la noblesse de bohême dans l`europe française l`énigme du français

Transcription

la noblesse de bohême dans l`europe française l`énigme du français
30
La noblesse de Bohême
dans l’Europe française
L’énigme du français nobiliaire
Le français au XVIIIe siècle eut un rôle majeur1. Ce n’était pas seulement la
langue de la littérature et de la diplomatie, le français est aussi devenu la langue
nobiliaire et la langue anoblissante. Les contemporains se sont rendu compte de
cette situation et la francophonie suscita beaucoup de réactions dans les pays
étrangers. Louis Réau considérait cette réaction comme un phénomène tardif en
Europe, alors que c’était plutôt un phénomène accompagnant la francophonie
depuis les débuts de son expansion 2. Aujourd’hui, c’est l’extension des ressentiments anti-français qui nous renseigne sur l’intensité de la francophonie dans les
différentes aires culturelles3.
1. Le sujet de la francophonie au siècle des Lumières fut traité déjà dans l’étude classique de
Paul Hazard, mais comme un véhicule de diffusion des idées des Lumières, ce qui implique
que les Lumières furent un phénomène français qui se répandit sur le continent. L’étude linguistique
s’appuie sur l’œuvre de Ferdinand Brunot et Louis Réau, mais la francophonie a récemment attiré
de nouveau l’attention des chercheurs. Voir Réau L., L’Europe française au siècle des Lumières,
Paris, Albin Michel, 1951 ; Brunot F., Histoire de la langue française, depuis l’origine jusqu’à
1900, tomes 1-13, Paris, Armand Colin, 1905-1938 (particulièrement tomes 3-8) ; Fumaroli M.,
Quand l’Europe parlait français, Paris, Livre de poche, 2003 ; Beaurepaire P.-Y., Le mythe de
l’Europe française. Diplomatie, culture et sociabilité au temps des Lumières, Paris, Autrement, 2007. Pour l’Allemagne, voir Sauder G., « Die französische Sprache in Deutschland in
der zweiten Hälfte des 18. Jahrhunderts », dans G rünewald M. et Schlobach J. (dir.), Vermittlungen. Aspekte der deutsch-französischen Beziehungen vom 17. Jahrhundert bis zur Gegenwart
[Médiations. Aspects des relations franco-allemandes du XVIIe siècle à nos jours], Bern, Lang,
1992, p. 97-124.
2. Réau L., L’Europe française au siècle des Lumières, op. cit., p. 317-346.
3. Voir Häseler J. et Maier A. (ed.), Gallophobie im 18. Jahrhundert, Berlin, Berliner WissenschaftVerlag, 2005 ; Florack R., Tiefsinnige Deutsche, frivole Franzosen: Nationale Stereotype in deutscher und französischer Literatur, Stuttgart, J.B. Metzler, 2001.
366
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
Francophonie en Bohême ?
On suggère souvent que la monarchie des Habsbourg fut une exception
à la francophonie qui frappa toute l’Europe4. On insiste sur le fait que l’hostilité
entre les Habsbourg et la France empêcha la francisation des nobles. L’Empereur
Léopold Ier préférait l’italien et l’espagnol, parce que c’étaient des langues culturellement et politiquement liées à la cour de Vienne. Contrairement à cette idée
largement répandue – qui était déjà évoquée par les savants au XVIIIe siècle –,
la monarchie des Habsbourg subissait une francisation aussi intensive que les
autres pays européens. Certes, l’italien était très important pour la communication dans le milieu nobiliaire à l’époque de la contre-réforme, lorsque les cours
et les villes de l’Europe centrale furent inondées par les artistes et les nobles
italiens, et la littérature italienne, jugée supérieure à la littérature allemande,
exerça une grande influence sur la vie intellectuelle de la région. Beaucoup de
nobles écrivaient leurs journaux et leurs lettres en italien ; l’Impératrice-veuve
Éléonore de Mantoue assembla autour d’elle un cercle de poètes italiens et l’archiduc Léopold Guillaume ou Raimundo Montecuccoli écrivirent quelques vers
en italien5. L’espagnol, langue des alliés les plus importants, fut parlée à la cour
et dans la diplomatie, mais son influence s’acheva après la chute du gouvernement des Habsbourg en Espagne. Il faut dire qu’il y avait à la cour beaucoup de
ressentiment contre les Espagnols et les Italiens, même à l’époque de leur triomphe linguistique6. Néanmoins, il faut tenir compte du fait que ces langues partageaient leur rôle de langues de sociabilité et, en plus, rivalisaient avec le français,
l’allemand, le latin et le tchèque. Le XVIIe siècle n’était pas le siècle « espagnol »
ou « italien », c’était le temps du plurilinguisme « sauvage », parce qu’on combinait les mots de plusieurs langues dans la communication quotidienne et aucune
n’avait une position dominante. Ce n’était pas sans raison que les nonces apostoliques comparaient la cour de Vienne à Babylone, le lieu de la confusion des
langues, opérée par Dieu pour que les gens ne communiquent plus entre eux7.
L’expansion du français dans le milieu nobiliaire en Bohême et en Autriche
est confirmée par plusieurs témoignages. Montesquieu, qui séjourna à Vienne
en 1728, s’étonna : « Notre langue y est si universelle qu’elle y est presque la
seule chez les honnêtes gens et l’italien y est presque inutile… La communication des peuples y est si grande qu’ils ont absolument besoin d’une langue
commune, et on choisira toujours notre français »8. Louis-Antoine Caraccioli,
4. Polenz P.V., Deutsche Sprachgeschichte vom Mittelalter bis zur Gegenwart, tome II, 17. und 18.
Jahrhundert, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1994, p. 217.
5. Sur la langue italienne dans la monarchie des Habsbourg, voir Catalano A., « L’italiano lingua
di cultura dell’ Europa centrale nell’ età moderna », dans Cadorini G. et Špička J. (dir.), Convegno
Internationale Humanitas Latina in Bohemis, Kolín/Treviso, 2007, p. 117-168.
6. Smíšek R., « Důvěra nebo nenávist? Obraz Španěla v korespondenci císaře Leopolda I. s knížetem
Ferdinandem z Dietrichsteina », Časopis Matice Moravské, n° 123, 2004, p. 47-76.
7. Roma, Archivio Storico Famiglia Odescalchi, côte III A 11 n° 6. Instrutione Diverse Date à Monsignore
[Alfonso] Litta Eletto Nunzio Straordinario Alľ Imperatore. ĽAnno 1678 et Altre Relatione Curiose. Je
remercie Rostislav Smíšek (Université de Bohême du Sud) de m’avoir procuré cette information.
8. Réau L., L’Europe française au siècle des Lumières, op. cit., p. 46-47 ; de Secondat C. (baron de
Montesquieu), Œuvres complètes, tome I, Paris, Firmin Didot, 1859, p. 634, Montesquieu à l’abbé
d’Olivet, 10 mai 1728.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
367
lui aussi, incluait l’Autriche dans la sphère de l’« Europe française », mais il a
surestimé l’influence française, qu’il voyait partout9. Le voyageur et écrivain
anglais William Nathanael Wraxall, bien qu’il regardât les pays catholiques de
l’Europe centrale avec le mépris d’un protestant, observa en 1779 : « French may
be denominated common and universal language among the persons in upper
life at Vienna. German is comparatively little used in a mixed company »10. Le
français, à la différence de l’allemand et de l’italien, était absolument indispensable pour la communication dans la société nobiliaire viennoise. Pourquoi pas
l’allemand ? Les nobles ne parlaient qu’un dialecte allemand et c’est pourquoi les
autres Allemands ne pouvaient pas les comprendre, l’italien n’étant courant que
dans le milieu de la noblesse italienne résidant à Vienne. Comme en témoigne
Wraxall : « But French is indispensible and far more useful as well as necessary
as for a stranger, than German »11. Néanmoins, Wraxall était l’un de ceux qui ont
rapporté l’idée que la noblesse viennoise tardait à accepter le français à cause de
l’hostilité politique entre les cours de Vienne et de Versailles12. Ce ne furent pas
seulement les étrangers qui se sont rendu compte de la forte francisation de la
noblesse. Johannes Pezzl, le célèbre écrivain et philosophe viennois, dit dans sa
description de Vienne que le français fut justement la deuxième langue pratiquée
à Vienne, après l’allemand13.
D’autre part, Friedrich Nicolai, le plus célèbre représentant de l’Aufklärung
à Berlin, fait des remarques très intéressantes sur le caractère du français qui
est parlé en Allemagne et en Europe centrale14. À propos du latin utilisé comme
langue officielle en Hongrie, Nicolai observe que le français parlé hors de la
France subira le même sort que le latin. La langue réputée universelle se différencie dans tous les pays et donne naissance aux versions nationales. Voilà pourquoi il est question du latin polonais ou du latin hongrois. Le développement du
français est similaire. « Il ne peut jamais suivre les changements continuels et
invisibles que subit le français en France comme toutes les langues vivantes, soit
sous l’impulsion du changement de conduite d’une nation, soit sous l’impulsion
de l’imagination des écrivains ; ces changements deviennent visibles plus tard15. »
Certes, on ne peut pas dire aujourd’hui qu’il y avait des versions nationales du
français, mais il y avait des différences selon l’éducation et le statut social des
locuteurs, l’origine de leurs précepteurs ou la méthode d’après laquelle ils avaient
appris la langue. Cependant, la remarque de Nicolai montre que les contemporains se sont rendu compte que le français avait différents rôles culturels, que ce
n’était pas une langue universelle existant hors des réalités sociales.
9. Caraccioli L.-A., L’Europe française, Turin, 1776.
10. Wraxall W.N., Memoirs of the Courts of Berlin, Dresden, Warsaw, and Vienna, in the Years
1777, 1778 and 1779, tome 2, London, 1806, p. 291.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 291-293.
