Recueil en PDF - plaquette de présentation

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Vies minuscules (2016)
« Si votre vie quotidienne vous parait pauvre, ne l’accusez pas ; accusezvous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté
ni de lieu indigent, indifférent. »
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
Derrière l’apparence, derrière le voile gris de la pauvreté, de la monotonie des jours, il y a quelque chose
qui scintille. Les Vies minuscules (Pierre Michon) sont des espaces immenses que l’écriture peut révéler ; Les
Petits Riens (Arundhati Roy) peuvent être des cailloux ternes et sans vie mais aussi des façons de jalonner les
chemins de l’existence par des actes ténus, modestes, essentiellement créateurs. Oser le regard qui change les
apparences, le regard porté sur l’autre et le monde. Oser le geste. Oser les mots qui relient à l’altérité, surtout
celle qui dérange car « je est un autre » et que « pauvre de nous » est une lamentation qui nous rassemble dans
notre humanité.
Ont participé au comité de lecture : Jacquie Alibert, Nathalie Angles, Édith Azam, Emmanuel Bergon,
Isabelle Chaudieu, Jean-François Colonna, Marianne Giglio, Élizabeth Laroche, Christine Marichy, Audrey
Plévert, Christiane Reynard, Céline Thomasset, Anne Watkin et France Zanchielo-Landais.
Écriv’EN est placé sous l’égide de :
— Michèle Bartolini, déléguée académique aux arts et à la culture
— Frédéric Miquel, IA-IPR de Lettres
— Marie Gola, chargée de mission DAAC
Mise en page et édition numérique : Vincent Ramos-Filaire
☞ http://disciplines.ac-montpellier.fr/lettres/vous-edite/ecriv-e-n
Sommaire
❱ Nathalie Angles
Abécédaire.......................................................................................................................................5
❱ Jacques Chabert
On oublierait de les aimer.................................................................................................................9
On oublierait de les aimer (extrait).................................................................................................11
❱ Grégoire Corbic
Rubrique : Mariages, 2 janvier 1936...............................................................................................15
❱ Stéphane Diemer
La Dernière Gorgée de thé et autre plaisir infinitissime..................................................................19
❱ Youri Le Jannou
Collage d’affiches un samedi du mois d’octobre..............................................................................21
Une carie........................................................................................................................................22
Java dans les bois............................................................................................................................22
train du matin.................................................................................................................................24
Transport nocturne routes de Camargue.........................................................................................26
Le Gel sur les arbres fruitiers..........................................................................................................28
Assis là...........................................................................................................................................29
❱ Frédéric Miquel
Embarrasser....................................................................................................................................31
Frustrations diluées.........................................................................................................................31
Rien de mièvre................................................................................................................................32
Une balle dans mon crâne...............................................................................................................33
❱ Geneviève Di Paco
Vies Minuscules..............................................................................................................................35
❱ Audrey Plévert
L’Humanité.....................................................................................................................................37
❱ Sophie Raynaud
Capuch’man....................................................................................................................................39
—3—
Nathalie ANGLES
Abécédaire
Elle avait fonctionné toute sa vie. Devant un tableau noir d’abord, puis un tableau blanc qui se
voulait interactif. Soixante années passées à l’école. De sa maternelle à sa retraite, la roue de la routine
dont la cloche avait célébré les tours. Cette comptine avait grisé tous les contours de sa vie et de ses
souvenirs. Je lui en offris l’abécédaire, en photos pour rallumer ses couleurs.
A — Aigoual, toit du monde, partage des eaux. Un observatoire qui surveille la mère Méditerranée et le centre de la terre cévenole. Des bleutés et des éclats sur les ondes ou provenant des stalactites.
Un silence pastoral. La sérénité séculaire.
B — Big Ben : un écho infini dans la gravité et la légèreté de la flèche. Un reflet dans la Tamise
aux accents iodés et ocre. Un chapeau et une canne, qui rythment les aiguilles. Un calcul du temps qui
permet le détachement. Au-dessus du fleuve flotte une odeur d’ale, de bière légère. Allègement du
cœur au gré de la mousse.
C — Colibri, image de la perfection et de la liberté, de la vitesse immobile, du moiré et de la vérité. Tu baises les fleurs, c’est ton nom brésilien, et tu danses autour des coroles. Tu as été et tu es mon
éblouissement, ma merveille. Un instant figé et toujours en mouvement.
D — Désert mauritanien, découvrir la mer au centre de la Terre, découvrir des vagues loin des
eaux. Une mer sableuse, modifiée par les vents, de l’écume grumeleuse qui te bat quand tu pars aux
sources de l’être vivant. Chinghetti, le sens, le sang et le sceau du savoir.
E — Étang de l’or. Celui qui rose ou dore. Ta matrice. Tu es née avec les flamants et les cygnes
qui l’habitent maintenant et t’appellent de leur chant. De la saladelle, du violine au rose des ailes.
F — Fra Angelico. Tu es à San Marco et tu découvres la naissance du surréalisme dans ces cellules. Dali rit et Fra Angélico baigne ses saints dans les eaux de l’Arno. Tu te balades sur le Ponte Vecchio et l’intaille grave ses entailles.
G — Gaudi et ses larmes de braise, autres stalagmites qui te rappellent le cœur de ta terre cévenole. Le génie humain s’élève jusqu’au ciel. La foi et l’espérance de cet architecte halluciné et sublimé.
—5—
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
H — Herculanum, Ercolano, cette image moderne qui veut supplanter l’antiquité mais qui est
écrasée par la beauté. Des jardins antiques, des maisons magnifiées, et au-dessus, par-dessus les
cendres accumulées, la séculaire pauvreté.
I — Italie : je t’offre le drapeau de tes désirs et de tes délires. Des couleurs intenses. Il te donne à
voir, à sentir et à aimer. Il t’a bercée, à la fois de sa verdeur et de sa verdure, de sa pureté et de son
lacté, du rouge du plaisir et du désir.
J — Joutes sétoises ou médiévales, nées à l’ombre des remparts d’Aigues-Mortes et ravivées sur
les canaux qui résonnent des échos de fandango. Rouge, blanc, bleu et les éclats des mouettes qui surveillent le tout.
K — Kerkouane ou l’absence. Des images que personne ne s’approprie. Des baignoires jumelées
avec vue sur l’indicible homérique. De l’azur au lie-de-vin. Tu remarques que ta palette revient ?
L — Landes, tu ne connais pas les lenteurs, ni les langueurs. Tu étais habituée aux sinuosités et
tu découvres les lignes droites qui mènent aux abimes rectilignes. Dépasser cette rectitude.
M — Marseille et Mucem, résille minérale et végétale, filet jeté sur la mer, dentelle corallienne.
N — Nîmes, crocodile et palmier. Amphithéâtre qui couche son ombre sur la statue de Nimeño.
L’arène imbibée du sang des gladiateurs et des toros.
O — Oia, la perle de Santorin, du blanc et du bleu : écume, dômes, ciel, chaux. Le soleil a brulé
la falaise de lave et les ailes des moulins. Et l’écume envolée s’est accrochée aux scories du volcan.
P — Pain de sucre. Phare de la baie. Tu ne t’es jamais lassée de ce cône de granite maritime.
Son reflet touche le sable chauffé où tes pieds se sont enfoncés. Du haut du Corcovado, le Christ se re tient d’applaudir.
Q — Quirinal. Ce n’est pas le palais qui t’intéresse, pas les papes, rois ou autres présidents —
d’ailleurs, tu leur tournes le dos. Mais la vue sur la Ville. Tout comme les Romains, tu n’as jamais appelé Rome autrement.
R — Rougier de Camarès : une mer de blé et de luzerne qui marbre l’incandescent. Le Dourdou
y ronronne, arrachant des larmes de sang aux berges oxydées. Une odeur de roquefort plane, autre
marbrure verdoyante.
S — Saint-Jacques-de-Compostelle : une coquille qui ouvre les portes et les cœurs. Un chemin et
un cheminement.
T — Tchaikovsky et un violon. Un concerto inoubliable. La vélocité des doigts, les vibrations de
ton corps, la vérité musicale.
U — Ulysse et ses pérégrinations. Elles t’ont conduite à Ithaque, tête de flèche plantée dans la
mer Ionienne.
—6—
V — Venise : une place déserte, où tu as soupiré de plaisir au lever du soleil. Une autre vue du
Rialto, en surimpression avec les odeurs du café matinal et des produits du marché.
W — Waterloo, une gare, une bataille et une prononciation qui t’ont toujours vaincue. Mais la
Tamise se trouvait alors à ta portée.
