Le franc-maçon écossais en quête d`éthique
Transcription
Le franc-maçon écossais en quête d`éthique
Journées d’études, informations, rencontres débats en conférences et tables rondes… à La Seyne, le samedi 24 mai 2008 Le franc-maçon écossais en quête d’éthique Louis TREBUCHET Très respectables frères, mes sœurs et mes frères, Je voudrais d’entrée dissiper un malentendu possible à propos du sujet de mon intervention : Le franc-maçon de rite écossais ancien et accepté en quête d’éthique. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’insinuer que les autres rites ne conduiraient pas les sœurs et les frères sur le chemin de l’éthique, mais plutôt de limiter mon propos à ce que je connais, au rite que j’aime, que je vis et que je pratique, en essayant d’en préciser les spécificités. Et pour cela je commencerai par une brève récapitulation historique, car, comme le soulignait notre ancien Grand Maître Henri Tort-Nouguès : « Ce que nous sommes, nous le sommes dans et par l’histoire. Ce que nous sommes n’est pas seulement sorti du temps présent, mais c’est essentiellement un héritage culturel, le résultat du travail de toutes les générations antérieures… Notre permanence spirituelle est ancrée dans notre continuité historique. » Notre quête d’éthique dont nous verrons qu’elle est fondée sur une quête spirituelle est issue de notre continuité historique. Si l’on parlait de franc-maçon écossais en quête d’éthique à nos prédécesseurs, opératifs ou non, de l’écosse de la fin du XVIIème siècle, ils ouvriraient de grands yeux, et ne saisiraient pas de quoi on parle : pour eux tout est dans le devoir, dans les anciens devoirs sur lesquels ils ont prêté serment. Un manuscrit de la loge de Kilwinning vers 1675, stipule les anciens devoirs « qu’il appartient à chaque franc maçon de respecter » Je le cite car il s’agit de la plus ancienne mention en écosse du mot freemason, franc-maçon. Ces anciens devoirs arrivés en écosse par l’angleterre, placent en tout premier le devoir d’être « des hommes loyaux envers Dieu et sa sainte église… » et tout de suite derrière celui d’être « hommes liges du roi sans trahison ni fausseté… » Suit une liste précise et détaillée s’adressant aux maîtres, compagnons ou apprentis, ensemble puis séparément. Il s’agit là d’un code de déontologie professionnelle détaillé, s’appuyant sur une morale de vie elle-même fondée par une religion, qui ne laisse guère de place à l’interprétation personnelle : Aucun maître ne dénigrera le travail d’un collègue pour lui prendre son client, aucun compagnon ne séduira la fille d’un maître si ce n’est pour le bon motif, aucun maçon ne jouera fréquemment aux dés ou autres jeux de hasard interdits, de peur de déshonorer le métier. 1 J’emploie ici à dessein le terme de morale pour bien fixer l’idée qui se trouve derrière ce mot, dans son acception actuelle, et bien mettre en relation les significations de morale, d’une part, et d’éthique de l’autre, dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui, sens approfondis et développés dans le numéro spécial que leur consacre Point de vues initiatiques : morale reçue de l’extérieur, fondée par une religion ou un code de société, et sanctionnée par cette religion ou cette société, opposée à éthique conçue au plus profond de soi-même, perçue individuellement, et sanctionnée par sa seule conscience. Les old charges, les anciens devoirs, de Kilwinning en 1675 ou d’Atchison’s Haven en 1666 relèvent de la morale imposée, mais on verra pointer l’éthique dans un manuscrit de la loge de Dumfries, autre loge écossaise, au tout début du XVIIIème siècle. A l’histoire légendaire du métier et à la liste des devoirs, très similaires aux précédents à ceci près qu’ils se réfèrent explicitement à l’église catholique, viennent s’ajouter un ensemble de questions et réponses sur la loge et sur le temple de Salomon. C’est là qu’apparaissent pour la première fois sous le nom de piliers de la loge ce que nous appelons maintenant