Docteur Naceur Khemiri Nietzsche, la danse comme

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Docteur Naceur Khemiri Nietzsche, la danse comme
Docteur Naceur Khemiri
Nietzsche, la danse comme Grand Style.
Il est souvent reconnu dans la pensée de Nietzsche non une renaissance du mythe,
comme le propose Habermas, mais une forme de l’écriture philosophique qui déconstruit
jusqu’à sa fin l’entreprise de la métaphysique. Ainsi Jacques Derrida fait-il l’éloge de
l’écriture nietzschéenne en tant que dissémination du logos de la philosophie. Est-il possible
de séparer totalement la musique Dionysiaque et la beauté singulière des formes
apolliniennes ? Ou faut-il trouver une nouvelle intrication de la musique et de la forme dans
les styles Nietzschéens, comme le voudrait Philippe Lacoue-Labarthe1 ?
1- Dionysiaque ou Apollinien ?
Pour Nietzsche, c’est le style de l’écriture qui trace toute la différence entre « la lettre morte et
la lettre vivante ». Il met en place une stratégie d’écriture et de pensée qui permettra, de
l’intérieur de la langue, dé-construire la dite métaphysique et toutes les valeurs morales du
christianisme. Il annonce une nouvelle manière de parler, une manière inouïe d’écouter et
enfin une nouvelle multiplicité de désirs : de penser l’être, le corps et le monde dans leurs
différences.
Dans son texte, Lire et écrire, Nietzsche appelle de ses vœux, par la voix prophétique de
Zarathoustra, à une écriture avec du sang. Bien plus, en même temps, il réclame qu’on sache
danser : « De tous les écrits, je n’aime que ce qu’on écrit avec son propre sang et son esprit
(…) celui qui écrit avec sang et sentence ne veut pas être lu mais appris par cœur ».2
Pour qu’on cesse de regarder le livre afin de vivre dans son « cœur et son corps », il y a donc
une autre écriture, celle qui ne peut se laisser réduire et décliner par la mort, une écriture
pleinement vivante, et affirmative. L’écriture du sang doit se comprendre comme un saut
perpétuel de sommet en sommet, imposant au lecteur un même rythme, une même danse.
1
2
Philippe Lacoue-Labarthe, musica ficta, (figures de Wagner) Paris, éd, Christian Bourgois, 1991.
Fréderic Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Liv., I trad, De Candillac, (M), Paris, éd. Gallimard, 1979, p.56.
1 Il y a un lien étroit entre la danse et l’écriture ; dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche
affirme à plusieurs reprises que la danse est l’écriture du corps et du sang : « Mon style est
une danse, il joue avec les symétries de toutes sortes, il les franchit d’un bond et les raille ».3
Selon Nietzsche, il existe une sorte d’écriture de la chair puisque le corps est ce tissu
sémiotique où s’exprime le langage des affects. La nature même est déjà un texte, une
interprétation. Le langage des affects tus est un texte sans référent extérieur, sans
transcendance ni signifié transcendantal.
Cette écriture non linéaire donne du souffle à l’inspiration, fait penser, elle communique des
états, des tonalités affectives. Tant que l’homme original est sensible au rythme, l’homme se
sent devenir poète ou simple auditeur enchanté, uniquement par cette force du rythme
créateur, qui se fait médiation entre les hommes.
C’est pourquoi le texte de Nietzsche entend former un nouveau type de lecteur. Il serait non
plus réceptif ou réactif, non plus un simple spectateur mais un acteur et un inventeur.
Toutefois, on doit comprendre que la métaphore dans le texte nietzschéen, dans sa relation
intime à la liberté, à la responsabilité, à l’autonomie et à la maîtrise, évolue dans une direction
qui transforme l’éthique en esthétique.
Par exemple, l’amour se réalise par son caractère sublime, « restance » d’une réalité tout aussi
problématique. La perfection dans l’expression poétique réalise en partie la morale
physiologique, et indiscutablement l’esthétique de Nietzsche.
