Le franc-maçon écossais en quête d`éthique

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Le franc-maçon écossais en quête d`éthique
Journées d’études, informations, rencontres
débats en conférences et tables rondes…
à La Seyne, le samedi 24 mai 2008
Le franc-maçon écossais en quête d’éthique
Louis TREBUCHET
Très respectables frères, mes sœurs et mes frères,
Je voudrais d’entrée dissiper un malentendu possible à propos du sujet de
mon intervention : Le franc-maçon de rite écossais ancien et accepté en quête
d’éthique. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’insinuer que les autres rites ne conduiraient
pas les sœurs et les frères sur le chemin de l’éthique, mais plutôt de limiter mon
propos à ce que je connais, au rite que j’aime, que je vis et que je pratique, en
essayant d’en préciser les spécificités.
Et pour cela je commencerai par une brève récapitulation historique, car,
comme le soulignait notre ancien Grand Maître Henri Tort-Nouguès : « Ce que nous
sommes, nous le sommes dans et par l’histoire. Ce que nous sommes n’est pas
seulement sorti du temps présent, mais c’est essentiellement un héritage culturel,
le résultat du travail de toutes les générations antérieures… Notre permanence
spirituelle est ancrée dans notre continuité historique. » Notre quête d’éthique
dont nous verrons qu’elle est fondée sur une quête spirituelle est issue de notre
continuité historique.
Si l’on parlait de franc-maçon écossais en quête d’éthique à nos
prédécesseurs, opératifs ou non, de l’écosse de la fin du XVIIème siècle, ils
ouvriraient de grands yeux, et ne saisiraient pas de quoi on parle : pour eux tout
est dans le devoir, dans les anciens devoirs sur lesquels ils ont prêté serment. Un
manuscrit de la loge de Kilwinning vers 1675, stipule les anciens devoirs « qu’il
appartient à chaque franc maçon de respecter » Je le cite car il s’agit de la plus
ancienne mention en écosse du mot freemason, franc-maçon. Ces anciens devoirs
arrivés en écosse par l’angleterre, placent en tout premier le devoir d’être « des
hommes loyaux envers Dieu et sa sainte église… » et tout de suite derrière celui
d’être « hommes liges du roi sans trahison ni fausseté… » Suit une liste précise et
détaillée s’adressant aux maîtres, compagnons ou apprentis, ensemble puis
séparément. Il s’agit là d’un code de déontologie professionnelle détaillé,
s’appuyant sur une morale de vie elle-même fondée par une religion, qui ne laisse
guère de place à l’interprétation personnelle : Aucun maître ne dénigrera le
travail d’un collègue pour lui prendre son client, aucun compagnon ne séduira la
fille d’un maître si ce n’est pour le bon motif, aucun maçon ne jouera
fréquemment aux dés ou autres jeux de hasard interdits, de peur de déshonorer le
métier.
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J’emploie ici à dessein le terme de morale pour bien fixer l’idée qui se
trouve derrière ce mot, dans son acception actuelle, et bien mettre en relation les
significations de morale, d’une part, et d’éthique de l’autre, dans le sens que nous
leur donnons aujourd’hui, sens approfondis et développés dans le numéro spécial
que leur consacre Point de vues initiatiques : morale reçue de l’extérieur, fondée
par une religion ou un code de société, et sanctionnée par cette religion ou cette
société, opposée à éthique conçue au plus profond de soi-même, perçue
individuellement, et sanctionnée par sa seule conscience.
Les old charges, les anciens devoirs, de Kilwinning en 1675 ou d’Atchison’s
Haven en 1666 relèvent de la morale imposée, mais on verra pointer l’éthique dans
un manuscrit de la loge de Dumfries, autre loge écossaise, au tout début du
XVIIIème siècle. A l’histoire légendaire du métier et à la liste des devoirs, très
similaires aux précédents à ceci près qu’ils se réfèrent explicitement à l’église
catholique, viennent s’ajouter un ensemble de questions et réponses sur la loge et
sur le temple de Salomon. C’est là qu’apparaissent pour la première fois sous le
nom de piliers de la loge ce que nous appelons maintenant les trois grandes
lumières de la franc-maçonnerie : « combien de piliers a votre loge ? Trois. Quels
sont-ils ? L’équerre, le compas et la Bible. » Et le manuscrit, qui est en fait un
petit carnet aide-mémoire tellement usé qu’il a du servir bien des fois en loge, se
termine par quelques vers cryptés de petits dessins que l’on peut traduire à peu
près comme ceci :
« Une tête de mort ici vous voyez
Pour vous rappeler la mortalité
Attention la force des deux grandes colonnes est tombée
Mais bien établies au ciel elles sont posées.