les trois grandes lumières de la franc-maçonnerie : « combien de piliers a votre loge ? Trois. Quels sont-ils ? L’équerre, le compas et la Bible. » Et le manuscrit, qui est en fait un petit carnet aide-mémoire tellement usé qu’il a du servir bien des fois en loge, se termine par quelques vers cryptés de petits dessins que l’on peut traduire à peu près comme ceci : « Une tête de mort ici vous voyez Pour vous rappeler la mortalité Attention la force des deux grandes colonnes est tombée Mais bien établies au ciel elles sont posées. Que vos actions d’équerre soient justes et vraies Car ainsi après la mort vous vivrez. Dans le cercle du compas de votre sphère restez Votre fin dernière est proche, soyez prêts. » S’ajoutant au code déontologique détaillé du métier, l’équerre et le compas apparaissent comme symboles de référence d’un mode de vie, accompagnés de la Bible pour former les trois piliers de la loge. Apparition du symbole, apparition donc d’une perception personnelle. En 1726 le manuscrit Graham apporte encore des éléments nouveaux. Ce manuscrit trouvé dans des archives personnelles à York ressemble beaucoup au Dumfries et semble bien provenir lui aussi d’une loge écossaise, car dirigée par un surveillant et comprenant plusieurs maîtres. C’est le premier à introduire la notion d’une quête du sens, d’une quête des secrets perdus, d’une parole perdue. Les trois fils de Noé vont relever leur père de sa tombe, je cite « pour essayer de retrouver quelque chose à son propos qui les guiderait pour les conduire vers le secret porteur de vertu que ce fameux prêcheur possédait, car tous reconnaîtront que toutes choses nécessaires pour le nouveau monde se trouvait dans l’arche avec Noé » En quelque sorte ils sont en quête des secrets perdus d’avant le déluge qui leur permettront de trouver le sens d’une vie vertueuse dans ce nouveau monde d’après le déluge. Et le manuscrit de préciser dans ses questions-réponses de reconnaissance : « Je reconnais que vous êtes entré, maintenant je demande si vous avez été élevé ? Oui, je l’ai été. Dans quoi avez-vous été élevé ? J’ai été élevé dans la connaissance de nos originels à la fois par la tradition et par les écritures » Cette connaissance originelle, ces secrets perdus du maître maçon qui 2 permettront d’affronter ce nouveau monde, sont à retrouver tant dans la tradition que dans les écritures. Encore un quart de siècle et paraîtra à Dublin, en avril 1760, Les trois coups distincts, un livre qui divulgue en détail le fonctionnement, les rituels dirons-nous, de la loge des anciens, qui en 1751 a revendiquée la vraie tradition de la francmaçonnerie face à la Grande Loge de Londres, que les anciens traitent d’ailleurs moqueusement de moderne car ils lui reprochent des innovations malencontreuses. Quand le Rite Écossais Ancien et Accepté naîtra à Paris en 1804, il revendiquera l’héritage de la Grande Loge des Anciens dont il reprendra les rituels quelquefois mot à mot. Il n’y a plus, dans Les trois coups distincts, de lecture des anciens devoirs, ils ont disparu. Mais le nouvel apprenti, après avoir prêté son obligation prononce une phrase en latin : « Funde merum genio » qui pourrait se traduire sensiblement ainsi : « fonde l’authentique par toi-même » ou « établis le vrai par ta propre personne.» La Bible, le compas et l’équerre y deviennent les trois grandes lumières de la franc-maçonnerie. « Après qu’on vous eût ainsi conduit à la lumière, quelle fut la première chose que vous vîtes ? La Bible, l’équerre et le compas. Expliquezles-moi, mon frère ? La Bible pour diriger et gouverner notre foi ; l’équerre pour mettre nos actions d’équerre ; le compas pour nous maintenir dans de justes bornes envers tous les hommes, particulièrement envers un frère » L’apprenti découvre ensuite ses outils, la jauge à 24 pouces, l’équerre et le maillet : « Quels sont leurs usages ? L’équerre pour mettre d’équerre mon travail, la jauge de 24 pouces pour le mesurer, le maillet pour