Lire l`article

Transcription

Lire l`article
Les seniors font-ils les élections ?
par Richard Robert
Les seniors représentent près d’un électeur sur trois et que leur poids démographique et leur
importance politique vont s’accroître dans les années à venir, d’autant plus qu’ils s’abstiennent
moins que leurs cadets. Peut-on en déduire que l’agenda politique répondra de plus en plus à leur
priorités ? La question fait débat.
Alors que la sociologie politique naissante a longtemps raisonné en termes de classe sociales,
l’existence d’un effet « générations » a été mis en évidence dès 1928 par le sociologue hongrois
Karl Mannheim, dans son essai Le Problème des générations (traduit de l’allemand par Gérard
Mauger et Nia Perivolaropoulou, Nathan, 1990).
La prise en compte de ce phénomène est longtemps resté marginale, tant dans les études
scientifiques que dans le débat public. En 1998, la parution du livre de Louis Chauvel sur Le
Destin des générations (PUF) a attiré l’attention sur le décrochage social et économique des 2030 ans par rapport à leurs parents. Mais dans un premier temps, la traduction politique de cette
tension ne fut pas explorée plus avant. C’est avec le « papy boom », c’est-à-dire avec l’arrivée à la
soixantaine des générations du « baby-boom », que les politologues ont commencé à prendre
conscience du poids et de l’influence électorales des plus de soixante ans.
Aux États-Unis, la question est apparue dans la presse au début des années 2000, dans une
perspective marquée par ce qu’on pourrait décrire comme du « lobbyisme générationnel ». Dans
un article intitulé « Seniors are Consistent Voters, Increasingly Larger Share of Vote », publié le
28 octobre 2004, l’éditeur de Senior Journal, Tucker Sutherland, relève ainsi que les questions
intéressant les plus de 60 ans (sécurité sociale, médicaments) ne reçoivent que peu d’attention
dans la campagne présidentielle alors en cours, ce qui pourrait être une erreur ; car, explique-til, un suffrage effectif sur cinq sera le fait d’une personne âgée de plus de 65 ans et la tendance
ne devrait pas s’inverser. Comme il l’observe, le pourcentage de votants dans cette population en
forte croissance est supérieur à celui des autres groupes sociaux. Dans l’élection de 2000, 67,6%
des plus de 65 ans ont vote, contre 52,2% des autres électeurs et seulement 32,2% des 18-24
ans. Dans un contexte où l’abstention atteint 45%, ce sont des chiffres qui interrogent.
« Le président des seniors ? »
En France, la question est apparue dans le débat public lors des élections présidentielles de
2007. Roland Cayrol, directeur de l’institut de sondages CSA, remarquait ainsi dans Le Figaro du
20 février 2007 que les personnes âgées de 65 ans étaient une composante déterminante de
l’électorat français aujourd’hui. Et d’en déduire que « ce sont donc bien ces personnes âgées que
les candidats doivent convaincre ». Cela tient à la fois à des facteurs démographiques (le
troisième âge représente alors 18 % de la population contre 9,8% pour les jeunes de 18 à 24 ans,
alors qu’au sortir de la guerre. En outre, en 2007 et pour la première fois, le nombre des
personnes du « quatrième âge » (75 ans et plus) est plus important que des 65-74 ans. Et comme
aux États-Unis, il s’agit de générations ayant conservé l’habitude de voter, quand la participation
politique des jeunes est plus faible.
Or, les thèmes politiques favorisés par l’électorat âgé sont spécifiques : les questions d’emploi,
d’inégalités sociales ou d’environnement les préoccupent moins, mais ils sont plus sensibles aux
thèmes de la sécurité, de la protection sociale, aux questions de santé.
De fait, au terme de l’élection, il est apparu que le président élu, Nicolas Sarkozy, avait largement
accru son avance grâce à cette catégorie, dont il avait réuni les deux-tiers des suffrages. Une
polémique s’est ensuivie, qui a vu certains commentateurs faire de lui « le président des
seniors ». À quoi le sociologue Serge Guérin a répondu en appelant à la nuance et en rappelant
que cette catégorie n’était pas homogène, ni dans ses intérêts économiques et sociaux, ni dans
ses préférences politiques (S. Guérin, « Nicolas Sarkozy est-il le président des seniors ? », Le
Monde, samedi 19 mai 2007).
Une enquête menée dans l’Isère sur l’élection présidentielle par le politologue Bernard Denni
(« Participation politique et vote des seniors à l’élection présidentielle de 2007 », Gérontologie et
société, n° 120, 2007) apporte un éclairage sur cette question. En s’appuyant sur les données de
deux enquêtes sur les intentions de vote réalisées en février et avril 2007 par l’institut BVA pour
le laboratoire Pacte de l’IEP de Grenoble, il rappelle que c’est entre 60 et 69 ans que l’on
participe le plus à la vie de sa commune ou de son quartier, tout en précisant que les séniors
utilisent moins souvent que les plus jeunes les modes actions protestataires, pétition ou
manifestation. Ils ont été très réceptifs aux thèmes développés par Nicolas Sarkozy et semblent
avoir été convaincus par son programme et sa personnalité. Une dimension de genre est
perceptible, mais pas facile à analyser : les femmes semblent avoir davantage voté pour lui que
les hommes. Prudent, Bernard Denni conclut qu’il est devenu « très difficile » de remporter une
élection présidentielle sans convaincre la majorité des seniors.
Un impact sur les politiques suivies ?
Cette attention aux intérêts des seniors pourrait expliquer l’option défendue par le président de
la République lors de la réforme des retraites de 2010. « Je n’accepterai pas que l’on diminue les
pensions des retraités », a-t-il déclaré à l’issue du sommet social du 15 février 2010. Elles sont
déjà « trop basses », avait-il affirmé sur TF1 le 25 janvier. Des affirmations qui demanderaient à
être précisées, compte tenu des statistiques disponibles sur les revenus comparés des seniors et
des jeunes (cf. les travaux de Louis Chauvel, Éric Maurin, Philippe Guibert et Alain Mergier), mais
qui s’expliquent si l’on prend en compte la « cible électorale » des retraités d’aujourd’hui. De
sorte que sur les trois leviers principaux qui pouvaient structurer une réforme (baisse des
pensions, augmentation de la durée de cotisation, hausse des cotisations) seuls deux ont été
vraiment mis en œuvre (même si on sait que les pensions versées réellement baisseront
mécaniquement du fait que tous n’iront pas au terme de la durée de cotisation).
Enfin, la publication récente d’une enquête sur la sociologie des députés français met en
évidence un certain nombre de biais sociologiques dans la représentation nationale, parmi
lesquels l’élévation graduelle de l’âge moyen des représentants : « L’âge moyen est croissant de
la première (1958) à la cinquième (1973) législature, puis il décroît jusqu’à la septième (1981),
et depuis, il augmente de manière continue pour atteindre son maximum sur la dernière élection
à plus de 55 ans de moyenne d’âge. » (Abel François et Emiliano Grossman, « Qui sont les
députés français de la Ve République ? », La Vie des idées, 21 janvier 2011). En d’autres termes,
les effets d’alternance, qui rajeunissaient régulièrement l’assemblée, ont de plus en plus
tendance à être gommés.
L’ensemble de ces observations esquisse une situation qui s’explique en partie par le
vieillissement général de la population, et qui n’a en soi rien de scandaleux, mais qu’il faut avoir
en tête quand on observe la vie politique d’aujourd’hui.

Documents pareils