Que vos actions d’équerre soient justes et vraies
Car ainsi après la mort vous vivrez.
Dans le cercle du compas de votre sphère restez
Votre fin dernière est proche, soyez prêts. »
S’ajoutant au code déontologique détaillé du métier, l’équerre et le compas
apparaissent comme symboles de référence d’un mode de vie, accompagnés de la
Bible pour former les trois piliers de la loge. Apparition du symbole, apparition
donc d’une perception personnelle.
En 1726 le manuscrit Graham apporte encore des éléments nouveaux. Ce
manuscrit trouvé dans des archives personnelles à York ressemble beaucoup au
Dumfries et semble bien provenir lui aussi d’une loge écossaise, car dirigée par un
surveillant et comprenant plusieurs maîtres. C’est le premier à introduire la notion
d’une quête du sens, d’une quête des secrets perdus, d’une parole perdue. Les
trois fils de Noé vont relever leur père de sa tombe, je cite « pour essayer de
retrouver quelque chose à son propos qui les guiderait pour les conduire vers le
secret porteur de vertu que ce fameux prêcheur possédait, car tous reconnaîtront
que toutes choses nécessaires pour le nouveau monde se trouvait dans l’arche avec
Noé » En quelque sorte ils sont en quête des secrets perdus d’avant le déluge qui
leur permettront de trouver le sens d’une vie vertueuse dans ce nouveau monde
d’après le déluge. Et le manuscrit de préciser dans ses questions-réponses de
reconnaissance : « Je reconnais que vous êtes entré, maintenant je demande si
vous avez été élevé ? Oui, je l’ai été. Dans quoi avez-vous été élevé ? J’ai été
élevé dans la connaissance de nos originels à la fois par la tradition et par les
écritures » Cette connaissance originelle, ces secrets perdus du maître maçon qui
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permettront d’affronter ce nouveau monde, sont à retrouver tant dans la tradition
que dans les écritures.
Encore un quart de siècle et paraîtra à Dublin, en avril 1760, Les trois coups
distincts, un livre qui divulgue en détail le fonctionnement, les rituels dirons-nous,
de la loge des anciens, qui en 1751 a revendiquée la vraie tradition de la francmaçonnerie face à la Grande Loge de Londres, que les anciens traitent d’ailleurs
moqueusement de moderne car ils lui reprochent des innovations malencontreuses.
Quand le Rite Écossais Ancien et Accepté naîtra à Paris en 1804, il revendiquera
l’héritage de la Grande Loge des Anciens dont il reprendra les rituels quelquefois
mot à mot.
Il n’y a plus, dans Les trois coups distincts, de lecture des anciens devoirs,
ils ont disparu. Mais le nouvel apprenti, après avoir prêté son obligation prononce
une phrase en latin : « Funde merum genio » qui pourrait se traduire sensiblement
ainsi : « fonde l’authentique par toi-même » ou « établis le vrai par ta propre
personne.» La Bible, le compas et l’équerre y deviennent les trois grandes lumières
de la franc-maçonnerie. « Après qu’on vous eût ainsi conduit à la lumière, quelle
fut la première chose que vous vîtes ? La Bible, l’équerre et le compas. Expliquezles-moi, mon frère ? La Bible pour diriger et gouverner notre foi ; l’équerre pour
mettre nos actions d’équerre ; le compas pour nous maintenir dans de justes
bornes envers tous les hommes, particulièrement envers un frère » L’apprenti
découvre ensuite ses outils, la jauge à 24 pouces, l’équerre et le maillet : « Quels
sont leurs usages ? L’équerre pour mettre d’équerre mon travail, la jauge de 24
pouces pour le mesurer, le maillet pour en retirer toutes les parties superflues
afin que l’équerre se pose facilement et exactement. Mon frère, répond le maître,
comme nous ne sommes pas des maçons de métier, nous les appliquons à nos
mœurs, c’est ce que nous appelons nous spiritualiser.» Nous assistons ici, au milieu
du XVIIIème siècle, à un premier changement radical : au lieu d’un code de
comportement détaillé, le franc-maçon de rite ancien se voit proposer la
détermination personnelle du vrai, s’appuyant sur la Bible, l’équerre et le compas,
dans une démarche qui s’avoue déjà spirituelle.
