Le temps et la construction du regard sur l`animal

Transcription

Le temps et la construction du regard sur l`animal
Le temps et la construction du
regard sur l’animal de rente.
Ethnographie des pratiques et
récits des éleveurs bretons
Angela PROCOLI
Cahiers d’économie et sociologie rurales, n° 72, 2004
Angela PROCOLI *
Observing
farm animals as a
function of time.
The ethnography of
practice and
narratives of breeders
in Brittany
Key-words :
time, farm animal, work,
breeder, non-animal
relationship,ownership
of the animal, animal“machine”
Le temps et
la construction
du regard sur l’animal
de rente.
Ethnographie des
pratiques et récits des
éleveurs bretons
Mots-clés :
temps, animal de rente,
travail, éleveur, relation
homme/animal, propriété
de l’animal, animalmachine
Summary – While historical and philosophical literature tends to focus on a strictly
utilitarian view of farm animals in the agriculture of today, the anthropological
approach based on the observation of techniques shows how variable representations of
the animals may be and identifies several categories of animals. Taking this line, I
analyse the ethnographic data of a field study carried out in Brittany with breeders of
poultry, pigs and bovines. It appears that the organization of work and the build up of
knowledge are directly related to time. The longer the animal’s life cycle (poultry, pigs
and bovines in that order have an increasing life span), the longer the life cycle controlled by the breeder himself is important (breeders proceeding to selection control the
whole cycle, those responsible for fattening do not), the more the activity is considered to
be “noble”, the more the power to observe is developed and the more the relationship
between the breeder and his animal is intense. The case of the animal as a “machine”
can occur only if the animal’s life cycle is reduced. While this situation is not far
removed from the poultry intensive breeding, field surveys show that it cannot be
extended to bovines (not even to all breeds of pigs) because of these animals long “biological” cycles.
Résumé – Alors qu’une littérature historique et philosophique tend à privilégier
une vision purement utilitariste de l’animal de rente dans l’agriculture
d’aujourd’hui, l’approche anthropologique, basée sur l’observation de la technique,
montre la variabilité de la représentation de l’animal et permet d’identifier différentes catégories d’animaux. En me plaçant dans cette perspective, j’analyse les
données ethnographiques d’un terrain effectué auprès d’éleveurs bretons de
volailles, de porcs et de bovins. Il apparaît que l’organisation du travail et la
construction des savoirs sont en relation directe avec le temps. Plus l’animal a un
cycle de vie long (volailles, porcs et bovins jouissent dans cet ordre d’un temps de
vie croissant), plus la part du cycle de vie contrôlée par l’éleveur lui-même est
importante, plus le métier est considéré comme « noble », plus le « savoir-regarder » est développé et plus la relation entre l’éleveur et son animal est intense. Le
cas limite de « l’animal-machine » ne peut être atteint qu’à travers une réduction
du cycle de vie de l’animal. Si une telle situation n’est pas loin d’être celle des élevages de volailles industriels, l’étude de terrain montre qu’on ne peut la généraliser aux élevages de bovins (ni même à tous les élevages de porcs), en raison des
temps « biologiques » longs de ces animaux.
* Laboratoire d’anthropologie sociale, CNRS, 52, rue Cardinal Lemoine, 75005
Paris
e-mail : [email protected]
L’étude présentée dans cet article entre dans le cadre d’un projet de recherche portant sur la représentation de l’animal dans l’imaginaire populaire (les éleveurssélectionneurs) et scientifique (les chercheurs en biologie animale). Les enquêtes
ethnographiques ont été rendues possibles grâce aux financements du Laboratoire
d’anthropologie sociale, de la fondation Singer-Polignac et de la chambre d’agriculture du Finistère.
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L’« ANIMAL DE RENTE » DANS LA PERSPECTIVE
ANTHROPOLOGIQUE
Le présent article, basé sur une étude ethnographique menée, entre
2000 et 2002 1, dans les élevages avicole, porcins et bovins du Finistère
et des Côtes-d’Armor, traite de la représentation que les éleveurs ont de
leurs animaux et de la relation qu’ils peuvent établir avec ces derniers.
Pour comprendre comment l’objet de la recherche s’est construit, je
ferai référence à quelques lectures que j’avais faites, juste avant d’arriver
sur le terrain. Dans l’article « Zootechnie » de l’Encyclopaedia Universalis,
j’avais pu lire que l’animal de rente, dans les économies des pays occidentaux, est un acquis de la zootechnie, la science se vouant, depuis le
XVIIIe siècle, à l’exploitation et à l’amélioration des animaux d’intérêt
agricole. L’article continuait sur l’essor de la zootechnie dans les années
1950, qui avait initié un processus d’industrialisation de l’agriculture,
permettant d’amener l’animal à la limite de son élasticité physiologique, pour le transformer en une « machine » à produire dans le cadre
des élevages intensifs et hors-sol (Théret et Denis, 1995, p. 1032).
Mes lectures successives portaient sur les travaux d’auteurs (historiens et philosophes) qui s’étaient interrogés sur le statut et le traitement de l’animal dans la culture occidentale. Elles mettaient en évidence le fait que l’« animal-machine » correspondait à un mode de
représentation occupant une place importante dans l’histoire de l’imaginaire occidental (Sigaut, 1991), en relation avec une économie utilisant les animaux comme des machines à transformer les aliments en
produits ou en services (Burgat, 1995, p. 9). Enfin, cette notion pouvait
être replacée dans le cadre plus vaste de l’histoire de « l’arraisonnement » progressif du vivant, dont l’origine remonte à l’invention de la
domestication (Lestel, 1998, p. 692).
En me tournant ensuite vers une littérature plus anthropologique, je
me suis aperçue que le concept d’« animal-machine » n’était toutefois
pas prioritaire, car le statut de l’animal de rente était traité au sein
d’une catégorie plus universelle, celle de la « domestication ». Considérée comme le processus d’appropriation des ressources naturelles par
l’homme (Barrau, 1978), la domestication, dans la société occidentale
contemporaine, est une pratique qui lui permet d’établir une domination totale sur les êtres vivants. Lorsqu’il s’agit d’animaux de rente,
cette pratique acquiert un caractère agressif, en opposition au caractère
non agressif réservé aux animaux de compagnie. Dans le premier cas, la
domestication éloignerait les animaux pour en faire des produits ren1
Huit mois au total ont été passés sur le terrain.
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tables ; dans l’autre, elle les rapprocherait pour en faire des êtres semblables à l’homme (Digard, 1999, p. 46). Cette approche est intéressante car elle part de l’observation de la technique (la domestication)
pour montrer comment sa mise en place identifie des catégories différentes (animaux de compagnie/animaux de rente), en fonction de la distance à laquelle l’animal est placé par rapport à l’homme. En revanche,
il ne me semble pas que la domestication des animaux de rente soit toujours agressive. Pour ces animaux, il faudrait bien préciser quel est
l’acte domesticatoire ayant ce caractère agressif et par quelle catégorie
professionnelle il est accompli. En la matière, il me semble donc que
toute généralisation est abusive, alors que nous savons que les modes
d’élevage sont très différents selon les espèces élevées. S’il faut nuancer
le concept de brutalité de l’acte domesticatoire, de même, le concept de
« machinisation » de l’animal de rente, fruit de l’idéologie de marché,
n’est pas forcément l’unique mode de représentation de l’animal chez
ceux qui vivent quotidiennement avec lui.
La lecture de travaux de neurobiologistes et de zootechniciens
s’interrogeant sur la possibilité d’une relation homme-animal dans les
élevages industriels permet aussi de se faire une idée plus nuancée de la
domestication. Considérant que la qualité de la relation homme-animal
est un facteur ayant un impact sur la productivité et la santé des animaux (Dantzer, 2001 ; Porcher, 2001), ces travaux mettent en évidence
la complexité du statut de l’animal de rente. Le modèle économique
productiviste, où l’animal est réduit à l’état de machine à produire, n’a
pas été traduit « à la lettre » dans la réalité quotidienne des élevages.
On peut alors se demander si une relation entre l’éleveur et ses animaux, du type « maître-animal de compagnie », peut se développer
(Boivin et al.,1999, p. 112).