D’où l’importance extrême que Nietzsche accorde au paradigme esthétique dans la totalité de
son œuvre philosophique. Sa stratégie originale consiste à emprunter aux artistes leur talent
déconcertant pour la lutte active contre toute discursivité nihiliste. Il convient alors
d’interpréter toute sa philosophie à partir de la notion d’esthétique. Elle révèle la vraie
signification de son projet de transmutation de toutes les valeurs.
Dès Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche avait démontré l’origine
métaphysique du langage et sa signification indispensable. Les deux principales parties
composant ce livre auront pour fonction de rendre explicite cette distinction, entre une théorie
métaphysique et une herméneutique fonctionnant selon des critères méthodologiques relevant
des pratiques artistiques, qui constituent en définitive le Grand Style. C’est du Grand Style
3
Fréderic Nietzsche, cité par B. Boutrat, in, Inversion ou soleil, Paris, éd. Gallimard, 1981, p. 194.
2 que Wagner est le plus éloigné, « le grand style est ce qui appartient évidemment à l’homme
d’exception, le Grand style consiste à mépriser la beauté minime et courte (…), il est le fruit
de la grande passion et de la tension de la volonté ».4
Ainsi, l’écriture nietzschéenne inaugure un autre monde, une perception inversée des choses
et une « transmutation des valeurs ». Par exemple, Zarathoustra rit d’abord des anciennes
tables, puis il fait du rire une danse, un moyen de dépassement, d’affirmation puisque la
généalogie même est une philologie historique. Cette dernière cherche à retracer la
provenance des mots, à dévoiler les transformations du sens qui se situent derrière le sens
actuel.
L’aphorisme répond ainsi à cette exigence de la volonté de puissance artistique que Nietzsche
nomme le Grand Style. Au-delà du langage, il y a toujours ce qui l’a précédé, non le silence
pur mais une pensée et un rythme musical sans parole.
C’est pourquoi dans l’absence de musique, la vie ne serait qu’une erreur. Nietzsche écrivait «
Je ne m’adresse qu’à ceux qui ont une parenté immédiate avec la musique, ceux dont la
musique et pour ainsi le giron maternel et qui n’entretiennent avec les choses que des relations
musicales ».5
Pour Nietzsche, l’épopée et la sculpture sont des créations apolliniennes, la musique est l’art
dionysiaque par excellence. Cette dernière exprime le vouloir dans son unité. La musique est
le miroir du vouloir éternel, alors que les beaux- arts reproduisent les phénomènes individuels
et leur donnent une sorte d’éternité dans l’instant « Le mot d’apollinisme désigne la
contemplation extasiée d’un monde d’imagination et de rêve, du monde de la belle apparence
qui nous délivre du devenir, le dionysien d’autre part, conçoit directement et activement le
devenir, le ressent subjectivement comme la volupté furieuse du créateur ».6
Nietzsche pense que dans l’ivresse dionysiaque se manifeste à la fois « le dessaisissement »
mystique de soi, l’effacement joyeux des limites, l’extase de la possession par les forces
naturelles ou la fusion panique avec la nature et le lien musical.
Selon Heidegger, l’ivresse constitue chez Nietzsche l’état esthétique fondamental. Dans
l’ivresse dionysiaque réside la sexualité la plus débridée et la volupté la plus obscure à la
conscience. Elles ne font point défaut à l’apollinien du point de vue de la forme belle.
4
J. Montaigne, Nietzsche, la question et le sens, éd. Aubier, 1972, p, 25.
Georges Liébert, Nietzsche et la musique, Paris, P.U.F, 1995, p.3
6
Fréderic Nietzsche, La volonté de puissance, Liv, IV, trad, Bianquis, T. II, Paris, Gallimard, 1995, § 545, p.368-369.
