LA MONDIALISATION N`EST PAS COUPABLE
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LA MONDIALISATION N`EST PAS COUPABLE
LA MONDIALISATION N'EST PAS COUPABLE Vertus et limites du libre-échange Paul R. KRUGMAN « D'où vient qu'aux débats sérieux sur le commerce mondial se soit substituée (...1 la théorie pop du commerce international ? » L'économiste américain P. Krugman tente de répondre à cette question, dans cet ouvrage réunissant une série d'articles (La Découverte, 1998, 219 p.). Ce qu'il nomme « pop internationalism » (titre de l'édition originale américaine, 1996) recouvre une • pseudo-théorie » dont la popularité (justifiant l'expression « pop ») tient au fait qu'elle est marquée du sceau de l'évidence. Face à « la paresse intellectuelle » de ceux • qui se veulent sages et avertis », il est nécessaire de démontrer le caractère erroné et dangereux de cette « contrefaçon de la théorie du commerce international », qu'il faut abandonner pour comprendre les véritables enjeux de la mondialisation. 1. DEPUIS LES ANNÉES QUATRE-VINGT, SE DÉVELOPPE A. « LA THÉORIE POP DU COMMERCE INTERNATIONAL » A - CETTE THEORIE S'ARTICULE AUTOUR D'UNE « RHETORIQUE DE LA COMPETITIVITE » ERRONEE ET DANGEREUSE • Elle promeut fallacieusement l'idée de compétition entre nations. Pour « la théorie pop [...], il va de soi que le problème économique de tout État est principalement celui de la compétition sur les marchés mondiaux, que le Japon et les États-Unis sont en compétition exactement de la même façon que CocaCola l'est avec Pepsi ». Dans cette logique, les performances économiques des pays résulteraient de leur réussite sur les marchés mondiaux. Pourtant, « la compétitivité est un mot vide de sens lorsqu'il est appliqué aux économies nationales ». Si on peut comprendre que la réussite de Pepsi nuise à Coca-Cola, il en va autrement pour les pays : « ils constituent, les uns pour les autres, le principal marché d'exportation ainsi que la principale source d'importations [...]. Le commerce international n'est pas un jeu à somme nulle ». • Le discours sur la compétition entre nations est dangereux. Le discours sur la compétition entre nations peut conduire au protectionnisme et à la guerre commerciale : « si la rhétorique décrivant le commerce international en termes de combat continue à dominer le discours, [...], le système actuel de marchés relativement ouverts se désintégrera parce que personne, en dehors de quelques professeurs d'université, ne croira plus à l'idéologie de libre-échange ». B - INDUMENT, CET « ERSATZ DE THEORIE ECONOMIQUE » LIE LA DETERIORATION DU MARCHE DU TRAVAIL DANS LES PAYS AVANCES AUX ECHANGES INTERNATIONAUX • Le déclin de l'emploi industriel dans les pays avancés n'est pas dû au commerce extérieur. La hausse des importations industrielles de ces pays est en grande partie compensée par leurs exportations de produits manufacturés. Ainsi, aux États-Unis par exemple, il apparaît que « le commerce international n'explique qu'une petite partie du déclin de l'importance relative de l'industrie manufacturière dans l'économie ». Les raisons de ce déclin sont principalement internes : l'évolution de la consommation intérieure qui se porte davantage sur les services, des gains de productivité plus élevés dans l'industrie que dans les services, etc. • La quasi-stagnation, voire la baisse, des salaires réels dans les pays industrialisés, ne résulte pas de l'échange international. Les données statistiques montrent que le ralentissement des hausses de salaires dans les pays avancés est imputable à celui des gains de productivité, dont les causes sont purement internes. La baisse des salaires des travailleurs non qualifiés peut être expliquée par une diminution de la demande de ce type de travail : « l'utilisation des outils informatiques pourrait être une explication ; mais dans tous les cas, la mondialisation ne peut avoir joué le rôle principal ». La demande de travail (qualifié et non qualifié) découle de la « modification de la demande interne à chaque secteur d'activité » et non pas des évolutions du commerce extérieur. De ce point de vue, les effets des politiques économiques internes ne sont pas négligeables : aux États-Unis, par exemple, l'impact sur l'emploi des variations des taux d'intérêt initiées par la FED est plus significatif que celui du commerce extérieur. C - LA « THEORIE POP » PRIVILEGIE L'ORTHODOXIE MONETAIRE AUX DEPENS DU LIBREECHANGE • Les organismes internationaux ont élaboré une doctrine partiellement fausse. Ce qu'il convient d'appeler la « doctrine de Washington » (celle des grands organismes internationaux dont le siège est dans cette ville : FMI, BIRD...) peut se résumer par l'équation « marchés libres + monnaie saine = prospérité ». Or, cette doctrine comporte un fond de vérité (il faut promouvoir les « marchés libres », c'est-à-dire le libre-échange) et une erreur (la foi en la monnaie saine, c'est-à-dire, « le refus d'admettre l'utilité d'une politique monétaire active et de quelques réajustements occasionnels des parités »). Il est notamment faux que, « quelles que soient les circonstances, la dévaluation soit une stratégie inutile et inefficace ». • Depuis le début de la décennie quatre-vingt-dix, le libre-échange a été partiellement remis en cause. L'idée d'un monde formé de trois blocs commerciaux (Amérique, Europe, Japon) aux intérêts économiques divergents, est un non-sens puisque le commerce international profite à tous. Cette idée conduit à récuser le libreéchange, d'abord par ignorance de ses vertus, ensuite parce que « dès 1990, les gens de bon sens étaient fermement convaincus que la dévaluation n'était plus une option politique possible ». Il faut revenir sur un tel choix, y compris dans les pays en développement, en sauvegardant le libreéchange et en adoptant des politiques monétaires plus volontaristes, par exemple en dévaluant la monnaie si nécessaire pour parachever les réformes structurelles en cours. 