X — Xerxès à Marathon et toi devant un tumulus ridicule symbolisant cette victoire. À l’arrière
du tumulus, les branches des oliviers caressent les ceps qui libèrent les fleurs.
Y — Yellow : Les tournesols d’Amsterdam, d’Arles et de Van Gogh. La Provence entourée de
canaux et de vélos.
Z — Zen : c’est la dernière photo, celle de ton sourire à regarder les couleurs de ta vie.
—7—
Jacques CHABERT
On oublierait de les aimer
« On n’entre pas au paradis demain ni dans dix ans. On y entre
aujourd’hui quand on est pauvre et crucifié. »
Léon Bloy
Un monde arrêté aux rives du temps. Des rideaux blanc gris mouvants, Elle et lui, une pendule, un
balai, un plumeau, une boite, un lit, deux chaises, un fauteuil, un bric-à-brac au fond, un pied de biche,
un congélateur contre un mur au fond de la pièce à droite. Une porte au fond. En tout cinq personnages : Lui, Elle, Doc, Wilfrid Bishop le propriétaire, l’auteur.
PRÉAMBULE
L’AUTEUR, seul sur scène. — Voilà je suis l’auteur enfin je suis l’acteur qui remplace ce poltron…
d’auteur qui doit se cacher au fond de la salle à attendre je ne sais quoi.
Il va vous reluquer à la fin du spectacle.
Il va regarder si…
Oh ! Oh ! T’es là ou t’es pas là ?
Pleutre ! Couard ! Vil faquin de comédie !
Ah ! Moi, j’y suis pour rien s’il a voulu rajouter ce préambule à cette pièce.
Il me laisse là à me dépêtrer avec vous, à me faire parler pour exister.
Parce que s’il ne parle pas, moi aussi, j’existe pas.
Je suis perpétuellement sous la perfusion de sa prose.
Continue cause, cause donc sinon je n’ai pas de raison d’être… je vais disparaitre dans un champ
de pixels sur l’écran de leurs mémoires.
Enfin ça c’est à la maison, les pixels.
Les spectateurs que tu vois là, sont venus dans cette salle, sur ces fauteuils pas si confortables.
Certains se sont habillés… Enfin quand je dis habillé tout le monde est habillé.
Enfin ceux qui ne le seraient pas… habillés, je vous rappelle que nous sommes bien au théâtre,
vous vous êtes peut-être trompés de jour si vous vous trompez au grand jour… la nuit. Je veux dire
que certains se sont mis sur leur trente-et-un… trente-et-un… ça date un peu trente-et-un.
En fin quoi ? Ils se sont endimanchés… endimanchés ? Mais pourquoi s’habillait-on le dimanche ?
Ils ont fait des frais.
Nous faisons tout le temps des frais ?
Je fais bien moi aussi les frais de ce monologue incongru face à ces faces rubicondes.
Les mots perdent leurs sens, le sens des uns n’est plus le sens des autres.
—9—
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Ce qui était n’est plus.
Ils sont venus pour voir, mais aussi pour être vus. Delà les toilettes.
Tout le monde suit bien… je ne parle pas du petit coin.
Dépêche-toi, je vois que j’en perds. Il va me falloir 300cc de codéine en plein dans le cœur pour
les ranimer sur la table… dans leurs fauteuils avec ta polysémie mal placée.
Je ne sais plus où j’en suis la table, le fauteuil, le divan.
Allo Sigmund. Il ne bouge plus, il ne cause plus, il ne dit rien… Je te rappelle… tu écris une
pièce de théâtre…
Tu choisis le divan ou l’écriture ?
Si tu ne m’en donnes pas plus, tu vas devoir rembourser… les spectateurs, la location de la salle,
le régisseur, le pompier de service, la société des auteurs… Je le prends du côté des picaillons rat
comme il est. Il va se décider ma vie et… votre spectacle en dépend.
Ils sont venus voir du théâtre, du théâtre (voix trainante), la démocratie, les Grecs, Eschyle, Becket, Obaldia, le pouvoir de dire…
Dépêche-toi j’en vois qui prennent peur, qui regrettent déjà le confort de leur salon.
En t’attendant… je meuble un peu.
Cela me fait penser à ma grand-mère qui rentre chez moi.
Elle me dit : « Mon chéri comme il est mignon, ton vestibule » et moi qui lui répond : « Mais
grand-mère, tout l’appartement est là. »
Vous voilà donc devant le vestibule de la pièce, assis tranquillement la main sur la cuisse de votre
voisine ou de votre voisin, benoitement installé, prêt à vous divertir.
Mais mes frères qui avec moi vivez, vous aux yeux cavés de télé, je préfère vous le dire : je n’ai
pas l’intention de vous amuser, j’ai envie de vous bousculer, de vous estamper, de vous aplatir, de vous
impacter et je me fous des dommages collatéraux.
Là… c’est lui qui le dit ce n’est pas moi que nous restions bien d’accord… je suis toujours l’acteur qui joue l’auteur.
Je suis… même pas très en forme avec la perfusion, je me sens prêt à défaillir.
Vous avez abandonné votre télécommande sur votre canapé et vous voilà pris au piège de ces
étourdis d’acteurs et de cet escroc d’auteur.
Là c’est lui et moi qui parlons enfin j’aurais pas dit « étourdis » pour les acteurs et il n’aurait pas
dit « auteur » pour lui-même puisqu’il est censé être ici et que je joue son rôle.
Tout le monde suit ou faut-il faire un cours de sémantique, de logique, de linguistique ou carrément de sémiologie ?
Tout le monde est bien là ?
Hé ! Toi, là-bas reviens ici !
Je vois que certains lorgnent vers la sortie et sont déjà là en train de se demander quelle erreur
d’aiguillage fait qu’ils se trouvent là.
Difficile de filer à l’anglaise.
Quelle fatale erreur les a amenés à s’assoir dans ce fauteuil à côté de cette si aimable voisine et de
ce si aimable voisin…
Qui entre nous reste assez mal rembourré, enfin je parle du fauteuil… que du fauteuil… pas
bourré… rembourré le voisin fauteuil.
Oui, ce sagouin d’auteur, ce truand a décidé de dire ce qui lui plait et même ce qui lui plait pas,
de se servir des autres, de l’intertextualité du genre littéraire de Desnos, à Michaux, en passant par
Shakespeare, en frôlant Toukaram, en se hissant à Prajanapad et à Tagoré, en visitant TchouangTseu
et Mallarmé en descendant à Villon et puisque j’ai rajouté vil faquin me voilà obligé de citer Molière.
— 10 —
Diable, diable il me faudrait me taire si je ne veux pas citer ici tous ceux qui sont en maille
d’écrire.
Il me faudrait me taire à qui dois-je rendre les mots qui s’agitent dans ma tête et sur ma langue ?
À ma mère, à mon père, à vous mes maitres, zaux quidams qui hantent les familistères ?
À qui dois-je rendre compte des premiers mots entendus et aujourd’hui répétés ?
À qui dois-je chercher noise des mots de l’espace du dehors qui sont devenus l’espace du dedans ?
Que suis-je allé faire dans cette galère ?
Très pratique, je l’ai déjà cité le Poquelin.
À l’entendre ainsi, on se croirait dans un pays lointain, où se tisserait le monde…
Comprenez bien ce bafouilleur d’auteur, il ne se sent responsable de rien.
Il n’est responsable de rien, il a émaillé le texte comme un jeu de piste des autres et de lui-même
parce qu’il faut tout un village pour faire un enfant.
Toute une bibliothèque pour faire un auteur et… principalement des phrases… pour faire un
texte.
Il a fallu convoquer les autres, les faire entrer dans la marmite de sorcières, gueules, bras, jambes,
avec le pilon j’ai appuyé : Mouches et scolopendres, verte bile et sang d’hyménée, à la ratatouille du
monde nous voilà conviés, lune et soleil, nuits et brouillards à la tempête, convoqués, elle, lui, Dieu, le
monde, vous1.
La pièce peut commencer dans l’ivresse du silence.
Je vous laisse avec ces étourdis d’acteurs qui vont s’oublier eux-mêmes pour devenir d’autres.
Drame dans la comédie de celui qui est ce qu’on lui dit d’être.
J’espère qu’ils tiendront la fleur de leur art, qu’ils sauront vous subjuguer.
Et pour un agréable moment… ne lâchez pas la cuisse de votre voisin ou de votre voisine… c’est
bien plus sûr, mais attention si l’amour rend aveugle, le mariage rend la vue et c’est ce que nous allons
voir.