5
3 Nietzsche désigne d’abord deux éléments dans l’ivresse, le sentiment de forte intensité et le
sentiment de plénitude achevée. Ainsi donc, l’ivresse constitue la tonalité affective
(Stimmung) fondamentale.
La beauté rythmique sera ce qui détermine cette tonalité : « L’état esthétique n’est ni quelque
chose de subjectif ni quelque chose d’objectif, des deux termes fondamentaux ivresse et
beauté deviennent de la même manière l’ensemble de l’état esthétique »7.
Dans le renversement nietzschéen du platonisme, le tragique devient divin et ce qui
caractérise la totalité, est ce qui peut-être affirmé d’un tout non totalisable. Chez Nietzsche le
tragique désigne l’inséparabilité du haut et du bas, du vrai et du faux, du bien et du mal, il
constitue un symptôme de force, un phénomène de pure affirmation de l’existence « la joie
tragique, c’est une autre joie que toute joie ordinaire, une joie religieuse mais ne procédant
pas de cette religion publique, dogmatique, mystique et sans article de foi ».8
La tragédie est cette articulation subtile et profonde brisante où se joue l’accomplissement
quasi-impossible du fini et de l’illimité. La tragédie est le théâtre d’un accouplement
monstrueux avec l’inhumain, c'est-à-dire avec le divin Dionysos. C’est la raison pour laquelle
Nietzsche recourt aux métaphores musicales, tant que la musique elle –même est la vie, elle
est la métaphore de la vie telle qu’elle doit être. Nietzsche présente le goût musical comme
étant le modèle de l’amour de toutes les choses. De même, le discours musical sera toujours,
pour lui, le modèle de tout discours, même le discours philosophique.
Dès lors, la lecture musicale, que Nietzsche pratique et recommande, est un moyen privilégié
de compréhension. Le penseur devrait, écouter, «Tu m’as appris que, en dansant, le « je » qui
résonne à la musique pense à ce qu’il est là où il ne pense pas penser. Par ton « je danse- je
suis » tu as dépouillé la violence que la philosophie faisait au « je » d’existence en le
déduisant du « je » pensant- je pense, donc je suis »9, la musique est le guide de l’instinct
esthétique ainsi que celui de la connaissance.
Si Nietzsche montre que la tragédie ne pouvait avoir le jour sans l’intervention d’Apollon, il
ne dissimule pas cependant que « le dieu de toutes les formes plastiques » et de la belle
apparence n’a qu’un rôle de médiateur. La priorité dans le processus créateur revient à
7
Martin Heidegger, Nietzsche I, trad, Pierre Klossowski, Paris, éd. Gallimard, 1971, p. 109.
Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, éd. Gallimard, 1993, p. 223.
9
Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.
8
4 Dionysos, le dieu de l’ivresse et du chant extatique. Nietzsche le désigne comme « l’être
véritable ».
Lorsque Nietzsche parle de l’Art, c’est d’abord et presque exclusivement à la musique
rythmée qu’il se réfère, et c’est l’origine de sa rupture avec Wagner, pour qui l’opéra est l’art
supérieur. Le rythme représente pour Nietzsche l’Art tout entier et le monde artistique « la
musique comme art universel non national, intemporel est le seul art florissant ».10
Contrairement à ce qu’il semble se dire parfois, que Nietzsche rend hommage à la doctrine
schopenhauerienne de la musique, Nietzsche dès les premières versions de Naissance de la
tragédie est radicalement opposé à cette doctrine. Il situe la musique en dehors des autres arts.
Elle n’exprime pas seulement telle joie ou telle affection. Elle livre directement l’essence des
sentiments, comme telle, inscrite dans le vouloir.
Or Nietzsche dans sa destruction du système schopenhauerien refuse l’idée que la musique
imiterait le vouloir, puisque la volonté est musique. Tant qu’il n’y a pas de pur vouloir en
deçà de la musique, elle est l’Être même. La musique du monde se révèle pré-harmonique et
pré-mélodique. Ce sont des tons encore inouïs de la part du monde que le compositeur
rassemble et condense. La musique de l’être est une symbolisation originaire.