C’est précisément le type de questions auxquelles j’ai cherché à donner une réponse (ou des réponses) par le traitement des données ethnographiques de terrain. Il n’est pas exclu que les réponses soient variées,
car multiples sont les attitudes d’élevage selon les espèces élevées. En
tout cas, le traitement de la donnée ethnographique montre la difficulté
de figer, au niveau interprétatif, la réalité de l’élevage dans des catégories bien tranchées. Plongeons-nous maintenant dans la complexité de
la pratique domesticatoire.
ETHNOGRAPHIE DES ÉLEVAGES BRETONS
Considérée jusqu’aux années 1950 comme une région rurale « arriérée », la Bretagne est devenue en quelques décennies, avec le processus
d’industrialisation de l’agriculture, la première région agro-alimentaire
de France. Aujourd’hui, la production agro-alimentaire de la Bretagne
est comparable à celle du Danemark ou de la Hollande. La Bretagne
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REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
produit, au niveau national, 20 % du lait, 30 % des veaux de boucherie,
13 % de la viande bovine, 56 % des porcs, 46 % des volailles (Préfecture
de la Région Bretagne, 2001). Toutes ces productions se font dans le
cadre d’élevages intensifs (et le plus souvent hors-sol sauf pour la production laitière). Cependant, on assiste au développement d’élevages
« bio » et au renouveau de l’élevage des races locales. Dans ces deux derniers cas, il s’agit toujours d’élevages extensifs, dans lesquels les animaux sont nourris avec des aliments de la ferme.
Les modes d’élevage « conventionnels » eux-mêmes n’ont pas été
rendus homogènes par la vague de l’industrialisation. Dans l’élevage
bovin, le caractère intensif s’accroît lorsque l’on passe de l’élevage des
races allaitantes à celui des races laitières, pour culminer avec celui des
veaux de batterie. En revanche, l’élevage porcin et avicole est toujours
intensif et hors-sol. La situation s’est complexifiée à la suite des mesures
prises (imposition des quotas laitiers dès 1984, réglementation des
épandages) pour limiter les dégâts économiques, environnementaux et
sanitaires causés par le « productivisme ». La Bretagne, où la quantité
avait été préférée à la qualité, a dû s’adapter à cette inflexion de la politique agricole. A cette restructuration de l’outil de travail se sont ajoutées les conséquences négatives des épizooties. Le drame de l’ESB 2 a
démontré la fragilité du système. Nous savons que les risques de contamination ont été extrêmement amplifiés par les médias, à un point tel
qu’ils ont produit des effets très négatifs dans le milieu agricole.
Quand, en 2000, je suis arrivée sur le terrain, j’ai constaté, à plusieurs
reprises, l’état d’angoisse et d’égarement des éleveurs, épouvantés par
les images des abattages massifs d’animaux. Certains d’entre eux avaient
fait eux-mêmes l’expérience de ces abattages, d’autres avaient eu des
voisins ou des collègues ayant vécu ce drame. Tout cela s’ajoutait à un
climat économique déjà tendu, nombre d’éleveurs s’interrogeant sur
l’avenir de leur métier 3.
J’ai pénétré le monde des éleveurs en utilisant plusieurs « filières ».
J’ai commencé par me rapprocher d’éleveurs retraités, qui, a priori,
avaient plus de temps à me consacrer. Ces anciens éleveurs pouvaient
me faire connaître des éleveurs en activité, par exemple leurs enfants si
ceux-ci avaient repris l’activité d’élevage, des parents et même des élus
2
Le Finistère et les Côtes-d’Armor – départements dans lesquels j’ai mené mon
étude ethnographique – ont été les plus touchés, en France, par la maladie de la vache
folle.
3
Les investissements faits pour se mettre aux normes européennes sont vécus
comme le spectre de l’endettement et la cause de faillite. A ce propos, un article de
presse (« L’augmentation des suicides exprime la détresse des paysans ») soulignait
l’augmentation du taux de suicides des agriculteurs. Celui-ci serait « le plus élevé de
tous les groupes professionnels en cours de vie active et qui devient un véritable problème de santé publique » (Le Monde, 26 octobre 2002).
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locaux qui ont beaucoup de relations avec le monde de l’élevage. J’ai
aussi fait appel à d’autres instances entretenant des rapports étroits avec
les éleveurs, comme la chambre d’agriculture du Finistère, le Parc
régional d’Armorique, où l’on élève les races locales inscrites dans le
plan de sauvegarde ou, alors, des directions de coopératives.
Pendant les premières semaines d’enquête, j’ai visité des élevages
avicoles, porcins et bovins. Par la suite, j’ai décidé de me concentrer sur
les élevages bovins et porcins, qui ont plus d’affinités du point de vue
de leur organisation. J’ai choisi, tout particulièrement, de travailler avec
les éleveurs impliqués dans la sélection des races pures (les sélectionneurs de bovins) ou dans la production des races hybrides (les multiplicateurs de porcins). Ces premières approches m’ont sensibilisée à l’hétérogénéité du métier même d’éleveur. Ces différences tiennent au fait
que le degré de domestication-appropriation de l’animal, par l’éleveur,
varie selon qu’il s’agit d’élevage de volaille, de cochons ou de bovins. La
relation de l’éleveur avec l’animal en est profondément affectée.
Je passerai rapidement sur les élevages avicoles, car mes enquêtes
dans ce secteur se limitent à un seul entretien fait avec un couple de
producteurs de poulets de chair dans le Nord-Finistère 4. Ceux-ci m’ont
longuement parlé de leur métier, caractérisé par le fait qu’ils élèvent des
animaux dont ils ne sont pas propriétaires. Leur statut est celui d’un
« ouvrier », d’un salarié d’entreprise, qui exécute « ce qu’on lui dit de
faire », ce qui les distingue des éleveurs de bovins et porcins qui sont
des indépendants. Ayant travaillé, pendant des années, « en
intégration » pour une grosse entreprise locale, ils ont finalement préféré travailler pour une coopérative. Ils reçoivent les poussins et les aliments de l’entreprise (ou de la coopérative), et leur métier se borne à
« élever » les poussins pendant 32 jours, au bout desquels les poulets
doivent atteindre un poids d’environ 1,5 kg (c’est le poids de poulets
destinés à la congélation) 5. Les éleveurs sont payés en fonction de la
réussite de leur travail (autrement dit, en fonction du poids atteint par
les poulets). Mes interlocuteurs considèrent que la réussite de leur élevage n’est pas favorisée par l’évolution des modes d’élevages avicoles,
qui s’est intensifiée année après année (on en est, aujourd’hui, à une
4
La ferme de ce couple d’éleveurs était formée de trois gros hangars et d’un petit
pavillon où ils habitaient (la ferme ayant une surface de 1 360 m2). Pendant les premiers temps de leur mariage, ils avaient cohabité avec les parents de l’épouse, qui, euxmêmes éleveurs de volaille, exploitaient deux hangars. Les jeunes exploitaient un troisième hangar.
Les parents avaient commencé l’élevage hors-sol en 1968 et, à l’époque, ils avaient
2 000 poulets. Au moment de partir à la retraite, en 1987, ils en avaient 22 000. Le
couple reprit alors tous les locaux de la ferme, les rénova pour atteindre une production de 62 000 poulets, élevés en 32 jours et destinés à l’exportation.
5
Au moment de cet entretien, le couple d’éleveurs avait un lot de poulets de
2,5 kg (élevés en 46 jours), destinés à être vendus frais. C’était, comme ils le disaient,
une commande « exceptionnelle », destinée à approvisionner des éleveurs italiens dont
les élevages avaient été ravagés par une maladie aviaire.
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densité de poulets variant entre 18 et 24 poulets/m2). La durée de vie
des poulets a été aussi prodigieusement raccourcie. « Lorsque l’on a
démarré dans ce métier, il y a vingt ans, les mêmes poulets étaient élevés en
42 jours. On a gagné dix jours en vingt ans », concluent-ils ironiquement.
L’état sanitaire des poussins reçus de l’entreprise est pour eux une
menace constante : c’est sur ce point qu’ils perçoivent l’aspect contraignant du statut de sous-traitant. Dans le cas du travail fait « en
contrat » avec l’industriel, il n’y a pas que l’anonymat de leur condition
qui est gênant (« pour l’entreprise, on n’était qu’un numéro »). Le fait de ne
pouvoir choisir ni les poussins ni leurs aliments est ressenti comme une
contrainte particulièrement forte. Ainsi, lorsque l’éleveur produit des
poulets de mauvaise qualité, l’entreprise se met toujours hors de cause.
