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DOSSIER DÉFENSE III. Quelle défense pour l’Union ? L’Europe des industries prend forme JEAN-PAUL HÉBERT* 1 S On trouvera une présentation détaillée dans : Jean-Paul Hébert et Laurence Nardon, « Concentration des industries d’armement américaines : modèle ou menace ? », Cahier d’Etudes stratégiques, N°23, juin 1999. 2 Interview au journal Les Echos, 19 juin 1997. Si une Europe politique intégrée voit le jour, ce ne sera pas seulement le résultat d’avancées comme l’Union monétaire, mais aussi le fruit d’efforts faits par les grands groupes industriels d’armement pour se concentrer. La naissance d’EADS en octobre 1999, regroupant Aérospatiale Matra et l’allemand DASA, marque la naissance d’une Europe de l’armement. Les trois grands groupes européens issus de fusions récentes (BAe Systems, EADS, Thales) sont maintenant capables de tenir tête à une industrie américaine réorganisée et surpuissante. Mais les chefs d’Etat européens auraient tort de trop miser sur les seuls industriels pour réaliser une Europe de la défense qui n’existe toujours pas. D Sociétal N° 38 4e trimestre e 1993 à 1997, aux Etats-Unis, sous l'impulsion de l'administration et spécialement du secrétaire à la Défense de l'époque , William Perr y, se déroule un colossal processus de restructuration et de concentration de l'industrie d'armement. Dans ce meccano à l'échelle du continent, cinq des quinze premiers fournisseurs du Pentagone en 1992 vont disparaître, fusionnés, absor- 2002 * Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), membre du Conseil économique de la Défense. 96 bés ou démantelés. C’est le cas de McDonnell Douglas, premier fournisseur et fabricant d'avions mythiques, mais aussi de MartinMarietta (10ème), de Grumman (12ème), de Loral (14ème) et de Rockwell (15ème). Sans compter les activités militaires absorbées : celles de LTV, d’Unisys, de Vought, de Westinghouse, de Magnavox, de E-Systems, de Texas Instruments, de Teledyne, etc.1 Du coup, la position des firmes par rapport au Pentagone est bouleversée : Lockheed-Martin, devenu premier fournisseur en 1997, n'était que sixième en 1990 ; Boeing, au second rang, n'était que onzième ; et Northrop-Grumman, troisième en 1997, n'était que vingt-sixième. A l'issue de ce mouvement de fond, l'industrie américaine d'armement se présente sous une forme plus ramassée, avec des groupes leaders de taille mondiale et un objectif clairement exposé : « L'Europe est la prochaine étape », déclarait à l'été 19972 Norman Augustine, ancien PDG de Martin-Marietta et l'un des principaux artisans de ces fusions. Cet objectif a été exposé sous une L’EUROPE DES INDUSTRIES PREND FORME forme plus provocante encore par un des experts américains en la matière, Ethan Kapstein, préconisant dès 1994 un monopole américain du commerce mondial des armes3. Ces évolutions ne sont pas négligeables. Mais, en 1997-1998, elles sont loin de donner aux firmes européennes d'armement la taille qui leur permettrait de supporter la concurrence américaine. De fait, à cette époque, la perspecPendant que les Etats-Unis se tive d'une industrie européenne de l'armement autonome apparaissait réorganisent rapidement, l’Europe problématique, ne serait-ce qu’à s’empêtre dans différentes affaires cause de la dispersion des producqui vont mettre à mal l’entente teurs et de la dimension nationale franco-allemande : reprise des esdes politiques suivies par chacun. sais nucléaires à l'été 1995, fin de la Des regroupements avaient tout de conscription annoncée par Jacques même commencé à se dessiner : Chirac en février 1996 (le sujet est depuis 1992, Eurocopter extrêmement sensible en rassemblait les activités Au milieu de la Allemagne). De plus, au hélicoptères de l'Aéro- décennie, l’Europe cours de cette période, spatiale et de Dasa ; les discussions entre s’empêtre dans des co-entreprises se Framatome et Siemens créaient : Matra-Marconi des affaires qui sur les activités nucléaires Space, Matra-BAe Dyna- mettent à mal civiles sont dans l'immics, Thomson-Marconi passe. Enfin, dans le l’entente francoSonar, Thomson-Dasa secteur de l'armement, Armament. Même le allemande. les négociations très importantes entreprises statut des firmes comentre Dasa et Aérospatiale pour mençait à évoluer : en France, les arsenaux terrestres sortaient fusionner leurs activités missiles du giron de la DGA (Délégation et spatiales finissent par capoter à générale pour l’armement) et se l’été 1997. transformaient en entreprise L’isolement des firmes françaises est – c’était GIAT Industries. d’autant plus manifeste