Cette symbolisation musicale primordiale n’est autre que le travail de l’imagination créatrice,
de la force plastique formatrice qui plonge dans le rythme pur, la ritournelle : « Par rapport à
la musique, toute manifestation n’est bien plutôt qu’un substitut analogique. D’où, il suit que
le langage, en tant qu’organe et symbole de la manifestation, ne peut jamais ni nulle part tirer
au-dehors le fond le plus intime de la musique »11.
Le projet nietzschéen c’est d’essayer de faire renaître les Grecs sous les traits allemands.
Après la lecture de Schopenhauer, Nietzsche envisagea la possibilité d’un retour du tragique
selon la conception antique des Grecs dans les Arts et la culture de son temps.
2- Contre Wagner.
Cet espoir, vite déçu, il le plaça dans la musique de Wagner. Il crut que le musicien
devient « éducateur » et qu’il pourrait restituer dans sa partition tout à la fois l’immédiateté de
la douleur et la radicalisation du mal ; leur symbolisation rendrait l’homme capable de
surmonter les certitudes les plus périlleuses pour la vie, celles qui mènent droit au désespoir.
10
11
Fréderic Nietzsche, Fragments Posthumes, Automne 1887- Mars 1888, p. 14.
Fréderic Nietzsche, Naissance de la tragédie, Paris, éd. Gallimard, 1977, p.65.
5 Mais le problème qui se pose est que Wagner ne retient de la Grèce que l’ordre et le calme
symbolisés par Apollon, le musicien génial, décadent et baroque. Aux oreilles de Nietzsche, il
était dépourvu de ce sens de l’unité qui donne vie, harmonie et vigueur à une civilisation.
La musique wagnérienne chargée de symboles, lourde d’effets plastiques et poétiques,
redouble un texte où surabondent les procédés scéniques les plus diverses. Elle traduit selon
Nietzsche un désordre des esprits et la fièvre qu’elle suscite dans les foules enthousiastes,
donne bien la preuve de son déséquilibre morbide.
Ce que Nietzsche reproche à la musique de Wagner c’est précisément son effet d’engluement
pour le corps. C’est pour cette raison que Nietzsche lui oppose, faute de mieux, celle de
Georges Bizet, surtout Carmen, comme une antithèse ironique avec sa ritournelle. Il est sans
doute exact que Wagner a donné aux Allemands le pressentiment le plus vaste de ce qu’un
artiste pourrait être. Mais parce que Wagner ne cherchait que la pure surenchère du
dionysiaque et la dissipation dans ses rythmes par l’action du livret de l’opéra.
Pour Heidegger, la rupture entre Nietzsche et Wagner était d’avance inscrite dans leur rapport.
C’était à cause de motifs personnels pour Wagner, mais pour Nietzsche au contraire
l’opposition porte sur deux points : « Le mépris du sentiment intérieur et du Style proprement
dit chez Wagner, Nietzsche en vient à l’exprimer de la sorte « Wagner flotte et nage au lieu de
marcher et danser », c'est-à-dire le flou au lieu du pas et de la mesure. C’est le sens du
glissement dans un christianisme mensongèrement moralisant, mêlé d’ardeur »12.
S’il arrive à Wagner d’être joyeux, sa musique n’est pas « une apothéose de la danse », mais
un cours pompeux de métaphysique « Erreur de croire que ce que Wagner a crée serait une
forme, c’est une absence de forme ; la possibilité de construction dramatique dès lors reste à
trouver ». 13 C’est à travers la critique de Wagner que Nietzsche cherche à définir la musique
de l’avenir.