« Lorsque quelque chose ne va pas, c’est toujours la faute de l’éleveur », me
disent les interviewés, « alors que l’éleveur ne gère que temporairement le cycle
de vie des poulets ». Leur capacité de protestation est affaiblie – c’est bien
leur sentiment – par l’obligation d’accepter telle quelle la « matière première » de leur travail, ce qui permettrait aux entreprises d’exercer
toutes sortes de pression. Ils ont entendu dire qu’un industriel a volontairement saboté l’activité d’un éleveur protestataire en lui fournissant
des poussins en mauvaise santé. Eux-mêmes avaient récemment reçu des
directives (en 2000) pour substituer la farine végétale à la farine animale dans l’alimentation de leurs poulets 6. La croissance de ces derniers
en a été évidemment affectée négativement, et les éleveurs payés au
poids ont été pénalisés sans possibilité de recours. De même, quand on
leur a fourni des poussins fragiles, sensibles à l’arthrite ou aux rhumes,
la crainte de perdre leur travail les a incités à se taire. Ces dures conditions de travail les ont finalement conduits à rejoindre une coopérative,
où, du moins, ils n’ont plus le sentiment d’être traités comme des
ouvriers. La coopérative leur facture les poussins et les aliments pour,
ensuite, elle-même, se charger de leur commercialisation (firmes privées, supermarchés, etc.). Aujourd’hui, leur coopérative approvisionne
l’industriel pour lequel ils avaient autrefois travaillé. Mais ils préfèrent
cette médiation plutôt que d’être les sous-traitants directs de l’industriel.
Ces éleveurs expriment un sentiment d’impuissance devant le fait
qu’on leur a refusé la propriété de l’animal. La complète industrialisation de l’élevage les a privés de la maîtrise de leurs animaux, si bien
qu’aujourd’hui ils ne sont qu’« éleveurs » au sens littéral du mot. Leur
travail n’est même plus un acte de domestication, si l’on comprend
celui-ci comme une pratique à travers laquelle on s’approprie l’animal.
Leur pratique, correspondant à un bref laps de temps dans le parcours
de vie de l’animal, s’insère au sein d’un processus complexe piloté par
6
C’est un expédient qui avait été trouvé pour rassurer les consommateurs, terrorisés à l’idée que les poulets puissent manger de la farine animale contaminée par
l’agent pathogène de l’ESB.
97
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une grosse entreprise, où le contrôle des fonctions vitales est fragmenté
et distribué sur plusieurs catégories d’intervenants.
Ce qui est frappant dans les récits de ces aviculteurs, c’est qu’ils parlent rarement de leurs animaux. Lorsqu’ils en parlent, ils font allusion à
« quelque chose » de temporaire, qu’ils ne connaissent que très superficiellement. En me tournant vers des éleveurs d’autres espèces (porcins et
bovins), très bien représentés dans l’agriculture bretonne, je n’ai jamais
entendu de récits exprimant un tel malaise, je n’ai jamais constaté un
tel « vide » dans le rapport homme-animal. Est-ce dû au fait que ces
aviculteurs sont dépossédés de leurs animaux, dont la durée de vie a été
vertigineusement raccourcie ?
LE « MULTIPLICATEUR » DES RACES HYBRIDES
Dans l’élevage porcin, on retrouve aussi une organisation professionnelle hiérarchisée. On distingue trois catégories d’éleveurs, qui s’insèrent dans un schéma pyramidal. Au sommet se trouvent les sélectionneurs, ceux qui « manipulent la génétique de l’animal ». Ils produisent les
deux lignées pures, Landrace et Large White, qui sont les deux races
standard aujourd’hui utilisées dans les élevages industriels porcins en
France (les sélectionneurs se spécialisent dans une race ou dans l’autre,
mais jamais dans les deux ensemble). A l’échelon médian, on trouve les
multiplicateurs qui croisent les deux races pures entre elles, pour créer
un « type hybride » destiné aux élevages de production 7. Enfin, les naisseurs-engraisseurs ou producteurs forment la base de la pyramide. Ils
croisent le type hybride avec une race aux qualités bouchères plus développées (le Piétrain ou Duroc), pour créer le porc charcutier destiné aux
abattoirs. Comme dans le cas avicole, cette organisation répartit donc la
maîtrise du cycle de reproduction et d’engraissement des animaux entre
différents intervenants (ici trois catégories professionnelles). Toutefois,
le mode d’élevage et la relation avec l’animal changent d’une espèce à
l’autre. Le cycle de reproduction et d’engraissement du porc, un mammifère, est beaucoup plus long que celui de la volaille : le temps de gestation d’une truie est de trois mois, trois semaines et trois jours et le
temps d’engraissement est de cinq à six mois. La longueur du cycle
vital des cochons laisse aux éleveurs une marge de manœuvre supérieure
à celle des aviculteurs. Par rapport à ces derniers, les premiers passent
7
Un éleveur multiplicateur pourra choisir des truies Landrace (considérées « maternelles », c’est-à-dire prolifiques et laitières) qu’il inséminera avec la semence du verrat
de la race Large White ; ou alors, il choisira des truies Large White (moins maternelles
que les Landrace, mais fournissant une meilleure viande) qu’il inséminera avec la
semence du verrat Landrace. Dans un cas comme dans l’autre, la race croisée que l’on
obtient est hybride, bénéficiant de l’effet d’hétérosis.
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REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
plus de temps avec leurs animaux et, surtout, ils en ont la propriété.
Tout cela a sans doute ralenti le processus d’intégration industrielle du
secteur porcin. Les éleveurs porcins sont toujours organisés en coopératives 8, qui ont une fonction de médiation entre les éleveurs et les
industriels, d’une part, et, entre les trois catégories d’éleveurs (sélectionneurs, multiplicateurs et producteurs), d’autre part. Ainsi, les multiplicateurs achètent auprès de leur coopérative les cochettes en race
pure (âgées de six mois), produites par les sélectionneurs. A leur tour,
ils produisent le type hybride qui, revendu à la coopérative, est destiné
aux élevages de production.
J’ai pu rencontrer les éleveurs de porcs 9 par l’entremise de la coopérative Viaporc, dans le Nord-Finistère. J’avais été préalablement mise
en contact avec Viaporc par l’industrie Hénaff, fabricant du célèbre pâté
de porc, localisée à Pouldreuzic, dans le Sud-Finistère 10. M’intéressant
aux relations entre le monde des éleveurs et celui des transformateurs,
j’avais mené pendant trois mois une étude de terrain dans la firme
Hénaff, qui, dans les années 1970, avait été l’un des promoteurs
du développement de la sélection du cochon (Procoli, 2002). Pour
fabriquer son pâté, Hénaff a besoin d’un cochon relativement gras
(le porc charcutier standard est trop musclé). Viaporc le fournit en
cochons provenant des élevages de production (à la condition qu’ils ne
soient pas issus de croisement avec le Duroc ou Piétrain) et, surtout,
en truies de type maternel (bien grasses) issues des élevages de multiplication 11.
L’accès dans les élevages de multiplication n’a pas été pour moi toujours très facile car les cochons, fragilisés par le mode d’élevage (intensif), sont gardés dans des bâtiments isolés de l’extérieur. Pour accéder à
ces élevages de multiplication, il faut respecter la règle du passage par
8
Les éleveurs de cochons ont, par rapport aux éleveurs de volaille et bovins, une tradition plus solide d’organisation en coopérative. Le fait de se regrouper en coopérative
leur permet d’avoir un suivi technique qu’ils ne pourraient pas avoir autrement, une
instance médiatrice (l’administration de la coopérative) qui négocie avec l’industrie, et
une garantie auprès des banques qui accorderont plus facilement les crédits. Coopagri
et Cooperl sont les plus importants regroupements d’éleveurs de porcs en Bretagne.
9
J’ai rencontré une vingtaine d’éleveurs de cochons, dont les trois quarts étaient
des multiplicateurs, le quart restant étant des naisseurs-engraisseurs.
10
La firme Hénaff s’approvisionnait autrefois directement chez les éleveurs locaux,
dans le Sud-Finistère. Aujourd’hui, les éleveurs de cochons se sont regroupés en
coopératives et les firmes ne négocient plus directement avec les éleveurs. Par ailleurs,
Hénaff ne peut plus acheter localement ses cochons, car les gros élevages porcins bretons sont aujourd’hui concentrés dans le Nord-Finistère et dans les Côtes-d’Armor.
