Profession ange gardien

Transcription

Profession ange gardien
Le reportage
Ambulanciers
Profession
ange
gardien
Genève
Sur la route de Malagnou, en
automne. Il fait froid, on marche
vite et c’est la glissade stupide
sur les feuilles mortes. Les
ambulanciers, toujours en
tandem, suspectent une fracture.
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L’ILLUSTRÉ 45/08
L’ILLUSTRÉ 45/08
Photo: Sébastien Lods
Blessure d’automne
Les ambulanciers sont peu
connus du grand public.
Dans l’urgence, difficile de lier
connaissance avec ces
professionnels de la santé,
dont les premiers gestes
sont pourtant vitaux.
Le photographe Sébastien
Lods les a suivis durant
deux ans et en a tiré un
ouvrage dont certaines
images nourrissent
ce reportage.
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Destination l’inconnu
Une intervention à Chêne-Bougeries,
chez un homme diabétique de plus
de 70 ans. Pour ce veuf, c’est le
départ, sans rien emporter, pour un
séjour à l’hôpital, parfois sans retour.
Les ambulanciers éteignent
la lumière, ferment à clé.
Présence rassurante
Prise d’un malaise chez
le coiffeur, cette femme d’une
soixantaine d’années, anxieuse, a
besoin de tenir les mains
rassurantes de l’ambulancière.
Du bébé à la personne âgée en fin de vie, du domicile à l’espac e public, les ambulanciers urgentistes sont sur tous les fronts
Peluche en cadeau
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L’ILLUSTRÉ 45/08
Indispensable voisine
L’ambulance emporte une personne
âgée. Nombre d’entre elles sont
confrontées à la solitude.
Heureusement, une voisine est
parfois présente pour prendre soin
de l’appartement et du chien.
Photos: Sébastien Lods
La maman a encastré la voiture
dans un arbre. Après avoir examiné
l’abdomen du petit garçon, sous le
choc, les ambulanciers Xavier
Schorno (à gauche) et Jean-Pierre
Dettenhofer le rassurent et
lui font boire de l’eau; ils lui
offriront aussi une peluche.
L’ILLUSTRÉ 45/08
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Salon transformé Intervention à l’appel du médecin (à gauche) pour un infarctus
chez un homme d’une cinquantaine d’années. Sacs de premiers secours ouverts sur le sol,
monitoring, défibrillateur, perfusion, le salon devient en quelques secondes un lieu médicalisé.
Texte: Quan Ly
Photos: Sébastien Lods
«J’
ai jamais eu autant
mal!» gémit Thomas*. L’ado de
14 ans s’est fait renverser par une voiture
alors qu’il se déplaçait à vélo sous
la pluie dans le quartier de Champel.
Il ne rejoindra pas sa marraine pour
la représentation donnée ce soir-là
au Grand Théâtre de Genève. «C’est
la première fois que je me retrouve
dans une ambulance», souffle-t-il
difficilement. «Eh ben, bienvenue
alors!» lui lance avec un sourire
calme Marie-Hélène Imfeld, ambulancière de 34 ans chez AS Ambulances Services SA.
Le temps d’une vingtaine de
minutes d’intervention, Thomas
aura entraperçu le milieu préhospitalier des ambulanciers: des hommes et des femmes qui se relaient
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, suspendus au 144, la centrale
d’appels sanitaires d’urgence en
Suisse. C’est le premier maillon de
toute la chaîne de soins, le régulateur sanitaire devant mesurer le
degré de gravité de l’appel qu’il
transmet aux ambulanciers. A ces
derniers revient la lourde responsabilité de «prendre en charge le
patient, de veiller sur lui et de l’amener à l’hôpital dans les meilleures
conditions», résume Eric Morel, 40
ans. Une mission d’ange gardien,
avec des codes et des protocoles bien
définis qui assurent une autonomie
notamment dans les gestes médicaux par délégation.
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L’ILLUSTRÉ 45/08
Pour le cas de Thomas, ce fut une
«P Une»: partir dans la minute,
sirène et feux bleus en marche.
Marie-Hélène, qui vient de commencer son service de nuit (19 h7 h), laisse tomber le repas qu’elle
préparait – un délicieux tartare – pour
rejoindre son coéquipier Tony
Billieux, 26 ans. Ils s’équipent de leur
nécessaire: les grosses bottes étanches, la ceinture avec talkie-walkie,
la torche électrique, les ciseaux à
habits, le gilet jaune à bandes réfléchissantes, les gants en latex et les
Satané ascenseur L’ambulancier Nicolas
qui a été prise dans un ascenseur. Recouverte d’une
de la rue de Lausanne.
lunettes en plastique afin d’éviter
tout contact potentiel avec du sang
ou du vomi. Puis c’est l’annonce de
départ lancée par radio au 144, qui
doit être informé de chaque étape.
Marie-Hélène est le leader, qui va
prendre les décisions vis-à-vis du
patient; Tony, le conducteur, est
chargé de la logistique. Les rôles
s’inverseront pour l’intervention
suivante.
Traumatisme facial
Sur le lieu de l’accident, les gestes
rapides de premiers secours sont
devenus réflexes et paraissent simples. Faux. «Il faut se concentrer sur
ce qu’on fait à l’instant, tout en
pensant à ce qu’on va faire dans
deux minutes, puis dix, explique
Marie-Hélène. Nous devons anticiper.» Les deux ambulanciers suivent le protocole: sécuriser d’abord
le site par un triangle signalétique,
histoire de ne pas se faire renverser
par les voitures, visualiser ensuite
le lieu, et récolter auprès des témoins
le maximum d’informations qui
Borcard a soigné et pansé la main de la jeune femme
couverture et sanglée, elle est évacuée
peuvent déterminer le reste de la
prise en charge.