13. Pezzl J.I., Beschreibung und Grundriss der Haupt- und Residenzstadt Wien sammt ihrer kurzer
Geschichte, Wien, 1809, p. 355. « Die herrschende und allgemeine Sprache in Wien ist deutsche.
Nach dem Deutschen wird beynahe gleich stark Französisch und Italienisch gesprochen… ».
14. Nicolai F., Beschreibung einer Reise durch Deutschland und die Schweiz im Jahre 1781, Berlin/
Stettin, 1784-1788, 8 tomes.
15. Ibid., tome VI, Berlin, 1788, p. 446.
368
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
Nous allons tenter de répondre à des questions de base, qui peuvent éclairer quel était le rôle du français au sein de la noblesse de Bohême au XVIIIe
siècle. Tout d’abord, nous essaierons d’éclairer les origines de la francisation de
la noblesse ; puis, nous montrerons comment les nobles ont appris la langue. Par
la suite, nous tâcherons de clarifier quel était le statut culturel du français par
rapport aux autres langues parlées en Europe centrale et par rapport à la délimitation de la sphère privée. Il faudra aussi cerner comment le français put devenir
la langue de la littérature écrite par les nobles et expliquer la connexion entre le
français parlé dans la sphère privée et le français comme langue littéraire. Nous
nous efforcerons de répondre à cette question à partir des témoignages de quatre
écrivains francophones nobles qui habitaient en Bohême à l’âge des Lumières.
Les débuts de la francisation
Il faut certainement se demander depuis quand la noblesse en Bohême
était francisée et quelles en étaient les causes. Les auteurs anciens justifiaient la
popularité du français par une théorie « intrinsèque » : ils pensaient que c’était à
cause des qualités internes de la langue. Caraccioli considère que c’était la beauté,
la clarté et la richesse du vocabulaire qui avaient convaincu les Européens de
parler français16. Cet argument fut souligné et développé par Antoine Rivarol dans
son Discours sur l’Universalité de la langue française écrit comme une réponse
à la question posée par l’Académie de Berlin en 178317. L’argument de la clarté
est intéressant parce qu’il lie la langue à la philosophie des Lumières ; ce terme
fut originairement une métaphore employée pour démontrer la clarté des idées.
Les idées claires furent un idéal exigé par Descartes, Leibniz et plus tard par
Emmanuel Kant. C’était une conception de la pensée liée étroitement au problème
de la langue18. Rivarol développa encore ce sujet dans son ouvrage De l’homme
(1800), où il expliqua l’importance de la clarté du sentiment pour la perfectibilité
de l’homme. Le français s’est montré comme la langue la plus convenable pour la
pensée et pour la dissémination des idées de la philosophie moderne19. L’argument
« intellectuel » fut peut-être convaincant pour les penseurs du XVIIIe siècle, mais
on ne peut pas l’accepter aujourd’hui. Il y avait d’autres conceptions de la philosophie en Europe, formulées dans les langues vernaculaires. De plus, le français
n’est jamais devenu la langue des sciences et de la philosophie dans la monarchie
des Habsbourg. Cette position fut occupée par le latin, qui fut lentement remplacé
par l’allemand. Bien que Leibniz écrivît ses ouvrages philosophiques en français
et que Mme Luise Gottsched traduisît les œuvres françaises, bien que Frédéric II
supportât la philosophie et la littérature françaises, le français n’a jamais été la
langue des sciences dans le monde germanique.
16. Caraccioli L.-A., L’Europe française, op. cit., p. 16.
17. R ivarol A., De l’universalité de la langue française. Discours qui a remporté le prix de l’Académie de Berlin en 1784, Berlin, 1785.
18. Voir Hinske N., « Die tragenden Grundideen der deutschen Aufklärung. Versuch einer
Typologie », dans Ciafardone R. (ed.), Die Philosophie der deutschen Aufklärung. Texte und
Darstellung, Stuttgart, Reclam, 1990, S. 407-458.
19. R ivarol A., De l’homme, de ses facultés intellectuelles et de ses idées premières et fondamentales, Paris, Charles Pougens, 1800.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
369
D’autre part, le français s’est imposé comme la langue des sociabilités
dans le monde nobiliaire. On peut parler d’un « sociolecte ». Du point de vue
chronologique, on peut voir les débuts de la francisation linguistique de la
noblesse au temps de Louis XIV, lorsque le français était la langue dominante
dans le monde diplomatique20. La victoire des ambassadeurs français sur leurs
adversaires espagnols confirma le triomphe du français, comme en témoignent
les livres sur la théorie des négociations diplomatiques parus dans la seconde
moitié du XVIIe siècle. Les manuels français d’Abraham Wicquefort ou François
Callières déterminaient la conception du diplomate et de son travail jusqu’à la
Révolution. Comme le souligne Hamish Scott, une culture internationale naquit,
unifiant les ambassadeurs de tous les pays, participant aux combats de pouvoir
et imposant des normes communes21. L’une d’elles fut la maîtrise du français.
Abraham Wicquefort donna de l’importance à l’art de parler et à la pratique des
langues, mais il s’occupait plus de la technique de persuasion que de la connaissance des langues. Bien qu’il fût Hollandais, il écrivit au sujet du français : « La
langue française a en quelque façon succédé à la langue latine, et est devenue
commune »22. Mais quand Wicquefort parle des langues qu’il faut maîtriser pour
réussir dans les négociations entre les différentes cours européennes, il montre
une Europe diversifiée, où l’usage du français est restreint aux négociations entre
l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Espagne et les pays du Nord de l’Europe. Par ailleurs,
les ambassadeurs d’Angleterre, des Pays-Bas, du Danemark, de Suède et même
d’Espagne utilisent le français pour négocier avec l’étranger. Généralement, il
fallait s’accommoder de la langue qui se pratiquait dans le pays des négociations.
Bien que Wicquefort ait montré que le latin n’avait pas perdu son rôle de langue
commune, qui ne provoqua pas de réticence comme le français, il prouve que cette
langue moderne avait déjà gagné la position de langue de négociations, employée
parfois par les diplomates des pays non-français. Callières était Français, mais
il ne se satisfaisait pas d’être un locuteur maternel, il se vouait profondément à
la valorisation du français. Avant la parution de son célèbre L’Art de négocier
avec les princes et les souverains23, il publia des ouvrages sur la littérature et
la langue. Il participa à la querelle des anciens et des modernes et observa avec
beaucoup d’intelligence le rôle social du français dans le milieu nobiliaire24. En
ce qui concerne les langues qu’il fallait apprendre pour être préposé aux affaires,
Callières recommandait les langues vivantes en général et soulignait l’importance du latin, « langue commune de toutes les Nations Chrétiennes »25.
20. Scott H., « Diplomatic culture in Old Regime Europe », dans Scott H. et Simms B. (dir.),
Cultures of Power in Europe during the Long Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge UP, 2007,
p. 58-85 ; Bély L., Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, PUF, 1990 ; Picavet
C.-G., La diplomatie française au temps de Louis XIV (1661-1714), institutions, mœurs et coutumes,
Paris, Librairie Félix Alcan, 1930.
21. Scott H., « Diplomatic culture in Old Regime Europe », op. cit., p. 59-70. Malheureusement,
Scott répète le vieux mythe selon lequel la cour de Vienne adopta le français en retard et grâce à
quelques individus progressistes, comme Eugène de Savoie et Wenzel Anton Kaunitz.
22. Wicquefort A., L’ambassadeur et ses fonctions, tome II, La Haye, J. et D. Steuker, 1681, p. 34.
23. Callières F., L’Art de négocier avec les princes et les souverains, 1716.
24. Voir Ruggiu F.-J., « Des mots à la mode… Un discours nobiliaire à la fin du règne de Louis
XIV », dans Figeac M. et Dumanowski J. (dir.), Noblesse française et noblesse polonaise. Mémoire,
identité, culture XVIe-XXe siècles, Pessac, MSHA, 2006, p. 117-130.
25. Callières F., L’Art de négocier…, op. cit., p. 62-63.
370
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
On ne peut pas sous-estimer cette circonstance quand on cherche les motivations de la francisation des nobles dans les pays des Habsbourg. À l’époque du
développement rapide des ambassades, le service diplomatique devint une phase
normale des carrières des nobles, fidèles à la dynastie des Habsbourg26. Les empereurs de la Maison d’Autriche établirent des ambassades presque permanentes à
Madrid, Regensburg, Rome, La Haye, Venise et Constantinople27. L’expansion
de la France et de la Suède dans les années 1650 et 1660 donna l’impulsion à
l’établissement d’autres ambassades dans les États allemands, en Pologne, puis
dans les États de l’Europe du Nord. D’autre part, les relations diplomatiques avec
la France furent problématiques et les missions étaient souvent interrompues
par les guerres ; ce ne fut qu’après 1715 que Paris devint le poste diplomatique
préféré. Avant cette date, il n’y avait que des missions très passagères, exceptées des missions d’envoyé extraordinaire comme celle de Wenzel Ferdinand de
Lobkowicz, qui nous laissa des rapports très détaillés sur la cour de Louis XIV.
Avant 1714, les représentations diplomatiques en Angleterre furent également de
courte durée, parce que les empereurs utilisaient leurs représentants aux PaysBas. La Haye fonctionna comme un noyau de communication et devint le poste
le plus important.