Toute bonne musique pour Nietzsche est un cru de l’âme, parce qu’elle est une invitation du
corps à la danse, une suggestion à toutes nos fibres de s’élever, de sauter. La bonne musique
est le remède infaillible contre le dégoût, la peur, le désir, le ressentiment. C’est le remède qui
conduit le plus vite à la Grande Santé.
12
13
Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p. 86.
Frédéric Nietzsche, La volonté de puissance, Cité par Heidegger, p, 113.
6 Toute bonne musique sublime activement la souffrance sans la nier ou la diminuer : « La
neuvième de Beethoven, apparaît dès La naissance de la tragédie, comme le modèle de la
bonne musique naturellement dionysiaque ».14
Mais le problème de Beethoven, c’est qu’il ne représente pas totalement le modèle
dionysiaque. La critique virulente du romantisme traverse ce statut, il est comme Nietzsche
« décadence et commencement à la fois ». La vraie joie tragique et la bonne musique doivent
savoir en finir avec le travail du deuil et affirmer l’avenir : « l’artiste tragique n’est pas un
pessimiste, il dit oui à tout ce qui est problématique et terrible, il est dionysien ».15
Il ne serait guère possible d’être un bon artiste sans être malade. Faire de la musique, ce serait
une manière de faire des enfants. A plusieurs reprises, Nietzsche insiste explicitement sur le
fait que « Peut-être mon Zarathoustra ne révèle-t-il que de la musique », tant la jubilation
d’être et le plaisir d’exister résident dans l’expérience musicale et y trouvent leur expression
supérieure.
Ce serait une grave erreur tant méthodologique qu’intellectuelle de vouloir isoler l’esthétique
de Nietzsche de sa pensée globale. Si on peut le faire avec Kant, il serait insensé de
l’appliquer à la philosophie nietzschéenne. Toute la pensée nietzschéenne, tant éthique que
poétique, affirme une unité indissociable et cohérente.
C’est seulement dans cette perspective qu’il est possible de trouver le lien solide et étroit entre
l’éthique et l’esthétique : « Mon désir est que l’on pèse de moins en moins avec les plats de la
balance morale, de plus en plus avec ceux d’une balance esthétique ».16
En premier lieu, Nietzsche refuse de confondre l’art avec l’académie des beaux-arts. Les
beaux-arts comme résultat du travail humain, ne sont pour lui, dans certains textes sur la
culture, que l’imitation de l’activité esthétique propre à la nature.
En second lieu, il refuse d’envisager l’art en se plaçant du seul point de vue du
spectateur : « Je veux seulement souligner ici que Kant, comme tous les philosophes, au lieu
de viser le problème esthétique en se basant sur l’expérience de l’artiste (du créateur), n’a
médité sur l’art et le beau qu’en spectateur ».17
14
Michel Haar, ibid., p. 235.
Fréderic Nietzsche, Crépuscules des idoles, « la raison dans la philosophie », Paris, éd., idées, éd. Gallimard, 1975, p. 36.
16
Fréderic Nietzsche, Le Gai savoir, trad., Albert Henri, Paris, éd. Gallimard 1971, p. 23.
17
Fréderic Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, éd. Gallimard, 1975, § 6, p. 175.
15
7 C’est pourquoi Nietzsche réserve une place éminente à l’Art. Ce sera précisément là que la
question qui concerne la vérité devra jouer un rôle de premier plan. Pourquoi donc, l’Art a-t-il
une signification décisive pour la tâche de fonder le principe d’une nouvelle institution ou
table de valeurs ?
Selon Gilles Deleuze, la conception nietzschéenne de l’art est une conception tragique. Elle
repose sur deux principes :
-
D’une part, l’art est le contraire d’une opération « désintéressée ».
-
D’autre part, l’art est la plus haute puissance du faux.
