Feuilleter papiers. Quotter cayers ». La citation au regard de l`erudito

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Feuilleter papiers. Quotter cayers ». La citation au regard de l`erudito
Raphaël Cappellen, « Feuilleter papiers. Quotter cayers ». La citation au regard de l'erudito-ludere des
fictions rabelaisiennes.
À parcourir Rabelais, le lecteur actuel est frappé par le double aspect que présentent les histoires
gigantales de Gargantua et Pantagruel : ressort d'un côté l'imagination débordante d'un écrivain de fiction
comique ; d'un autre côté l'érudition profuse qui parsème sa prose et domine parfois de nombreux chapitres
pose des difficultés considérables. C'est sur cette apparente dualité que nous avons décidé de travailler, afin
de démontrer que l'alliance de l'imagination comique et de l'érudition la plus riche et technique – sur des
points précis de droit ou de médecine notamment –, si elle ne manque pas de surprendre le lecteur actuel,
devait en revanche correspondre davantage aux habitudes de bien des lecteurs du XVI e siècle.
Afin d'entendre pleinement l'érudition diverse et profuse des fictions rabelaisiennes, il fallait travailler
selon une triple perspective. En premier lieu, l'approche génétique des sources mobilisées par Rabelais
permet de mieux comprendre comment Rabelais écrivait et de mieux cerner la nature du savoir partagé avec
le lecteur de son époque. Cette recherche des sources étant une constante de la critique rabelaisienne, nous
avons bénéficié des acquis des travaux antérieurs, tout en les complétant sur certains aspects. À cette fin,
nous avons surtout étudié le corpus des miscellanées 1 et des commentaires philologiques car il s'agissait des
sources possibles les moins explorées. Nous avons pu démontrer, entre autres sources nouvelles découvertes,
que Rabelais avait dans son Quart Livre (1552) recopié bien des passages d'un commentaire linguistique
latin et grec sur l'Anthologie palatine (1549)2, écrit par un Tourangeau, Jean Brodeau, brillant helléniste. De
telles quêtes de sources permettent de voir quels matériaux savants Rabelais mobilisait pour écrire sa fiction.
Ainsi, il est fréquent que soient cités à la suite et de manière très précise plusieurs auteurs de l'Antiquité alors
qu'en réalité Rabelais s'est contenté de reprendre l'un de ses contemporains qui avait déjà effectué les
rapprochements.
Un second temps de notre recherche relève davantage de l'interprétation littéraire de l'obsession pour
la citation savante que présente l’œuvre rabelaisienne. Les éléments les plus marquants de cette interprétation
touchent la conception du personnage rabelaisien, qui est souvent mis en scène comme un homme plus ou
moins savant. À partir du Tiers Livre, Rabelais se plaît de plus en plus à mettre en scène Pantagruel et ses
compagnons comme un groupe d'érudits, sous la forme d'une comédie. À l'époque de Rabelais, il est fréquent
de parler de serio-ludere (jeu sérieux) ; pour cette comédie du savoir qui imprègne l’œuvre de Rabelais, nous
avons ainsi proposé la qualification sur un moule similaire d'erudito-ludere, c'est-à-dire de jeu érudit, mais
aussi d'un art de jouer à être érudit, ce qui détermine l'écriture du personnage rabelaisien en tant que fiction
d'érudit. De la même manière, il est essentiel de mettre en avant la diversité générique que mobilise la fiction
rabelaisienne et que le terme en partie anachronique de roman ne permet pas de rendre pleinement. L’œuvre
de Rabelais est ainsi tour à tour miscellanées, commentaire philologique, médical, juridique...
1 Ouvrages d'érudition mélangée, qui revendiquent le désordre de leur construction ; véritables répertoires de citations
et de commentaires des auteurs de l'Antiquité, en vogue à la Renaissance.
2 Recueil d'épigrammes grecques d'auteurs divers.
Le dernier moment de notre travail a porté sur la réception de ce Rabelais écrivain d'une fiction
comico-érudite, du XVIe siècle au XVIIIe siècle. Parmi les témoignages de réception de Rabelais, qui
apparaissent de manière parsemée et évolutive pendant cette longue période, nous avons sélectionné ceux qui
étaient les plus à même de confirmer notre hypothèse de lecture et qui sont souvent les moins connus. Nous
avons ainsi retracé l'histoire des paratextes éditoriaux souhaités par Rabelais, puis ajoutés par ses éditeurs,
jusqu'à la première vraie édition « critique » réalisée par Jacob Le Duchat et parue en 1711. Nous avons
également conduit une enquête sur les – trop rares – exemplaires conservés, annotés par des lecteurs
d'Ancien Régime, essentiels témoignages de réception, qui n'avaient donné lieu à aucune étude. Dans le plus
intéressant de ces exemplaires, un anonyme du XVI e siècle a annoté son Rabelais en cherchant en marge
toutes les sources qu'il trouvait pour comprendre le Tiers Livre (1552). Il lit ainsi cette fiction comme s'il
s'agissait d'un ouvrage savant qui impose d'ouvrir tous les livres de sa bibliothèque pour en saisir pleinement
la saveur. Nous avions fait l'hypothèse que l'écriture de Rabelais reposait sur un jeu érudit, ce témoignage de
lecture confirme que des lecteurs du XVI e siècle le lisaient ainsi, tel un jeu de pistes dans les voies et marges
du savoir.

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