C’est à ce moment-là que le service diplomatique devint une phase indispensable pour tous les nobles qui aspiraient à un poste à la cour ou dans l’administration centrale. Les courtes missions diplomatiques devenaient une partie du
service des chambellans de cour (Kämmerer)28. Klaus Müller nous donne aussi
des chiffres exacts : entre 1648 et 1740, parmi 52 hauts dignitaires de la cour,
18 avaient fait le service diplomatique ; parmi les 47 fonctionnaires aux chancelleries de la cour, c’étaient 27 %29. Sur les 134 aristocrates qui avaient des
postes diplomatiques, 41 % ont été gradés à un poste meilleur que celui qu’ils
occupaient, 11 % avaient déjà eu un haut poste, 4 % entrèrent au service d’autres
souverains et 17 % étaient morts pendant leur mission. Pour les 27 %, aucune date
n’est indiquée30. La deuxième moitié du XVIIe siècle fut aussi le temps de l’expansion du Grand Tour (Länderreise), qui familiarisait les jeunes nobles avec le
monde de la noblesse d’autres pays et facilitait la création d’une culture nobiliaire
26. Voir Müller K., Das kaiserliche Gesandschaftswesen im Jahrhundert nach dem westfälischen
Frieden, 1648-1740, Bonn, 1976.
27. Ibid., p. 60.
28. Ibid., p. 189.
29. Ibid., p. 194.
30. Ibid., p. 196. L’interprétation de Klaus Müller, soutenue par les recherches sur la diplomatie,
était ignorée par l’historien tchèque Petr Maťa qui, dans son livre récent sur l’aristocratie tchèque,
affirme que les aristocrates furent « professionnalisés » au XVIIe siècle ; leur professionnalisation
consista en ce que le service civil, militaire, ecclésiastique, le service à la cour et dans la diplomatie fut développé en cinq carrières séparées et non-interchangeables. Cet évolutionnisme simpliste n’est pas fondé. Pour le service diplomatique, Maťa ne donne que trois exemples d’aristocrates
dont la « professionnalisation » consiste dans ce qu’ils ont passé un temps long dans leurs missions.
Malheureusement, les cinq carrières dont Mat’a parle n’étaient pas des « modèles indépendants »,
elles furent souvent mélangées. Si on accepte que la carrière diplomatique pût être combinée avec
les autres, comment peut-on suggérer que les cinq modèles de carrières furent « indépendants » ?
Voir Müller, Das kaiserliche Gesandtschasftswesen…, op. cit., p. 196-204 ; Maťa P., Svět české
aristokracie (1500-1700) [Le monde de l’aristocratie tchèque, 1500-1700], Praha, Lidové noviny,
2004, p. 275-522.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
371
internationale31. Les jeunes nobles faisaient la connaissance des cours étrangères
pendant leur Länderreise, qui durait souvent quelques années, et ensuite acceptaient une courte mission diplomatique qui leur procurait des « mérites » (de l’allemand Merita). Les ambassades de longue durée n’étaient pas acceptées avec
joie, parce qu’elles éloignaient les nobles de la cour et exigeaient beaucoup de
dépenses. C’est pourquoi aux congrès diplomatiques, ils souhaitaient avoir des
missions car elles ne duraient pas longtemps et apportaient la gloire32. Certes,
la réussite nécessitait la maîtrise de la langue des négociations, le français. C’est
pourquoi les nobles apprirent la langue de l’ennemi assez tôt ; la génération de
Joseph Ier et de Charles VI parlait déjà français couramment.
Bien que la France fût l’ennemi le plus redouté, les diplomates impériaux
utilisaient le français dans la correspondance privée. Par exemple, le marquis di
Grana33, Italien d’origine et soldat de profession, écrivit ses lettres personnelles
de Madrid en français. Ferdinand Bonaventura Harrach34 ou Wenzel Ferdinand
Lobkowicz35 employèrent eux aussi le français. Des nobles passèrent également
une certaine partie de leur vie dans les Pays-Bas espagnols ou dans les pays
occupés par la France. Ces nobles furent francisés différemment. Un exemple est
le prince Ferdinand von Schwarzenberg qui naquit à Bruxelles ; pour lui, le français était sa langue maternelle et il rédigea toute une partie de son journal dans
cette langue36. Certains venaient de France ou des pays occupés par la France,
comme le redoutable diplomate Francesco Paolo baron di Lisola37 ou le général
Louis Raduit de Souches. Lisola se rendit célèbre comme écrivain francophone
parce qu’il écrivit quelques ouvrages de propagande et des traités sur les questions du droit des gens, dont le plus fameux est le Bouclier d’état et de justice
(1667)38. En dernier lieu, il y avait un grand nombre de nobles de l’Ouest et du
Sud-Ouest de l’Allemagne qui avaient déjà été francisés et qui importèrent leur
culture francophone dans le milieu culturel de l’Europe centrale. C’étaient par
exemple Herrman Ludwig von Baden-Baden et les jeunes princes de Saxonie
31. Pour le XVIIIe siècle, voir Cerman I., « Bildungsziele – Reiseziele. Die Kavalierstour im 18.
Jahrhundert », dans Scheutz M., Schmale W. et Štefanová D. (dir.), Orte des Wissens. Jahrbuch
der Österreichischen Gesellschaft zur Erforschung des Achtzehnten Jahrhunderts 18/19, Bochum,
Winkler Verlag, 2004, p. 49-78 ; pour les XVIe et XVIIe siècles, voir Hojda Z., « Le grandezza d’Italia.
Die Kavalierstouren der böhmischen Adeligen, die Kunstbeschäftigung und die Kunstsammlungen
im 17. Jahrhundert », dans Harder H.-B. et Rothe H., Studien zum Humanismus in den böhmischen Ländern, tome III, Köln/Weimar/Wien, 1993, p. 152-160 ; Maťa P., Svět české aristokracie…,
op. cit., p. 301-327.
32. Müller K., Das kaiserliche Gesandtschasftswesen…, op. cit., p. 192.
33. Haus-, Hof- und Staatsarchiv Wien, Geheime Österreichische Staatsregistratur, boîte 74.
34. Il a publié aussi un mémoire sur sa mission à Madrid, écrit en français. [H arrach F.B.], Mémoires
et négociations secrètes du comte de Harrach dans la cour de Madrid, 2 tomes, Amsterdam, 1722.
35. SOA Litoměřice – liaisson Žitenice, AF Lobkowicz, côte D 153, correspondance de W.F. de
Lobkowicz avec sa femme Marie Sophie née Dietrichstein, 1689-1697.
36. Smíšek R., « Císařský dvůr a “dvorská” kariéra Ditrichštejnů a Schwarzenberků za vlády
Leopolda I » [« La cour impériale et la carrière à la cour des Dietrichstein et Schwarzenberg sous le
règne de Léopold Ier »], České Budějovice, Université de Bohême du Sud, 2009.
37. Voir Pribram A.F., Franz Paul Freiherr von Lisola (1613-1674) und die Politik seiner Zeit,
Leipzig, 1894.
38. Pour l’œuvre de F.P. di Lisola, voir ibid., p. 351-366 ; Baumanns M., Das publizistische Werk des
kaiserlichen Diplomaten Franz Paul Freiherr von Lisola (1613-1674), Köln, Duncker & Humboldt,
1994.
372
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
ou du Württemberg39. Les nobles italiens en service militaire ou diplomatique
se trouvèrent dans une situation similaire. C’était ainsi le cas du prince Eugène
de Savoie, qui est crédité par Louis Réau pour avoir commencé la francisation
de la cour de Vienne40. Cette simplification est certainement exagérée, la francisation de la noblesse n’étant pas le mérite d’un individu, et on ne peut l’attribuer
ni au prince Eugène ni à François Étienne de Lorraine. En fait, le mythe du prince
Eugène de Savoie comme étant l’homme des Lumières « avant la lettre » avait
été inventé par un autre noble écrivant en français, le prince Charles-Joseph
de Ligne, dans Mémoires de la vie de prince Eugène de Savoie, écrit par luimême (1811), cependant écrit par le prince de Ligne, en personne41. La percée du
français dans le monde diplomatique culmina avec le traité d’Utrecht de 1714
qui fut rédigé en français ; la culture diplomatique après 1715 accepta le français
comme langue officielle, dans laquelle on rédigeait les traités. Cette date marque
un tournant dans la francisation de la noblesse dans la monarchie des Habsbourg.
Bien que les relations réciproques fussent encore très tendues, cette date signifie
le début d’un rapprochement culturel qui facilitait la reconnaissance de la langue
française.
Au XVIIIe siècle, le français devenait aussi la langue préférée de la
communication sociale des nobles à la cour de Vienne et dans la monarchie
des Habsbourg. La première moitié du XVIIIe siècle fut le temps des congrès
diplomatiques qui rassemblèrent les nobles de toutes les parties de l’Europe.
Les congrès d’Utrecht (1712-1714), Rastatt (1713-1714), Cambrai (1721-1724)
et Soissons (1728-1730) attirèrent non seulement les diplomates, mais aussi les
jeunes nobles qui voulaient gagner en expérience dans une atmosphère internationale et prendre des contacts avec des nobles et des ministres puissants42. De
surcroît, Paris devenait une destination habituelle des grands tours et les nobles
y faisaient la connaissance du monde de la haute noblesse française. Les comtes
Étienne ou Philipp Joseph Kinsky voyagèrent en France pendant leurs grands
tours et Étienne Kinsky était représentant diplomatique au moment du congrès
de Soissons43. Les Windischgrätz visitèrent l’Hexagone plusieurs fois comme
représentants diplomatiques et leur bibliothèque, dont l’inventaire de 1747 est
connu, montre qu’ils se sont procuré les livres de la philosophie des Lumières et
autres pièces qui circulaient en France à l’époque44. Les princes de Dietrichstein,
qui occupaient traditionnellement des charges à la cour impériale de Vienne, se
rendirent à Paris dans les années 1680 et la génération suivante continua cette
tradition en 1722 et 172345. Chez les princes de Schwarzenberg, on ne peut pas
prouver cette continuité, tandis que les routes des grands tours des princes de
39. Beese Ch., Markgraf Herman von Baden (1628-1691), Stuttgart, Kohlhammer, 1991.
40. Réau L., L’Europe française au siècle des Lumières, op. cit., p. 46.
41. de Ligne Ch.-J., Mémoires du prince Eugène de Savoie, Wien, 1811, p. 57.