qu’en 1996 le gouvernement Juppé ne réussit LE DÉBUT DES GRANDES pas à privatiser le groupe Thomson, MANŒUVRES dont il voudrait céder la partie ans les pays européens, le électronique grand public « pour un processus de privatisation de franc symbolique » au conglomérat l'armement, qui avait été si puissant coréen Daewoo, et faire passer la en Grande-Bretagne dans les partie électronique de défense années 80, commence à s'étendre à (Thomson-CSF) sous le contrôle d'autres pays, au moins au niveau de Matra. des propositions de réformes : c’est notamment le cas en France, en Ces blocages persistants sont Espagne, en Italie, en Suède, en heureusement compensés par des Autriche, en Grèce. Les prises de avancées importantes : des concencontrôle – essentiellement dans le trations nationales, comme le cadre national – se multiplient, et rapprochement, dans les blindés un début de concentration se britanniques, entre les firmes Alvis et dessine. Ce mouvement est très GKN, ou la fusion Thyssen-Krupp net en Allemagne, où Dasa (groupe en Allemagne ; ou des opérations Daimler Benz) fédère les deux tiers transnationales, comme la co-entreenviron de l'industrie d'armement. prise d'électronique de défense Mais on observe la même évolution créée par le britannique GECen Belgique et aux Pays-Bas, ou bien, Marconi et l'italien Alenia en 1998, dans des conditions différentes, en Alenia Marconi Systems (AMS)4, Grande-Bretagne. ou la société italo-britannique D d'hélicoptères résultant de la fusion des activités d'Agusta (groupe Finmeccanica) et de Westland (groupe GKN),Agusta-Westland. Dans le même mouvement, le groupe British Aerospace5 acquiert 35 % du capital du suédois Saab, constructeur de l'avion de combat Gripen. On remarque encore des opérations comme la prise de contrôle du constructeur de blindés suédois Hägglunds par le britannique Alvis, et surtout la sortie du groupe allemand Siemens du secteur militaire avec la revente de son électronique de défense (acquise lors de l'OPA conjointe GEC-Siemens sur le britannique Plessey en1987) au tandem Dasa British Aerospace. Le paysage, lentement, change. Le gouvernement Jospin, issu des élections de 1997, choisit d’ouvrir le capital de Thomson sur la base d'une alliance avec Alcatel et Dassault. C’est une première. Et en juillet 1998, c'est l'annonce surprise et spectaculaire de la fusion Aérospatiale-Matra Hautes Technologies, qui lève un obstacle majeur aux rapprochements européens, les Allemands refusant de fusionner avec une entreprise dont l'actionnaire unique est l'Etat. LES FUSIONS DÉCISIVES O n peut ajouter que cette année 1998 est celle où disparaissent un certain nombre de firmes historiques de l'armement français : la SAT, absorbée par sa maison mère, la Sagem ; la société européenne de propulsion (SEP), absorbée par la Snecma. La compagnie des signaux sort du secteur militaire en revendant son activité à Matra. De son côté, Dassault Electronique est fondu dans l'ensemble Thomson-CSF Detexis, et disparaît dans le montage Alcatel-ThomsonCSF-Dassault. L'ensemble de ces mouvements prélude à des transformations plus 3 Voir Ethan B. Kapstein, « America's Arms Trade Monopoly. Lagging Sales will Starve Lesser Suppliers », Foreign Affairs, mai-juin 1994, vol.73, N°3, pages 13-19. 4 Les Echos, 2 avril 1998. 5 Ce groupe deviendra BAe Systems en 1999. Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 97 DOSSIER fondamentales encore : 1999 va bien être l'année de naissance d'une Europe de l'armement6. 6 Voir Jean-Paul Hébert, « Naissance de l'Europe de l'armement », Cahier d’Etudes stratégiques, N°27, juin 2000. 7 La reprise de Martin-Marietta par Lockheed en 1995 avait coûté 9 milliards de dollars, celle de Loral par Lockheed-Martin en 1996 ou la fusion RaytheonHughes en 1997 représentaient 9,5 milliards de dollars. 8 AFP, 30 novembre 1999. 9 Air & Cosmos, 22 janvier 1999. Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 98 DÉFENSE : QUELLE EUROPE ? du troisième groupe mondial de l'aéronautique (20 milliards de dollars de chiffre d'affaires total), derrière Boeing (56 milliards de dollars de chiffre d'affaires) et Lockheed-Martin (26 milliards de dollars de chiffre d'affaires) mais devant BAe Systems (19 milliards de dollars) et Raytheon-Hughes (18,5 milliards de dollars). En janvier est annoncée la reprise par British Aerospace du secteur électronique de défense de GECMarconi (filialisée dans Marconi Electronics Systems). C'est une suite logique de la décision de GEC de séparer ses activités défense de ses activités civiles. Cette opéraCes décisions majeures s'accomtion de 12,7 