L’orée du XIXème siècle verra l’apparition du rite écossais ancien et accepté
avec la création en 1804 du Suprême Conseil de France et de la Grande Loge
Générale Écossaise. Cette grande loge ne vivra que quelque mois, sous la pression
de Napoléon 1er qui ne veut voir qu’une seule tête, même en franc-maçonnerie.
Après quelques années de tribulations, le Suprême Conseil reprendra lui-même
directement en main les destinées des loges bleues de rite écossais. Mais dans ses
quelques trois mois d’existence cette grande loge aura eu le temps de diffuser les
rituels des trois premiers degrés du rite, dont un exemplaire manuscrit daté de
1804 à été retrouvé dans les archives de la loge La triple unité écossaise. Ces
rituels seront publiés vers 1820 sous le nom de Guide des Maçons Écossais.
Comme dans les manuscrits ou divulgations précédents, on y prie le
Souverain Arbitre des mondes, qui devient à cette occasion le Grand Architecte, on
y affirme sa croyance en un Être Suprême et sa confiance en Dieu. Le même texte
explicite les trois grandes lumières, à ceci près que la Bible ne gouverne plus notre
foi, mais notre loi. Est-ce un accident de transcription ou une volonté manifeste, à
une époque où les francs-maçons font volontiers référence aux lois universelles du
Grand Architecte de l’Univers ? La nouveauté réside en des développements
conséquents, et un peu grandiloquents dans le style de l’époque, dont on retrouve
encore les traces dans nos textes actuels : « nous travaillons sans relâche pour
accoutumer notre esprit à ne se déployer qu’à de grandes affections, à ne
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concevoir que des idées solides de gloire et de vertu ; ce n’est qu’en réglant ainsi
ses mœurs sur les principes éternels de la saine morale, qu’on parvient à donner à
son âme ce juste équilibre de force et de sensibilité qui constitue la sagesse, ou
plutôt la science de la vie » Un peu plus loin on évoque « ce feu sacré dont le
grand architecte de l’Univers nous a doués, aux rayons desquels nous devons
discerner, aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable » Guidé par les trois
grandes lumières le franc-maçon écossais du début du XIXème siècle cherche à
régler ses mœurs sur les principes éternels de la saine morale pour trouver la
sagesse, la science de la vie, et son discernement provient de ce feu intérieur dont
le Grand Architecte de l’Univers l’a doté.
C’est le cœur du XIXème siècle qui verra se fixer la spiritualité de notre rite,
dans ce débat sur le G A D L U qui agitera le monde maçonnique et aboutira
en 1877 à la suppression de l’obligation de s’y référer par le Grand Orient de
France, et à la proclamation de 1875 du convent de Lausanne par les suprêmes
conseils européens du rite écossais.
La bible a disparu des loges écossaises du S C D F , remplacée par les
constitutions de l’ordre, mais la référence à un être suprême subsiste et la
recherche de « la Vérité qui est la vraie lumière » s’appuie sur les symboles et les
allégories : « C’est la Maçonnerie qui enseigne la morale universelle, la morale la
plus pure, exempte de préjugés, et la plus propre à former l’homme pour la
société. Quelle est la base de la morale enseignée dans la Maçonnerie ? Dieu et
l’amour de ses semblables. En quoi consiste le mode employé en Maçonnerie ? Dans
les mystères et dans les allégories… L’étude de soi-même est la première des
sciences à laquelle doit se livrer celui qui veut parvenir à la sagesse… les autres
sciences ont cependant pour nous l’avantage particulier de nous faire juger
sainement de nos droits et nos devoirs envers nos semblables, et de nous mettre à
même d’exercer les uns et de remplir les autres avec intelligence et
discernement.» Les maçons écossais ne jurent plus sur la Bible, mais ils proclament
qu’ils effectuent un travail symbolique, en quête de la Vérité qui est la vraie
Lumière, dans un Temple qui est le symbole de l’univers.