42. Cerman I., « Bildungsziele – Reiseziele… », op. cit., p. 62 ; idem, « Habsburgischer Adel und
Aufklärung. Bildungsverhalten des Wiener Hofadels im 18. Jahrhunderts », thèse dactylographiée,
Université de Tübingen 2006, chapitre IV.2.1. et IV.3.2.
43. Cerman I., Chotkove. Pribeh urednicke slechty, Praha, Lidove noviny 2008, p. 89-95 ; Idem,
« Habsburgischer Adel und Aufklärung… », op. cit., chapitre IV.2.1.
44. Idem, « Habsburgischer Adel und Aufklärung… », chapitre IV.4.1.
45. Ibid., chapitre IV.3.1.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
373
Liechtenstein étaient déterminées par les guerres qui sévissaient en Europe de
l’Ouest et du Sud-Ouest46. Néanmoins, le plan des études du prince Joseph Adam
de Schwarzenberg écrit en français, atteste la poursuite de l’orientation francophone de cette famille de la haute noblesse47. Le cas de deux familles riches
qui traversaient des difficultés économiques dans la première moitié du XVIIIe
siècle – les Czernin et les Buquoy – témoigne de l’importance d’un grand tour
en France. Ces deux familles subissaient la faillite, mais elles dépensaient quand
même de grosses sommes d’argent durant les grands tours des jeunes comtes48.
Le grand tour devenait obligatoire pour les familles de noblesse récente, comme
le confirme le comte Johann Adam de Questenberg, descendant d’une famille
de noblesse militaire anoblie pendant la guerre de Trente Ans. Il parcourut la
France à la fin du XVIIe siècle49. La mode française frappa même les aspirants à la
fonction administrative, comme c’est le cas les frères Chotek, qui séjournèrent en
France de 1728 à 1730. Ils présentent un exemple très intéressant de nobles qui se
sont francisés intentionnellement et avec beaucoup de soin. Rodolphe Chotek, qui
devint l’un des ministres réformateurs de Marie-Thérèse, écrivit volontairement
en français des lettres à son père pour s’améliorer dans la langue et il imita les
manières françaises jusqu’à avoir la réputation d’un « petit-maître »50.
Wenzel Anton Kaunitz, rendu célèbre grâce au livre de Grete Klingenstein51,
était l’exemple du noble qui fit la connaissance des pays étrangers pendant son
Grand Tour en 1731-3452 et comme représentant diplomatique à Turin (1741),
dans les Pays-Bas autrichiens (1744) et au congrès d’Aix-la-Chapelle en 174853.
Ensuite, il servit comme ambassadeur en France de 1750 à 1752. Sa préférence
pour la civilisation française n’était pas une exception dans la monarchie des
Habsbourg. Son successeur Georg Adam prince de Starhemberg, qui effectua le
célèbre « renversement des alliances » de 1756, fut francisé lui aussi54. L’ancien
ambassadeur en France, le comte Étienne Kinsky, tenait à s’appeler et à signer
Étienne (et non Stephan Wilhelm) et les autres nobles utilisèrent, eux aussi, des
noms francisés dans la vie sociale. La francisation de Rodolphe Chotek fut tellement convaincante qu’il était suspecté d’avoir collaboré avec les Français pendant
la guerre de Succession d’Autriche en 174255. Mais l’occupation franco-bavaroise
46. Voir Falke J., Geschichte des fürstlichen Hauses Liechtenstein, vol. III, Wien, Braumüller,
1882.
47. Národní archiv Praha, Sbírka Ústředního zemědělsko-lesnického archivu, Bohemica des Kinsky,
boîte 29.
48. Nous allons analyser l’éducation de ces deux familles dans notre monographie sur la noblesse
tchèque au XVIIIe siècle, à paraître en 2011.
49. Plichta A., O životě a umění [De la vie et de l’art], Jaroměřice nad Rokytnou, 1974, p. 34-57.
50. Cerman I., Chotkové, op. cit., p. 65-99 ; idem, « Vzdělání a socializace kancléře Rudolfa Chotka »
[« L’éducation et la socialisation du Chancelier Rodolphe Chotek »], Český časopis historický, n° 101,
2003, p. 818-853 ; idem, « Habsburgischer Adel und Aufklärung… », op. cit., chapitre IV.2.1.
51. K lingenstein G., Der Aufstieg des Hauses Kaunitz. Studien zur Herkunft und Ausbildung des
Staatskanzlers Wenzel Anton Kaunitz, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1975.
52. Ibid., p. 248-251.
53. Szabó F.A., Kaunitz and enlightened Absolutism, 1753-1780, Cambridge, Cambridge UP, 1994,
p. 15-20.
54. Eichwalder R., « Georg Adam Fürst Starhemberg (1724-1807). Diplomat, Staatsmann und
Grundherr », thèse dactylographiée, Université de Vienne, 1969.
374
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
de Prague en 1741-1742 révéla que la connaissance du français dans le milieu
nobiliaire n’était pas très bonne. Les officiers français avaient des problèmes à
trouver des nobles capables de bien parler français, mais cette estimation était
peut-être très subjective. Les nobles qu’ils rencontrèrent étaient certainement
capables de se faire comprendre en français, mais peut-être étaient-ils déçus par
la petite noblesse de campagne. Rodolphe Chotek était employé par les Français
pour la communication avec les représentants du pays.
Si le français fut couramment utilisé au XVIIIe siècle, il faut se demander
comment la langue fut apprise. Les nobles étudièrent le français à la maison. Dès
le XVIIe siècle, la noblesse avait des maîtres de langue française qui venaient des
pays francophones, mais rarement de France. Il s’agissait souvent de jésuites qui
arrivaient des Pays-Bas ou de jeunes savants de Lorraine ou d’Alsace. Depuis
1623, il y avait une communauté de chrétiens de langue française à Prague, liée
à l’Église Saint-Louis, dont quelques membres travaillaient comme précepteurs
dans les familles nobles56. En outre, les guerres fréquentes contre la France et la
peur des traîtres poussa le gouvernement des Habsbourg à surveiller les Français
en Bohême ; leurs efforts nous renseignent donc sur la mode des précepteurs français. Déjà en 1689, l’incendie de Prague motiva le gouvernement à enregistrer les
noms et les professions des Français vivant à Prague57 ; cette situation se répéta
en 1793, après le déclenchement de la guerre révolutionnaire58. Il y avait aussi les
précepteurs appelés de l’étranger, comme le prince Rudolph Joseph ColloredoWalsee, dont les lettres témoignent sa recherche d’un précepteur français pour
ses petits-fils. Il envoya des lettres à l’Université de Strasbourg, demandant s’il y
avait « un homme de mérite éprouvé, joignant les mœurs aux connaissances, d’un
âge un peu mûr et faisant profession de la Religion Catholique » qui serait capable
d’enseigner à ses petits-fils les sciences et la langue française59. Finalement, il
trouva un jeune homme d’une famille de robe de Franche-Comté, qui avait travaillé comme précepteur dans les familles nobles en Alsace et s’était vu proposer
l’emploi de secrétaire de l’ambassadeur français au Portugal. Le prince s’informa
soigneusement sur le nouveau précepteur et souhaita qu’il professe pendant dix
ans pour sa famille60. Il y avait des précepteurs comme l’abbé Schwiekhradt,
maître des fils de Jean-Rodolphe Chotek de 1789 à 1794, qui enseigna la philosophie, l’arithmétique, la géométrie et autres sciences en français61. Le cahier de
son élève, intitulé Idées élémentaires sur quelques sciences, est écrit en français
55. Cerman I., Chotkové, op. cit., p. 111-130.
56. Kopečková J., « Francouzský požár Prahy v roce 1689 a jeho pozadí » [« L’incendie français de
Prague en 1689 et son contexte »], dans Histoire 2000, České Budějovice, Université de Bohême du
Sud, 2001, p. 106. On croyait que l’incendie était le fait d’espions de Louis XIV.
57. Ibid., p. 109.
58. Lenderová M., « Sociální a kulturní funkce francouzštiny ve společnosti českých zemí v období
“mezi časy” » [« Le rôle social et culturel du français dans la société des Pays tchèques au tournant des XVIIIe et XIXe siècles »], dans Tinková D. et Lorman J. (dir.), Post tenebras spero lucem.
Duchovní tvář českého a moravského osvícenství, Praha/Casablanca, 2009, p. 237.
59. SOA Zámrsk, AF Colloredo-Waldsee, boîte 26, « Extrait d’une lettre de Strasbourg », fol. 92 ;
Cerman I., « Habsburgischer Adel und Aufklärung… », op. cit., chapitre III.1.
60. SOA Zámrsk, AF Colloredo-Waldsee, boîte 26, fol. 96.
61. Cerman I., Chotkové, op. cit., p. 412-430.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
375
et montre les connaissances du jeune noble en théogonie, héraldique, géographie,
mathématiques et religion62.
On trouvait des maîtres de français dans les académies jésuites et les
nouvelles académies nobiliaires établies après 1746 à Vienne – l’Académie
Thérésienne, l’Académie de Savoie et le Collège de Löwenburg63. Les étudiants au
Theresianum jouaient aussi quelques pièces de théâtre en français. Depuis 1752,
il y avait un ensemble français au Théâtre de la Cour (Burgtheater) à Vienne,
mais il quitta la ville après 1772. Les nobles pouvaient lire les journaux publiés à
Vienne en français sur les questions littéraires et politiques. De 1757 à 1766, on
édita la Gazette de Vienne, de 1767 à 1769 la Gazette française littéraire de Vienne
et de 1784 à 1785 le Journal de Vienne dédié aux amateurs de la littérature64. À
l’église Sainte-Anne, on célébrait la messe en français tous les dimanches65. Cette
francisation de la culture urbaine provoqua une réaction de la part des savants.