Bref il se fait tard, entrons.
Il sort le rideau s’ouvre, silence attentif de la salle.
On oublierait de les aimer (extrait)
Lui, 43 ans, assis sur une chaise l’air désœuvré, en peignoir beige et sale. Elle, 40 ans, balaie,
frotte avec véhémence. Soupirs, puis elle le fixe, debout, immobile.
ELLE. — Kek que tu fais ?
LUI. — Je baratte.
ELLE. — Kek tu barattes…tu bouges même pas ?
LUI.— Je baratte l’océan
ELLE. — Kek que tu baratines… pour encore rien faire ?
Tu me prends pour une gourde ?
LUI. — Je baratte l’air sur ma pile d’os.
Même si je ne veux pas le croire… je participe à ce monde.
ELLE. — Tu participes à rien du tout.
T’es même pas capable de faire ton lit.
LUI. — Je baratte à la quête du nectar…
1 Shakespeare, Hamlet.
— 11 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Silence un peu long.
Elle le fixe immobile, le torchon à la main.
LUI, avec gouaille. — Mais kak tu as donc tant à me pourlicher de tes gyrophares.
Ne vois-tu pas que j’attends…
ELLE. — Et qu’as-tu donc à attendre foutre de fainéant ?
Silence.
Paralytique de mes deux.
LUI.— Qu’on me parle enfin, qu’on me sorte des niaiseries à ne savoir que dire, l’échappatoire,
l’évasion des soliloques du mouvement perpétuel, la bouffée d’air océane…des monologues incongrus…
43 ans que je meure, à l’attendre… elle.
Le regard au loin, un sourire béat apparait puis se transforme en aigre.
La voix se fait plus grave.
J’attends… j’attends la rive … le grand passage… l’exaltation de la vie… le galop d’un cheval
dans son pré, la ruade joyeuse, la course effrénée des lièvres amoureux dans le champ d’épinards, j’attends la viande et le haricot, le rice et le beans.
La goutte de rosée glissant dans la mer étincelante, j’attends le grand éveil, le sourire du grand
sabir, les flots de ton amour, ma mie, j’attends… voilà 43 ans que je meure… et tu ne me dis rien, tu
me laisses crever là devant toi sans bouger, sans crier :
« Au secours, à l’aide sauvez-le, délivrez-le seigneur… »
Mais non, tu ne bronches pas.
Tu m’assassines de tes tâches quotidiennes.
J’attends que le vent se lève, que la nuit se mire dans son regard et s’étreignent dans la fulgurance
de l’instant.
J’attends éperdument comme une veuve sur son rocher, comme un prisonnier, sa liberté, comme
le pollen au fond de sa fleur, son abeille.
J’attends… tortue sans carapace, soupe sans eau, ciel sans étoile, mer sans poisson, dunes sans
sable.
J’attends la fin du rêve. (Silence.)
Suis-je l’homme qui rêve d’un papillon ou le rêve d’un papillon qui rêve d’un homme ?
Silence.
Au fond qui suis-je ?…
Qui est ce je qui parle ?
Suis-je toujours des nôtres ?
Je ne suis plus sûr d’être des nôtres ?
Être ou ne pas être n’est plus la question.
Juste un rien tout vide.
Je suis de ne pas être.
Voilà la réponse sans question.
Où est cet imperceptible je ?
Dans ce sac d’os, de viande et d’excréments.
Que nenni, mon ami…
Silence.
Le cygne bat la mesure de ses pas tranquilles.
À la quête du monde, j’oublie le soi.
— 12 —
À la quête du soi, j’oublie le monde.
Voir comme si on ne voyait pas, écouter comme si on n’écoutait pas, sentir comme si on ne sentait pas…
Au-delà des sensations, au-delà des émotions, au-delà des pensées… j’attrape le voleur qui en me
proposant le monde me le ravissait.
Suis-je l’écorce ? Le bois ?
Où l’essence de l’arbre, de tous les arbres ?
Au-delà de l’égo que reste-t-il ?
Hein ! Que reste-t-il ?
ELLE. — Kek tu racontes.
Je t’ai jamais vu attraper une mouche.
Tu passes tes jours à baragouiner.
Au-delà de ton cul… as-tu jamais bougé ?
Ton ombre n’a guère de mal à te suivre.
Pour sûr qu’elle n’est pas fatiguée le soir.
LUI. — Ma seconde peau est là au fond de son palais d’ivoire, guère plus de trois pouces pour
conquérir vos royaumes.
Je peux aller vous toucher, vous chérir, vous agacer.
Je peux aller vers vous au-delà de l’espace et du temps.
Hisser ma joie au-delà des siècles.
Je peux courir sur quelques sentes avec mes mots, les gros et les petits… Silence aboli bibelot
d’inanité sonore2.
L’abîme s’agrandit, se hisse à des sommets et y laisse son cimier.
Je paye ma dîme et qui dort dîne.
Où est ma tribu ? Bon dieu !
Qu’est-ce que je m’emmerde, je m’ennuie, je m’escagasse, je m’escrabouche la glotte en fines gibelottes.
Je pends les mots pour mieux les regarder.
Je les décortique, je les ficelle, je les enveloppe, je sors ma clé à molette pour mieux les examiner, au scalpel de la pensée, je les dissèque.
Pauvres mots vous avez bien vécu pour venir pourrir dans ma glotte.
ELLE, (de plus en plus remontée). — C’est vrai que tu pues du beignet.
Tu refoules du goulot.
Tu devrais laisser le caraque te lorgner les ratiches.
Il pourrait te les arracher tes dents avec sa pince à dégoupiller.
Au moins j’entendrais plus tes conneries, tes jérémiades à la mords-moi-le-nœud que tu me sers
en apéro chaque fois que tu ouvres un œil.
Il te fera fermer le clapet, le caraque.
Tu auras la lippe baveuse et le sourire en piano.
Ça changera pas !
LUI. — Un chat a traversé le jardin ou un chat a été traversé par le jardin ?
La vie m’a traversé comme une passoire non émaillée.
Les quatre jours de ma vie sont là.
Quelques instants de bonheur, quelques minutes indicibles sur l’océan de mes heures. Rien sinon.
Je veille. Je dors.
2 Stéphane Mallarmé, Sonnet en X
— 13 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Je veille. Je dors.
Je veille. Je dors. Je veille. Je dors.
Je rêve.
Je veille. Je dors. Je veille. Je dors. Je veille. Je dors. Je veille. Je dors…
Je rêve.
C’est tout ce que je sais faire.
J’en veux plus.
J’en peux plus.
Je multiplie 43 par 365, je laisse tomber les années bissextiles, c’est pour les fois où je suis resté
au pieu.
Je continue en multipliant par 24.
Cela donne 15 595 jours à ma date anniversaire.
Silence
15 595 jours que j’attends…
Qu’ai-je fait de mes jours ?
Je me souviens de rien… soit 274 280 heures. Si je meurs à 86 ans et à la date anniversaire cela
me fera 31 190 jours.
C’est pas le Pérou.
Mon banquier est heureusement plus généreux avec moi.
Pour les heures cela me fera 348 560 heures.
C’est pas assez…je n’ai pas décroché la lune, pas touché le gros lot, même pas le million…
La vie ne vaut rien.
La vie n’a pas de prix.
Pourtant j’ai essayé de me faire du crédit.
Je suis allé à la pointe du sabre cueillir l’instant où l’on offre sa vie où l’on pourfend l’autre
comme soi-même, la mort à la gueule bancroche.
J’y suis allé offrant l’inspire dans un dernier expire. (Il grogne.)
Donnant même la vie au passage de mes reins.
Tu me trouveras vieille ridelle mais tu me trouveras bien vivant pour mon dernier soupir.
Je me suis dressé transformant l’instant en éternité.
Je voulais voir le bout de l’instant, celui où l’âme s’émerveille.
J’ai tenu la fleur… oui… j’ai tenu la fleur celle qui s’accroche… à l’instant sur vos regards et qui
limbe d’or ma chambre.
Et toi ?… Je ne vois ni médecin, ni grand magicien, ni sorcier, ni gourou.
Qu’as-tu fait pour me sauver toi et ton balai ?…
Le monde est nu, le germe est dans le grain.
La femme fertile attend la semence, le champ attend le soc, l’arbre, sa pluie, la marée, sa lune.
Et moi qui suis-je ?
Nu et froid, pâle sur mes quatre planches.