En 1875, le Convent de Lausanne du R E A A exprime au monde sa
vision spirituelle dans une proclamation, rédigée de la main même du Grand
Commandeur et Grand Maître du Rite Écossais Adolphe Crémieux, si dense et si
précise qu’elle sera dorénavant lue à tous les futurs maçons du rite avant leur
prestation de serment : « La franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé
dès son origine, l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand
Architecte de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité, et
c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance… Le
créateur suprême a donné à l’homme, comme bien le plus précieux, la liberté,
patrimoine de l’humanité toute entière, rayon d’en haut qu’aucun pouvoir n’a le
droit d’éteindre ni d’amortir… Aux hommes pour qui la religion est la consolation
suprême, la maçonnerie dit : cultivez votre religion sans obstacle, suivez les
inspirations de votre conscience. La franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle
n’a pas un culte. »
Dans un discours ultérieur Adolphe Crémieux développera cette vision : « La
religion maçonnique n’est pas ce qu’on appelle une religion. La franc-maçonnerie
les admet toutes, elle n’en repousse aucune… Soyez catholiques, protestants,
juifs, mahométans, la Maçonnerie ne vous le demande pas… Le spiritualisme est
donc le fond réel de la Maçonnerie. » Nous dirions aujourd’hui : « La spiritualité
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est donc le fond réel de la franc-maçonnerie écossaise.» La Bible n’est plus ouverte
en loge, mais le franc-maçon de notre rite a acquis une spiritualité.
Il faudra attendre plus d’un siècle pour que la Bible fasse son retour dans les
loges de la Grande Loge de France. C’est en 1953 que le convent de la Grande Loge
de France décidera d’inclure dans ses constitutions la présence en loge du Volume
de la Loi Sacrée. Le Frère rapporteur, Etienne Gout, argumentait ainsi : « cette
réforme ne sera qu’un simple retour à la tradition autrefois observée par
l’écossisme français, et la présence sur l’autel du Volume de la Loi Sacrée
n’implique, pour les Maçonneries qui l’admettent, aucune obligation de croyance à
un principe religieux déterminé. »
La Bible dite « maçonnique » que l’on retrouvera alors le plus souvent dans
les loges, éditée par Jean Vitiano, était dotée d’une « Introduction au Volume de
la Loi sacrée » de sept pages expliquant et justifiant l’utilisation de la Bible pour le
travail maçonnique : « La Bible est, en effet, un grand livre, aussi grand que le
monde, contenant entre ses feuillets tout ce qui est propre à symboliser le fini et
l’infini, le contingent et le permanent, la matérialité la plus profonde comme la
plus haute spiritualité et pour s’exprimer simplement, toute la terre en même
temps que tout le ciel… Afin que chaque adepte connût bien qu’il ne devait pas à
une définition dogmatique, mais à ses seules clartés personnelles de pouvoir
interpréter les multiples significations du symbole, et entrer en possession de la
Vérité, le Volume de la Loi Sacrée, première lumière de l’ordre, repose sur
l’autel, largement ouvert et surmonté de l’équerre et du compas, les deux autres
grandes lumières qui le complètent harmonieusement.»
Depuis cette époque, concrétisée par les rituels de la G L D F de 1962,
les textes du rite changeront peu, tout au moins sur ces points que nous évoquons,
et on peut y retrouver l’héritage de ces quatre siècles d’histoire :
« Nous travaillons sans relâche à notre amélioration… en réglant ainsi
[nos] inclinations et [nos] mœurs pour parvenir à donner à [notre] âme
ce juste équilibre qui constitue la sagesse, c'est-à-dire l’Art de la vie.»