11
Hénaff est approvisionné surtout en mâles castrés ou en femelles issues des croisements réalisés par les multiplicateurs, et non utilisées pour la reproduction. En
général, le mâle destiné à devenir porc charcutier est castré à l’âge de huit jours, car
l’on considère que dès l’âge de cinq mois il secrète des hormones qui ne donnent pas
un bon goût à la viande. Pour la même raison, la chair du verrat réformé et vendu aux
abattoirs sera fumée. Ce traitement empêche à la chair d’un mâle non castré d’avoir
une mauvaise odeur.
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le « sas d’entrée » (la norme est toutefois moins sévère que pour les élevages de sélection 12) : prendre une douche, enfiler des vêtements et des
bottes réservés uniquement aux visites en élevage, mettre un masque
sur la bouche et une coiffe couvrant les cheveux.
L’objectif du multiplicateur, je le rappelle, est de produire des types
hybrides (issus du croisement Large White-Landrace), pour ensuite
sélectionner les cochettes destinées à devenir reproductrices dans les élevages de production. Cette sélection se fait dans la phase de pré-engraissement (qui suit le sevrage des porcelets, âgés d’un mois, et qui précède
l’engraissement des porcelets ayant atteints l’âge de quatre mois). Pendant le pré-engraissement, l’éleveur sépare d’abord les mâles (toujours
destinés à l’engraissement) des femelles. Puis, il choisit les cochettes
aptes à la reproduction (qui deviendront les reproductrices dans les élevages de production) sur la base de la solidité de leurs aplombs (qui
doivent soutenir le poids de la gestation) et du nombre de tétines, quatorze en général, (dont va dépendre le nombre des porcelets allaités).
Les cochettes sélectionnées pour ces qualités maternelles seront bouclées
pour être identifiées en tant que « reproductrices » (on leur met sur
l’oreille une boucle portant le numéro de l’élevage de multiplication).
En revanche, les autres cochettes et les porcelets destinés à l’abattoir
entrent dans des salles obscures, où ils sont engraissés pendant deux
mois 13. Durant cette phase d’engraissement, le multiplicateur doit surveiller la prise de poids de ses animaux (environ 110 kg de poids vif et
85-95 de carcasse) ainsi que leur état sanitaire, souvent compromis par
les « phénomènes de cannibalisme ». Tout éleveur-engraisseur est confronté
à ce type de difficulté. En effet, l’obscurité, la promiscuité et les espaces
réduits excitent les animaux qui se mordent entre eux (les oreilles, la
queue et les organes génitaux) jusqu’à, parfois, se blesser gravement.
Pour le multiplicateur, le travail d’engraissement n’est pas une activité très valorisante, ce n’est qu’une activité secondaire. En revanche, le
suivi de la cochette, tout au long de sa carrière de « truie », qui se
déroule selon des cycles répétitifs (insémination, mise-bas, maternité),
constitue une activité primordiale dont la réussite dépendra d’une
bonne compétence technique (savoir inséminer, porter à bon terme une
mise-bas difficile), mais aussi d’un « savoir-regarder ». « Avoir l’œil »,
c’est savoir observer la morphologie des cochettes pour en faire de
« bonnes reproductrices », c’est aussi savoir choisir pour elles la « bonne
semence », pour assurer une « bonne descendance ».
12
Les sélectionneurs travaillant avec des lignées pures et très fragiles utilisent des
locaux complètement stériles et isolés de l’extérieur. Pour tout étranger, l’accès est
presque impossible. Je n’ai pas pu visiter ces sites.
13
Les porcelets à engraisser sont nourris par un système d’alimentation automatisé.
L’éleveur prépare ‘à l’ordinateur’ les ingrédients de la « soupe », un mélange de farines
animales (qui, depuis la fin de l’an 2000, a été remplacée par de la farine végétale),
qui passe à travers divers conduits, pour arriver directement dans les salles d’engraissement, aux heures souhaitées par l’éleveur.
100
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
Cette capacité d’observation des animaux s’acquiert dans le cadre
d’une organisation du travail très planifiée, qui permet à l’éleveur de
valoriser la connaissance de ses animaux. Les cochettes commencent par
être inscrites dans l’espace de la ferme. A peine sorties des élevages de
sélection, elles passent par les salles de quarantaine, où, pendant six
semaines, elles sont gardées à l’écart des autres animaux de la ferme.
« Pour être habituées aux microbes » de la ferme, les nouvelles arrivées sont
gardées sur une paille mélangée aux déjections et délivrances des truies
de la ferme. Un animal qui ne passe pas par la quarantaine, me disait
un multiplicateur, « ne commence pas bien sa carrière » 14. Après cette phase
d’adaptation, les cochettes passent dans la « verraterie », où elles resteront pendant quatre semaines pour y être inséminées. L’acte d’insémination est précédé par la détection des chaleurs, ce qui n’est pas toujours facile, surtout lorsqu’il s’agit des premières chaleurs. Pour cela,
l’éleveur peut s’aider d’un verrat qu’il fait passer, dans une cage mobile,
au milieu des rangées de cochettes 15. La réaction d’excitation de cellesci sera un signe de leur chaleur. Quant aux cochettes n’ayant pas les
chaleurs « à la bonne période », l’éleveur pourra les « régler » à l’aide
d’un produit, le Regumate 16 (incorporé à l’alimentation pendant
18 jours), qui déclenche les chaleurs aux dates souhaitées. L’éléveur utilise une peinture rouge pour marquer le dos des animaux en chaleur,
puis une peinture violette pour indiquer le nombre d’inséminations
pratiquées et le code de la semence utilisée 17. Une fois inséminées, les
cochettes vont en salle de gestation pendant 28 jours pour y être échographiées. Si elles sont « pleines » : l’insémination a réussi, et une
semaine avant la mise-bas, elles entrent en salle de maternité. Les
cochettes, inséminées à l’âge de six mois et demi, font leur première
mise-bas à l’âge d’un an (la durée de la gestation étant de 114 jours).
En moyenne, elles feront 2,4 mises bas par an (et 28 jours d’allaitement, avant d’être réinséminées) pour un total, en moyenne, de 6 lactations dans leur carrière. Toute leur carrière se déroule en « bandes », qui
14
Les animaux rentrent à la ferme en passant par la « zone liminale » de la quarantaine. Il en est de même pour leur départ de la ferme. Lorsque la « descendance » des truies
partira dans les élevages de production ou, parfois, à l’abattoir, elle sera amenée sur le
« quai de la gare », un quartier séparé de la ferme et considéré comme la zone liminale
« au-delà de laquelle il y a l’extérieur ». C’est ici que les animaux seront chargés sur le camion. Ces précautions sont prises pour éviter que le camion, souvent en provenance
d’autres fermes, puisse apporter des microbes nocifs pour les animaux de la ferme.
15
Dans tout élevage de taille importante, où la détection des chaleurs devient plus
complexe, on garde un verrat utilisé pour saillir naturellement les truies dont les chaleurs ne sont pas réglées comme celles des autres truies du troupeau inséminées artificiellement.
16
Le Regumate® contient de l’altrénogest, un progestatif de synthèse utilisé pour
déclencher l’oestrus.
17
En effet, le choix de la semence est conditionné par la morphologie de l’animal
et les éventuels « défauts » que l’éleveur souhaite corriger. Ainsi, par exemple, une
cochette n’ayant pas des aplombs trop solides sera inséminée avec la semence d’un verrat sélectionné avec des caractéristiques telles qu’il aura une descendance avec des
aplombs bien solides.
101
A. PROCOLI
correspondent à des regroupements d’animaux classés selon l’âge et possédant les mêmes rythmes biologiques (d’où l’importance de régler les
chaleurs). En effet, pour mieux organiser le traitement d’un troupeau
qui peut compter jusqu’à plusieurs centaines de truies (120 à 750 truies
dans le Finistère), les multiplicateurs organisent leur troupeau en sept
bandes avec une « conduite à trois semaines » (la même fonction revenant toutes les trois semaines). Ainsi, l’éleveur fait une semaine le
sevrage, l’autre semaine, la saillie (ou insémination), et enfin, la dernière semaine, il procède à la mise-bas. « C’est répétitif, me dit un multiplicateur, on sait ce qu’il faut faire chaque semaine. On sait ce qu’on fera
dans le futur. Je sais, par exemple, qu’à Noël prochain je serai « en mise-bas ».