Cette nuit, l’un de mes orteils est passé au-dessus de l’autre de sa propre volonté, sans me laisser
d’autre choix que de le regarder faire.
Même mon corps ne m’écoute plus. Je deviens vieux et… je ne le savais pas.
— 14 —
Grégoire CORBIC
Rubrique : Mariages, 2 janvier 1936
Insertions payables d’avance : 15 fr. la ligne de 36 lettres, chiffres ou espaces. Minimum 2 lignes
par insertion.
Domiciliation au journal sous un numéro : 5 fr. par annonce. (Étranger 10 fr.).
Les lettres à transmettre ne doivent porter aucune adresse, mais seulement au crayon le numéro
de l’annonce. Joindre autant de timbres français à 0 fr. 50 (ou coupon-réponse) qu’il y a de lettres à
transmettre et placer le tout dans une seconde enveloppe affranchie.
Mariages riches et pour toutes situations honorables. Maison de confiance patentée, la plus ancienne et la plus importante de France, fondée en 1861. M me Hardouin, 150, rue de La Fayette, Paris
10e.
— La routine cause plus de morts que la maladie.
M. vraiment bien, éduc., instruct., distingué, très affectueux, quarantaine paraît moins, divorcé irréprochable, ayant souffert, avoir disponible, négociant en gros, pouvant fixer n’importe quelle ville importante, désire mariage personne, 30-35 ans, plutôt jolie, bien, situation rapport. 4226
— Vos ongles sont-ils aussi soignés que l’est votre toilette ?
Vve, 48, meilleur monde, beau physique, grande, élancée, distinguée, intelligente, caractère
agréable, beaux revenus et grosses espérances directes, recherche mariage M., honneur indiscutable,
grand, beau physique, santé et moral. parf., sit. en rapp., rech. tendr. afin embellir automne de la vie.
Don dét. dès 1re let. 4179
— Laissez parler vos yeux… N’emprisonnez pas leur langage dans un maquillage
charbonneux qui leur retire tout charme, toute douceur.
Mme T. a reçu lettre J.-P. Dufour. Prière de bien vouloir lui écrire ou téléph. 9910
— C’est signé Camille !… C’est-y une femme ou un garçon ?…
Français, célibataire, industriel, situation grande ville Provence, 38 ans, paraît moins, 1m65, sain
m. phys brun charm. distingué, cultivé, bonne famille, peu mondain, pas snob, sportif, catholique, sentimental, délicat, affectueux, regrette années perdues, très occupé affaires, rencontre jeune fille person— 15 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
nifiant idéal, douce, affectueuse, très jolie, taille moyenne, brune ou blonde si naturelle, fine, fraîche,
délicate, gaie, grâce, distinction, chic, mus. si pos. sentimentale, non-fumeuse, croyante, bon sté élevée, hab. pref écart gde ville, sit. fortune en rap. si orph. privée affect. cherch. appui hon. loyal par
mar. aura priorité, pas sérieuses, effrontées, écervelées s’abstenir. photo si possible. Discrétion, honneur. 6835
— La « mauvaise langue » du village a installé un essuie-glace à sa fenêtre pour
mieux observer, par temps de pluie, ce qui se passe dans sa rue.
6414 remercie correspondantes. Impossib. répond. à toutes, lettres détruites. Discr.
— Vous êtes très au courant… je vois que vous lisez soigneusement les journaux…
— Dame ! qu’est-ce que vous voulez que je fasse quand je suis au lit avec mon
mari ?
6765 désire entrevue Mlle Anne-Marie R.
— Elle a dû être très belle, n’est-ce pas ?
— Peux pas vous dire… je n’étais pas née.
Auth. Je désire communiquer avec vous, ai besoin d’aide. C’est très grave. Faites-moi confiance.
Toujours toute ma pensée. 6754
— Comme je suis un petit peu peureuse, je voudrais que vous mettiez directement mes bagages dans une chaloupe de sauvetage.
Vve sans enfant, bien sous tous rapports, fortunée, désire mariage avec M. ayant avoir, dans les 65
ans. 6796
— Henri, si tu avais un peu de volonté, tu m’empêcherais de manger autant de
chocolats.
Institutrice Midi, 25 ans, grande, beau physique, bien faite, cultivée, élégante, parents aisés, mais
sans relations, épous. M. situation France ou colon. 6782
— J’ai repris le dessus en voyant tes dessous.
Ex indust. rech. gendre de valeur, trentaine, situat. indep. pour j.f. agr. cult. excel. collab. Tail.
moy. br. 33 a. Paraît moins. 3907
Nettoyage printanier du tapis haute laine :
— Arrêtez, malheureuse ! ce n’est pas l’aspirateur ! c’est la tondeuse à gazon.
Est-il une gentille et vraie jeune fille sincère, saine, chrétienne, g. simp., q. des. renc. j. fonct. 30
ans grand sympathique sentimental pour mariage heureux. Phot. ret. 3915
— 16 —
— Quel temps pour la saison, c’est exceptionnel !
— Oui, et c’est comme ça tous les ans.
Jeune fille, 25 ans, désire mariage officier ou docteur. Très sérieux. 3559
Les naufragés :
— Enfin nous approchons des rivages civilisés : voici des bateaux de guerre.
Grande allure, petite dot, jolie veuve meilleure société désire mariage véritable homme du monde
minimum 45 ans, bonne situation stable. 3560
Beaux-arts :
— Riez moins fort, l’artiste est derrière.
M. 38 ans, physiquement bien, famille aristocratie française ancienne, titré, désirerait faire
connaissance vue mariage avec jeune fille ou jeune femme française ou étrangère, agréable, jolie, mi lieu social indifférent pourvu que de bonne éducation, aimerait recevoir photo qui sera retournée aussitôt. Discrétion absolue promise. 3565
— Ma chère amie, j’aime mieux ne rien vous offrir cette année : ce que je voudrais est hors de mes moyens et ce que je pourrais est indigne de vous.
Paris, 30 ans, protestant, beau physique, bon milieu social, situation assise, épouserait jeune
femme protestante jolie cultivée aimante. Ayez confiance. Photo rendue. 3536
— Il la traite de gourgandine ! Et qu’est-ce qu’elle répond ?
— Je ne peux pas entendre : elle est trop loin…
— Faudra le demander aux voisins qu’ils ont de l’autre côté…
Très idéaliste, Paris, vrai gentleman, racé, brun 40 ans, très sympathique, affectueux, sentimental,
situation, recherche vrai bonheur et vraie jeune femme ou jeune fille, 26-32, jolie, mince, bien faite,
raffinée, mode élégante, situation en rapport, idées larges sans préjugés, religion acceptée, veuve ou divorcée. Photo si possible. Discrétion. Très sérieux. 3561
— Changez d’appartement sans déménager en changeant de papier peint.
Quel homme de cœur parfaite éducation répondrait vibrant SOS lancé par douce jeune femme 28
ans, jolie, distinguée, brune, petite, charmante, élégante, divorcée, avide de tendresse et de protection ?
3547
— Quand je vois ces mannequins, ça me donne toujours envie de changer de
robe.
— Moi, ça me donne envie d’une nouvelle femme.
— 17 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
29 ans, brune, 1m69, physique agréable, affectueuse, brevet simple, fille unique, par suite vie pénible en famille, situation modeste, désire mariage. 3938
— Elle n’a rien de naturel…
— Si. Un fils !
Milieu social élevé, 38 a., divorcé, cultivé, loyal, aimant, artiste et voyageur, très belle situation in dustrielle Paris, épous. j. f. très bon milieu social, 25-30, blonde, réellement jolie, sensible, compréhen sive, simple, vivante, fortune et religion indifférentes, mais moral. cœur, intell. charmes indispensables.
3912
— Mon cher, vous dansez bien mal le tango.
— Ah c’est un tango ?
Par suite revers fort. très jolie parisienne, 23 ans, svelte, élégante, 1 m 70, caractère gai, enjoué,
esprit large, subtil et raffiné renc. vue mariage M. âgé, sérieux capable de choyer, bâter, protéger Marinette, ab. P.O.P., 100, avenue Kleber.
— Au début, ce n’était qu’une simple lettre annonçant mon suicide, mais c’était
tellement bien que j’ai continué et que j’en ai fait un roman.
— 18 —
Stéphane DIEMER
La Dernière Gorgée de thé et autre plaisir infinitissime
« Le verbe vivre n’est pas tellement bien vu, puisque les mots viveur et faire la vie sont péjoratifs. Si l’on veut être moral, il vaut
mieux éviter tout ce qui est vif, car choisir la vie au lieu de se
contenter de rester en vie n’est que débauche et gaspillage ».