La plus célèbre fut l’attaque de Joseph Sonnenfels66 ; dans son journal hebdomadaire Therèse und Eleonore de 1767, il réfuta le goût français et recommanda le
théâtre allemand. La question du théâtre à Vienne devint le but de sa critique dans
les Briefe über die Wienerische Schaubühne, von einem Franzose en 1768, où
Sonnenfels prétendit être un Français. Au même moment, commença le combat
pour l’ensemble français qui montra que les nobles préféraient le théâtre français
et détestaient le Hanswurst, la figure du théâtre populaire, qui était repoussée
aussi par les savants. Le conflit révéla cependant clairement l’abîme qui séparait
la culture de la noblesse francisée de la bourgeoise et de la populace de la ville.
La « langue de proximité » et la « littérature performative »
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le français devint le langage
principal de la noblesse dans les pays héréditaires. Qu’est-ce que cela signifie ?
La maîtrise du français était devenue la marque de distinction des personnes de
qualité, c’était un outil indispensable de la vie sociale dans les couches supérieures. Il est intéressant de constater qu’on n’a pas parlé français partout ; le
français était convenable dans certaines situations communicatives. Pour décrire
cette situation, on peut employer le concept de « langue de proximité » développé
par la sociolinguistique allemande pour l’analyse des pratiques communicatives
dans les sociétés plurilinguistiques. Le concept est proposé par Peter Koch et
Wulf Österreicher au milieu des années 198067. C’est une approche qui donne
la possibilité d’apercevoir l’usage d’une langue dans une perspective dynamique, selon la situation communicative, le statut social et le niveau d’éducation des
62. Bibliothèque du château Kačina, cote 3228.
63. Cerman I., « Habsburgischer Adel und das Theresianum: Wissensvermittlung, Sozialisation
und Berufswege », dans Cerman I. et Velek L. (dir.), Adelige Ausbildung. Die Herausforderung der
Aufklärung und die Folgen, München, Martin Meidenbauer Verlag, 2006, p. 152.
64. Wagner H., « Der Höhepunkt des französischen Kultureinflusses in Österreich in der zweiten
Hälfte des 18. Jahrhunderts », Österreich in Geschichte und Literatur, n° 5, 1961, p. 507-517.
65. de Luca I., Topographie von Wien, Wien, Trattner, 1794, p. 423.
66. Gönner K.v., Der Hanswurststreit in Wien und Joseph Sonnenfels, Wien, 1884.
67. Koch P.W., « Oesterreicher, Mündlichkeit und Schriftlichkeit im Spannungsfeld von Sprachtheorie
und Sprachgeschichte », Romanistisches Jahrbuch, n° 36, 1985, p. 15-43.
376
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
locuteurs. Les termes « langue de proximité » et « langue de distance » signifient les deux pôles extrêmes d’usage d’une langue, l’un étant l’oralité et l’autre
l’écriture. L’usage d’une langue semble comme une continuité dont l’apparence
est déterminée par plusieurs facteurs communicatifs, comme le rapport social,
le nombre des locuteurs, la pluralité des langues utilisées, le degré de publicité
et les facteurs socio-culturels, l’éducation, le statut social, etc. Cette échelle des
facteurs aboutit à deux pôles extrêmes : l’oralité et l’écriture.
Cette approche est très utile pour l’interprétation de l’usage du français
dans un milieu plurilingue, dans une société qui était très différente de la nôtre.
Ce qui était déterminant pour l’usage du français était la frontière entre l’espace
privé et l’espace public. On parla français dans la sphère privée, mais dans la
vie professionnelle les nobles utilisèrent l’allemand. Les femmes n’étant pas
acceptées dans les postes de l’administration de l’État, cette distinction devint
aussi celle du sexe. On peut retenir le cas de Jean Rodolphe Chotek, chancelier
de la cour à l’époque de Joseph II, mari de Marie Sidonie de Clary-Aldringen
et père de nombreux enfants. En tant que comte Chotek, il écrivit à sa femme
en français. Cette règle est confirmée par le cas d’autres fonctionnaires nobles.
Partout, nous voyons la même situation : les lettres intimes sont rédigées en français, les documents officiels en provenance de l’activité professionnelle le sont en
allemand. Les cas d’usage du français dans la communication administrative sont
vraiment très rares. Les mémoires du jeune Joseph II sur l’état de la monarchie
représentent le cas le plus célèbre d’un document officiel écrit en français68. Après
l’achèvement de son éducation, Joseph II fut invité par sa mère à exprimer ses
sentiments sur la politique de la monarchie. Joseph II écrivit le premier document
sur l’armée en 176169, ensuite les « Rêveries » en 176370 et en 1765 le mémoire
sur l’état de la monarchie71. Tous étaient rédigés en français. On peut l’expliquer
par leur caractère familier, puisqu’ils étaient destinés à la mère de l’archiduc et
discutés dans le cercle des conseillers intimes de la souveraine à la cour d’une
monarchie au caractère patrimonial.
Ce cas confirme que le français n’était pas utilisé dans la sphère professionnelle. En tant que pères de famille, maris ou amis, les nobles et fonctionnaires n’écrivaient qu’en français. Jean Rodolphe Chotek échangea quelques lettres
avec sa femme, lesquelles, rédigées en français et avec esprit, furent destinées à
la « lecture en commun » au salon72. Le français était aussi la langue des journaux intimes. Le journal de Karl von Zinzendorf, le plus grand journal comptant 80 tomes, témoignant de la vie de la noblesse à Vienne de 1761 à 1812, est
68. Bérenger J., Joseph II d’Autriche. Serviteur de l’État, Paris, Fayard, 2007, p. 116-121 ; Beales
D., Joseph II. In the Shadow of Maria Theresa 1741-1780, Cambridge/London, Cambridge UP, 1987,
p. 95-106.
69. A rneth A. (ed.), Maria Theresia und Joseph II. Ihre Correspondenz sammt Briefen Josephs
an seinen Bruder Leopold, vol. 1, 1761-1772, Wien, 1867, p. 1-12 ; Beales D., Joseph II…, vol. 1,
op. cit., p. 95-97.
70. Ibid., p. 97-106 ; dans Beales, Joseph II’s « rêveries », Mitteilungen des Österreichischen
Staatsarchivs (Mösta), 32, 1980, S. 142-160.
71. Arneth A. (ed.), Maria Theresia und Joseph II. Ihre Correspondenz, vol. 3, Wien, 1868, p. 335-361.
72. Cerman I., « Empfindsame Briefe. Familienkorrespondenz der Adeligen im Ausgang des 18.
Jahrhunderts », dans Bůžek V. et K rál P. (dir.), Společnost v zemích habsburské monarchie a její
obraz v pramenech (1526-1740) (= Opera historica, 11), České Budějovice, 2006, p. 283-301.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
377
lui aussi exprimé en français73. Il est vrai que l’autre journal célèbre, celui de
Johann Joseph Khevenhüller-Metsch, l’est en allemand, mais on peut l’expliquer
par l’appartenance de l’auteur à une génération plus vieille et par le caractère
plus public et plus officiel de ce journal74. Le journal de Marie Sidonie, comtesse de Chotek, comptant 12 tomes, écrit dans les années 1782 et 1790-1818,
est en français75. Milena Lenderová constate qu’au XVIIIe siècle, trente journaux
des femmes nobles de Bohême sont écrits, parmi lesquels seulement les deux
plus anciens sont en allemand ; les autres sont en français76. Il s’agit des familles
Chamaré, Schwarzenberg, Khevenhüller, Schlick et Buquoy. Il faut cependant
souligner que le français recula pendant les guerres napoléoniennes. Par exemple,
le journal de Jean-Nepomucène Chotek, fils de Marie Sidonie Chotek, fut rédigé
en allemand.
Cela nous mène au problème du français en tant que langue des lettres.
L’âge des Lumières en Bohême nous légua une énorme quantité de lettres familières et privées, dont la plupart sont écrites par les femmes et en français. D’autre
part, il n’y a aucun livre publié en Bohême au XVIIIe siècle qui soit l’œuvre d’une
dame noble. Comment peut-on expliquer cette asymétrie ? La réponse est le
caractère privé du français en tant que sociolecte nobiliaire dont l’usage était restreint à la sphère privée. Les femmes nobles ont conquis de nouveaux espaces et
ont acquis de nouveaux rôles, mais elles n’ont pas renversé la barrière culturelle
qui les isole des affaires publiques et les empêche de s’adresser au public par la
littérature imprimée. Mais le succès des femmes dans la sphère privée est quand
même important et digne d’attention77.
Au cours du XVIIIe siècle, les dames nobles subirent une lente francisation
tout comme leurs maris. Les filles nobles apprirent la langue par traduction et se
situèrent comme intermédiaires entre la France et l’Europe centrale. Généralement,
les filles traduisaient seulement des passages de la Bible ou de l’Écriture sainte78.
Au début du XVIIIe siècle, il y avait cependant une école de traduction nobiliaire
très renommée dans la maison du comte Franz Anton Sporck, célèbre comme
mécène des arts et édificateur de châteaux baroques en Bohême de l’Est. Ses filles
73. Il y a des éditions partielles du journal ; pour l’introduction, voir Lebeau Ch., Aristocrates et
grands Commis à la Cour de Vienne (1748-1791). Le Modèle français, Paris, Éditions du CNRS,
1996.
74. K hevenhüller-Metsch R. et von Schlitter H. (dir.), Aus der Zeit Maria Theresias. Tagebücher
des Fürsten Johann Joseph Khevenhüller-Metsch 1742-1777, tomes I-VII, Leipzig/Wien, 19071925.