La conduite à trois semaines permet d’établir un rythme biologique
décalé de trois semaines entre une bande et l’autre.
Dans l’accomplissement de ces trois fonctions, l’éleveur est amené à
visiter ses animaux plusieurs fois par jour. Un éleveur m’explique que
cela est nécessaire, car il doit non seulement être vigilant, mais il lui
faut aussi habituer les truies à sa présence, pour qu’elles n’aient pas peur
quand il intervient pour les inséminer, les vacciner ou les aider lors de
mises-bas difficiles. « Le cochon est un animal très sensible » me dit-il tout
en caressant ses truies. Il ajoute que le tempérament calme ou nerveux
de l’animal dépend de la façon avec laquelle l’éleveur traite ses animaux
(c’est une remarque que j’ai souvent entendue, dans les élevages porcins,
comme dans les élevages bovins).
C’est surtout au moment de la maternité que le multiplicateur
intensifie ses visites et qu’il finit par connaître ses truies une par une.
Chaque truie est toujours accompagnée de sa « fiche de carrière », suspendue au dessus de la cage. Celle-ci centralise les données d’identité la
concernant : date de naissance, nombre de mises-bas, nombre de porcelets nés vifs et nés morts et nombre de porcelets écrasés. L’éleveur doit
alors être très vigilant. Il lui faut surveiller l’état sanitaire des truies et
des porcelets (le pourcentage des porcelets morts-nés augmente chez les
truies âgées, c’est-à-dire celles qui ont déjà eu quatre portées) 18, veiller
à ce que les truies n’écrasent pas leurs porcelets, surtout dans les
48 heures qui suivent la mise-bas (ce risque est plus élevé chez les truies
âgées qui, comme le disent les éleveurs, perdent leurs qualités maternelles). Pour cela, l’éleveur cherche à habituer les porcelets « à rester dans
leur coin ». Il vérifie que les plus petits, moins vigoureux, accèdent bien
aux tétines, comme les autres. Lorsque le nombre des porcelets est supé18
La « maladie bleue » (les porcelets naissent avec les oreilles bleues) conduit à un
fort taux de mortalité des porcelets. Entre 1995 et 2000, 90 % des élevages porcins du
Finistère ont été touchés par cette maladie. Bien qu’éradiquée aujourd’hui, cette maladie continue à être redoutée par les éleveurs qui adoptent la stratégie de fonctionner
« en cercle fermé ». Ainsi, le multiplicateur achète toujours, par le biais de la coopérative, ses cochettes chez le même sélectionneur, si celui-ci n’a pas eu de problème d’épizootie.
102
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
rieur au nombre des tétines, l’éleveur fait des « adoptions », c’est-à-dire
qu’il fait allaiter les porcelets par une autre truie, ayant eu un nombre
de porcelets inférieur au nombre de ses tétines. Enfin, il faut surveiller
attentivement l’alimentation des truies en salle de maternité et les
nourrir, de même que pendant la gestation, au seau, avec un mélange de
blé, orge, avoine et soja.
La connaissance que l’éleveur acquiert de ses truies, au fur et à
mesure de la gestion de leur cycle de reproduction, l’amène à valoriser
leur durée de vie. La truie qui aura un nombre de mises-bas supérieur à
la moyenne – donc, qui aura eu une carrière de reproductrice plus
longue – sera, pour l’éleveur, le signe de la réussite. Ainsi, un multiplicateur m’a montré avec fierté sa truie « Noémie », qui avait fait 12 lactations en presque six ans 19. Sur ce point, il se heurtait à son vétérinaire
qui, bien au contraire, l’encourageait à réformer ses truies au bout de
cinq ou six lactations (à cause de l’abaissement des qualités maternelles
au fur et à mesure de l’âge).
Faut-il considérer l’attitude de cet éleveur comme un caprice ou une
bizarrerie ? Il est difficile d’arriver à une telle conclusion, puisque c’est
une attitude que j’ai observée chez d’autres multiplicateurs de porcins
et, surtout, chez les sélectionneurs de races bovines. Ces derniers, à la
différence des multiplicateurs de cochons, ne produisent que des lignées
pures (il n’existe pas de « multiplicateurs » dans les élevages bovins).
Dans l’organisation hiérarchique du monde de l’élevage, les sélectionneurs de bovins appartiennent à la catégorie la plus « noble ». C’est au
sommet de la pyramide que le discours sur la durée de vie des reproductrices devient central.
« AVOIR L’ŒIL » DU SÉLECTIONNEUR
L’élevage des bovins concerne deux catégories d’éleveurs : les sélectionneurs et les producteurs. Les sélectionneurs sont définis, dans le
milieu lui-même, comme « ceux qui font de la génétique ». A la différence
des producteurs, qui élèvent des vaches pour faire du lait ou engraissent
les veaux pour faire de la viande, les sélectionneurs créent des « taureaux
19
« Allonger la durée de carrière » d’une truie peut être un choix de l’éleveur, non
partagé par les zootechniciens et vétérinaires qui estiment qu’à partir de la sixième portée, le niveau de prolificité d’une truie baisse et que le pourcentage de porcelets mortnés augmentera. La pression du « technicien » n’est pas toujours suffisante pour
convaincre l’éleveur qu’il faut toujours réformer les truies, après la cinquième ou
sixième portée. A ce propos, un éleveur me parlait de sa réticence à envoyer les truies
à l’abattoir : « le véto me dit toujours qu’il ne faut pas garder longtemps mes truies, mais on
n’aime pas vendre les animaux ».
103
A. PROCOLI
reproducteurs » qui seront vendus au Centre d’insémination artificielle
(CIA) local, l’instance à laquelle les sélectionneurs achètent la semence.
Les sélectionneurs sont considérés comme une élite qui ne se mélange
pas avec les éleveurs producteurs de lait ou de viande. Leur travail
consiste à choisir la « bonne » semence, celle qui améliorera les animaux
du troupeau. Pour ce faire, ils consultent les catalogues fournis par les
centres semenciers, dans lesquels, pour chaque taureau, l’éleveur peut
lire les indices de performances (exprimées en fait par rapport aux capacités de fécondité, de vêlage, de production, de longévité, de résistance
sanitaire « de ses filles »). Or, le choix de la bonne semence dépend de
l’habilité de l’éleveur à observer ses vaches. Déjà au niveau du troupeau,
il doit choisir les meilleures bêtes et puis comprendre quelles sont les
caractéristiques de l’animal à améliorer : les résultats, bien sûr, ne se
verront que sur la descendance. La sélection d’un troupeau est donc un
travail qui s’inscrit dans le temps (marqué par la succession des générations d’animaux). C’est aussi un travail où l’emploi de la technique est
étroitement lié à un savoir qui lui-même s’acquiert dans le temps 20.
Faire de la sélection est un « métier noble » qui dépend de la capacité
de « savoir regarder » l’animal. Au niveau du geste, il n’existe pas de
véritable technique qui permette de distinguer le sélectionneur d’un
producteur. A la différence des sélectionneurs et multiplicateurs de porcins, l’acte d’insémination n’est pas accompli par l’éleveur, mais par le
technicien du Contrôle laitier 21. En revanche, l’éleveur doit savoir
détecter, à l’œil, les chaleurs de l’animal (qui lui permettront d’appeler
l’inséminateur). C’est en effet au niveau du « savoir-observer » que se
situe l’habilité du sélectionneur. Observer l’animal est un savoir appris
sur le tas, difficilement accessible, comme le disent les sélectionneurs,
pour quelqu’un qui n’a pas grandi à la ferme. C’est un savoir qui se
construit dans l’exercice de la pratique quotidienne (sortir ou rentrer les
vaches à l’étable, faire la traite, les surveiller pendant qu’elles mangent,
surveiller les vêlages), dans le contact avec les animaux, dans le lien que
l’éleveur établit avec ses vaches (« une vache est toujours le reflet de son propriétaire »). Cette compétence se mesure aussi dans la capacité d’identifier « au premier coup d’œil » une vache dans un troupeau de cent animaux, et de savoir la nommer. C’est avoir la mémoire généalogique de
ses vaches – caractéristique pour laquelle les sélectionneurs sont renommés – car l’éleveur peut reconnaître, longtemps après, les animaux de
son troupeau, qu’il a vendus à d’autres éleveurs et cela sans l’aide du
support de registres généalogiques. Sa compétence, c’est, surtout, savoir
20
Les sélectionneurs soulignent, à ce propos, que leur métier se transmet de génération en génération. Sur la quarantaine d’éleveurs-sélectionneurs que j’ai rencontrés en
Bretagne, âgés de 35 à 55 ans, presque tous sont fils d’éleveurs.