milliards de pagnent de la naissance dollars, qui met brutaled'Astrium, dans le spatial, ment fin aux négocia- On voit se mettre et de MBDA dans les tions entamées avec en place les missiles (élargissement Dasa, est la deuxième trois entreprises de Matra Bae Dynamics à plus importante de Alenia Marconi Systems toutes les fusions du européennes et à l'activité missile secteur aéronautique- dominantes héritée d'Aérospatiale). défense, après la reprise du secteur : BAe Airbus se transforme de de MacDonnell Douglas GIE en société intégrée, Eurocopter simplifie par Boeing en 1997 Systems, EADS également ses structures. (13,3 milliards de dol- et Thales. Des programmes phares lars 7 ). Elle crée un groupe de 100 000 salariés, sont lancés : l'avion civil gros employés dans neuf pays8. Ce sera porteur A380, l'avion de transport le troisième groupe mondial en militaire européen A400M, le matière de construction aéronaumissile Meteor, malgré la très forte tique, mais le deuxième en matière pression américaine, l'hélicoptère de production d'armement, avec NH 90. un chiffre d'affaires dans ce domaine plus élevé que celui de Si l’on ajoute que ThomsonBoeing9. CSF, obtenant le droit d'acquérir l'électronicien britannique Racal, Ce regroupement britannique ne devient le deuxième fournisseur tarde pas à accélérer le mouvement militaire du Royaume-Uni, on européen : en juin 1999, Daimler voit se mettre en place les trois Chrysler Aerospace AG (Dasa) et le entreprises européennes domigroupe aéronautique espagnol Casa nantes du secteur de l'armement : annoncent la fusion de leurs actifs. BAe Systems, EADS et ThomsonC’est la première création d'une CSF devenu Thales. société transnationale en Europe dans ce secteur (Eurocopter, qui l’a MARIER LES CULTURES précédée, est une alliance limitée à une activité précise). ette période marque incontestablement un changement Cette opération va elle-même de nature dans le système être rapidement dépassée par la européen de production d'armesignature, en octobre 1999 à ment. L'objectif américain de Strasbourg, de l'accord pour la nouer en Europe des alliances création d'EADS par fusion d'Aérocapitalistiques, qui auraient été spatiale Matra et de Daimler Chrysdéséquilibrées avec des firmes ler Aerospace (Dasa) en présence européennes dispersées, a été du chancelier allemand et du battu en brèche. L’enjeu des premier ministre français. Une restructurations était bien la signature qui marque la naissance survie d'industries européennes C autonomes, condition nécessaire d'une indépendance stratégique par rapport aux Etats-Unis. Toutes les difficultés n'ont pas disparu pour autant. Au-delà de leur aspect juridique, la réussite des fusions dépend de cultures qui diffèrent entre pays, mais aussi entre entreprises. La fusion Aérospatiale-Matra montre que ce dernier point n’est pas si simple, et qu’il faudra de plus en plus établir et gérer des relations d’une nature différente entre les Etats et les firmes. Des positions de monopole, ou au mieux de duopole, vont se créer pour la presque totalité des productions majeures d’armement, ce qui posera des problèmes de prix, mais aussi de dépendance. De plus, l’importance accordée à la logique financière et aux actionnaires risque de soulever des questions nouvelles concernant la pérennité des firmes et la sécurité des approvisionnements militaires. Enfin, la distance qui s’est créée entre les firmes de production d’armement et l’État est nouvelle. Paradoxalement, la proximité qui existait entre eux – dans le cas des arsenaux par exemple – limitait les marges de manœuvre des pouvoirs publics : le mouvement actuel a donc des aspects positifs. Mais il fait naître aussi des difficultés : en particulier, les entreprises ne seront plus à la disposition de l’État. En témoigne la dureté des négociations concernant le fleuron de la dissuasion, le missile M51, depuis que les gestionnaires de Matra sont passés aux commandes chez Aérospatiale-Matra. Les conditions du contrat n’ont tout simplement pas été jugées « compatibles avec les objectifs de rentabilité du capital investi ». Un langage tout à fait nouveau dans les relations entre l’État et les producteurs d’armement en France. L’EUROPE DES INDUSTRIES PREND FORME LA STRATÉGIE « OBLIQUE » DES AMÉRICAINS Etats-Unis, les sous-marins classiques commandés par Taiwan. L A l’évidence, ces « incrustations » américaines vont rendre plus difficiles l’européanisation des secteurs traditionnels de l'armement. ’européanisation a donc bien avancé avec EADS, Astrium, MBDA, BAe Systems, Thales. Mais ces succès concernent surtout l'ensemble