« La méthode le la Franc-maçonnerie… sollicite les efforts intellectuels
de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes »
« Les outils symboliques [qui] constituent les trois grandes lumières
éclairent la conduite des franc-maçons. Le V L S est le symbole de la
Tradition. L’équerre… est le symbole de la loi morale. Le compas…
permet d’apprécier la portée et la conséquence de nos actes »
« Il appartient aux franc-maçons de s’engager dans la voie ainsi tracée
afin de marcher par eux-mêmes à la recherche de la Vérité » car ce n’est
pas faire son devoir qui est le plus difficile. Le plus difficile est bien
souvent de discerner quel est son devoir.
« Il ne suffit pas d’être mis en présence de la Vérité pour qu’elle nous
soit intelligible. La Lumière n’éclaire l’esprit humain que lorsque rien ne
s’oppose à son rayonnement. Tant que l’illusion et les préjugés nous
aveuglent, l’obscurité règne en nous et nous rend insensible à la
splendeur du Vrai »
« Comprenons bien que le principe suprême que nous traduisons par le
symbole du G A D L U est ineffable et lui donner un nom (Dieu,
Jéhovah, Allah, ou tout autre) c’est le rapetisser à la mesure humaine,
donc le profaner… L’homme, tout en étant infime par rapport à
l’univers, porte en lui-même un reflet de cette Grande Lumière »
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Ainsi le franc-maçon écossais de nos jours ne reçoit pas un code moral et
déontologique, détaillé et dogmatique. Pour « discerner, aimer et pratiquer le
vrai, le juste, l’équitable » il s’engage dans les voies qui lui sont tracées par son
rite pour tenter d’atteindre « la splendeur du Vrai », s’appuyant sur les outils
symboliques que sont les trois grandes lumières de la franc-maçonnerie pour mieux
percevoir le « reflet de la Grande Lumière » qu’il porte en lui mais qu’il ne voit
qu’imparfaitement.
A y bien regarder cette quête, qui n’est autre qu’une quête de connaissance
métaphysique, est profondément influencée par un courant de pensée très ancien,
celui de la Gnose Néoplatonicienne. A l’orée du XIVème siècle Maître Eckhart, très
proche de nos prédécesseurs frei-maurer, puisqu’il fut vicaire général de Teutonie
à Strasbourg, l’exprimait ainsi : « Je dis parfois qu’il est une puissance de l’esprit
qui seule est libre, parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis
que c’est une petite étincelle… car la Connaissance est une Lumière de l’âme, et
tous les hommes aspirent par nature à la Connaissance… Les Maîtres disent que
l’être et la Connaissance sont tout un… Je conduirai la noble âme dans un désert
et là je parlerai à son cœur : L’Un avec l’Un, l’Un de l’Un, l’Un dans l’Un et, dans
l’Un, éternellement Un.»
Les éléments essentiels de cette Tradition de la Gnose sont assez bien
délimités. Sa première caractéristique est une aspiration à la cohérence logique
entre les différents aspects de la philosophie, de la logique et de la métaphysique,
associée à une nostalgie latente de ce qui est « en bas » vers ce qui est « en
haut », source de son origine. Sa deuxième caractéristique est la méthode
symbolique, que Porphyre appliqua à la lecture d’Homère, Philon d’Alexandrie puis
les Kabbalistes à la Bible, et les Ishraqyun arabo-perses puis les Soufis au Coran.
Pour la Gnose néo-platonicienne, le livre est une énigme qui offre à chacun la
possibilité d’y trouver les significations cachées. Enfin, et ce n’est pas le moins
important, sa troisième caractéristique est une conscience forte de l’unicité du
Principe de ce que nous appellerions la Grande Architecture de l’Univers : « Toute
multiplicité participe d’une manière ou d’une autre à l’Un » écrit déjà Proclus,
successeur de Platon à la tête de l’académie.