Georges Bataille à propos du Bleu du Ciel
Je tentais désespérément de colmater les pores de ma peau grasse à travers laquelle suintait, avec
une régularité désespérante, une sueur aigre mêlée à l’eau de Cologne, de chez Lidl, dont je ne manquais pas de m’asperger chaque matin. Par une étrange alchimie, ce savant mélange, transpiration-eau
de toilette de chez Lidl, produisait non pas du mazout mais un subtil parfum, enfin je crois.
C’est alors que je m’aperçus que vous me regardâtes. Ma souffrance de virevoltante devint intense, lourde. Je me plus à m’imaginer blotti contre vos formes généreuses pendant que vous essuyâtes
avec une lingette de bébé le résultat de la fièvre intense que j’expiais. Des trombes de transpiration
jaillissaient de mon crâne en s’éparpillant sur mon visage ruisselant. Je ressemblais à une cascade
d’eau salée ou à un chiotte turc à l’envers.
Je me levai en bombant le torse, au risque de péter les deux derniers boutons de ma chemise
rouge. Mon corps s’avança vers vous afin que les effluves de mon irrésistible odeur atteignent de plein
fouet vos illustres narines. Vous aviez le nez plongé dans une immonde salade ce qui expliqua peutêtre votre absence de réaction olfactive. Je décidai de vous parler pour pallier le charme défectueux de
mon musc qui n’avait, je dois le dire, jamais agi sur qui que ce soit. À part sur un chien qui tenta pen dant ma lecture de Lettres à un jeune crétin de Rilke — un poète sensible et affreusement chiant —
d’immobiliser ma jambe droite, pour je ne sais quelle sale besogne affective. Terrorisé à l’idée qu’un
embarras gastrique vous conduise aux portes de la mort, je vous proposai de venir à ma table afin de
boire un Coca Cola pour agir comme détergent préventif sur les amibes qui risquaient de concurrencer
l’intérêt que je vous portais.
Bien que revêtu d’un accoutrement grotesque constitué d’un débardeur en laine tricoté par ma
mère, de ma chemise de bucheron canadien et d’un short kaki, je n’étais pas un microbe unicellulaire,
moi, une sous-classe de rhizopode, pas un protozoaire, non, mais un homme. Un fonctionnaire de la
vie minuscule. Dans l’infini de ma complexité multicellulaire qui se prolongerait dans les vers de mon
cadavre puis dans la poussière des étoiles mortes, je creusai dans la masse nerveuse de mon crâne
pour en faire sortir non pas une vésicule mais quelque chose d’intelligible à dire. Mais rien ne venait.
Je n’allais tout de même pas enfreindre le décorum et renverser notre guéridon sur lequel reposaient maintenant votre coude et votre salade étiolée pour me jeter sur vos formes plantureuses. Sous
— 19 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
votre air endormi, avec cette ineffable expression d’imbécilité que je pouvais lire dans votre regard, se
cachait peut-être un désir effréné de mêler notre sueur printanière. Et ce surplus d’odeur émanant de
nos sucs corporels s’évaporerait peut-être dans un sommeil cataleptique après que ma petite mort survienne en vous dans un hypothétique plaisir partagé. Enfin, tout dépend de la longueur de l’agonie et
de la qualité de l’anéantissement.
— Non, merci.
Vous ne vouliez pas d’un Coca Cola ou d’un verre de vin rouge. Je commandai quand même deux
Côtes-du-Rhône et je les bus l’un après l’autre en m’essuyant le front avec un slip que je trouvais dans
ma poche. Mes glandes sudoripares œuvrèrent dans votre plat quand je me penchais au-dessus de
notre table pour retirer, avec une certaine adresse, un morceau de blanc de poulet coincé dans votre
collier en perles factices. Après avoir recueilli sur un bout de pain la dernière goutte de l’horrible vinaigrette alliez-vous absorber les gouttes de transpiration qui s’écoulaient de mon front dans votre assiette vide ?
Vos yeux marins fixèrent les miens recouverts de buée. Je baissais le visage pour vous éviter le
spectacle de ma face dégoulinante de sueur et de pensées torves. J’avais honte et mon sexe recroquevillé, tel un bernard-l’ermite dans sa coquille, commençait sa marche inexorable vers la métamorphose
et la pleine érection du mollusque bivalve plus communément appelé le couteau de mer. J’étais lucide,
vaincu comme une huitre acculée sur le bord d’une falaise sale par le ressac de la mer du Nord. C’est
alors que je vous vis faire ce geste inouï. Votre main gauche s’enfonça dans votre sac en skaï noir pour
en sortir une feuille blanche format A4 et la tendre en dessous de ma tête afin de recueillir ma transpiration. Quand la feuille fût totalement trempée, vous commandâtes au loufiat une grande théière d’eau
chaude et vous mîtes la feuille imbibée dedans. La dernière phrase que je vous entendis prononcer
fut :
— Et maintenant, je vais te boire en décoction pour que ta vie minuscule rejoigne l’immensité.
Je sentis alors une atroce sensation : toute l’eau de mon corps se retira instantanément et la sensation de sècheresse devint si intense qu’elle me consuma sur place. Je quittai ce monde sans même
pousser un cri d’horreur ou de soulagement. Que se passa-t-il après ? Je n’en sais rien. Quelqu’un ramassa-t-il mes os flottant dans mes derniers habits terrestres ? Une enquête de police fut-elle ouverte ?
Un loufiat jeta-t-il mes restes à la poubelle ? À part ma mère, qui se remémora mon existence ?
Flottant dans l’intemporalité, les questions continuent à affluer dans mon esprit. Des fois, dans le
silence désespérant de l’éternité, je crie « Eumemeur ! Eumemeur ! » mais je ne meurs pas. C’est pathétique. À l’instar d’un moderne Sisyphe, je gratte désespérément la poussière des étoiles mortes à la
recherche d’un signe, d’un sens à suivre. C’est fou la quantité d’ordures galactiques que je suis sans
cesse amené à retourner avec ma binette. Les jours et les nuits n’ont plus cours. Le temps a disparu.
Une question — peut-être vaine, comme toute chose — me préoccupe, sans me laisser de repos :
pourquoi cette femme mystérieuse a commandé une grande théière ?
Je ne transpire plus, quel soulagement ! Je crois que je suis devenu invisible. Déjà que sur Terre
on ne me regardait pas, alors imaginez maintenant.
— 20 —
Youri LE JANNOU
Collage d’affiches un samedi du mois d’octobre
aujourd’hui il fait froid
on entre dans l’hiver
et puis il fait gris
un peu fumeux
les nuages me rapprochent
et me laissent le temps
sur cette place
j’y suis ; je me réchauffe moi-même
et je m’ouvre à la rue qui elle aussi est froide
dans les cabines téléphoniques
habitées par des Je t’embrasse très fort. Tu me passes ta sœur ?
On ira peut-être au Mac Do…
Attends, Lisa, je disais ça… ; j’aurais peut-être pas…
J’ai pas beaucoup ; tu sais j’ai pas beaucoup d’argent
Excusez-moi, je voudrais savoir si je peux coller une affiche dans l’entrée du magasin ?
Bien sûr.
les gens sont gentils aujourd’hui je trouve
je passerais bien chez Alex boire un café
« Les murs ont la parole » Mai 68, chez le bouquiniste
une affiche sur le mur et 3 bouquins de plus dans mon sac
ouais…
les murs ont la parole, chez le marchand de vieux trucs
Ailleurs ils n’ont plus grand-chose à dire, les murs
Les tracts justifient ma présence ici ce jour
ainsi, je vis, ici
parmi
avec
on n’est pas vraiment ensemble mais on se ressemble
Ces nuages sont une couverture épaisse
Mais bon
y a encore pas mal de courants d’air dessous,
non ?