75. SOA Litoměřice, Děčín, AF Clary-Aldringen, boîtes 110-111.
76. Lenderová M., « Sociální a kulturní funkce… », op. cit., p. 238.
77. Nous soulignons que le milieu nobiliaire est complètement ignoré dans la célèbre interprétation marxiste de Jürgen Habermas qui est aujourd’hui l’œuvre la plus souvent citée sur l’histoire
de l’espace public. Voir Habermas J., Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer
Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1990 (1ère édition 1962).
La conception d’Habermas est récemment remise en question par la discussion de l’historiographie
en Angleterre. Voir Calhoun C., Habermas and the Public Sphere, Massachusetts, The MIT Press,
1992 ; van Horn Melton J., The Rise of the Public in Enlightenment Europe, Cambridge, Cambridge
UP, 2001.
78. Voir l’instruction pour l’éducation de Thérèse de Dietrichstein (1783) âgée de 13 ans dans
Cerman I., « Empfindsame Briefe… », op. cit., p. 294-296 ; idem, « Habsburgischer Adel und
Aufklärung… », op. cit., chapitre IV.3.8.
378
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
traduisaient en allemand les ouvrages français sur la religion ou sur l’éducation
des enfants pour répandre les idées des premières Lumières en Bohême79. La plus
célèbre fut Marie Eleonora Kajetana, qui fut envoyée par son père dans le couvent
des célestines à Rottenbuch en Tyrol avec la tâche de traduire les livres jansénistes et sceptiques en allemand. Elle continua son œuvre après être entrée dans
l’ordre des célestines en 1702, lequel s’établit à Gradlitz (Choustníkovo Hradiště)
en Bohême de l’Est en 1705. Ce couvent fut fondé par le comte Sporck pour sa
fille. Le travail de traduction de Marie Éléonore répandait en Bohême les pensées
du pédagogue moral et sceptique Pierre Poiret sur l’athéisme80. Quelques textes
traduits par Marie Éléonore furent adaptés à la situation d’un pays catholique, ce
qui témoigne de l’érudition de la traductrice. Son œuvre s’acheva avec sa mort en
1717. L’autre fille, Anna Catherine, fut envoyée dans le couvent des bénédictines
à Sonnenburg dans le Tyrol, mais son père l’empêcha d’entrer dans l’ordre. Elle
traduisait également de la littérature française.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, plusieurs dames écrivirent pour
leurs enfants des traités d’éducation, qui constituaient un nouveau genre de cette
littérature francophone des nobles. L’une des premières fut Isabelle de Parma,
femme de Joseph II81. Bien qu’elle vienne d’Italie, elle rédigeait en français et
faisait aussi des plans d’éducation pour les enfants d’après les principes philosophiques français. Parmi les auteurs des années 1770 et 1780, on peut nommer
Marie Josephine de Windischgrätz et Christine de Dietrichstein82. L’écriture de
leur correspondance privée occupa les dames nobles. Nous avons déjà dit qu’il
existe une énorme quantité de lettres privées du XVIIIe siècle conservées dans les
archives tchèques, qui témoignent de l’épanouissement de ce genre dans le milieu
nobiliaire. On peut à juste titre considérer ces lettres comme un genre littéraire
unique. Dans l’historiographie postérieure, ce genre littéraire, n’existant qu’en
manuscrits et échappant au dualisme tchèque-allemand, était ignoré. Les lettres
préservées dans nos archives prouvent cependant la prépondérance des femmes
dans l’épistolographie nobiliaire. Paradoxalement, leur rôle dans l’histoire littéraire est généralement sous-estimé. Selon le voyageur anglais William Wraxall,
la femme noble en Autriche fut une catholique bigote, d’une raison limitée et
ignorante de la littérature de l’époque, ne lisant que les vies de Saints et le catéchisme83.
Les sources démontrent que cette image, répandue dans l’historiographie
d’inspiration protestante, est fausse. Il faut cependant admettre la spécificité des
lettres et de certains écrits du for privé en tant que genre littéraire. Les lettres
79. Preiss P., Boje s dvouhlavou saní. František Antonín Špork a barokní kultura v Čechách [Les
Combats contre un dragon à deux têtes. François Antoine Sporck et la culture baroque en Bohême],
Praha, Vyšehrad, 1981, p. 22-23.
80. Voir Preiss P., Boje s dvouhlavou saní…, op. cit., p. 76-78. Les titres des œuvres traduites ne correspondent pas souvent aux originaux. Die wahre Grundregeln nach welchen die Kinder christlich
sollen ausgezogen werden, s.l., 1711 ; Vollkommene Gewissens-Ruhe der Frommen, s.l., 1714.
81. H razky J., « Die Persönlichkeit der Infantin Isabella von Parma », Mitteilungen des
Österreichischen Staatsarchivs, n° 12, 1959, p. 174-239 (contenant l’édition de ses écrits).
82. Cerman I., « Habsburgischer Adel und Aufklärung… », op. cit., chapitre IV.3 et IV.4.
83. Wraxall, Memoirs of the Courts…, vol. 2, op. cit., p. 260-291. « The Austrian nobility of both
sexes, a few excepted, seem indeed never to read. »
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
379
avaient un haut niveau esthétique, elles furent écrites non seulement pour donner
des nouvelles, mais aussi pour plaire et donner du plaisir esthétique. Elles appartiennent au monde de l’histoire littéraire, et représentent une sorte de « littérature
performative »84. C’est-à-dire qu’elles n’étaient pas écrites pour devenir le bien du
lecteur ou l’objet de réflexion ou de relecture comme les medias imprimés. Leur
fonction esthétique fut constituée par une performance momentanée, elles furent
destinées à une lecture immédiate, pour être écoutées et lues dans une société de
salon. Pour mieux connaître cette dimension de la culture nobiliaire en Bohême,
il faudrait encore effectuer la recherche dans plusieurs archives et étudier le style
et le vocabulaire de plusieurs ensembles de lettres.
La littérature
Bohême
francophone
dans
la
sphère
publique
en
À côté de cette « littérature performative », quelques ouvrages francophones étaient imprimés, mais ils étaient écrits par les hommes. Il n’y eut que quatre
nobles, ne représentant ni un groupe, ni une école, qui firent imprimer leurs ouvrages francophones. Maximilen Joseph comte de Lamberg, Franz de Paula Anton
comte de Hartig, Joseph Nikolaus comte de Windischgrätz et Georges comte de
Browne visaient le public littéraire avec leurs ouvrages francophones. Le cinquième philosophe nobiliaire de l’époque, Franz Joseph comte de Kinsky, décida
de ne point écrire en français, parce qu’il ne considérait pas cette langue digne
de son œuvre patriotique. Sans oublier le cas extraordinaire du comte Léopold
Berchtold d’Uherczitz, qui publia une œuvre sur l’art de voyager en anglais85. À
la fin du siècle, un petit groupe de naturalistes nobiliaires éditaient leurs ouvrages
sur la chimie, la botanique, la paléobotanique et la minéralogie. Mais Kaspar
Maria comte de Sternberg, Joachim comte de Sternberg et Franz Adam comte de
Waldstein publiaient leurs livres en latin ou allemand86. Leur démarche confirme
que le français n’est pas devenu la langue des sciences et même les nobles éduqués
dans l’ambiance francophone s’y conformaient. Le français fut utilisé par quelques serviteurs de l’État pour annoncer à l’Europe leurs projets pour la pratique
politique. Par exemple, Johann Nepomuk comte de Buquoy publia la description
de son célèbre hôpital en français87.
Par rapport à notre sujet, il faut se demander si l’existence de cette œuvre
francophone, imprimée et destinée au public, contredit notre idée selon laquelle
le français nobiliaire était un sociolecte dont l’usage était restreint à la sphère
privée. En premier lieu, il faut tenir compte de la « zone de transition » entre
le public et le privé. C’était une zone remplie d’ouvrages inédits, c’est-à-dire de
lettres, d’essais en forme de manuscrits, de petites pièces rédigées au cours des
84. Nous formons ce terme d’après le modèle des « expressions performatives » de John Langshaw
Austin, qui a influencé la méthode d’historiens de la pensée à Cambridge (Skinner Q. et Pocock
J.G.). Voir Austin J.L., How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon, 1962 (Rééd. Austin J.L.,
Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970).
85. Comte Berchtold de U herczitz L., Essay to Direct and Extend the Inquiries of Patriotic
Travellers, London, 1789.
86. Majer J., Kašpar Šternberk, Praha, Academia, 1997.
87. SOA Třeboň, AF Buquoy, boîte 156, cote n° 249.122.
380
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
voyages ou de petites pièces de théâtre écrites pour les performances domestiques
ou pour la joie privée de l’auteur. Des femmes écrivaient de petits romans qui ne
furent jamais publiés. Par exemple, Alexandra Princesse de Dietrichstein, née
Chouwalow, se voua, après la séparation avec son mari, à l’écriture de romans
amoureux qui n’existent que comme manuscrits. Ces romans écrits en français
témoignent de son ambition littéraire et de l’amplitude de cette zone de transition
entre l’écriture intime et la littérature imprimée88.
D’autre part, des hommes écrivaient pour eux-mêmes ou pour la sphère
privée (leurs œuvres ne subsistent que sous la forme de manuscrits). On connaît
les exemples des représentants du mouvement tchèque national, comme Jan Jeník
de Bratřice89, Johann Ferdinand Opitz90, Johann Cerroni91 et autres, qui rédigeaient en tchèque et en allemand et dont l’œuvre consiste en manuscrits inédits.