Quand on compare avec cette Tradition notre mode de lecture de la Bible,
tel qu’il est issu de l’évolution de la maçonnerie Écossaise en France, on comprend
à quel point cette tradition a ensemencé notre rite, faisant de nous ses héritiers. Il
n’est donc pas étonnant que nous ayons choisi d’ouvrir dans nos loges la Bible au
premier chapitre de l’Évangile de Jean. Car ce prologue est l’expression même de
la Gnose. Les rapports du Poïmandrès, premier livre d’Hermès où nait l’idée de la
gnose, et du prologue de l’Évangile de Jean sont manifestes, les phrases se
correspondant une à une. Il est très probable qu’ils ont été écrits à des dates peu
éloignées l’une de l’autre, vers l’an 70, dans des milieux où les mêmes idées et les
mêmes expressions avaient cours, l’un parmi les judéo-grecs d’Alexandrie, l’autre
parmi ceux d’Éphèse. Ce qui semble certain c’est que le Poïmandrès est sorti de
cette école des Thérapeutes d’Égypte, dans ces monastères où il était d’usage de
placer sa main entre sa gorge et son cœur lorsque l’on prenait la parole au cours
des agapes rituelles.
C’est la confrontation, au cœur de la pensée maçonnique écossaise du
XIXème siècle, de cette très ancienne tradition avec les fruits du siècle des
Lumières, liberté de pensée, respect de la raison et de la science, qui a fait éclore
la spiritualité que nous vivons aujourd’hui au sein du Rite Écossais Ancien et
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Accepté. En 1784, Emmanuel Kant explicite ce que sont les Lumières d’une
manière étonnamment concise et précise : « Les Lumières, c’est la sortie de
l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de
tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un
autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient
non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la
résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude !
Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des
Lumières.»
Audace de l’entendement, liberté de la pensée qui est dans notre francmaçonnerie écossaise la liberté d’une pensée qui se construit et se confronte avec
celle des autres, dans le respect et l’écoute, mais sans abdiquer de sa propre
logique. Une pensée qui n’hésite pas, pour y réfléchir sans provocation mais avec
rigueur, à remettre à plat tous les dogmes, que ce soient ceux des religions ou ceux
de la pensée unique, ceux des médias ou ceux de l’opinion publique. Remise à plat
qui n’a pas pour but d’arriver à une opinion commune, à une pensée maçonnique,
mais qui a pour but de permettre à chaque frère d’asseoir plus profondément sa
pensée personnelle. Car il n’y a pas de pensée maçonnique, pas de dogme
maçonnique, chacun est libre de construire, ou de reconstruire, avec l’aide de ses
frères, sa propre pensée dans un cheminement qui sera de toute façon un chemin
intérieur et personnel.
Il n’y a pas de pensée maçonnique, mais il y a ce qu’on peut appeler une
méthode maçonnique, bien que je n’aime pas le mot de méthode avec tout ce qu’il
exprime à tort de rigidité. Disons plutôt un chemin, une voi(e), une voie
maçonnique comme il y a d’autres voies dans de nombreuses Traditions de par le
monde. Cette voie comporte l’apprentissage de l’écoute par le silence,
indispensable à l’ouverture aux autres. Elle comporte aussi un autre apprentissage
essentiel, l’éveil de l’ésotérisme du regard, la conversion du regard qui éveille
notre conscience à ce qui nous dépasse, au-delà de l’apparence matérielle sur
laquelle on s’arrête trop facilement. Cet éveil de la conscience à ce qu’il y a dans
le monde au-delà du fric et de la frime, cet éveil de la conscience à cet univers
dans lequel nous vivrons et nous mourrons, à ces hommes et ces femmes que nous
côtoyons et qui ne seront plus dorénavant des concurrents ou des gêneurs mais
d’autres nous-mêmes, dignes de respect et d’amour, cet éveil de la conscience à
ce qui peut nous transcender et donner un sens à notre vie, c’est cela l’Initiation.