— 21 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Une carie
à l’orée du départ
il faut se rendre compte
un train n’est pas une brisure
et la vie n’est pas
réduite à une dent
ou une confiture
je repousserai de la tête
Java dans les bois
à ma paresse
appartement à aucun autre
ici sauteuse,
accaparer en aparté
en arc-en-ciel
de godillots
javasse
encore
dans les bois
on te regarde
allez vas-y
un air de godasse
plein les blés
les épillets dans les chaussettes
une kermesse à la bretonne
c’est le trop grand qu’on abandonne
juste un peu de musique
descendue de la scène
raboule ton piquenique
un bel après-midi
on ne sait jamais trop quoi en faire sinon,
de nos après-midis
d’après la vie
nocturne et funambule
ariboulette et sur un banc
attablés juste pour plaisanter
on s’en souvient longtemps
festival de printemps
festival de mirette
de binouzes et de crêpes
lariflette en baz yod
en famillet des champs et même les enfants
lancent des boules rigaudons
en ayant l’air encore de trouver ça normal
— 22 —
Depuis qu’elle n’est plus
qu’une buveuse modérée
il boit seul
désormais
— 23 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
train du matin
petit soleil
un voisin sommeille
mon oreiller est encore chaud
la mer est belle
un champ
du vent
un goéland
et le gout du café sur le palais
je suis un voyageur
il y a toujours une fille dans cette histoire
petit sommeil pétille encore sur ma pupille
avidité
beauté
aller à l’essentiel
par le train matinal
un rayon sec se reflète
dans les cheveux défaits
et la mine pas fraiche
J’irais bien au port
y pêcher quelques huitres
— 24 —
Parfois la vie produit sa propre musique
…
le bruit de la ville
nul besoin de mélodie pour faire aller le cœur
— 25 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Transport nocturne
routes de Camargue
Le sourd
le rassurant
le Vrrrrr du moteur
dans la chaleur enfumée
Pas de dehors
juste le décor
pour l’ambiance
se montre ; obscurité
Les phares lèvent le voile
La vérité nue des arbres,
des choses, qui s’étaient cachées
pudeur, sans trouble
presque figée
calme
l’Immensité confinée
— 26 —
— C’est marrant, depuis que tu existes, j’ai l’impression que je
n’arrête pas de faire le ménage.
— Tu sais, j’existe depuis longtemps.
— Oui… Mais jusqu’à présent je ne m’en étais pas aperçu.
— 27 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Le Gel sur les arbres fruitiers
les choses avancent
et recommencent
ça tourbillole
et ne se retourne pas
on ne repasse jamais aux mêmes endroits
et ça se construit ici
et ça se construit ainsi
et ça se construit bien droit
mais petit à petit
et les tunnels offrent des pelles
ils se déchirent avec le vent
mais de petites mains humaines
malhabiles mais si humaines
rebâchent ce qu’il faut
restaurent le mortier
des relations scellées
des liens entre nous
des liens avec tout
avec les arbres qui se gèlent
et les buissons qui se ramassent
ils en vu d’autres, tu penses bien,
mais bon, ils ont pris une claque comme les autres
les petits fils discontinus
entre la terre et les tortues
les petits liens si ténus
entre les pierres et les vivants
entre les champs et les enfants
le compost et les éléments
la pastèque et le paysan
les petites gens et puis le froid
sont des liens bien délicats
à faire changer
à modifier
pour avoir de belles fraises et des choses qui nous plaisent
un abricot entre les dents ou bien une fleur qui grelotte
c’est compliqué toute cette pelote
de liens emberlificotés
mais tu vas voir l’humanité
c’est beau aussi à regarder
— 28 —
Assis là
Assis làdont
là coule degomme
en boule d’oseille
et claire tourbillole
présentintense
nain plaisantin
cerise offerte
arcole est douce
barrière ouverte
cheval loin de la foule
indolence, houle
routerigole
main
poche
et roule
et puis s’envole
— 29 —
Frédéric MIQUEL
Embarrasser
Avant d’être cauchemardée et éprouvée, elle m’est apparue, entre deux lacets de bitume, surplombant la route, imprimant pour longtemps ma mémoire visuelle de son cube de pierres grisâtres mal
jointées, réunion de murets campagnards dont le fragile artisanat fait tout le charme et l’authenticité,
aux lignes brisées par des forces telluriques sans doute et de discrets éboulements : une « maison » jadis vive, désertée à présent mais non pas stérile pour autant, car le toit de tuiles avalé par le ciel, les fenêtres et la porte envolées sans laisser la moindre trace sont devenus la demeure naturelle de tous les
végétaux rampants, grimpants et arborescents du milieu, soulignant de leurs traits verdoyants les
contours caduques de la bâtisse qu’un chêne envahissant, planté on ne sait quand en son centre, emplit
et déborde sans paraitre gêné par l’étroit vêtement rocheux
qui, la nuit suivante, a planté ses fondations poussiéreuses dans mon sommeil, inquiétude sèche et
rêche, sous la forme de ma propre maison, mais livrée à l’uniformité d’un monochrome fumant et inodore, ayant effacé le souvenir du relief et de la diversité pour y planifier une poudre éparse, des
feuilles moribondes violentées par les courants d’air hasardés par le battement des volets et des portes
béant comme agonies, malgré les tentatives mécaniques et désespérées du balai que tenait un membre
de ma famille, fantôme
vif, encore, image pâle de tout mon être qui tout à la fois redoute et espère ce corps et cette de meure ouverts aux mille vents, dévastés des gris et des verdures d’un village toscan, et traversé, accueillant vide et surabondant , non pas reconstruit ni géométrisé mais ouvert de l’intérieur et de l’extérieur, dans une heureuse et vitale instabilité.
Frustrations diluées
Pour G. E.
Nous irions au cinéma noircir notre après-midi de palpitations nocturnes, comme nous avons toujours aimé le faire ensemble, le samedi ou le dimanche, peut-être préfèrerais-tu retrouver notre fille en
ville pour marcher un peu et boire un thé tandis que je regarderais à la télé un match de rugby, comme
nous avons toujours pris plaisir à le faire, mais merde, impossible, au lieu de ça je suis seul, dans la
rue, me dirigeant vers le foyer où Alzheimer m’a obligé à te placer, toi qui ne me reconnais plus, regard dissous sans objet, non merci je ne veux pas de lait, moi non plus, un autre gâteau, tu souhaites
un autre gâteau, j’arriverai vers toi ployant sous les conversations que ton silence indifférent transfor— 31 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
mera en terrain vague, la plage du final des 400 coups et son gros plan troublant, et tous les asiles de
tous les films du monde entrent avec moi dans ta chambre, putain c’est inutile que je secoue ta mémoire et tes épaules pour te les rappeler, le score juste avant la mi-temps est équilibré, une domination
territoriale des jaunes mais un manque de réalisme aux abords de la ligne d’en-but, la cuillère qui
s’amuse avec les cercles concentriques où notre vie tournoie sans issue, toi mon centre, ma périphérie,
nous sommes hors champ l’un pour l’autre, je vais devoir vendre notre maison pour financer tes soins
et me caler dans un hospice en attendant la fin, tu ne supportais pas de quitter la salle avant la suspen sion du générique, je ne voudrais pas devenir un poids pour notre petite fille ni bousiller ses jours
comme le fait ta maladie, les couloirs sont encombrés de cannes et de fauteuils roulants immobilisés,
soutenant des corps secs visités par des gens qui sentent la menthe et le popcorn et la Pelforth, des
formes humaines dont la bruyante agitation imagine, feint d’imaginer changer les choses, nous
connaissions par cœur toutes les répliques de Lubitch, ah la fiction des scénarios, nous louerions ses
DVD et puis tu regarderais le match avec moi, elle nous ferait du thé, pauvre !
Rien de mièvre
Quand, au terme d’une nuit de disputes, elle lui balança en pleine poire que leur relation avait,
d’ailleurs, « toujours été mièvre », il ne sut le crétin tout d’abord que rétorquer, l’attaque étant sournoise qui usait d’armes lexicales difficiles à percer, et un soupir de mépris fut la seule réponse au lancer de dictionnaire qui lui écrasa le pied — geste dans lequel il décrypta toute la haine d’un « c’est à la
lettre M, instruis-toi et on en reparlera » — sans cependant lui ôter la capacité de jongler pied, talon,
genou, front, ça détend et décrasse après un match acharné, jusqu’à ce que les feuilles ne se détachent
brutalement un peu, beaucoup, à la folie, imposant une recherche non plus alphabétique mais hasardeuse
au terme de laquelle, ô scandale ! l’ex-amoureux meurtri comprend que sa relation avec l’examoureuse meurtrière, aux dires de celle-ci, aurait été, il cite, « fade et sans vigueur », alors que lui,
gros caractère, personne ne dira le contraire, vit à cent à l’heure, ne fait rien à moitié, lui l’entier parlant haut, dont personne n’ose marcher sur les pieds, capable de se sentir déshonoré par un regard de
travers qu’il faut laver par un direct du droit, genre fête foraine avec la flèche qui fait le tour du cadran
et la playgirl qui s’illumine, cœurs clignotant tout autour, et badauds respectueusement impressionnés
par cette démonstration gouteuse et vigoureuse
au terme de quoi le moi pourrait défier les plus balèzes, a fortiori la petite insolente qui rentra
calmée, découvrit le dictionnaire éparpillé dont une page broyée en confettis et se trouva nez à nez
avec son mièvre Hercule au visage mièvre, aux muscles mièvres, aux ricanements mièvres, aux emportements mièvres mais que, pour de mièvres raisons, elle allait essayer de supporter encore.