21
Le Contrôle laitier est un organisme surveillant la sélection des vaches laitières et
la qualité de leur lait. Tout sélectionneur doit y adhérer.
104
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
ce qu’il faut regarder dans le corps de l’animal : le gabarit, le volume du
pis, les pattes, les aplombs, la ligne du dos. Ce regard lui permet d’évaluer le bien-être, la morphologie, la robustesse, la beauté des formes de
l’animal, selon des critères propres au contexte culturel du milieu dans
lequel il travaille. Ainsi un jeune sélectionneur me racontait que,
lorsqu’il va acheter des génisses dans d’autres troupeaux, de loin, il
repère déjà celles qui peuvent lui convenir.
L’apprentissage du métier de sélectionneur se construit dans des lieux
différents. Le processus d’intégration de l’idéal de beauté animale commence par une transmission de père en fils lorsque le métier d’éleveur se
transmet par les réseaux familiaux (on peut imaginer le fils qui regarde et
aide son père dans la gestion du troupeau). Il se poursuit avec la formation scolaire. D’autres circonstances favorisent et stimulent la vision que
l’éleveur se fait de l’animal : la lecture de revues spécialisées 22, richement
illustrées de photos d’animaux (souvent premiers prix de concours agricole), les échanges avec des voisins de ferme, à l’occasion des réunions des
Unités nationales de sélection et de promotion de la race (UPRA), auxquelles appartiennent les sélectionneurs ou, encore, les concours d’animaux, manifestations plus mondaines, très fréquentées par les éleveurs.
La sélection est, surtout, un métier que l’on apprend dans la longue
durée, une œuvre qui se construit tout au long de la vie et, parfois, dans
la continuité du travail des générations précédentes. Nombre de sélectionneurs rencontrés dans le Finistère avaient hérité d’un troupeau déjà
sélectionné par leur propre père. C’était, par exemple, le cas d’un jeune
éleveur de trente ans, fils d’un sélectionneur de vaches de race Holstein.
Il a pu agrandir le troupeau de ses parents en rachetant la ferme du voisin, ce qui lui a permis d’augmenter sa production de lait. Il totalise aujourd’hui un quota laitier de 615 000 litres. Il est devenu l’un des sélectionneurs les plus réputés du Finistère en matière de vaches laitières. Le
cas de cet éleveur est particulièrement intéressant, car il permet de comprendre jusqu’à quel point, pour un sélectionneur de vaches (de même
que, comme on l’a aperçu, chez les multiplicateurs de cochons), la valeur
de son troupeau dépend du temps et du travail investi.
Cet éleveur hérite donc du troupeau de race Holstein que son père
sélectionnait. Toutefois, peu satisfait de la qualité du lait de cette race,
il introduit, dans son troupeau de laitières, des Brunes des Alpes (issues
des montagnes suisses), une race plus rustique que la Holstein et fournissant un lait beaucoup plus riche en matière protéique 23. Actuellement, son troupeau compte soixante-dix-huit vaches dont quarante-sept
22
Les revues les plus lues sont : Production laitière moderne, Réussir lait ou les revues
consacrées à la race élevée et qui sont publiées par les différentes UPRA.
23
En France, la Brune des Alpes est une race à petit effectif (quinze mille Brunes
des Alpes contre deux millions de Holstein), alors qu’elle est très répandue en Suisse,
en Italie du Nord et en Bavière.
105
A. PROCOLI
Brunes et trente et une Holstein. Il espère pouvoir un jour passer complètement à la Brune, mais, pour le moment, cela est impossible car la
Brune est encore, en Bretagne, une race à très petits effectifs. Ayant été
très récemment introduite dans cette région, elle n’est pas encore considérée par les instances locales (chambre d’agriculture…) comme une
race laitière représentative de la région, me dit ce jeune éleveur. Toutefois, ces difficultés ne sont pas de nature à l’arrêter dans sa volonté de
promouvoir la Brune en Bretagne, car il a été déjà confronté, en août
2000, à un accident majeur : il a dû abattre son troupeau de cent
vaches, à cause de la découverte d’un cas d’ESB. Il parle longuement du
troupeau abattu et des efforts qu’il avait consentis pour le sélectionner.
Quelques mois à peine avant son abattage, ce troupeau avait été classé
au concours de Paris, parmi les cinq meilleurs élevages de France. Il
parle tout particulièrement d’une vache, la « chef » du troupeau, qui
était pour lui l’une des meilleures vaches de France. C’était sa première
Brune « née à la maison », à laquelle il s’était particulièrement attaché. Il
avait décidé de ne jamais la vendre : « Elle serait morte à la ferme », me
dit-il. Aussitôt le troupeau abattu, il a cherché à reconstituer un
deuxième troupeau, composé de Holstein et de Brunes des Alpes. Il
achète des vaches Holstein et part en Allemagne pour se procurer des
Brunes des Alpes (c’est en Allemagne, dit-il, que l’on peut trouver les
souches les plus pures de cette race). « Le dimanche, ils sont venus chercher
mon troupeau et le mardi j’étais déjà en route pour l’Allemagne pour chercher un
nouveau troupeau ».
Il y a dans ce récit plusieurs aspects intéressants : l’image de la
« vache préférée », que l’on retrouve souvent dans les récits d’autres
sélectionneurs et qui en dit long sur la relation qu’un sélectionneur
peut établir avec certains animaux de son troupeau 24. Il y a surtout la
volonté de ne pas perdre la continuité dans le travail de sélection (interrompu par l’abattage), en choisissant des bêtes d’élites que son œil de
sélectionneur lui permet de repérer. La réaction de ce jeune éleveur n’est
sans doute pas entièrement représentative des attitudes qu’une catégorie
professionnelle (les sélectionneurs) peut avoir, face à une crise 25. Mais
24
Un couple d’éleveurs me parlant de la vache la plus âgée du troupeau, en fin de
carrière (elle a dix-sept ans et a produit cent mille litres de lait), disait : « Depuis un an,
elle ne produit plus, mais nous avons décidé de la garder. Elle mourra à la maison ». Ils ne voulaient pas la réformer car ils savaient qu’elle aurait été envoyée à l’équarrissage (depuis
l’épizootie d’ESB, les très vieilles vaches sont détruites). Ils estimaient en effet qu’une
fin « digne » pour une vache, c’est l’abattoir et non pas l’équarrissage où sa carcasse est
détruite. Ils la laissaient ainsi pâturer dans le champ où elle avait spontanément
« adopté » un veau.
25
Ainsi, l’un des multiplicateurs de cochons que j’avais rencontré était autrefois
sélectionneur de cochons. Mais à cause d’un vaccin défectueux, il avait dû « évacuer »
(c’est-à-dire éliminer) son troupeau en entier. Depuis, il n’avait plus voulu exercer le
métier de sélectionneur, qu’il considérait comme un métier à risque. Il avait préféré,
dans l’organisation professionnelle, descendre à un niveau inférieur pour exercer le
métier de multiplicateur qu’il considérait moins risqué, car les animaux ne sont pas
aussi fragiles que les races pures du sélectionneur.
106
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
elle est significative de la crainte de l’éleveur face à la perte d’un bien
réalisé dans le temps et au fil des générations, et dont la valeur est donnée par le travail. Ces considérations sur la durée conduisent à examiner, plus en détail, comment les pratiques d’élevages visent à assurer la
longévité des animaux. Cet aspect se dégageait déjà des récits des multiplicateurs de porcs, qui valorisaient la durée de vie de leurs reproductrices. On verra aussi comment, chez les sélectionneurs de bovins, qui
disposent, dans leur travail d’éleveur, d’une marge de manœuvre supérieure à celle des éleveurs de porcins, la recherche d’animaux
« durables » s’allie à des « pratiques de localisation » de leurs animaux.
PRATIQUES DE « LOCALISATION » DE L’ANIMAL
Les modes d’élevage industriel ont donc abouti à la délocalisation
spatiale des animaux 26, ainsi qu’à la compression de leur cycle de vie.