en retirer toutes les parties superflues afin que l’équerre se pose facilement et exactement. Mon frère, répond le maître, comme nous ne sommes pas des maçons de métier, nous les appliquons à nos mœurs, c’est ce que nous appelons nous spiritualiser.» Nous assistons ici, au milieu du XVIIIème siècle, à un premier changement radical : au lieu d’un code de comportement détaillé, le franc-maçon de rite ancien se voit proposer la détermination personnelle du vrai, s’appuyant sur la Bible, l’équerre et le compas, dans une démarche qui s’avoue déjà spirituelle. L’orée du XIXème siècle verra l’apparition du rite écossais ancien et accepté avec la création en 1804 du Suprême Conseil de France et de la Grande Loge Générale Écossaise. Cette grande loge ne vivra que quelque mois, sous la pression de Napoléon 1er qui ne veut voir qu’une seule tête, même en franc-maçonnerie. Après quelques années de tribulations, le Suprême Conseil reprendra lui-même directement en main les destinées des loges bleues de rite écossais. Mais dans ses quelques trois mois d’existence cette grande loge aura eu le temps de diffuser les rituels des trois premiers degrés du rite, dont un exemplaire manuscrit daté de 1804 à été retrouvé dans les archives de la loge La triple unité écossaise. Ces rituels seront publiés vers 1820 sous le nom de Guide des Maçons Écossais. Comme dans les manuscrits ou divulgations précédents, on y prie le Souverain Arbitre des mondes, qui devient à cette occasion le Grand Architecte, on y affirme sa croyance en un Être Suprême et sa confiance en Dieu. Le même texte explicite les trois grandes lumières, à ceci près que la Bible ne gouverne plus notre foi, mais notre loi. Est-ce un accident de transcription ou une volonté manifeste, à une époque où les francs-maçons font volontiers référence aux lois universelles du Grand Architecte de l’Univers ? La nouveauté réside en des développements conséquents, et un peu grandiloquents dans le style de l’époque, dont on retrouve encore les traces dans nos textes actuels : « nous travaillons sans relâche pour accoutumer notre esprit à ne se déployer qu’à de grandes affections, à ne 3 concevoir que des idées solides de gloire et de vertu ; ce n’est qu’en réglant ainsi ses mœurs sur les principes éternels de la saine morale, qu’on parvient à donner à son âme ce juste équilibre de force et de sensibilité qui constitue la sagesse, ou plutôt la science de la vie » Un peu plus loin on évoque « ce feu sacré dont le grand architecte de l’Univers nous a doués, aux rayons desquels nous devons discerner, aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable » Guidé par les trois grandes lumières le franc-maçon écossais du début du XIXème siècle cherche à régler ses mœurs sur les principes éternels de la saine morale pour trouver la sagesse, la science de la vie, et son discernement provient de ce feu intérieur dont le Grand Architecte de l’Univers l’a doté. C’est le cœur du XIXème siècle qui verra se fixer la spiritualité de notre rite, dans ce débat sur le G A D L U qui agitera le monde maçonnique et aboutira en 1877 à la suppression de l’obligation de s’y référer par le Grand Orient de France, et à la proclamation de 1875 du convent de Lausanne par les suprêmes conseils européens du rite écossais. La bible a disparu des loges écossaises du S C D F , remplacée par les constitutions de l’ordre, mais la référence à un être suprême subsiste et la recherche de « la Vérité qui est la vraie lumière » s’appuie sur les symboles et les allégories : « C’est la Maçonnerie qui enseigne la morale universelle, la morale la plus pure, exempte de préjugés, et la plus propre à former l’homme pour la société. Quelle est la base de la morale enseignée dans la Maçonnerie ? Dieu et l’amour de ses semblables. En quoi consiste le mode employé en Maçonnerie ? Dans les mystères et dans les allégories… L’étude de soi-même est la première des sciences à laquelle doit se livrer celui qui veut parvenir à