claude bourget(corr)

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claude bourget(corr)
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© RÉGIS DEBRAY, 1996. TOUS DROITS RÉSERVÉS
28 octobre 1996. Claude Bourdet
Claude Bourdet a occupé une place très singulière dans notre vie politique : celle, peu enviable, du perdant. Du marginal, de l’inclassable, de
l’anticonformiste. De celui qui ne fait pas carrière, du militant sans ambition qui ne devient pas dirigeant, de l’engagé infatigable qui ne décroche
pas même un portefeuille au passage. Cette singularité quelque peu aristocratique (assez exceptionnelle chez un élu démocrate), —le temps est
peut-être venu de se demander, quelques mois après sa mort, s’il ne
conviendrait pas de la généraliser, de l’étendre au-delà d’un cercle de
happy-few. Il faudrait d’abord l’étudier de près. Oui, posons-nous la question de savoir si nous n’aurions pas intérêt, nous les citoyens ordinaires, à
donner droit de cité à l’attitude du minoritaire-né. Si Claude Bourdet
n’avait pas été, tout compte fait, en avance sur la politique de son temps,
et de plain-pied avec la nôtre —et non cet idéaliste un peu rêveur, ce noble
chevalier de causes perdues que voyaient en lui ses adversaires, et parfois
ses amis eux-mêmes. Je me range parmi ceux-là, même si je n’ai partagé
ni tous ses combats, il s’en faut, ni toutes ses idées.
*
Le temps qui passe permet de faire le tri, entre les vivants, entre les
morts, entre les livres. En français, sur les camps nazis, il y a Antelme. Sur
la Résistance dans notre pays, il y a Bourdet. Pour ces deux œuvres un peu
clandestines —L’Espèce humaine, L’Aventure incertaine— et que je mets
à même hauteur, pour des raisons différentes, l’avenir durera longtemps.
Dans ce dernier livre (il faudrait des heures pour rendre compte d’un récit
aussi rigoureux), il y a un passage racontant, fin 41 début 42, une entrevue
avec Malraux. « Vous avez de l’argent ? —Non. —Des armes. —Non. —
Repassez me voir quand vous aurez tout cela… ». Bourdet était déjà un
farfelu, un vrai (même si l’auteur de la Condition humaine a inventé le
mot, Claude Bourdet mérite encore plus le titre). Les premiers résistants
n’étaient pas des gens sérieux (« Et si tout le monde avait réagi en 41
comme des gens sérieux, observe-t-il, il n’y aurait pas eu de Résistance »).
C’est bien pourquoi ses pionniers furent des nouveaux venus de la vie politique ; pas des politiciens professionnels ni des aventuriers professionnels. Un politique est un réaliste, et « jusqu’au printemps 1941 il était très
difficile à un esprit réaliste d’entrer dans la Résistance ». Les risques
étaient trop grands : pas les risques physiques (Malraux était courageux),
le risque de perdre, et surtout de se dépenser en pure perte. Aussi Claude
Bourdet se dit « poussé par un démon intérieur, qui n’était pas du domaine
rationnel ». Que ce daimon socratique n’était pas raisonnable —c’est évident. La question est de savoir ce qu’on peut trouver en lui de rationnel. Et
de comprendre comment ce démon, ou cet ange (c’est souvent la même
chose) est venu épouser une certaine raison historique, la nôtre, aujourd’hui.
Essayons sinon de rationaliser, du moins de chercher la formule.
Inclassable, disions-nous. Comment circonscrire l’original ? Ce n’était pas
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un homme de « réseau » mais de « mouvement ». Pas un homme de Parti
ni de bureau : Claude Bourdet n’avait pas le respect inné des hiérarchies.
Mais cet anti-apparatchik n’était pas non plus un aventurier, il veille à
s’organiser, il s’inscrit. Cela étant, l’affilié n’a fait allégeance à aucun seigneur, même si ce cosmopolite n’était pas sans appartenance. Cet irrécupérable, notons-le, n’a pas gravité autour du P.C. ni autour du gaullisme,
même de gauche. Appelons-le un non-aligné. D’où son intérêt pour le mouvement du même nom. Au fond, il n’était pas aligné sur le fait. Il sousestime systématiquement les faits accomplis. Refuse de se laisser
intellectuellement intimidé par les puissances et les évidences du jour.
Posture chrétienne, sans doute : contre les forts et les majorités. Contre
Staline, pour la Yougoslavie de Tito. Contre l’Empire américain, pour le
Vietnam. Contre le colonialisme français, pour l’Algérie. Pour la Palestine,
contre les répressions israéliennes. Il mise toujours sur le mauvais cheval,
et se retrouve du bon côté. Ce « raté » de la politique professionnelle n’aura
raté en somme aucun rendez-vous avec l’histoire de son temps. Ce farfelu,
à chaque fois, a parié sur l’improbable contre l’inévitable. Conclusion : il
n’est pas besoin d’être cynique pour être clairvoyant.
Claude Bourdet se gardait de diviniser ou de diaboliser qui que ce soit.
N’accable d’aucun sarcasme ses adversaires. Les siens, curieusement,
étaient à peu près ceux de Bernanos : les réalistes. Il en distinguait trois
sortes : le réalisme instinctif du bourgeois ; le réalisme scientifique du
communiste ; le réalisme technique de l’expert. L’extraordinaire, c’est que
les vingt ans écoulés ont montré le caractère utopique et vain de tous ces
réalismes et de chacun d’entre eux. Pas besoin de faire un dessin.
Le dévoilement de 1940, celui qui révèle l’ensemble d’une classe dirigeante comme, je le cite, « une pyramide d’incompétences et de faux-semblants sous les déguisements de la culture et de la technique » —c’est une
expérience subversive qui n’a pas toujours les caractères de l’Apocalypse
mais dont personne ne peut dire qu’elle n’appartient en propre qu’à une
seule génération. Les cadets de Claude Bourdet, en France et ailleurs, ont
eu plus d’une occasion d’approcher ce gouffre mental –de façon moins
dramatique, heureusement, mais les retombées de l’expérience restent au
fond assez vertigineuses. Voilà qui donne un certain coup de jeune aux
aînés comme Claude Bourdet.
S’il n’avait pas les pieds sur terre, comme on dit, il ne siégeait pas non
plus au ciel, avec les belles âmes. Cet homme de principes n’était pas un
moraliste. Il n’en avait pas l’amertume. Un moraliste en politique ou
tourne le dot au présent immédiat ou se bâtit un réel sur mesure. Lui prenait l’actualité pour ce qu’elle est, sans illusions ni récriminations, mais
sans perdre le nord ni les principes. D’où le caractère finalement opérationnel de ses prises de position. C’est à tort que nos décideurs le croyaient
désuet (comme le terme même de « compagnon » dans l’Ordre de la
Libération). Cette morale sans ressentiment, cette lucidité sans misanthropie, cette indépendance sans orgueil, voilà une attitude promise à une
des résurgences inattendues qu’il appelait de ses vœux, à la fin de son
grand livre, dans le dernier chapitre intitulé Si le grain ne meurt où il
passe en revue les longues, les souterraines, les imprévisibles germina-
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tions et filiations qui permettent à l’énergie humaine de ne pas se perdre
tout à fait au fil des décennies, dans le cours des siècles. Il prenait pour
exemple de cet entêtement à préserver dans l’être l’esprit du christianisme,
celui de la Révolution française et celui de la Résistance. Il aura été fidèle
aux trois, et c’est grâce à des marginaux, à des faux naïfs comme lui que
nous avons aujourd’hui quelque chance de rester dans l’axe central de
notre Histoire.