Cet éveil de la conscience par l’initiation nous emmènera à « découvrir
l’idée sous le symbole. » De quelle idée s’agit-il ici ? De l’idée du jour, de la bonne
idée, de l’idée géniale ? Non, pour ma part je crois que tel est l’objet de notre
quête, le Principe de la Grande Architecture de l’Univers, que ces idées ne peuvent
être que les idées-concepts éternelles que décrit Platon dans le Timée : « Or il y a
lieu, à mon sens de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est
toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être
jamais ?… » D’un côté ce qui est toujours, sans jamais devenir, c'est-à-dire la
Grande Architecture de l’Univers, de l’autre ce qui devient toujours, sans être
jamais, c’est-à-dire le monde que nous vivons à l’échelle humaine. Ne pas prendre
les mots pour des idées, et nous efforcer de découvrir l’idée sous le symbole, c’est
tenter de passer de l’un à l’autre. Et c’est bien ce à quoi Platon engage ses
géomètres dans cette phrase de la République : « Ne faut-il donc pas convenir
encore de ce que [la Géométrie] a pour objet la Connaissance de ce qui est
toujours et non de ce qui naît et pérît. »
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Alors notre quête est bien celle du Royaume du Compas, caché sous le
royaume de l’Équerre, alors cette conversion du regard et de la pensée est bien le
premier pas décisif, la porte de la conscience à franchir, le mur du cartésianisme à
traverser, pour trouver le sens initiatique de nos mythes et de nos légendes, de la
Tradition enfouie dans les versets de la Bible, sans s’arrêter au sens exotérique
des mots, ni même au sens moral qu’ils véhiculent, pour aller plus loin en quête du
sens initiatique qui rassemblera ce qui est épars. Alors « Telle la lumière que vous
portez,… la Vérité, lumière que l’homme perçoit plus ou moins confusément,
[pourra] se révéler dans tout son éclat à celui qui veut ouvrir les yeux et
regarder. »
Grâce à notre double héritage, tradition millénaire de la gnose et liberté de
pensée du siècle des Lumières, cette quête d’une éthique née de l’éveil de la
conscience individuelle ne nie pas la matérialité de l’univers qui nous entoure,
mais ouvre les yeux de chacun sur ce qui autour de lui peut le transcender,
découverte intérieure progressive de la Transcendance. Cette quête d’une éthique
née de l’éveil de la conscience individuelle ne nie pas l’altérité, mais ouvre le
cœur sur l’essence de l’autre et de soi, découverte progressive de l’Immanence.
Ainsi je crois que si l’on peut reprendre le mot d’Adolphe CREMIEUX, quand
il écrivait que la franc-maçonnerie écossaise n’était pas une religion, mais une
spiritualité, cette spiritualité à comme caractère essentiel d’être une spiritualité
libre, exempte de tout dogme. C’est une spiritualité car elle ouvre l’esprit sur ce
qu’il y a au-delà de la matérialité brute, mais ce n’est pas une religion car elle
n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas de réponses, mais
aide à se poser des questions. Elle n’impose pas de dogmes, mais aide à réfléchir.
Elle ne propose pas de gourous ou de docteurs de la Loi, mais l’aide des frères de
la Loge. Elle ne conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre
cohérence intérieure et de donner un sens à sa vie.
Cette voie spirituelle bien particulière pourrait bien être l’apport décisif du
rite écossais à ce XXIème siècle qui s’ouvre, ce siècle en manque désespéré de
sens, ce siècle qui voit se vider les églises et se remplir les rayons ésotérisme des
librairies, ce siècle qui voit fleurir les sectes de toutes sortes. Cette spiritualité
libre devrait répondre parfaitement au besoin que ressentent confusément nos
contemporains, cette « foule sentimentale » qui rêve d’ « étoiles et de voiles »,
que ne satisfont plus le matérialisme et la frime de notre société de
consommation, mais qui a rejeté cependant les dogmes et les mystères de la
religion de ses pères. Cette spiritualité libre doit en tout cas permettre à celui qui
a faim de nourriture spirituelle, et soif de Connaissance, d’approcher la
Transcendance sans pour autant abdiquer de la cohérence de sa pensée et de sa
vie, lui permettant de construire en lui-même une éthique personnelle, un art de la
vie né de son osmose progressive avec le Principe de la Grande Architecture de
l’Univers, qui le rendra enfin responsable devant sa seule conscience.
Car comme le disait Khalil Gibran : « Aucun homme ne peut rien vous
révéler, sinon ce qui repose endormi dans l’aube de votre connaissance ! »
Funde merum genio : Fonde l’authentique par toi-même !
Mes sœurs, mes frères, très respectables frères, J’ai dit.
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