FANNY LE GUEN Bintou de Koffi Kwahulé, une sirène-oiseau

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FANNY LE GUEN Bintou de Koffi Kwahulé, une sirène-oiseau
FANNY LE GUEN
Bintou de Koffi Kwahulé, une sirène-oiseau malgré elle
Les contes nourrissent l'imaginaire humain depuis l'Antiquité. Et l'animal est au cœur
des représentations humaines depuis toujours. Les auteurs tragiques antiques, Sophocle,
Euripide ou Eschyle comme plus tard les moralistes et poètes Jean de La Fontaine ou
Bernard Dadié ont par leurs tragédies, fables ou poèmes invité les lecteurs à comprendre
les différentes facettes du genre humain et les relations de pouvoir de nos sociétés en
recourant au zoomorphisme. Les formes de hiérarchies humaines ont parfois été
critiquées. Les métaphores animalières se sont aussi construites pour éviter la censure et
déjouer la critique en feignant de s'adresser aux enfants. Le bestiaire en tant que recueil
d'images ou de récits animaliers revêt des fonctions et symboliques diverses. Et, depuis
les « zoos humains », l'enfermement forcé d'hommes parmi les animaux au sein
d'espaces reconstitués, les « villages nègres », ou les freaks show, cirques du
monstrueux, le bestiaire ne sous-entend plus seulement les signifiants antiques et
classiques mais une réalité nouvelle au croisement de la théâtralisation de la tératologie
et des théories scientifiques sur la hiérarchie des types d'humains. Dans Bintou1 de
Koffi Kwahulé, la question du détour animalier doit s'analyser, en prenant en compte
cette dimension historique. En effet, Bintou est un avatar de la Vénus Hottentote, figure
érotisée et admirée. Elle reste prise au piège des clichés identitaires que sa propre
famille retourne comme un boomerang contre Bintou et, finalement, contre elle-même
en prenant, par renversement, le rôle des coloniaux dans le lourd passé des exhibitions et
des théories scientifiques sur l'identité raciale. Koffi Kwahulé rappelle, par un habile
renversement, comment se sont forgé l'intolérance et plus largement le racisme.
D'origine africaine, Bintou est une gamine de cité française, rebelle contre toute
forme d'autorité. Elle rêve de devenir danseuse du ventre depuis que Nénesse lui a
promis d'être embauchée dans son bar si elle apprenait à danser comme une vraie
danseuse orientale. Accompagnée d'un trio de garçons tombés sous son charme, elle met
le quartier sans dessus-dessous et joue avec le feu. Son oncle et sa tante, un couple
infertile, décident la mère de Bintou – son père étant muré dans la chambre à côté - de
l'envoyer dans leur pays d'origine pour l'exciser, histoire de tempérer ses ardeurs. Mais
Bintou ne tient pas à partir dans un pays qu'elle ne connaît pas. C'est la France son pays.
Ils font donc appel à Moussoba et l'inéluctable arrive, brisant la vie de la fillette.
Dans ce conte moderne, l'animal sert de comparatif pour illustrer la psychologie des
personnages et critiquer les stéréotypes avilissants que la colonisation, l'esclavage, les
1
Koffi Kwahulé, Bintou, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 1997.
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théories évolutionnistes et les enclos zoographiques ont produits : « […] les spectacles
anthropozoologiques, en tant que médias de masse, ont été le vecteur essentiel du
passage d'un racisme scientifique touchant une élite savante à une vision raciale du
monde, structurante des rapports coloniaux et des relations Nord / Sud. Mais, et c'est
bien là tout le paradoxe, ils ont été le creuset de la construction des identités
nationales... tant pour l'Occident, que pour les populations exhibées. »2 Dans Bintou,
les nombreuses métaphores animalières permettent à K. Kwahulé de déconstruire cette
mécanique infériorisante. Comme ses sœurs kwahuléennes, la figure éponyme est
tributaire de représentations archétypiques. D'abord celle, positive, d'une déesse du
multiculturalisme à travers le prisme des jeunes personnes qui l'entourent, mais aussi
celle, négative, d'une effrontée tentatrice dans le regard de son oncle et sa tante. Bintou
est une sirène-oiseau malgré elle qui subit le poids des représentations identitaires
zoographiques.
Les images animalières les plus fortes sont construites par Tante Rokia. Ses propos
sont péjoratifs et renvoient à des stéréotypes négatifs, réduisant les personnages à des
corporéités animales dénuées de raison et inscrites dans une hiérarchie raciale. C'est
pourquoi nous nous concentrons sur le surnom, riche de connotations, que Tante Rokia
utilise pour stigmatiser les amis de Bintou. Après l'avoir rejeté, elle finit par utiliser
« Les Lycaons » pour nommer le gang de ceux qui se sont réveillés « [...] la honte d'être
un humain et l'envie de tout envoyer valdinguer, de brûler la cervelle au monde
entier. »3 Comme Bintou, les trois garçons, bien que plus âgés qu'elle, ont en commun ce
rejet de la société. Blackout, de son véritable prénom Okoumé, d'origine africaine, est le
plus violent des trois. Il tue de sang froid pour Bintou. Kelkhal ou Kader est un fils
d'artistes d'origine maghrébine, bon élève, il s'est fait remarquer lors d'un concours de
poésie. Manu, un Blanc d'origine européenne, petit ami de la jeune fille, est sorti de la
drogue grâce au gang. D'autres les surnomment la « horde de brebis perdues »4, les
« chiens dingues »5, ou comme P'tit Jean, un junkie, potentielle recrue, qui a échoué à
l'examen d'entrée : « les Rois mages »6.