2. VOULOIR COMPRENDRE LES VÉRITABLES ENJEUX DE LA MONDIALISATION COMMANDE D'ABANDONNER LA « THÉORIE POP DU COMMERCE INTERNATIONAL » A - COMMENT APPREHENDER LA QUESTION DE LA COMPETITIVITE INTERNATIONALE ? • « La concurrence internationale ne met pas les États en faillite ». Il existe toujours des produits pour lesquels les pays disposent d'un avantage comparatif et la dépréciation de la monnaie peut rétablir les écarts de compétitivité entre firmes. Par ailleurs, le développement des pays émergents constitue de nouveaux débouchés, sources de croissance. Il faut d'ailleurs s'inquiéter du caractère extensif de la croissance des pays émergents d'Asie qui se heurtera, dans un avenir plus ou moins lointain, à l'obstacle des rendements d'échelle décroissants. Il en résultera un freinage de la demande mondiale. • Les avantages comparatifs peuvent être créés. Les avantages comparatifs peuvent naître de « différences plus ou moins permanentes entre les ressources, le climat et la structure sociale des divers pays ». Les produits primaires correspondent assez bien à ce schéma. Mais l'échange de produits manufacturés révèle que les avantages comparatifs peuvent être créés par des interventions étatiques (par exemple, des subventions à certains secteurs, la protection plus ou moins sévère d'un marché...), dont la conséquence peut être d'exclure certaines nations de quelques secteurs. B - LE LIBRE-ECHANGE N'EST PAS DEPASSE • Les nouvelles théories de l'échange international confirment l'idée d'un commerce international profitable à tous. Contrairement aux modèles traditionnels du commerce international (Ricardo...), les nouvelles théories, élaborées depuis les années soixante et soixante-dix, raisonnent dans un univers de concurrence imparfaite et de rendements d'échelle croissants. La hausse des exportations, l'élargissement de la taille des marchés, contribuent à la réduction des coûts unitaires, créant des avantages comparatifs ex post chez les partenaires commerciaux, source d'expansion des échanges. • Cependant, l'interventionnisme étatique peut sembler justifié. Le modèle de James Brander et Barbara Spencer fonde le concept de politique commerciale stratégique en démontrant que, « au moins dans certains cas, un État peut améliorer le bien-être national au détriment d'un autre en soutenant ses propres entreprises dans la concurrence internationale ». Par exemple, le soutien des États européens au consortium Airbus permet à celui-ci de capter une partie des profits de l'échange international, jusqu'alors appropriés par Boeing. • Le libre-échange reste, pourtant, la moins mauvaise des solutions (optimum de second rang). La mise en oeuvre des politiques commerciales stratégiques et plus généralement l'intervention de l'État en faveur des entreprises nationales risquent de conduire à des guerres commerciales entre nations. « Le meilleur moyen d'éviter une guerre commerciale est de continuer à faire du libre-échange le noyau de tout accord international. » De plus, les pratiques protectionnistes des États réduisent la taille des marchés sur lesquels peuvent opérer les firmes, limitant ainsi l'ampleur des économies d'échelle. Le libre-échange est donc préférable, d'autant plus qu'il « est aussi un principe simple permettant de résister aux pressions des groupes organisés autour d'intérêts particuliers ». C - CE N'EST PAS LA MONDIALISATION QUI EXPLIQUE LES DIFFICULTES DES PAYS AVANCES MAIS LE PROGRES TECHNOLOGIQUE • Le progrès technologique induit une demande de travail qualifié. « Depuis 1970, le progrès technique a augmenté la prime que le marché donne aux travailleurs hautement qualifiés », au détriment des travailleurs non qualifiés, essentiellement du fait de changements intervenus dans la manière de produire. Le développement de l'usage de l'ordinateur et plus généralement de l'informatique dans le système productif constitue une première explication. En outre, les inégalités de revenus se creusent également au sein des professions les plus qualifiées en raison de l'effet « superstar », analysé par Sherwin Rosen : grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, un même individu peut prendre en charge un plus grand nombre d'affaires que jadis. Aussi, ceux qui sont jugés les meilleurs - « les superstars » capteront un volume de clientèle plus important, laissant un volume réduit à leurs collègues jugés moins performants. • Le progrès technologique ne va pas nécessairement continuer à favoriser les travailleurs les plus qualifiés. « L'histoire enseigne [...] que c'est souvent une grave erreur que de croire que les tendances récentes vont perdurer. » Il n'y a, par exemple, aucune raison de penser que « la technologie ne puisse devenir économe en éducation supérieure », du fait de l'élaboration de logiciels de plus en plus spécialisés. Parallèlement, « les milliers de services qui vont représenter une part croissante de notre consommation » représenteront une demande de travail propre à diminuer le chômage des travailleurs les moins diplômés. Aussi, « je prédis que l'ère de l'inégalité cédera la place à une ère d'égalité ». L'ouvrage de P. Krugman s'inscrit dans un débat, récurrent depuis les années soixante-dix, sur le concept de compétitivité. En dénonçant les poncifs de la « théorie pop », P. Krugman soutient que seules les entreprises sont en concurrence et non les nations. Cependant, d'autres auteurs, qu'il n'est pas possible de rattacher à la « théorie pop », cherchent à démontrer que la compétitivité des firmes est dépendante du contexte socio-économique dans lequel elles interviennent (voir, par exemple A. Brender en France). Le débat reste donc ouvert. SOURCE : 100 fiches de lectures, sous la dir. de M Montoussé, Bréal, 1998