la sagesse… les autres sciences ont cependant pour nous l’avantage particulier de nous faire juger sainement de nos droits et nos devoirs envers nos semblables, et de nous mettre à même d’exercer les uns et de remplir les autres avec intelligence et discernement.» Les maçons écossais ne jurent plus sur la Bible, mais ils proclament qu’ils effectuent un travail symbolique, en quête de la Vérité qui est la vraie Lumière, dans un Temple qui est le symbole de l’univers. En 1875, le Convent de Lausanne du R E A A exprime au monde sa vision spirituelle dans une proclamation, rédigée de la main même du Grand Commandeur et Grand Maître du Rite Écossais Adolphe Crémieux, si dense et si précise qu’elle sera dorénavant lue à tous les futurs maçons du rite avant leur prestation de serment : « La franc-maçonnerie proclame, comme elle l’a proclamé dès son origine, l’existence d’un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l’Univers. Elle n’impose aucune limite à la recherche de la Vérité, et c’est pour garantir à tous cette liberté qu’elle exige de tous la tolérance… Le créateur suprême a donné à l’homme, comme bien le plus précieux, la liberté, patrimoine de l’humanité toute entière, rayon d’en haut qu’aucun pouvoir n’a le droit d’éteindre ni d’amortir… Aux hommes pour qui la religion est la consolation suprême, la maçonnerie dit : cultivez votre religion sans obstacle, suivez les inspirations de votre conscience. La franc-maçonnerie n’est pas une religion, elle n’a pas un culte. » Dans un discours ultérieur Adolphe Crémieux développera cette vision : « La religion maçonnique n’est pas ce qu’on appelle une religion. La franc-maçonnerie les admet toutes, elle n’en repousse aucune… Soyez catholiques, protestants, juifs, mahométans, la Maçonnerie ne vous le demande pas… Le spiritualisme est donc le fond réel de la Maçonnerie. » Nous dirions aujourd’hui : « La spiritualité 4 est donc le fond réel de la franc-maçonnerie écossaise.» La Bible n’est plus ouverte en loge, mais le franc-maçon de notre rite a acquis une spiritualité. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que la Bible fasse son retour dans les loges de la Grande Loge de France. C’est en 1953 que le convent de la Grande Loge de France décidera d’inclure dans ses constitutions la présence en loge du Volume de la Loi Sacrée. Le Frère rapporteur, Etienne Gout, argumentait ainsi : « cette réforme ne sera qu’un simple retour à la tradition autrefois observée par l’écossisme français, et la présence sur l’autel du Volume de la Loi Sacrée n’implique, pour les Maçonneries qui l’admettent, aucune obligation de croyance à un principe religieux déterminé. » La Bible dite « maçonnique » que l’on retrouvera alors le plus souvent dans les loges, éditée par Jean Vitiano, était dotée d’une « Introduction au Volume de la Loi sacrée » de sept pages expliquant et justifiant l’utilisation de la Bible pour le travail maçonnique : « La Bible est, en effet, un grand livre, aussi grand que le monde, contenant entre ses feuillets tout ce qui est propre à symboliser le fini et l’infini, le contingent et le permanent, la matérialité la plus profonde comme la plus haute spiritualité et pour s’exprimer simplement, toute la terre en même temps que tout le ciel… Afin que chaque adepte connût bien qu’il ne devait pas à une définition dogmatique, mais à ses seules clartés personnelles de pouvoir interpréter les multiples significations du symbole, et entrer en possession de la Vérité, le Volume de la Loi Sacrée, première lumière de l’ordre, repose sur l’autel, largement ouvert et surmonté de l’équerre et du compas, les deux autres grandes lumières qui le complètent harmonieusement.» Depuis cette époque, concrétisée par les rituels de la G L D F de 1962, les textes du rite changeront peu, tout au moins sur ces points que nous évoquons, et on peut y retrouver l’héritage de ces quatre siècles d’histoire : « Nous travaillons sans relâche à notre amélioration… en réglant