— 32 —
Une balle dans mon crâne
Sékou, je le suppose, voudrait vivre à ma place, moi qui ne partage ni sa condition de trafiquant
ni son statut de personnage n’ayant aucun secret pour son narrateur : je pourrais décrire longuement
son corps parfait d’athlète, quoique cette comparaison ait le don d’écœurer cet infatigable Nigérian qui
se considère davantage comme un demi-esclave de l’or noir, après avoir souhaité devenir pêcheur
comme ses pères, morts de maigreur avec les poissons embourbés dans le pétrole, déçu de voir qu’il ne
suivrait pas les voies vertueuses des écoliers sérieux ou des valeurs collecteurs de sable travaillant pour
les cimenteries du port voisin, mais qui se compare volontiers à eux pour gagner en fierté car il gagne
bien plus qu’eux et, avec ses congénères, cette seule idée l’aide à se tenir debout jusque tard dans la
nuit — c’est une folie humaine de plus, dont je connais en lui tous les rouages sans les exposer trop
précisément pour ne pas envenimer son exaspération ; je sais aussi par cœur les péripéties de sa laborieuse existence faite de va-et-vient le long du fleuve Niger et au-delà de la frontière du Bénin, depuis
les expéditions nocturnes pour voler des milliers de litres de pétrole dans les pipelines de Shell, l’exploiteur blanc, comme moi, le pilleur de la terre, le souilleur des eaux, la malédiction des villageois,
depuis aussi les raffineries clandestines où Sékou a plusieurs fois manqué de bruler vif dans l’humidité
de la mangrove — et là, il m’agonisait de ne pas lui inventer un destin de migrant vers le songe euro péen — jusqu’aux contrôles de police et de douane, qui exigent leur part de butin, et aux interminables
convois en barque puis en mobylette pour acheminer les bidons d’essence vers les milliers de revendeurs illégaux qui jalonnent les artères de Cotonou, dont l’activité tolérée par le gouvernement apaise
tout sentiment de révolte, pour un temps cependant bien bref, témoin la balle que le révolver de Sékou
vient de loger dans mon crâne.
— 33 —
Geneviève DI PACO
Vies Minuscules
Une vie Minuscule,
Qui se veut Majuscule.
Une vie sans scrupule,
qui spécule,
se trouve sous la férule
D’un petit ou d’un gros pécule.
Cette petite vie de crapules,
Qui jamais ne reculent.
Cette vie ridicule,
Qui pullule
Et fait des émules,
Finira dans les ergastules.
Une vie majuscule,
Qui se cache minuscule,
Comme un édicule
Ou une gemmule.
Son regard déambule,
de l’aurore au crépuscule,
Touchant par petits coups de spatule,
Le cœur des incrédules.
Dans ce groupuscule
De vies majuscules,
qui se cachent minuscules,
sans particules,
l’amour circule ;
Le cœur est matricule.
Ces vies Majuscules,
Le bonheur véhicule
Devant ces funambules,
Le malheur recule.
Sans préambule,
Soyons de ces vies majuscules ;
L’espoir peut envahir nos cœurs sans scrupules
L’Humanité, enfin, vers la fraternité bascule.
— 35 —
Audrey PLÉVERT
L’Humanité
SCÈNE UNIQUE
Monologue d’un personnage : fille de personne, genre humain. Filiation paternelle non déterminée.
Sœur de l’Humanité. Descendante de la Nature. Sur scène, habillée de blanc, une femme, la trentaine,
observant bien au-delà de la sortie, comme si elle regardait une boule de cristal, à l’autre bout de l’uni vers. Debout. Elle semble être enracinée sur scène depuis des heures. Décor nu, excepté un arbre,
feuilles luxuriantes et nombreuses.
FILLE DE PERSONNE. —
C’est incroyable comme L’humanité est riche et différente.
Imaginez un peu
Des milliards de gouttes qui forment un océan
Un océan dont l’eau est transparente
Certains fonds sont parfois ténébreux
Des immensités de calme
Et des immensités de vagues en colère
Des cyclones parfois !
Et pourtant, (battement de sourcils), en dépit de toutes ces incertitudes… j’aime les gens.
C’est bizarre. J’aime… passer une soirée à plaisanter.
Partager un bon plat entre amis. Prendre le temps de célébrer le simple fait d’être tous réunis ensemble, dans la joie. Une sorte de non anniversaire festif. Aider une amie de cœur. Écouter un inconnu dans un bus qui a besoin de parler. Prêter le bras à une vielle dame qui n’ose pas traverser…ces
milliards de petits détails… Par exemple… euh… Préparer à manger pour faire plaisir à son amoureux. Se faire plaisir par là même. Faire gouter un fruit nouveau à sa petite sœur. Cueillir une cerise
haut perchée, assise sur les épaules de son grand frère. Couvrir de baisers sa petite fille adorée. (Souriant.) PARTAGER
Le genre humain nourrit mon âme. Oui, on peut le dire ! (Très assurée.)
Donner, me nourrit. Recevoir, me nourrit. Je ne parle pas de religion. Je parle… (délivrant un secret) de PHILOSOPHIE de VIE.
Je pense qu’il faut savourer les petits moments de plaisir entre amis. Se tourner vers l’autre.
Je pense aussi que… l’homme doit aussi, non… d’abord… savoir se satisfaire de lui-même. Non
pas d’un point de vue nar/cis/sique (articulé). Non ! Oh, non ! non ! non ! C’est justement le contraire.
(Doigt pointé en signe d’explication.)
— 37 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Profiter d’un ciel bleu. Observer les nuages. Écouter le chant d’un oiseau.
Comprendre le langage des fleurs. Interpréter leurs couleurs.
Caresser le vent.
Faire friser les horizons plats.
Manger le ciel comme une orange… Une orange… bien juteuse.
(Hallucinée.)
Et dire. Oui, diiiire. Ne pas garder pour soi. Revenir à soi. À sa vérité. S’écouter.
Ne pas ruminer. Non ! Ressasser sa vie en observant le passé. Regarder son enfance en pleurant.
Non, dire : « aujourd’hui, je suis heureuse, tellement heureuse ! ».
Oui ! Dire : « J’ai envie de danser, de sauter, de glisser sur la vie »,
« J’ai hâte de te voir, mon amour ».
Être heureuse. S’incarner. Ne pas chercher toujours « à qui mieux mieux ».
Ne pas chercher toujours « encore plus » ! Non ! (Ferme. Silence.)
Encore Un truc qu’il faut pas oublier : apprécier son propre corps qui se délasse sous la chaleur
du soleil !
Apprécier la vague qui ramollit enfin ce corps prisonnier. (Rapide.) Être en accord. Être d’accord.
Dire oui, j’existe. Oui… Je suis. Oui… Je suis……bien. Tellement BIEN !
J’aime ! J’aime pas. Je vis. Je m’accepte.
Je m’accepte avec ma minceur. Je m’accepte avec mon rire trop bruyant. Je m’accepte avec ma
joie de vivre débordante. J’accepte d’avoir de la difficulté à articuler : « j’aCCepte ».
J’accepte l’humanité toute entière. Je l’embrasse dans mes bras. Les battements de son cœur. Son
rythme cardiaque. Sa tachycardie. La rassurer.
Oh ! C’est beau. Je les vois tous, là, dans mes bras. Tous unis. Oui ! Un simple regard. Un simple
geste. Une main tendue. Je les vois tous, là. Ils sourient. Des visages, des regards, des bustes enfin
dignes. Ils dansent dans les rues de Cuba. Ils chantent en Italie.
(Rythme de plus en plus rapide.) Je vole… Oui, je vole…
Oh ! J’admire les ailes du papillon.
J’enlace les nuages.
J’avale les couleurs. Je les digère. Je les emmagasine. Je les évacue.
Je les oublie… Je ne les oublie pas… Je les oublie un peu… Parfois… (Essoufflée.)
Oh ! (Faible, observant ses jambes.) Des racines bleues me poussent sous les pieds. Des racines
bleues poussent jusqu’au centre de la terre. Jusqu’au noyau dur.
