l`intime du social. Belinda Cannone

Transcription

l`intime du social. Belinda Cannone
L’intime du social : Sophie Bocquet danse ce monde-ci
Chaque fois que je vois danser Sophie, dans Golden Girl d’abord, et dans Slim maintenant, j’ai
le sentiment rare d’assister à la naissance d’un genre nouveau, au croisement du texte, de la
musique et de la danse. J’ai essayé de comprendre mon étonnement (et ravissement) : est-ce à dire
que, ne se satisfaisant pas des ressources muettes de la danse, elle aurait éprouvé le besoin d’y
adjoindre la clarté du verbe ? Ce n’est pas cela, car son texte renferme chaque fois la même part
d’énigmaticité que sa danse, il ne vient pas la recouvrir d’une signification claire et rationnelle mais il
est lui-même profération simple, légèrement en-deçà du langage discursif, succession d’affects – à
peine, à peine, car cette parole livre surtout des successions de petits faits anodins… qui brisent le
cœur : le désir d’une rencontre amoureuse, l’irritation devant la mère mauvaise, le chien à sortir, des
problèmes de billes, de peluche miteuse, de récréation…
Et la danse qui les accompagne est de même nature : non répertoriée, parfois empruntée aux
stéréotypes corporels (ainsi des trémoussements sensuels de la Girl), et parfois défiant, par leur
énergie stupéfiante (celle du désespoir) ou leur habileté incongrue, toute expression connue. Oui, je
n’y « reconnais » rien, sauf en moi l’émotion, ce sanglot de très loin venu. Sans doute est-ce là ce qui
me bouleverse : ces mouvements et ces paroles simples de jeune fille, de pré-ado à capuche au sexe
indéterminé, qui disent, sans le savoir, la misère d’être dans ce monde-là, de ce monde-là. Et voilà
aussi pourquoi je suis chaque fois saisie par cette vive impression de nouveauté : je n’avais jamais vu
une danseuse se placer, comme elle, au carrefour de l’intime et du social. Mieux encore, ce qu’elle
nous révèle comme nulle autre avant elle : que le social se vit dans le secret de l’être, dans son verbe
mais aussi dans son corps, qu’il n’est pas simple extériorité mais qu’il a creusé la chair et infléchi le
geste – il est de nature intime. Et Sophie Bocquet a inventé une forme pour nous le faire éprouver.
Belinda Cannone, mai 2011.