Il magnifie le monde en tant qu’erreur. En effet l’art n’est rien d’autre que la sanctification de
l’illusion et du mensonge pour autant que l’illusion et le mensonge constituent le seul espace
où la vie et l’homme puissent fructifier sans être foudroyés par le déclin du vrai. Nietzsche
insiste sur le fait que la vie n’est possible que grâce à des illusions semblables à l’Art. Si nous
n’avons pas approuvé les arts, si nous n’avons pas inventé cette sorte de culte du simulacre,
nous ne pouvons pas supporter de voir ce que nous montre maintenant la science.
La compréhension de la duplicité de l’être comme jeu de l’Art et de la vérité est la clé de
voûte de la philosophie nietzschéenne. Le phénomène de l’artiste est encore le plus
transparent de la vie et le plus accessible dans son essence : « Dans l’être artiste, nous
rencontrons le monde le plus transparent et le plus connu de la volonté de puissance »18
Nietzsche considère l’Art de point de vue de l’artiste et expressément en opposition avec celle
qui ne représente l’Art que de point de vue des amateurs : « l’Art conçu au sens le plus large,
en tant que force créatrice, constitue le caractère fondamental de l’étant ».19
Selon Heidegger, si la volonté de puissance est le fond sur lequel devra s’établir toute
institution des valeurs, et si la volonté de puissance trouve sa structure suprême dans l’art, il
faudra que ce soit l’Art qui fournisse la référence nouvelle de la volonté de puissance. C'est-àdire qu’à partir de l’art que s’opère le bouleversement et le mouvement : « Les artistes ne
doivent pas voir les choses comme elles sont, mais avec plus de plénitude, plus de simplicité,
18
19
Heidegger, Nietzsche I, Loc .cit. p. 69.
Ibid., p. 72.
8 plus de force, pour cela il faut qu’une sorte de jeunesse et de printemps, une sorte d’ivresse
habituelle leurs soient propres ».20
Chez Nietzsche l’art précisément invente des mensonges qui élèvent le faux à la plus haute
puissance affirmative. Il fait de la volonté de tromper quelque chose qui s’affirme dans la
toute puissance du faux : « le mensonge nous est nécessaire pour vivre, voilà qui relève
encore de ce caractère équivoque et terrible de l’existence ».21
Si le « fond » de l’être est un abîme, la sagesse suprême consiste à demeurer fermement à la
surface et cette apparence productrice, Nietzsche l’identifie à l’Art. Il considère que la seule
guérison est dans l’apparence. L’Art en tant que transfiguration est d’une vertu plus intensive
et stimulante pour la vie que la vérité en tant que fixation d’une apparence.
L’Art, au sens le plus étroit, est le consentement au sensible, à l’apparence et à tout ce qui
n’est pas « le monde vrai », ou comme le caractérise Nietzsche, à ce qui n’est pas la Vérité.
Ainsi, s’éclaire la pensée nietzschéenne en expliquant que le dionysiaque est la force
artistique éternelle et originelle qui soutient à l’existence le monde des apparences « En
admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non- vrai ? Ou l’incertitude ? Ou
même l’ignorance »22.
L’état esthétique chez Nietzsche est un sentiment de puissance connu du créateur et de celui
qui comprend l’œuvre, sachant que Nietzsche met la danse à l’origine corporelle de tous les
arts. Elle est par excellence l’Art du corps. L’œuvre d’Art n’a d’importance et d’essence que
parce qu’elle fait apparaître le rapport du monde à la territorialisation.
3- Le philosophe - artiste :
Pour Nietzsche, le Moi-ego cartésien est l’adversaire de l’Art. En tant qu’artiste, l’individu se
délie de son moi individuel pour se faire le miroir de la vérité « Il me faut ici me lancer
hardiment dans une métaphysique de l’art, et répéter mon principe que l’existence et le monde
ne sont justifiables qu’en tant que phénomène esthétique »23.
Ainsi, l’univers est lui-même une pensée selon le paradigme de l’œuvre d’Art et l’homme fera
à son tour l’objet d’une considération artistique. Le plaisir esthétique, au cœur de l’opposition
20
Nietzsche, cite par Heidegger ibid, p. 109.