ainsi [nos] inclinations et [nos] mœurs pour parvenir à donner à [notre] âme ce juste équilibre qui constitue la sagesse, c'est-à-dire l’Art de la vie.» « La méthode le la Franc-maçonnerie… sollicite les efforts intellectuels de chacun, tout en évitant d’inculquer des dogmes » « Les outils symboliques [qui] constituent les trois grandes lumières éclairent la conduite des franc-maçons. Le V L S est le symbole de la Tradition. L’équerre… est le symbole de la loi morale. Le compas… permet d’apprécier la portée et la conséquence de nos actes » « Il appartient aux franc-maçons de s’engager dans la voie ainsi tracée afin de marcher par eux-mêmes à la recherche de la Vérité » car ce n’est pas faire son devoir qui est le plus difficile. Le plus difficile est bien souvent de discerner quel est son devoir. « Il ne suffit pas d’être mis en présence de la Vérité pour qu’elle nous soit intelligible. La Lumière n’éclaire l’esprit humain que lorsque rien ne s’oppose à son rayonnement. Tant que l’illusion et les préjugés nous aveuglent, l’obscurité règne en nous et nous rend insensible à la splendeur du Vrai » « Comprenons bien que le principe suprême que nous traduisons par le symbole du G A D L U est ineffable et lui donner un nom (Dieu, Jéhovah, Allah, ou tout autre) c’est le rapetisser à la mesure humaine, donc le profaner… L’homme, tout en étant infime par rapport à l’univers, porte en lui-même un reflet de cette Grande Lumière » 5 Ainsi le franc-maçon écossais de nos jours ne reçoit pas un code moral et déontologique, détaillé et dogmatique. Pour « discerner, aimer et pratiquer le vrai, le juste, l’équitable » il s’engage dans les voies qui lui sont tracées par son rite pour tenter d’atteindre « la splendeur du Vrai », s’appuyant sur les outils symboliques que sont les trois grandes lumières de la franc-maçonnerie pour mieux percevoir le « reflet de la Grande Lumière » qu’il porte en lui mais qu’il ne voit qu’imparfaitement. A y bien regarder cette quête, qui n’est autre qu’une quête de connaissance métaphysique, est profondément influencée par un courant de pensée très ancien, celui de la Gnose Néoplatonicienne. A l’orée du XIVème siècle Maître Eckhart, très proche de nos prédécesseurs frei-maurer, puisqu’il fut vicaire général de Teutonie à Strasbourg, l’exprimait ainsi : « Je dis parfois qu’il est une puissance de l’esprit qui seule est libre, parfois je dis que c’est une lumière de l’esprit, parfois je dis que c’est une petite étincelle… car la Connaissance est une Lumière de l’âme, et tous les hommes aspirent par nature à la Connaissance… Les Maîtres disent que l’être et la Connaissance sont tout un… Je conduirai la noble âme dans un désert et là je parlerai à son cœur : L’Un avec l’Un, l’Un de l’Un, l’Un dans l’Un et, dans l’Un, éternellement Un.» Les éléments essentiels de cette Tradition de la Gnose sont assez bien délimités. Sa première caractéristique est une aspiration à la cohérence logique entre les différents aspects de la philosophie, de la logique et de la métaphysique, associée à une nostalgie latente de ce qui est « en bas » vers ce qui est « en haut », source de son origine. Sa deuxième caractéristique est la méthode symbolique, que Porphyre appliqua à la lecture d’Homère, Philon d’Alexandrie puis les Kabbalistes à la Bible, et les Ishraqyun arabo-perses puis les Soufis au Coran. Pour la Gnose néo-platonicienne, le livre est une énigme qui offre à chacun la possibilité d’y trouver les significations cachées. Enfin, et ce n’est pas le moins important, sa troisième caractéristique est une conscience forte de l’unicité du Principe de ce que nous appellerions la Grande Architecture de l’Univers : « Toute multiplicité participe d’une manière ou d’une autre à l’Un » écrit déjà Proclus, successeur de Platon à la tête de l’académie. Quand on compare avec cette Tradition notre mode de lecture de la Bible, tel qu’il est issu de l’évolution de la maçonnerie Écossaise en France, on comprend à quel point cette tradition a ensemencé notre rite, faisant de nous ses héritiers. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons choisi d’ouvrir dans nos loges la Bible au premier chapitre de l’Évangile de Jean. Car ce prologue est l’expression même de la Gnose. Les rapports du Poïmandrès, premier livre d’Hermès où nait l’idée de la gnose, et du prologue de l’Évangile de Jean sont manifestes, les phrases se correspondant une à une. Il est très probable qu’ils ont été écrits à des dates peu éloignées l’une de l’autre, vers l’an 70, dans des milieux où les mêmes idées et les mêmes expressions avaient cours, l’un parmi les judéo-grecs d’Alexandrie, l’autre parmi ceux d’Éphèse. Ce qui semble certain c’est que le Poïmandrès est sorti de cette école des Thérapeutes d’Égypte, dans ces monastères où il était d’usage de placer sa main entre sa gorge et son cœur lorsque l’on prenait la parole au cours des agapes rituelles. C’est la confrontation, au cœur de la pensée maçonnique écossaise du XIXème siècle, de cette très ancienne tradition avec les fruits du siècle des Lumières, liberté de pensée, respect de la raison et de la science, qui a fait éclore la spiritualité que nous vivons aujourd’hui au sein du Rite Écossais Ancien et 6 Accepté. En 1784, Emmanuel Kant explicite ce que sont les Lumières d’une manière étonnamment concise et précise : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.» Audace de l’entendement, liberté de la pensée qui est dans notre francmaçonnerie écossaise la liberté d’une pensée qui se construit et se confronte avec celle des autres, dans le respect et l’écoute, mais sans abdiquer de sa propre logique. Une pensée qui n’hésite pas, pour y réfléchir sans provocation mais avec rigueur, à remettre à plat tous les dogmes, que ce soient ceux des religions ou ceux de la pensée unique, ceux des médias ou ceux de l’opinion publique. Remise à plat qui n’a pas pour but d’arriver à une opinion commune, à une pensée maçonnique, mais qui a pour but de permettre à chaque frère d’asseoir plus profondément sa pensée personnelle. Car il n’y a pas de pensée maçonnique, pas de dogme maçonnique, chacun est libre de construire, ou de reconstruire, avec l’aide de ses frères, sa propre pensée dans un cheminement qui sera de toute façon un chemin intérieur et personnel. Il n’y a pas de pensée maçonnique, mais il y a ce qu’on peut appeler une méthode maçonnique, bien que je n’aime pas le mot de méthode avec tout ce qu’il exprime à tort de rigidité. Disons plutôt un chemin, une voi(e), une voie maçonnique comme il y a d’autres voies dans de nombreuses Traditions de par le monde. Cette voie comporte l’apprentissage de l’écoute par le silence, indispensable à l’ouverture aux autres. Elle comporte aussi un autre apprentissage essentiel, l’éveil de l’ésotérisme du regard, la conversion du regard qui éveille notre conscience à ce qui nous dépasse, au-delà de l’apparence matérielle sur laquelle on s’arrête trop facilement. Cet éveil de la conscience à ce qu’il y a dans le monde au-delà du fric et de la frime, cet éveil de la conscience à cet univers dans lequel nous vivrons et nous mourrons, à ces hommes et ces femmes que nous côtoyons et qui ne seront plus dorénavant des concurrents ou des gêneurs mais d’autres nous-mêmes, dignes de respect et d’amour, cet éveil de la conscience à ce qui peut nous transcender et donner un sens à notre vie, c’est cela l’Initiation. Cet éveil de la conscience par l’initiation nous emmènera à « découvrir l’idée sous le symbole. » De quelle idée s’agit-il ici ? De l’idée du jour, de la bonne idée, de l’idée géniale ? Non, pour ma part je crois que tel est l’objet de notre quête, le Principe de la Grande Architecture de l’Univers, que ces idées ne peuvent être que les idées-concepts éternelles que décrit Platon dans le Timée : « Or il y a lieu, à mon sens de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais ?… » D’un côté ce qui est toujours, sans jamais devenir, c'est-à-dire la Grande Architecture de l’Univers, de l’autre ce qui devient toujours, sans être jamais, c’est-à-dire le monde que nous vivons à l’échelle humaine. Ne pas prendre les mots pour des idées, et nous efforcer de découvrir l’idée sous le symbole, c’est tenter de passer de l’un à l’autre. Et c’est bien ce à quoi Platon engage ses géomètres dans cette phrase de la République : « Ne faut-il donc pas convenir encore de ce que [la Géométrie] a pour objet la Connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et pérît. » 7 Alors notre quête est bien celle du Royaume du Compas, caché sous le royaume de l’Équerre, alors cette conversion du regard et de la pensée est bien le premier pas décisif, la porte de la conscience à franchir, le mur du cartésianisme à traverser, pour trouver le sens initiatique de nos mythes et de nos légendes, de la Tradition enfouie dans les versets de la Bible, sans s’arrêter au sens exotérique des mots, ni même au sens moral qu’ils véhiculent, pour aller plus loin en quête du sens initiatique qui rassemblera ce qui est épars. Alors « Telle la lumière que vous portez,… la Vérité, lumière que l’homme perçoit plus ou moins confusément, [pourra] se révéler dans tout son éclat à celui qui veut ouvrir les yeux et regarder. » Grâce à notre double héritage, tradition millénaire de la gnose et liberté de pensée du siècle des Lumières, cette quête d’une éthique née de l’éveil de la conscience individuelle ne nie pas la matérialité de l’univers qui nous entoure, mais ouvre les yeux de chacun sur ce qui autour de lui peut le transcender, découverte intérieure progressive de la Transcendance. Cette quête d’une éthique née de l’éveil de la conscience individuelle ne nie pas l’altérité, mais ouvre le cœur sur l’essence de l’autre et de soi, découverte progressive de l’Immanence. Ainsi je crois que si l’on peut reprendre le mot d’Adolphe CREMIEUX, quand il écrivait que la franc-maçonnerie écossaise n’était pas une religion, mais une spiritualité, cette spiritualité à comme caractère essentiel d’être une spiritualité libre, exempte de tout dogme. C’est une spiritualité car elle ouvre l’esprit sur ce qu’il y a au-delà de la matérialité brute, mais ce n’est pas une religion car elle n’apporte pas de révélations toutes faites. Elle n’apporte pas de réponses, mais aide à se poser des questions. Elle n’impose pas de dogmes, mais aide à réfléchir. Elle ne propose pas de gourous ou de docteurs de la Loi, mais l’aide des frères de la Loge. Elle ne conduit pas à une croyance, mais permet de reconstruire sa propre cohérence intérieure et de donner un sens à sa vie. Cette voie spirituelle bien particulière pourrait bien être l’apport décisif du rite écossais à ce XXIème siècle qui s’ouvre, ce siècle en manque désespéré de sens, ce siècle qui voit se vider les églises et se remplir les rayons ésotérisme des librairies, ce siècle qui voit fleurir les sectes de toutes sortes. Cette spiritualité libre devrait répondre parfaitement au besoin que ressentent confusément nos contemporains, cette « foule sentimentale » qui rêve d’ « étoiles et de voiles », que ne satisfont plus le matérialisme et la frime de notre société de consommation, mais qui a rejeté cependant les dogmes et les mystères de la religion de ses pères. Cette spiritualité libre doit en tout cas permettre à celui qui a faim de nourriture spirituelle, et soif de Connaissance, d’approcher la Transcendance sans pour autant abdiquer de la cohérence de sa pensée et de sa vie, lui permettant de construire en lui-même une éthique personnelle, un art de la vie né de son osmose progressive avec le Principe de la Grande Architecture de l’Univers, qui le rendra enfin responsable devant sa seule conscience. Car comme le disait Khalil Gibran : « Aucun homme ne peut rien vous révéler, sinon ce qui repose endormi dans l’aube de votre connaissance ! » Funde merum genio : Fonde l’authentique par toi-même ! Mes sœurs, mes frères, très respectables frères, J’ai dit. 8