Le terme « Lycaon » suggère de se pencher sur la mythologie grecque dans laquelle
les variations sur le thème homme / animal sont nombreuses. En effet, bien avant notre
ère et dans toutes les civilisations, l'animal est un opérateur symbolique qui permet
d'explorer l'identité des humains, des dieux, et les zones de frontière. Dans la Grèce
antique, les figures anthropomorphiques et, plus précisément, les dieux / animaux, à qui
on attribue un comportement et une forme humains, évoquent d'abord le caractère
différent du monde invisible et manifeste la violence ou le danger par leur ambivalence.
André Bernard explique que dans les textes de Sophocle, Euripide ou Eschyle, il est déjà
2
Pascal Blanchard, Zoos humains, au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004, p. 21.
3
Koffi Kwahulé, op. cit., p. 21.
4
Ibid., p. 3.
5
Ibid., p. 35.
6
Ibid.
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FANNY LE GUEN : Bintou de Koffi Kwahulé…
question de l'animal en tant que métaphore ou sujet d'observation. Eschyle, en moraliste,
évoque les animaux pour leur valeur mythique ou symbolique, comme Sophocle « […]
pour lequel les animaux n'ont pour ainsi dire pas d'existence par eux-mêmes. Ce sont
des révélateurs de la nature ou du destin des hommes. »7 Ils ont une valeur symbolique
et incarnent des idées morales ou des notions métaphysiques liées aux forces obscures
de la nature et du cosmos (destin, châtiment...). Ainsi, « Les animaux sauvages - lion,
loup, serpent, araignée - sont évoqués pour peindre les impulsions ou les entreprises
malfaisantes ; les chiens incarnent surtout la férocité. »8 Et pour Sophocle, les oiseaux,
« [...] n'ont que des fonctions tragiques »9.
Comparer ces garçons à des Lycaons a une seconde valeur symbolique mythique car,
originellement, Lycaon l'Arcadien, roi d'Arcadie en Grèce, est le fils du premier homme
à y avoir vécu. Le nom de Lycaon fait référence au loup (lykos en grec). Selon la
légende, Zeus mit le roi tyrannique, réputé pour son mépris des dieux, à l'épreuve, et se
présenta à lui sous les traits d'un mendiant. Lycaon le reçut à sa table et lui fit servir de
la chair de son propre petit-fils. Indigné, Zeus foudroya ses cinquante fils et changea
Lycaon en loup. Ce sacrifice humain entraîna, d'après Ovide (Métamorphoses, Livre I),
le déluge anéantissant la première humanité et créant une hiérarchie distincte entre les
bêtes, les hommes et les dieux. Désormais, les hommes ne pourraient alors plus
communiquer avec les dieux que par l'intermédiaire des sacrifices d'animaux. Une
charge mythologique et symbolique, qui ramène les amis de Bintou au rang de tyrans
orgueilleux à l'origine de la fin d'une vie terrestre fraternelle et équilibrée, et de la toute
première hiérarchisation des espèces. Ils sont rejetés de l'humanité, réduits à l'état
d'animaux sauvages. Bintou, si elle n'est pas un Lycaon à proprement parler, en est la
chef : sans elle, pas de gang. En les insultant, Rokia l'insulte elle aussi. Bintou montre
qu'elle l'a bien compris quand elle reprend l'imagerie de sa famille et demande à son
oncle : « Tu veux vraiment savoir si Bintou ne porte pas de muselière ? »10 Bintou sait
qu'on projette sur elle un lot de fantasmes : « [...] sur une musique composée par le
diable, Samiagamal livrait, comme une offrande, son corps nu aux corps tendus par le
désir des Lycaons. Elle leur faisait l'amour à perdre haleine, jusqu'à ce que le dernier
Lycaon s'écroule à ses pieds, vidé... »11, alimenté par le fait qu'elle fréquente un jeune
blanc : « Elle s'est mise en ménage, à son âge, avec un de ses "Lycaons", ce jeune
blanc. »12, sans même éprouver de gêne. Ces rumeurs et sentiments, nés de fantasmes,
sont à l'origine du rejet de son clan, comme l'explique sa mère à l'exciseuse : « Ma
famille est montrée du doigt comme le maillon faible de la communauté. »13 L'excision,
7
André Bernand, « Les Animaux dans la tragédie grecque », Dialogues d'histoire ancienne, No.12, 1986, p. 249.
8
Bernand, « Les Animaux… », p. 242.