Qu’il s’agisse de volaille, cochons ou bovins, l’industrialisation a bouleversé les rythmes biologiques de l’animal, en avançant l’âge de la reproduction, en intensifiant son état de gestation, et en raccourcissant sa
durée de vie. Alors que la vache laitière d’autrefois vivait de dix-huit à
vingt ans, la vache d’aujourd’hui est souvent réformée dès l’âge de cinq
ans. Un marchand de bestiaux du Finistère me disait que, souvent,
« la vache de réforme Holstein est, à la limite du paradoxe, presque encore une
génisse ». Il est vrai, expliquait-il, que la Holstein a en général un rendement supérieur à celui de toute autre vache, ce qui lui vaut la qualification de « machine à lait » 27. Mais c’est précisément en raison de cette
forte productivité qu’elle serait stressée, fragilisée et que sa durée de vie
est courte.
Examinant son livre d’achats de l’année 2001, mon marchand de
bestiaux me raconte que parmi les quatorze dernières vaches Holstein
26
L’industrialisation de l’élevage a provoqué une séparation spatiale des trois étapes
de la vie de l’animal (naissance, vie et mort). Alors que dans la société paysanne
d’autrefois, son cycle de vie s’accomplissait souvent sur le même lieu – c’était particulièrement vrai du porc qu’on engraissait et tuait à la ferme –, dans la société
d’aujourd’hui, les animaux circulent, éventuellement sur de grandes distances. Séparé
de son troupeau de naissance, l’animal poursuit sa croissance dans un autre. Sa mise à
mort a toujours lieu loin de la ferme, à l’abattoir.
27
La vache Holstein produit aujourd’hui environ 10 000 kg lait/an. Pour atteindre
cette productivité exceptionnelle, elle doit être nourrie avec des compléments alimentaires protéinés (bouchons de luzerne, tourteaux de tournesol, maïs).
D’autres races laitières (Normande, Pie Rouge des Plaines, Brune des Alpes) peuvent se rapprocher de cette productivité, mais elles ne la dépassent jamais. La production de la Holstein est trois fois supérieure à celle des races laitières locales qui
n’ont pas subi le même processus d’industrialisation d’élevage. Ainsi la Bretonne Pie
Noire, la race locale d’avant l’industrialisation, a une taille deux fois plus petite que
la Holstein et produit 3 000-4 000 kg de lait/an.
107
A. PROCOLI
qu’il a achetées auprès d’éleveurs pour les revendre aux abattoirs, neuf
avaient entre deux et trois ans et n’avaient fait, dans leur carrière,
qu’une seule lactation. S’apercevant de la déception des éleveurs
contraints de réformer leurs jeunes vaches, ce marchand a été le premier
à introduire la Brune des Alpes, dans les élevages du Finistère. Pour lui,
elle possède toutes les caractéristiques permettant de concurrencer la
Holstein : sensiblement la même taille, plus rustique, moins gourmande
(elle mange des fourrages) et elle « transforme bien », son lait contenant
moins de matière grasse et plus de protéines. Sa croissance est beaucoup
plus harmonieuse : elle produit 1 000 kg de lait en moins que la Holstein à la première lactation, mais elle la rattrape dans les lactations suivantes. « Elle ne s’épuise pas toute de suite, – s’exclame notre marchand de
bestiaux – tandis que la Holstein s’épuise, souvent, deux ans après sa première
lactation ». Pour lui la Brune devient le symbole d’une vache « authentique », qui « a encore le réflexe de téter », dit-il comme en parlant d’une
chose rare. Il a pu convaincre, raconte-t-il avec grande fierté, nombre
d’éleveurs du Finistère, dont notre jeune sélectionneur, des qualités
exceptionnelles de la Brune et, tout particulièrement, de la possibilité
de fournir un lait de qualité. Faut-il alors penser que ce marchand a été
l’« inventeur » d’un nouvelle façon de faire de l’élevage laitier en Bretagne ? Je dirais plutôt que tout cela est dans « l’air du temps » : il a
répondu à une demande d’éleveurs à la recherche d’un mode d’élevage
moins stressant pour l’animal et privilégiant la qualité. N’oublions pas
le contexte socio-économique qui valorise aujourd’hui une consommation « de qualité » et le développement durable.
En dehors du milieu des éleveurs de Brunes – ils représentent environ 1 % de la cinquantaine de sélectionneurs laitiers que j’ai rencontrés
– d’autres éleveurs rencontrés lors de mes enquêtes finistériennes cherchent aussi à développer un mode d’élevage plus qualitatif. L’un d’entre
eux me raconte avoir eu autrefois un troupeau de Holstein et l’avoir
remplacé par un troupeau de Montbéliardes, qu’il est allé chercher dans
le Jura. Le choix de ces vaches, employées dans le Jura pour faire un fromage AOC (le Comté), n’est pas dû au hasard car, aujourd’hui, grâce à
leur lait particulièrement riche en matière protéique, il peut produire
un fromage de qualité, la « Tomme de Nevez », chose exceptionnelle
pour la Bretagne qui n’est sûrement pas réputée pour sa production fromagère (le seul fromage produit est le gruyère, considéré comme un fromage de deuxième catégorie). Il a ainsi installé dans sa ferme un atelier
de production du fromage, dans lequel travaille sa femme, ainsi qu’une
salle de vente directe destinée aux touristes, nombreux dans la région,
surtout l’été.
Les récits de ces éleveurs « conventionnels » ayant opté pour des
« grandes vaches » autres que la Holstein (la Brune, la Montbéliarde)
expriment finalement leur recherche d’un animal bien typé, un animal
« local » (même s’il n’est pas originaire de Bretagne et qu’il faudra l’y
108
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
enraciner 28), tout ce que ne représente pas pour eux la vache Holstein,
une vache « globale » 29.
Une vision plus extrême de localité amène d’autres éleveurs à se
tourner vers les vaches locales bretonnes, dites vaches à petit format (la
Bretonne Pie Noire, la Froment du Léon, la Nantaise) 30. Dans le SudFinistère, sur la côte, on trouve des élevages de Bretonne Pie Noire
(BPN), la vache dominante dans l’agriculture bretonne avant l’industrialisation. Il s’agit soit d’éleveurs qui ont hérité du troupeau de BPN
ayant appartenu à leurs père et grand-père, soit de jeunes, souvent fils
d’éleveurs « conventionnels », qui ont voulu se tourner vers une vache
leur permettant un mode d’élevage « plus authentique » et qu’aujourd’hui, on classifie, plutôt, dans le contexte de l’agriculture biologique. Vache féconde et de grande longévité (elle dépasse souvent les
quinze lactations), la BPN est alimentée essentiellement avec les produits de la ferme (herbe, foin en hiver, betteraves fourragères, parfois
choux et citrouilles). Résistante aux intempéries et aux maladies, elle
est adaptée à des terres pauvres (elle paissait sur la lande). C’est la seule
vache que l’on retrouve aujourd’hui dans les zones littorales du Finistère, zones difficiles car séchantes en été et hydromorphes en période
pluvieuse (terres argileuses). Son mode d’élevage est complètement
extensif : afin de conserver les caractéristiques propres à la race et d’en
tirer partie en termes de limitation des coûts de production, les éleveurs
laissent les bêtes le plus longtemps possible en plein air (sauf en cas de
trop mauvais temps) (Brossard, 1999, p. 26). Contrairement aux autres
races davantage spécialisées dans les élevages conventionnels (soit laitières, soit allaitantes), la BPN est une race polyvalente, bouchère et laitière à la fois. Elle fait un lait particulièrement riche en matières grasse
et protéique, avec lequel les éleveurs font du fromage et du beurre.
Ainsi, parmi les éleveurs que j’ai visités, certains avaient installé des
ateliers de production de fromage et, même, de découpage de la viande.
La vente directe de leurs produits (fromage, lait, beurre, viande) au
marché de la ville, qui constitue souvent pour eux la source principale
28
Pour donner un exemple, en 2004, la Bretagne est la cinquième région de France
en nombre de Montbéliardes (11 095 têtes), après la Franche Comté (région d’origine
134 000 têtes), Rhône-Alpes (106 585 têtes), l’Auvergne (50 940 têtes), la Bourgogne
(18 758 têtes), mais avant les Pays-de-la-Loire (10 238 têtes). Source : www.montbeliarde.
org.