Ces patriotes, qui s’occupaient principalement de l’histoire et de la langue de
leur patrie, n’utilisaient le français qu’exceptionnellement, mais quelques-uns le
faisaient pour s’adresser au public international. Johann Nepomuk Hauspersky de
Fanal écrivit une version française de son œuvre sur la noblesse de Moravie intitulée Miscellaneorum pars prima92, et l’historien patriotique Franz Martin Pelzel
laissa traduire son histoire de la Bohême en français93. Cependant, certains nobles
composaient de petites pièces inédites en français. Un cas récemment découvert
est celui de Léopold comte de Buquoy, qui écrivait des poèmes philosophiques
et de petits essais en français, qui n’étaient jamais imprimés94. Son œuvre n’est
pas amusante : le noble accablé de maladies et menacé par la mort inévitable,
exprimait dans ses poèmes et autres pièces pessimistes ses doutes sur l’homme et
cherchait sa voie vers Dieu. Le caractère intime de son œuvre explique pourquoi
elle n’a jamais été publiée. L’existence de cette zone transitoire confirme qu’on
ne peut pas considérer la littérature imprimée comme la négation de notre thèse
selon laquelle le français est le sociolecte nobiliaire, mais comme le pôle extrême
d’usage d’une langue qui était pratiquée en plusieurs stades transitoires entre oralité/proximité et écriture/distance. Elle était cependant employée le plus souvent
dans la sphère privée en tant que sociolecte qui délimitait l’ensemble privilégié
des nobles maîtrisant une langue qui n’était pas commune dans leur pays.
En deuxième lieu, il faut se demander à qui s’adressaient les ouvrages
imprimés et comment leurs auteurs expliquaient leur motivation pour écrire en
français. Cette littérature n’était pas destinée au public plébéien en Bohême,
mais à la république des lettres internationale. En fait, la publication de quelques
88. MZA Brno, AF Dietrichstein, boîtes 583-585. L’œuvre de la comtesse Chouvalov est maintenant
le sujet du mémoire de Maîtrise de Musilova M. à l’Université de Bohême du Sud.
89. Son œuvre est conservée en Památník Národního Písemnictví (PNP) Praha, KNM Praha et MZA
Brno.
90. Son œuvre est conservée dans PNP et Knihovna národního muzea (KNM) à Prague.
91. MZA Brno, G 12, Cerroniho sbírka [Collection de Cerroni].
92. Conservé dans les Archives Municipales de Brno, Manuscrits d’Antoine Friedrich Mittrowsky,
n° 14, cote A 1.6/2. Voir Zachová I. et Petr S. (ed.), Soupis sbírky rukopisů Antonína Bedřicha
Mitrovského v Archivu Města Brna, Praha/Brno, Archiv akademie věd České Republiky, 1999, p. 36.
93. Lenderová M., « Sociální a kulturní funkce… », op. cit., p. 246 ; R eznikow S., Francophilie et
identité tchèque (1848-1914), Paris, Honoré Champion, 2002, p. 36.
94. SOA Třeboň, AF Buquoy, boîte 176.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
381
œuvres exceptionnelles démontrait l’appartenance de ces nobles-philosophes à
l’ensemble énigmatique des hommes éclairés, ce qui confirmait le rôle du français
en tant que sociolecte exclusif. Le désir de s’adresser aux philosophes européens
les orientait vers le choix du français. Pour toucher le public international, il fallait choisir ou le latin, ou le français. Étant donné que le latin était utilisé dans
le monde des savants traditionnels dont les formes de pensée les séparaient de
la philosophie mondaine, les nobles-philosophes n’avaient pas d’autre choix que
d’écrire en français.
Dans le cas du comte Windischgrätz, c’était son désir de participer à la
discussion philosophique en France qui l’a motivé. Ce philosophe, qui s’opposa
au renouvellement du sensualisme dans les années 1780 et 1790, hésita à écrire
en français. Au début, il publia son programme philosophique sous le titre Ad
lectorem en latin95. Au tournant des années 1784 et 1785, il publia aussi d’autres
versions linguistiques de ce programme, dont les exemplaires ne sont connus
aujourd’hui que par les allusions qu’en fait Windischgrätz dans ses œuvres.
L’esquisse approfondie de son programme fut publiée en allemand sous le titre
très éloquent Betrachtungen über verschiedene Gegenstände worüber man heute
sehr viel schreibt96 (Réflexions sur les sujets divers sur lesquels on écrit beaucoup
aujourd’hui). Ce ne fut qu’après l’échec de cette tentative pour toucher les philosophes européens qu’il décida d’adopter le français. Tous les ouvrages qui suivirent
furent écrits en français. Il faut souligner que c’est la philosophie d’Helvétius qui
était devenue la cible de sa critique philosophique et ce pourquoi la philosophie
française détermina sa terminologie. Windischgrätz se présenta cependant à ses
lecteurs comme un « philosophe ignorant », selon le modèle de docta ignorantia
de Nikolas von Kues, appliqué aussi par Rousseau. Il s’excusa dans ses ouvrages
allemands pour son mauvais allemand et dans ses ouvrages francophones pour
son mauvais français. En commentant le Programme qu’il avait publié, il écrivit :
« On trouvera le Programme françois mal écrit, plus mal encore que je ne suis
pas d’habitude d’écrire ; car, dès que je suis obligé de récrire en une langue ce
que j’ai déjà écrit dans une autre langue, cela m’ennuie, et je ne sais plus rien qui
vaille »97. En fait, il commença à écrire en français après un séjour en Belgique
où il améliora sa langue et épousa une femme de la haute noblesse belge. Il ne
faut pas oublier que son entrée dans le monde de la littérature francophone avait
été précédée par son engagement dans la révolution brabançonne. Pour la soutenir et combattre le despotisme de Joseph II, il publia le Discours dans lequel on
examine les deux questions98 en 1788, dans lequel il réfutait les fondements théoriques du régime joséphiste. Cette expérience l’a certainement convaincu qu’il
était utile de s’adresser au public en français. Malheureusement, il n’a jamais dit
95. Smith I.R., Raynor D., « Adam Smith and count Windischgrätz : New Letters », Studies on
Voltaire and the Eighteenth Century, n° 358, 1998, p. 171-187.
96. Windischgrätz J.N., Betrachtungen über verschiedene Gegenstände, worüber man heute sehr
viel schreibt, Nürnberg, 1787.
97. Windischgrätz J.N., Solution provisoire d’un problème ou Histoire métaphysique de l’organisation animale ; pour servir d’introduction à un essai sur la possibilité d’une méthode générale de
démontrer et de découvrir la vérité dans toutes les sciences, Nuremberg, George Frédéric Six, 1789,
Préface, non paginé.
98. Windischgrätz J.N., Discours dans lequel on examine les deux questions suivantes… Suivi de
Réflexions pratiques, s.l., 1788.
382
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
si c’étaient des raisons pratiques qui l’avaient déterminé à écrire en français, bien
qu’il réfléchisse souvent sur la terminologie, les mots et le langage de la philosophie.
Ce que fut Windischgrätz pour la philosophie, Lamberg le fut pour les
lettres. Pour lui, le français était sa langue natale, parce qu’il naquit en Belgique
et y passa son enfance99. Sa mère était la fille du célèbre marquis de Prié des
Pays-Bas autrichiens. Puis, il vécut dans les pays du Saint-Empire germanique,
où il dut utiliser le français parce que c’était la langue de communication dans les
couches francisées. Quand il travailla comme précepteur du duc de Würtemberg,
il visita l’Italie puis la Corse, où il est retourné à nouveau au service de l’évêque
d’Augsbourg. Contrairement à Windischgrätz et Hartig, Lamberg ne publia ses
œuvres qu’en français, il n’a pas créé une œuvre bilingue. Il y a une version
allemande de son ouvrage le plus fameux, Mémorial d’un mondain (1774),
édité sous le titre Tagebuch eines Weltmanns (1776), mais c’était une traduction d’un savant bavarois. En français, Lamberg écrit d’une manière semblable
à Windischgrätz, mais vingt ans avant lui : « Ceux qui s’attacheront qu’au style
réfléchiront, j’espère que ce n’est point en France que j’écris ; que par ma situation d’aujourd’hui j’oublie cette Langue aimable ; et si je prépare à mes lecteurs
quelques nouvelles idées, je leur présente en même temps un nouveau dialecte,
facile à traduire, au reste, et mis à la portée de peu de critiques qu’intéressera ma
brochure… qu’importe, dit Pope, en quelle Langue on écrit ? »100. Après cette
réflexion, il se souvient d’un ouvrage écrit par un auteur sans donner sa nationalité, parce qu’il l’a dédié aux étrangers et aux races futures. Cette approche caractérise aussi l’œuvre de Lamberg. Il se sent Morave, mais écrit intentionnellement
dans un style compliqué et ironique ce qui rend son point de vue très difficile à
identifier. Il paraît qu’il préférait le français par choix, comme en témoigne une
réflexion sur les différences entre le mot allemand « Gelehrte » et le mot français
« le savant »101. Il voyait la différence dans ce qu’en France, pour être considéré
comme un « savant », il faut le mériter, mais en Allemagne il ne faut avoir que le
titre ou quelque dignité pour devenir un « Gelehrte ». Au sujet de l’universalité du
français, Lamberg espérait plus que le français ne pouvait offrir. Il évoquait cette
question à plusieurs reprises et proposait une langue artificielle qui serait fondée
sur les lois des mathématiques. Son œuvre fut destinée au public international
et les allusions aux autres écrivains dispersées dans son œuvre montrent qu’il
se rendait compte de l’existence d’une littérature francophone d’émigrés ou de
voyageurs avec laquelle il s’identifia. Par exemple, il estimait Antoine Hamilton,
Écossais vivant à la cour de Jacques II à Saint-Germain et parent éloigné de
l’archevêque d’Olmütz, William Hamilton. Des manifestations d’estime de
Lamberg et de l’affinité de leurs approches, on peut conclure qu’il prenait l’exemple de son œuvre102.
99. Pour la vie de Lamberg M.J., voir « Épisode historique sur l’auteur de ce mémorial », dans
Lamberg M.J., Mémoire d’un mondain, vol. 1, Franfurt am Main, 1776, p. xxii-xxviii ; Wagner
H.L., Statt der Vorrede, dans Tagebuch eines Weltmannes, übersetzt von Heinrich Leopold Wagner,
Frankfurt am Main, Eichenberg Verlag, 1775, non paginé.