(Ayant enfin trouvé une réponse à son énigme existentielle.) Je rejoins l’essence de mon être. Je vis.
Ça y est ! Je suis. J’existe.
J’écoute ma respiration. J’entends celle de l’Humanité. C’est magnifique ! Quel bonheur !
Ah…… (Soupir de plaisir.)
Tous en paix. (Sourire.)
— 38 —
Sophie RAYNAUD
Capuch’man
Le soleil courtisait l’humanité ce samedi jour de marché dans le vieux bourg de la montagne. Je
contemplais avec satisfaction ce cher pays d’enfance retrouvé pour quelques jours lorsqu’un flot assourdissant d’insultes et d’injures écœurantes firent frémir l’air embaumé. Je levai la tête vers l’endroit
d’où venait le bruit et vis une vieille femme refermer vivement sa fenêtre. Sur le trottoir à dix pas devant moi se tenait un homme, les yeux levés vers la façade dans l’attitude d’un mendiant qui demande
l’aumône. Je le vis baisser lentement la tête, courber le dos sous le poids des paroles sordides, charger
un sac posé à terre et rabattre le capuchon d’un anorak délavé pendant que je courais derrière lui, pépiant comme un moineau et m’égosillant bêtement dans un « Monsieur, monsieur, je vous en prie »,
en lui tendant la plus grosse pièce que j’avais. Il se retourna lentement, me fixa d’un regard d’acier et
me lança en plein visage le cutteur d’un « non merci » dont je saignai abondamment.
Le soleil s’était caché. Il se mit à pleuvoir et ce fut un déluge. Les gens du pays dirent que l’été
était pourri. Ils se désolèrent sans pouvoir expliquer ce mystère puisque la météo était excellente. La
terre et moi pleurions à gros bouillons car quelqu’un venait d’assassiner salement l’humanité. La terre
garda un profond silence. Moi aussi. Je pansai ma plaie, je cicatrisai, puis comme tous les moineaux
j’oubliai, car l’homme est un moineau et il aime chanter.
Un an plus tard, je revins au pays et, sans l’avoir voulu, je croisai dans la rue l’homme à l’anorak
délavé, l’homme au sac et au capuchon. Tout était en lambeaux, excepté l’homme, bien qu’il eût beau coup vieilli et fût maigre à faire peur. Pourquoi était-il ici ? Pourquoi n’était-il pas parti ? Pourquoi
n’avait-il pas fui ce lieu funeste ? Il passa près de moi silencieux comme un chat puis disparut dans
l’ombre de la ruelle. C’était entre chien et loup, quand tombe le soir et que l’âme indécise flotte un instant dans l’amer désespoir. Dans le silence je l’avais reconnu. Lui aussi.
C’est alors que la rage me prit, la rage de l’enquête au sujet de celui que j’appelai intérieurement
l’Homme pour effacer l’appellation de déchet dont la vieille l’avait affublé. Il n’était pas nécessaire de
faire partie de Scotland Yard pour aboutir rapidement. Il suffisait d’écouter les ragots avec attention et
de poser quelques questions d’un ton neutre et dégagé, ce que je fis avec l’air guilleret d’une insouciante vacancière. J’appris ainsi qu’il était dans toutes les bouches et dans tous les esprits. Surtout les
esprits, complètement offusqués qu’il ait squatté « le Colombier » sans que les gendarmes immédiatement prévenus s’y soient opposés. Les gendarmes l’avaient laissé squatter le Colombier, une belle propriété tombée en déshérence à la suite d’une querelle d’héritiers trop occupés à se détruire. Le colombier s’écroulait lentement sur lui-même à la sortie du bourg depuis plus de cinquante ans. Je résumai
ces nouvelles par : « l’Homme habite le colombier » parce qu’il était pour moi l’allégorie puissante du
sentiment tragique de la condition humaine dans la spoliation de son humanité qu’en avait fait la
vieille.
— 39 —
Écriv’EN — Vies minuscules (2016) — Académie de Montpellier
Les esprits étaient également meurtris, dépités, scandalisés et horrifiés parce qu’il refusait toute
aide humaine, toute nourriture et toute boisson, tout vêtement et tout argent de la part de qui que ce
soit. Les organismes de bienfaisance répertoriés s’y étaient cassé les dents.
Enfin, pour comble, l’homme devint violent. Une fois, quelqu’un s’approcha modestement de lui
pour lui tendre une baguette de pain dans la rue, il devient furieux et avertit : « Tire-toi ou je cogne ».
Après un comportement aussi extrême, d’un commun accord toute la population le stigmatisa du
surnom de « Capuch’man » à cause du capuchon toujours vissé sur sa tête et par là même le relégua
définitivement aux oubliettes. Tout le monde s’accordait pour dire qu’il offensait la bonne volonté et la
simple humanité, car non content de refuser de l’aide il survivait depuis plus d’un an en renversant les
poubelles la nuit pour en ramasser de quoi se nourrir, furtivement, au milieu des chats. C’était une
réelle épreuve pour les habitants de la ville, sa présence et sa vie une réelle insulte, une incompréhension, un scandale.
On avait beau se creuser les méninges, personne ne pouvait s’expliquer une révolte aussi extrême,
un mépris aussi puissant de la société. Tous les SDF qui passaient ne restaient pas longtemps ici… Il
fait trop froid… Lui, il était là depuis plus d’un an et il était toujours vivant ! Comme je savais l’origine des choses, une ineffable pudeur me fit taire et je gardai le plus profond silence tout en rêvant de
lui donner quelque chose qu’il acceptât afin de rétablir l’harmonie rompue du Cosmos.
Les idées les plus farfelues me vinrent à l’esprit, comme par exemple celle de déposer un paquet
de chips éventré et presque plein sur le rebord d’une poubelle publique afin de le nourrir malgré lui, à
son insu. Il y en avait une. Justement devant chez moi. Je le fis un peu avant l’heure où il avait l’habitude de commencer sa tournée. Je me cachai derrière les rideaux de la fenêtre donnant sur la rue.
Ombre noire et boitillante il passa et vit l’appât. Il s’arrêta, tenté, puis soudain regarda la maison, les
fenêtres, toutes les maisons de la rue et d’un brusque revers de main renversa le sac à l’intérieur de la
poubelle en partant. À la fois désespérée et remplie d’admiration devant tant de grandeur à la négative,
j’ouvris doucement le battant pour contempler l’énigme de sa vie. À travers la minuscule silhouette au
fin fond de la rue, quelle grandeur magnifique, quelle famélique et insolente liberté, quelle puissance
d’être éclatait !
Capuch’man venait encore de frapper. L’harmonie du monde n’était point rétablie. Que faire ?
J’étais à court d’idées. Lui, inabordable. Je choisis de faire confiance à la vie puisque j’avais bonne volonté et le désir véhément de redonner sa dignité à l’Homme. Je ruminais, perdue dans le souvenir du
jour fatidique où la vieille sorcière l’avait tué par ses paroles et à travers elle toute l’humanité.
Un matin, n’en pouvant plus, je sortis balayer le devant de porte, machinalement, pour prendre
l’air et me changer les idées. Arrivée au bout de la semaine règlementaire, je m’apprêtais à repartir. Je
pensais au train avec soulagement lorsque je sentis comme une présence, à ma gauche, dans la rue. En
levant très légèrement les yeux, je le vis, lui, l’Homme ! Il marchait lentement, silencieux comme un
chat. Alors tout mon sang reflua et la main crispée sur le manche à balai je lançai un franc « Bonjour
Monsieur » avec un immense sourire qui l’atteignit de plein fouet car il vacilla légèrement. Je vis ses
yeux cligner et son regard trembler. Instant d’humanité. Perle d’éternité. Un fin sourire inonda son visage, la tête un peu penchée comme pour saluer, un sourire amusé, le sourire du grand seigneur très
étonné. Dans le silence il passa et l’harmonie du monde en fut immédiatement rétablie. Toute la journée la Terre éclata de rire avec les enfants, les oiseaux et les fleurs. Silencieusement je grimpai comme
un bolide jusqu’au grenier pour le voir déambuler sur le chemin qui mène au Colombier. Lorsque j’ouvris le vasistas, il n’était déjà plus qu’un point minuscule mais ce point architecturait l’espace indécis
de la campagne et lui donnait son sens. Cependant, mon cœur se serra. Alors, brusquement, le souvenir me revint qu’il y avait, au fond du parc du Colombier où la nature a repris ses droits, une source et
un grand verger, des pommiers généreux
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… Et je souris d’un sourire comblé
Car aujourd’hui l’Homme était né…
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