29
La Prim’Holstein est issue du croisement d’animaux de type Hollandais Pie
Noire et de type nord américain Holstein Friesian (Pellegrini, 1999, pp. 113-114). La
Prim’Holstein est aujourd’hui une vache mondiale : en 2004, on compte 10 905 000
têtes dans la Communauté européenne avant élargissement (dont 2 800 000 têtes en
France) et 8 640 000 têtes aux Etats-Unis (source : www.primholstein.com). En 2002, il y
avait 487 130 vaches Prim’Holstein en Bretagne (source : www.paysan-breton.fr/production_animaux.php).
30
Ces races sont inscrites dans le plan de sauvegarde géré par le Parc régional de
l’Armorique (Centre-Finistère).
109
A. PROCOLI
de leurs revenus, bénéficie de la valorisation accordée aujourd’hui à tout
produit « local », fabriqué à partir d’animaux ayant un enracinement et
élevés avec un régime alimentaire autarcique 31.
« Une bonne viande ou un bon lait dépend de la génétique » disent souvent
les éleveurs-sélectionneurs. La qualité du produit dépend, tout d’abord,
de la race. Aussi, pour les sélectionneurs de bovins, le choix de la race
représente-t-il un point très important : ils font de la « race » de leur
vache un élément d’identification et, de préférence, élèvent une seule
race à la fois, en se reconnaissant en tant que « éleveur de » Holstein, de
Brune des Alpes, de Montbéliarde ou de BPN. Même lorsqu’ils élèvent
deux races à la fois, comme on l’a vu dans le cas de troupeaux mixtes,
Holstein et Brunes, ils cherchent à se distinguer par la race qu’ils préfèrent. Chez certains éleveurs, aux attitudes plus extrêmes, la localité de
l’animal peut aussi se construire par la « pureté » du patrimoine génétique de la race. Ainsi, un sélectionneur de BPN, fils et petit-fils d’éleveurs de BPN, me parle des pratiques d’hybridations qui, dans le passé,
ont compromis la « pureté » de cette race. Il raconte comment la BPN
a failli disparaître dans les années 1970, lorsqu’on l’a croisée « en
douce » avec la Frisonne, importée d’Hollande, qui, elle-même, avait
déjà été croisée avec la Holstein américaine. Il soupçonne une substitution entre semences : celle de taureaux Holstein aurait été vendue
comme semence de taureaux BPN et les croisements produits auraient
conduit à « l’absorption » du sang de la BPN. Pour lui, ces pratiques
ont causé la vertigineuse diminution des effectifs de la race locale, à tel
point qu’en 1976 un plan de sauvegarde a dû être mis en place 32. Luimême a été l’un des promoteurs de ce plan. Il a orienté son travail de
sélection vers le rétablissement de la pureté de la race. Pendant toute sa
carrière, il s’est appuyé sur l’observation de génisses nées dans son troupeau pour rédiger des tableaux généalogiques dans lesquels il marquait
31
La vente des produits peut aussi bénéficier du logo « Agriculture biologique »,
que possède parfois l’éleveur de BPN. Ce label est la reconnaissance officielle d’un
mode de fonctionnement qui, en fait, est commun à tous les éleveurs de BPN (qu’ils
aient le label « bio » ou non). Dans leurs élevages, on n’utilise pas de produits chimiques sur la terre, on nourrit l’animal avec les produits de la ferme, on fonctionne
en circuit fermé (les éleveurs de Pie Noire ne se mélangent pas aux autres éleveurs) et
on est soi-même transformateur de la matière de ses propres animaux (les éleveurs de
Pie Noire vendent directement à la ferme, ou sur les marchés, les produits laitiers ou
la viande de leurs animaux).
32
En Bretagne il y avait, au début des années 1950, 700 000 bretonnes Pie Noire.
Dans les années 1970, il en restait 300. Un plan de sauvegarde a été établi en 1976.
« Après un travail de prospection sur le terrain, sont rassemblés 46 éleveurs volontaires, regroupant ainsi 311 mères de généalogie connue. Ces animaux sont répartis, en fonction de leur
parenté, dans huit familles, mâles et femelles […]. Ce classement par famille est à la base du
système d’accouplements raisonnés dont le but est de limiter la consanguinité et de conserver le
maximum de variabilité génétique dans une population à petit effectif. Les mâles de la famille
sont utilisés sur les femelles de la famille deux années de suite, puis la semence de ces mâles est
inséminée sur les femelles de la famille […] » (Brossard, 1999).
110
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
en rouge les « mauvais taureaux » (qui, pour lui, étaient toujours des taureaux hybrides, issus de croisements entre Frisonne et BPN), pères de
génisses nées en mauvaise santé ou avec des tares, et les « bons taureaux », pères de génisses saines. A travers la sélection des semences de
ces derniers, il a pu ainsi accomplir un travail d’épuration de la race et,
surtout, il a pu obtenir des vaches à durée de vie longue, ayant une très
bonne capacité de production laitière. C’est le cas, comme il le raconte
fièrement, d’une vache de son troupeau qui a atteint l’âge de vingt ans
et qui a fourni 8 000 litres de lait par an (soit une capacité de production double de celle d’une BPN standard).
L’attitude de cet éleveur est extrême – elle est d’ailleurs considérée
comme telle par les autres éleveurs de BPN que j’ai interrogés – et,
pourtant, elle répond à la même logique que celle d’autres éleveurssélectionneurs, de cette race ou d’autres. L’animal délocalisé, autrement
dit « global » – dont la Holstein, sélectionnée à partir des semences
mondiales, est le symbole – est, dans ce milieu, impensable. Il faut que
l’animal ait une appartenance territoriale, une identité. Le travail de
sélection qui, on l’a vu, s’inscrit dans la durée et, parfois, dans la continuité générationnelle, aboutit finalement à fabriquer des animaux
« identifiés », c’est-à-dire insérés dans une race, un territoire, une généalogie. La relation d’affection que l’éleveur peut établir avec eux en est le
symbole.
CONCLUSION
En considérant la hiérarchie du monde de l’élevage, on a vu, qu’en
montant vers les niveaux supérieurs, le métier de l’éleveur se caractérise
par le fait qu’il gère l’entièreté du cycle de reproduction de l’animal
pour obtenir une bonne descendance. Si l’on écarte les gestes techniques
partagés par les divers échelons (comme nourrir et soigner les animaux),
l’élément distinctif du métier, c’est « l’œil ». L’acuité du regard
témoigne de la connaissance que l’éleveur a de ses animaux (Grasseni,
2003) ; elle dépend, fondamentalement, du temps que l’éleveur passe
avec ses animaux.
On a vu également que ce temps est très court en aviculture, où les
éleveurs, qui ne sont pas propriétaires de leurs animaux, doivent en
quelques semaines gérer plusieurs milliers d’animaux. Cette industrialisation du secteur avicole a probablement été favorisée par le fait qu’il
s’agit d’espèces prolifiques, se reproduisant sur des temps très courts.
Dans ce contexte d’élevage, on n’observe pas de relation établie entre
l’éleveur et l’animal : la connaissance que le premier a du second est,
finalement, très sommaire.
Les choses se passent différemment pour les espèces porcines et surtout bovines qui ont des cycles de reproduction beaucoup plus longs.
111
A. PROCOLI
Les vaches ont un cycle de reproduction presque trois fois plus long que
celui des truies et une prolificité beaucoup plus faible : c’est la raison
probable pour laquelle l’élevage des truies (intensif et hors-sol) est plus
industrialisé que l’élevage des vaches laitières ou allaitantes. La taille du
troupeau n’est pas non plus la même : 100 unités représentent la taille
maximale d’un troupeau de bovins en Bretagne, alors que 120 truies
constitue la taille minimale du troupeau porcin (la taille maximale
atteint 1 000 truies environ). La connaissance qu’un éleveur a de ses
vaches ne peut être que supérieure à celle qu’un éleveur a de ses truies.
On a même vu, dans le cas de l’élevage bovin, que l’opposition entre
animal de rente et animal de compagnie s’atténue, lorsque l’éleveur a
passé de nombreuses années avec son animal.
La connaissance de l’animal, rappelons-le encore, est d’autant plus
approfondie que le temps passé par l’éleveur avec ses animaux est plus
long. On peut donc supposer que si la technique permet d’abréger ce
temps, la compétence de l’éleveur se réduira et, finalement, l’existence
même d’une relation entre l’éleveur et son troupeau sera mise en péril.
C’est alors que l’animal de rente deviendra une « machine ».
112
REPRÉSENTATION DE L’ANIMAL DE RENTE
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