100. Lamberg M.J., Mémoire d’un mondain, op. cit., p. 2-3.
101. Idem, Lettres critiques, morales et politiques, s.l., 1786, vol. 1, p. 154-155.
102. Idem, Mémoire d’un mondain, vol. 1, op. cit., p. 201.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
383
L’œuvre de Hartig constitue le sujet de la thèse récente présentée par Claire
Madl103. En le comparant aux autres « philosophes nobiliaires » de Bohême, nous
voyons qu’il se distingue d’eux à quelques égards. À la différence de Lamberg, il
créa une œuvre bilingue, reposant sur une dualité franco-allemande. Le deuxième
trait de son œuvre est une ampleur de vue qui le distingue des cinq nobles philosophes. Tandis que Kinsky n’écrivait que des ouvrages pratiques, destinés à
l’application et au service de la patrie, et que Lamberg n’écrivait que pour amuser,
l’œuvre de Hartig inclut tous les pôles extrêmes de l’écriture nobiliaire. Son
ouvrage le plus célèbre est les Observations sur la décadence de l’agriculture
(1785), qui s’occupe de l’histoire patriotique de l’agriculture depuis l’ancienne
Égypte jusqu’à la Bohême contemporaine. C’est une œuvre à vocation patriotique, dont la thèse principale est que le développement de l’agriculture empêche la
guerre et soutient les inclinations morales de l’homme. D’autre part, Hartig écrivait quantité de petites pièces, poèmes, essais, contes, traités philosophiques et
économiques rassemblés dans ses Mélanges de vers et de proses, et ses lettres du
voyage en France et en Angleterre, qu’il publia à l’époque de la liberté de la presse
sous le règne de Joseph II. D’après la recherche de Claire Madl, Hartig ne commença à utiliser le français que pendant son séjour à Regensburg en 1765, où son
père Adam Franz servit comme ambassadeur impérial. Hartig est célèbre parce
qu’il légua à la postérité une sorte de confession d’un noble francophone lorsqu’il
fut élu président de la Société des Sciences à Prague en 1794, dans laquelle il
tâcha d’excuser sa francophonie. Après sa mort, cette explication fut publiée par
son biographe Ignaz Cornova dans la revue de la Société tchèque des Sciences104.
D’après son témoignage, il apprit le français plus tôt que l’allemand et ne se familiarisa avec la langue de son pays qu’après son entrée dans les services de l’État.
Le lieutenant Georges de Browne n’était qu’un petit auteur, qui créa une
œuvre bilingue. Il publia en allemand, en tant que jeune lieutenant de l’armée de
Marie-Thérèse, des réflexions sur la tactique militaire. Ce ne fut qu’au temps de
la liberté de la presse sous Joseph II qu’il publia ses petites réflexions philosophiques en français, sous le titre Réflexions politiques et militaires105. Il faut dire
qu’il essaya de combattre dans ses essais ce qu’il désigna comme « l’égarement
des philosophes » ; par ailleurs, il tâcha de défendre la philosophie des Lumières
qui était déjà bien reçue dans les cercles nobiliaires de Bohême.
Une remise en question de la littérature francophone
Cette littérature francophone fut remise en question par la discussion sur
l’essai de Fréderic II, De la littérature allemande (1780), dans lequel le roi philosophe attaqua la nouvelle littérature germanophone, que nous appelons aujourd’hui
« Sturm und Drang ». En la comparant aux littératures de Rome et de la Grèce,
il la réfuta, et recommanda la littérature francophone. En Autriche, ce débat fut
103. Sur l’œuvre de Hartig, voir Madl C., « L’Écrit, le livre et la publicité. Les engagements d’un
aristocrate éclairé en Bohême : Franz Anton Hartig (1758-1797) », thèse dactylographiée, Paris,
EPHE, 2007.
104. Cornova I., « Biographie seiner Exzellenz Franz Grafens von Hartig », dans Neuere
Abhandlungen, vol. III, 1798, p. xvi-xxxv.
105. de Browne G., Réflexions politiques et militaires, Praha, 1785.
384
Le rayonnement français en Europe centrale du xviie siècle à nos jours
légèrement réfléchi par Lamberg. L’écrivain morave correspondait personnellement avec le roi de Prusse106 et c’est pourquoi il reçut son essai très tôt et l’envoya
au colonel Cornelius von Ayrenhoff (1733-1819), dont le régiment était stationné
à Kremsier (Kroměříž) en Moravie. Cette action déclencha une polémique et une
autoréflexion à propos de la littérature francophone en Bohême. Paradoxalement,
Lamberg ajouta une lettre dans laquelle il réfuta la critique de Frédéric II, parce
que cette attaque insulterait « notre » littérature injustement aux yeux des étrangers. Ayrenhoff avait publié des tragédies et des essais en allemand, et ses pièces
étaient éditées depuis 1768 avec beaucoup de succès à Vienne107. Paradoxalement,
c’est Ayrenhoff qui prit parti pour Frédéric II en prouvant que son écrit ne nuisait pas à la littérature allemande. Il faut rappeler que Ayrenhoff n’avait jamais
séjourné en Prusse et n’avait aucune relation personnelle avec Frédéric II. Il ne le
rencontra qu’une fois au congrès de Mährisch-Neustadt en 1769, où Frédéric II et
Joseph II organisèrent leur célèbre rencontre.
Ce qui a certainement renforcé le statut des langues vernaculaires, tant le
tchèque que l’allemand, fut la vague du patriotisme lors des guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Les nobles autrichiens et allemands prenaient les armes
avec beaucoup d’enthousiasme contre les révolutionnaires français et la propagande pour les guerres de libération allemande après 1809 provoqua une intensification de cette fureur gallophobe. La mort tragique à cause du gel, du prince
de Ligne pendant le congrès de Vienne en 1814 exprime symboliquement la fin
de la littérature francophone en Bohême. La mort de l’écrivain le plus célèbre
de ce courant, dont les Pensées furent publiées par Madame de Staël peu avant,
marqua la fin de l’usage public du français ; mais le français en tant que langue de
proximité a survécu. Le français joua le rôle du sociolecte nobiliaire déterminant
la sphère privée et pourtant familière jusqu’au XXe siècle. En témoigne l’expérience du comte Georg Douglas Sternberg pendant l’occupation nazie dans les
années 1940108. Sa famille appartenant à l’ancienne noblesse tchèque employait le
français dans les conversations privées, ce qui dérangea la police allemande qui
écoutait secrètement leurs conversations téléphoniques. Les nazis ne respectèrent
pas le statut du sociolecte nobiliaire et, considérant le français comme une langue
secrète de la famille, accusèrent les Sternberg de trahison.
Dans notre contribution, nous avons essayé d’appliquer une autre approche
du phénomène du français nobiliaire dans un pays étranger. Tandis que la littérature ancienne tâcha toujours d’évaluer l’importance du français ou le degré de la
francisation d’une manière quantitative, nous proposons d’aborder cette question
du point de vue de l’histoire culturelle. Il ne faut pas se demander s’il y avait beaucoup de nobles qui parlaient français ou si on parlait souvent français, mais où
on a parlé français. Il faut savoir quand il était normal de parler français et quand
il était obligatoire d’utiliser l’allemand. Nous considérons que la frontière entre
106. Preuss J.D.E. (ed.), Œuvre de Frédéric le Grand, tome XXV, Berlin, 1854, p. 285, Frédéric II à
Lamberg, Potsdam, 26 février 1784.
107. Boechinger R., « Der k. k. Feldmarschall-Lieutnant Cornelius von Ayrenhoff », Österreichische
Militärische Zeitschrift, n° 1, 1866, p. 254-293 ; Jordens K.H., Lexikon deutscher Dichter und
Prosaisten, tome I, Leipzig, Weidmannsche Buchhandlung, 1806.
108. Zemanová J., « Paměti Jiřího Douglas Šternberka », mémoire de Maîtrise, Université de Bohême
de Sud, 2008.
Les échanges culturels entre la France et l’Europe centrale
385
la sphère privée et la sphère publique était le critère déterminant. Le français
était réservé à la sphère privée, ce qu’on constate dans les genres qui étaient liés
à la vie privée. Les lettres intimes et familières et les journaux étaient écrits en
français, c’était aussi la langue des femmes. Comme les documents officiels, les
négociations dans les bureaux et dans les conseils étaient menées en allemand. Il
y avait quelques affaires de la cour et de la diplomatie qui étaient réglées en français, mais c’est parce qu’il s’agissait de la sphère privée de la famille du souverain
et la diplomatie concernait aussi les relations entre les cours des souverains.
Comment peut-on expliquer que quelques nobles publiaient leurs ouvrages en français ? Nous expliquons la motivation de cette démarche par le désir
de s’adresser aux philosophes européens, à la république des lettres internationale. Ces ouvrages francophones publiés par quatre nobles ne représentent que le
sommet d’une énorme œuvre littéraire existant sous forme de lettres, de journaux
et d’autres pièces inédites. Le rôle déterminant de la distinction entre le privé et le
public explique l’absence de femmes parmi les auteurs « publics » et leur prépondérance dans les genres de la « littérature performative » et des genres transitoires. Pour interpréter ce phénomène, nous avons utilisé le concept de distance et de
proximité dans l’usage d’une langue, qui donne la possibilité de voir les multiples
usages d’une langue comme une continuité des cas pratiques, réalisés entre les
deux pôles de proximité et distance, sans être contradictoire. Cette interprétation
est rendue possible par la découverte de la masse d’écriture inédite qui était ignorée par la recherche ancienne. C’est l’approche que nous avons entamée et qui est
présentée dans cette étude.
Ivo Cerman
Université de Bohême du Sud de České Budějovice
(République tchèque)