aéronautique-espaceélectronique, les domaines majeurs de la production d'armement. Il faut aussi se préoccuper des secteurs plus classiques, ceux de l’armement terrestre et naval notamment, où les Etats-Unis ont mené ces dernières années une stratégie de contournement grâce à plusieurs acquisitions importantes. Dans l'affrontement économicostratégique qui oppose les EtatsUnis et l'Europe, les Américains ont développé toute une panoplie de moyens qu’on pourrait qualifier de « concurrence oblique » : polémique sur les avances remboursables, sur le niveau technologique, supposé en retard, des productions européennes, accusation de volonté protectionC’est ainsi que General Dynamics niste (avec le concept, ressassé a pris le contrôle de l’espagnol outre-Atlantique, de « forteresse Santa Barbara (alors même que Europe »), pressions politiques et celle-ci avait des accords diplomatiques sur les de production sous clients sous influence, L’administration licence avec l’allemand développement d’un Krauss-Maffei), après américaine tente discours sur l’insuffiavoir fait de même pour d’enfoncer des sance de la transparence l'autrichien Steyr en en Europe par rapport coins entre 1998. General Motors, aux États-Unis, modifide son côté, a racheté le les partenaires cations unilatérales de suisse Mowag, tandis industriels règles aéronautiques qu’United Defense (du au profit de Boeing, européens. groupe américain Carcadeaux fiscaux aux lyle, lié aux services entreprises américaines fédéraux) prenait le contrôle de avec le systèmes des FSC10, etc. la filiale Bofors Weapons Systems, L’administration américaine a aussi du groupe suédois Bofors. De lancé un certain nombre d’actions plus, le groupe Siemens, qui veut qui peuvent être lues comme se défaire de sa participation de des « initiatives de dissociation » de 49 % dans Krauss-Maffei-Wegmann l’Europe. C'est bien sûr le cas du (le numéro un allemand de programme de défense antimissile, l’armement terrestre, qui fabrique ou de l’Initiative de coopération notamment le char Léopard), a sur la défense (DCI), dans laquelle reçu des propositions de General le traitement différencié des pays euDynamics et de United Defense. ropéens vise clairement à enfoncer un coin entre la Grande-Bretagne et Des questions du même ordre ses partenaires. La volonté de dissose posent pour la construction cier est plus évidente encore avec le navale. Le chantier allemand HDW programme d’avion de combat F-35 a vu au premier trimestre 2002 (ex-JSF),dans lequel,outre la Grandela majorité de son capital repris Bretagne déjà engagée à hauteur de par un fonds d'investissement 2 milliards de dollars,on trouve l'Italie américain supposé agir pour le (1 milliard de dollars), les Pays-Bas compte de General Dynamics ou (0,8 milliard), le Danemark (150 de Northrop-Grumman. HDW millions de dollars) et la Norvège avait d'ailleurs reçu la proposition (120 millions de dollars). de construire, pour le compte des A un moment où les pays européens peinent sur le plan financier pour finaliser le programme d'avion de transport militaire A400M, il est très préoccupant de voir le Vieux continent apporter 4 milliards de dollars de crédits à la réalisation d'un avion concurrent de ses propres productions11. INDUSTRIE AUTONOME, STRATÉGIE AUTONOME U ne industrie d'armement autonome est la condition d'une stratégie autonome. Des progrès incontestables ont été réalisés en ce sens, notamment avec la naissance d'EADS, de Thales, de BAe Systems. Mais le dynamisme du mouvement d’européanisation industriel contraste avec la lenteur de l’intégration politique, malgré les bonnes intentions, et notamment la déclaration franco-britannique de Saint-Malo sur la défense européenne en décembre 1998. Le corps de défense européen n’est qu’une ébauche de défense commune et, sur le plan proprement dit de l’armement, l‘OCCAR (Organisme conjoint de coopération en matière d’armement) ne joue pas encore le rôle d’agence d’acquisition européenne qui devrait être le sien. On ne saurait non plus tenir pour négligeables les retards qui s'accumulent sur des programmes aussi chargés de sens que l'avion A400M ou le missile Meteor. L’ Europe de la défense doit être un moyen d’autonomie politique face aux tentations hégémoniques du « lonesome power » américain. Les politiques ne pourront pas éternellement compter sur les industriels. l 10 Filiales établies dans des paradis fiscaux. Les ÉtatsUnis ont finalement été condamnés par l'OMC sur plainte de l'Union européenne. 11 Voir l’interview de Philippe Camus, co-président d’EADS, p. 100. Sociétal N° 38 4e trimestre 2002 99