesser à ce stade que je nourris une admiration particulière pour les critiques d’art brésiliens suivants :
Agnaldo Farias, Paulo Herkenhoff, Frederico Morais et Olivio Tavares de Araujo. Avec des parcours différents, ces
critiques représentent une génération qui a mûri parallèlement au marché de l’art au Brésil. Ils ont fortement
influencé mon travail. Ils possèdent chacun une écriture particulière, mais tous ont en commun les caractéristiques
suivantes : leurs textes sont profonds et, en même temps, délicieux à lire, une combinaison que je considère idéale
en matière de critique d’art.
Leurs écrits produisent chez le lecteur ce que Deleuze appelle des « passages ». Pour Deleuze, l’être humain est
multiple, habité par diverses tribus. Cependant, il existe un point où ces univers se rencontrent. Par exemple, une
conversation n’a vraiment lieu que lorsque deux personnes impliquées se laissent traverser par l’autre, créant ainsi
un « troisième lieu ». Quand je lis l’un de ces critiques, comme simple lectrice ou au détour de mon travail, j’ai
l’impression que ce « troisième lieu » émerge. C’est un lieu magique, comme quand une œuvre d’art nous touche
profondément en tant que spectateur. Si ce « passage » aiguise ma perception de spectatrice, je peux dire qu’une
bonne critique aiguise ma perception de lectrice. C’est comme un sentiment familier : l’auteur a exprimé
exactement ce que j’ai ressenti mais ne savais pas exprimer.
En analysant attentivement la manière dont écrivent ces chroniqueurs, je décèle chez eux des stratégies
communes. Ces auteurs ne perdent jamais de vue le lien entre la forme et le fond. Chaque détail est précisément
pesé, chaque mot a une raison d’être placé là où il est. Et quels sont les éléments qui me conduisent à les tenir pour
des modèles de la critique d’art ? La réponse à cette question réside dans ce mélange entre sensibilité et
intellectualité, les éléments critiques qui peuvent équilibrer la construction de la syntaxe et de la sémantique de
leurs textes. C’est pour cela que je ne mentionne ici que l’influence des critiques brésiliens sur mon travail, car je
souhaite insister sur l’importance du langage dans l’écriture.
Mais c’est un problème très particulier que j’ai rencontré par rapport à l’influence de ces critiques sur mon travail. Il
survient lorsque je dois écrire sur un artiste contemporain dont la carrière a évolué parallèlement à celles de ces
critiques qui gagnaient en maturité. Ils ont suivi ces plasticiens de très près, exercé une forte influence sur leur
reconnaissance publique et, bien sûr, ils connaissent à fond le travail de leurs « protégés » sur lesquels ils ont
abondamment écrit. Artistes et critiques ont grandi ensemble. J’ai donc l’impression que tout a été écrit sur ces
artistes. Dans ces cas-là, ma « stratégie » consiste à citer ces critiques dans mon texte et à essayer de dialoguer
avec leurs idées pour faire advenir une idée nouvelle. Mais je pense que la « stratégie » idéale est de ne rien lire sur
un artiste avant d’écrire sur lui.
Ces modèles de critique d’art m’amènent à penser que ce travail d’analyse n’exige pas uniquement des
connaissances, notamment dans le domaine de l’art contemporain. Il fait appel à de nombreuses autres disciplines
(philosophie, sociologie, psychanalyse, etc.), comme l’ont montré les théories de l’histoire de l’art au fil des siècles.
Bon nombre de critiques, surtout les plus jeunes, ne recourent qu’à des arguments strictement formalistes pour
interpréter les œuvres d’art. C’est une pratique très répandue : ils se contentent de décrire le travail de l’artiste dans
son aspect formel et ne plongent pas dans ses profondeurs. Moi-même, au début de mes aventures journalistiques,
j’ai cédé à ce travers. C’était, je crois, une façon de déguiser un manque de confiance en moi-même.
L’aspect formel est présent dans les écrits des critiques que j’admire, mais n’en est qu’une des multiples facettes.
Ces textes évoquent également les nouvelles directions que prend la critique d’art sur la scène contemporaine,
comme l’a formulé Anne Cauquelin : la nouvelle critique montre une tendance marquée à questionner non
seulement l’œuvre d’art, mais aussi le processus de création, les problèmes posés par la pratique artistique, ses
liens avec la société, la politique, les bouleversements technologiques, la question du « sens » de l’art. Bref, il y a
une nette tendance à philosopher.
Nous ne devons surtout pas oublier que la critique d’art est un genre littéraire. Toute discussion sur l’art nous
ème
siècle avec les salons de Diderot et marqué par de
ramène aux balbutiements de ce genre littéraire, apparu au 18
vifs débats quant à sa définition. Si la définition de la critique d’art donnée à l’époque s’avère aujourd’hui inexacte, sujette
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à moult controverses, nous constatons aujourd’hui qu’un certain consensus est désormais établi. Au cours du 19
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siècle et au début du 20 , la critique était encore classée en deux pôles : une conception « scientifique », qui
défendait l’objectivité et la justesse de la critique, représentée, entre autres, par les universitaires ; et une conception
« littéraire », qui privilégiait l’expression subjective dans la tradition du critique poético-romantique et de
Baudelaire.
Le monde de la critique d’art contemporaine est agité par beaucoup de questions qui font écho aux débats des
siècles passés. Ecrire pour des journaux, des catalogues de musées ou de galeries, des revues universitaires, etc.,
exige encore de savoir écrire. Faire de la critique reste une manière de créer l’équivalent verbal du travail plastique,
comme l’illustre le livre d’Oscar Wilde « Le Critique en tant qu’artiste », publié en 1891 (en réponse au peintre
Whistler qui avait intenté un procès contre le critique John Ruskin).
Toutefois, ces anciennes polémiques ne sont plus pertinentes dans le contexte actuel. Ainsi cela n’a pas de sens
d’envisager la critique comme un exercice de « divination » à l’instar de Mallarmé, qui qualifiait Manet de
missionnaire des arts. Selon moi, la critique en tant que genre littéraire demeure une clef essentielle de la critique
contemporaine. Peu importe le lieu où elle s’exprime : dans les journaux, les revues spécialisées, les musées, à la
télévision (pourquoi pas ?). Ce qui importe, c’est la façon dont elle s’exerce. En ce sens, je continue de croire en la
nécessaire maturation du critique d’art.
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