Fréderic Nietzsche, La volonté de puissance, Liv, IV, trad, Bianquis, T. II, Paris, éd. Librairie Générale Française, 1991, p.
835.
22
Nietzsche, Par- delà le bien et le mal, trad., Geneviève Bianquis, Paris, éd., Bleu Montagne, 1951.
23
Fréderic Nietzsche, Naissance de la tragédie, Paris, éd. Gallimard, 1977, p. 165.
21
9 entre Apollon et Dionysos, naît de l’espérance joyeuse. Il est donc au centre de l’instinct et de
la vie. Ce jeu de l’apparence est ce qui enseigne à prendre plaisir à l’existence. Dans cette
perspective, l’Art apparaît comme le signe de la Grande santé.
En conséquence, l’Art s’impose chez Nietzsche comme un antidote au malaise dans la
civilisation, et à la philosophie idéaliste comme alternative à la science et au mythe du
Progrès. En ce sens, l’Art est le véritable ennemi de l’idéal ascétique, levier d’où Nietzsche
déconstruit toute conception réactive de l’Art. Nietzsche lu par Heidegger déconstruit l’Art en
s’appuyant sur cinq principes :
Tout d’abord, l’Art est la plus transparente et la plus connue des formes de la volonté de
puissance. Ensuite, l’Art doit être compris à partir de l’artiste. L’Art selon le concept élargi de
l’artiste, constitue l’évènement fondamental de tout étant. L’Art est la résistance au nihilisme
par excellence. Enfin, comme thèse principale de Nietzsche, l’Art est le stimulant de la vie.
A partir de ces principes, on peut affirmer que seul l’Art permet de nous approprier l’être qui
nous fonde et de nous tirer hors de la tutelle des dieux pour nous sauver de l’absurdité de
l’existence. Une telle tâche peut se réaliser à travers la création artistique, qui est toujours
aussi la « sculpture de soi », comme seul moyen capable de trans-valuer notre condition
humaine, trop humaine comme un pont vers le surhomme, tout en métamorphosant les
puissances du ressentiment à l’intérieur d’une perspective tragique sur la vie telle qu’elle
devient en toute innocence du devenir.
La justification esthétique du monde n’est pas ici autre chose que l’Art lui-même. Cet Art par
lequel non seulement le monde, mais aussi la vie devient supportable. Il faut donc pour
Nietzsche réviser toute l’activité philosophique dans l’optique d’une œuvre d’Art et selon les
mécanismes de son pouvoir général et créateur qui permettront désormais de surmonter le
nihilisme et la décadence.
Ainsi, dans cette présence de l’Art comme stimulant de la vie, dont toute l’activité théorique
de l’homme est marquée par sa finitude, ce supplément d’être à l’origine fait de sa légèreté de
danseur de corde, la seule consolation de l’homme et son jeu joyeux (dé)jouant l’horreur de
tout le monde. Le philosophe, étant conçu comme le probable « médecin de la civilisation »,
doit être nécessairement aussi un philosophe-artiste. C'est-à-dire l’homme dionysiaque qui
sortira l’humanité vers le monde de la vie et de la liberté.
10 Selon Nietzsche, on ne peut penser la philosophie sans avoir recours aux subterfuges de l’Art
et sa puissance mythique et géniale qui est l’essence et l’origine même de toute connaissance.
Dès que la philosophie s’incline devant l’Art en lui reconnaissant la valeur suprême, « une
forme nouvelle de la connaissance se fait jour, la connaissance tragique qui réclame pour être
tolérée la vertu préventive et créatrice de l’Art »24.