Sacs à dos de première urgence
à ses côtés, le leader, appuyé par le
médecin du service cardiomobile
des HUG également sur place,
cherche à stabiliser l’état de santé
de Thomas en vérifiant ses fonctions vitales: degré de conscience,
voie aérienne dégagée, respiration,
pouls et circulation normaux, éventuel déficit neurologique au niveau
du cerveau et de la colonne, etc. Il
faut ensuite diagnostiquer le problème principal: traumatisme facial
avec suspicion de fracture du poignet en ce qui concerne Thomas.
Le service pédiatrie est prévenu par
radio qu’il s’agit d’un «Naca 3»,
situation nécessitant une hospitalisation.
Placé sur une planche d’immobilisation, enveloppé dans une couverture isothermique, sanglé, un collier
cervical au cou, la tête immobilisée,
un masque à oxygène sur la bouche,
et le monitoring qui surveille les
battements du cœur et mesure le
taux d’oxygène dans le sang, voilà le
jeune cycliste terminant sa course
Le photographe
Deux ans
d’immersion
Saines occupations Entre deux interventions, les ambulanciers décompressent, notamment
en entretenant les véhicules stationnés dans le garage de la centrale.
Sébastien Lods a suivi les
ambulanciers dans leur
travail et en a tiré un livre
d’images poignantes.
Chute à l’école Dans l’ambulance, Marie-Hélène Imfeld rassure une adolescente qui
souffre d’un TCPC (traumatisme crânien sans perte de connaissance), alors que son collègue,
Guillaume Burgler, place un cathéter.
dans l’ambulance qui vibre et tangue entre-temps, a remis au propre
à chaque virage, radio et sirène en l’ambulance et désinfecté tout ce
bruit de fond. Tout en lui plaçant un qui a été en contact avec le patient
cathéter dans une veine de la main afin d’éviter une éventuelle contapour une perfusion, l’ambulancière mination du prochain client. A
lui pose une série de questions peine arrivés à la centrale des ambudurant les six
lances, le 144
minutes de traleur lance à 20
jet: «Sur une
h 30 un «P
échelle de 0 à
Deux»
10, à quel
(urgence sans
niveau tu situes
sirène): une
ta douleur? Tu
petite Mélasais quels jour
nie* à transféet mois nous
rer de l’hôpital
sommes? Tu te
d’Ambilly, en
souviens de ce
France voiqui s’est passé?
au service
Eric Morel, 40 ans sine,
Tu prends des
pédiatrie pour
médicaments?
une otite qui a
Des allergies? Toujours aussi mal?» dégénéré en abcès cérébral.
Arrivée au service pédiatrie, elle
Le tartare est enfin dégusté vers
transmet le bilan médical et admi- 23 heures, avec la seconde équipe
nistratif du jeune patient au person- d’ambulanciers. La troisième internel urgentiste qui prend le relais. La vention, peu après minuit, laisse peu
charge préhospitalière des ambulan- de temps à la digestion. Il faudra
ciers est terminée.
attendre 2 heures du matin pour
somnoler à la centrale, devenue un
«Faire encore mieux»
peu la seconde maison. Véhicules
Marie-Hélène rejoint Tony qui, dans le garage, lumière tamisée,
«Mon pire
souvenir? Celui
qu’on a tous: la
mort d’un
enfant»
Sur une période de deux ans, le
photographe Sébastien Lods a
suivi de jour comme de nuit les
ambulanciers d’AS Ambulances
Services SA, la plus grande des
trois entreprises privées
genevoises du secteur.
En 2007, cette dernière
a assuré 4800
interventions rien que
pour les seules
urgences du 144. Le coût d’une
intervention s’élève à un peu plus
de 750 francs.
De la multitude d’images
captées sur le vif, le photographe
a tiré un ouvrage de 104 pages,
intitulé Ambiances
urgences…
et sorti en septembre
2008 aux Editions
Slatkine (35 francs). Q. L.
lave-linge qui tourne, télé en marche
et radios branchées sur la fréquence
des services sanitaires, les quatre
ambulanciers de garde décompressent en se racontant les interventions
et en s’échangeant les informations
pour «faire encore mieux la prochaine fois». Se remettre en question
souvent, se dépasser toujours.
Le confessionnal
Ils disent tous la même chose: avoir
la tête bien posée sur les épaules,
savoir gérer son stress, et faire
preuve d’humilité face à l’intimité
des gens qui ne se présentent jamais
sous leur meilleur jour. Une fois les
portes fermées, l’ambulance devient
souvent un confessionnal où l’on
fait aussi dans le social en écoutant
et en rassurant, sans préjugés. Dans
cet espace étroit se jouent «des
histoires de vie»: la joie d’un accouchement, la détresse d’une femme
violée, la douleur d’un accidenté, la
violence verbale, parfois physique,
des vendredis et samedis soir bien
arrosés, la solitude et la misère des
vieillards (la majorité des interventions), et la mort qui frappe sans
distinction d’âge.
«Il n’y a pas une seconde où je
regrette cette profession», confie
Marie-Hélène, qui a laissé tomber
son ancien métier de cuisinière
pour suivre une formation de trois
ans d’ambulancière. Comme tous
ses collègues, elle y a découvert un
monde de rencontres aussi «courtes
qu’intenses». Où l’humain est au
Q. L. J
centre de tout.
* Prénoms d’emprunt.