En effet, pour dépasser une philosophie malade d’une époque malade, « l’époque moderne »,
il faut nécessairement que l’homme moderne se tourne vers le passé et essaie de comprendre
comment pour les philosophes grecs « à l’époque de la tragédie » la vie n’était rien d’autre
qu’Art. Les deux formes supérieures de la volonté de puissance, la Vie et l’Art, correspondant
au Dionysiaque et à l’Apollinien, peuvent être affirmées ensemble dans une culture créatrice.
La science qui pousse à côté de la métaphysique, l’humanité penchant vers le nihilisme,
doivent être nécessairement disciplinées par la métaphore artistique.
D’où l’exigence extrême de l’examiner « à la lumière de l’Art », avec lequel nous pouvons
retrouver la possibilité de concilier harmonieusement la vie et le savoir, l’arc et la lyre.
Pour accéder à cette élévation suprême, la possession d’un savoir maîtrisé par une volonté
artiste au service d’une vie ascendante et créatrice, il faut non seulement radicaliser la coupure
avec les multiples formes de nihilisme, mais aussi ne pas hésiter à choisir le chemin de
l’esthétique. Ce dernier au lieu de soumettre l’homme à une volonté de néant, stimule et
renforce incessamment la volonté de puissance, qui est le rôle du philosophe – artiste : « les
véritables philosophes sont des hommes qui décident et des législateurs pour l’à-venir. Ils
disent : voici ce qui doit être, ce sont eux qui déterminent ce vers où, ce pourquoi l’humain
vit. Pour eux, connaître, c’est créer du sens. Et leur création est une législation, leur volonté
de vérité est volonté de puissance »25. Rapportée à Dionysos, la danse, le rire et le jeu sont les
puissances affirmatives de la réflexion et du développement.
Cependant, la perfection à laquelle peut aboutir l’homme n’est-elle pas elle-même un
mensonge ? On peut légitimement se poser la question : n’y aura-t-il pas chez l’homme
nietzschéen une exemplarité aussi insupportable que la transcendance d’un Dieu ? Chaque
surhomme ne risque-t-il pas de devenir un monstre de la vérité ?
24
25
Ibid., p, 104.
Nietzsche, Par- delà le bien et le mal, trad., Geneviève Bianquis, Paris, éd., Bleu Montagne, 1951. §211.
11 Bibliographie
Ouvrages et textes de Nietzsche
-
Œuvres complètes de Nietzsche, Paris, éd. Colli et Montinari, Gallimard, 2000.
-
Par- delà le bien et le mal, trad, Geneviève Bianquis, Paris, éd. Bleu Montagne, 1970.
-
La volonté de puissance, trad., Albert Henri, Paris, éd. Librairie Générale Française,
1991.
-
Le Crépuscule des idoles, trad., Jean-Claude Hémery Collection Œuvres
philosophiques complètes (n° 8) Paris, éd. Gallimard, 1974.
-
-
La naissance de la tragédie : Œuvres complètes (Fragments posthumes Automne 1869
Printemps 1872), Trad. Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy.
Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari Collection Folio essais (n° 32),
Gallimard, 1977.
Le gai savoir, trad, Albert Henri, Paris, éd. Gallimard, 1971.
-
Généalogie de la morale, trad, Patrick Wotling - Essai (poche), 2000.
Ouvrages et textes sur Nietzsche
Bouveresse Renée,
-
L’expérience esthétique, Paris, éd. Colin, 1998.
Deleuze Gilles,
-
Nietzsche et la philosophie, Paris, éd. P.U.F., 1983.
-
Nietzsche, Paris, éd. P.U.F, 1965.
Derrida Jacques,
-
Eperons. Les Styles de Nietzsche, Paris, éd. Flammarion, 1978.
Foucault Michel,
-
Les mots et les choses, Paris, éd. Gallimard, 1967.
-
Dits et écrits, T. II, Paris, éd. Gallimard. 1994.
Granier Jean,
-
Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, éd. Seuil, 1966.
Haar Michel,
-
Nietzsche et la métaphysique, Paris, éd. Gallimard, 1993.
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