9
Ibid., p. 249.
10
Kwahulé, Bintou, p. 12.
11
Ibid., p. 16.
12
Ibid., p. 30.
13
Ibid., p. 31.
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l'amputation de son corps, doit la sauver de la luxure et rassurer la communauté.
Pourtant, la jeune fille n'a d'autre souci que d'aider sa mère et la sortir de la misère, en
gagnant, par ses danses, l'argent du foyer. C'est le rêve d'une fillette perdue qui se jette
dans ce dessein parce que c'est le seul qu'on lui ait tendu.
À ce stade, on peut supposer que dans cette tragédie moderne, et à l'instar des
Lycaons, Bintou et le chœur de jeunes filles font, malgré elles, figures de
sirènes-oiseaux. La mythologie grecque s'accorde à dire que la morphologie entre
l'oiseau et la femme est une punition divine émise par Aphrodite, déesse de l'amour, à
l'encontre de celles qui auraient refusé de donner leur virginité à un dieu ou à un mortel.
La ressemblance est frappante entre ces jeunes filles et les sirènes-oiseaux qui luttent
pour conserver leur intégrité sexuelle, quitte à se sacrifier ou à vivre recluses. Comme
les tragiques sirènes antiques au chant merveilleux, Bintou, cette « silure »14 qui glisse
entre les doigts de ceux qui veulent la saisir, est accusée de fourvoyer les hommes
jusqu'à la mort par son chant et sa danse. Mais si Bintou est sacrifiée, elle n'a pas eu le
temps de se brûler les ailes. Reine des étoiles à la manière d'Attoua15 de Bernard Dadié,
elle reste un repère pour les « Rois mages ». Le chant des jeunes filles et de Bintou
ressemble à celui des sirènes qui, comme l'explique Platon, ne sont pas si cruelles. La
musique qu'elles produisent n'est pas un piège mais une incitation à reproduire dans
notre vie l'harmonie dont elles donnent l'exemple. Bintou, personnalité en marge, a ainsi
réussi, par son chant d'espérance et d'amour, à donner de la cohésion à des identités
plurielles, encore figées dans des stéréotypes animaliers et corporels. Le corps de Bintou
fait envie, il est libre, encore innocent des tabous de la société, et entier. Bintou assume
la dualité transcendante de son être par la danse orientale. Elle atteint un état de transe
qui lui permet de se surpasser et de diffuser l'énergie autour d'elle. Car, chez elle, le
corps n'est pas objet, même si on voulait l'y réduire. Ainsi l'héroïne a réussi à subvertir
les schémas et dépasser les questions identitaires. Ce qui n'est pas le cas des personnages
qui reprochent à Bintou son animalité, sa sauvagerie. Ils projettent leur conflit intérieur
sur la fillette comme pour affirmer une maîtrise sur l'ordre du monde.
Le regard de l'oncle est ainsi comparable à celui des visiteurs des exhibitions
anthropozoologiques du début du XXe siècle. Il s'abîme dans l'altérité du corps de
Bintou. Un corps exotique qui véhicule les clichés de la femme orientale. Un corps
presque nu autorisant les tabous. L'oncle se fait une image de Bintou. Comme pour la
Vénus Hottentote, il s'agit d'une construction imaginaire théâtralisée. L'agressivité de
Tante Rokia est due à cette fascination qu'elle saisit dans le regard et les mots de son
mari, car elle lui rappelle sa propre dégénérescence corporelle. Elle lui inspire une peur
qui dépasse l'appréhension que suscite Bintou, cette figure révoltée. C'est l'autre, avec
ses manques et ses excès, ses creux, ses formes, sa féminité, qui l'effraie. L'Oncle et la
Tante réduisent Bintou au spectacle de son corps sans voir son mal être, son désir de vie
et d'amour, son humanité. Ils la réduisent à une « chienne nymphomane » et la punissent
14
Ibid., p. 33.
15
Bernard Dadié, « Attoua, reine des étoiles », in Légendes africaines, Paris, Éditions Seghers, 1966, p. 66.
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en l'envoyant dans un unique et ultime orgasme, voyager dans sa transcendance. Comme
Saartjie Baartman, Bintou est, elle aussi, victime du « regard mal décolonisé », d'après
l'expression de Pascal Blanchard, d'aïeux pourtant eux-mêmes victimes de ce regard.
C'est la martyre d'une génération héritière des stéréotypes colonialistes, que la société
retourne contre ses enfants alors qu'elle en a elle-même souffert. L'habileté de cette
pièce est de renverser le cliché du persécuteur, le Blanc raciste et de la victime, l’ancien
colonisé. K. Kwahulé aborde un phénomène culturel, qui ne se base plus sur la
dichotomie blanc / noir, pour exposer à notre jugement les clichés identitaires coloniaux.
Okoumé, Kader, Manu, Bintou et ses amies déjouent les stéréotypes. Les violentes
tentatives visant à les circonscrire dans un profil imaginaire, lycaons ou sirènes-oiseaux,
ne les empêchent pas de contourner à la fois le mythe colonialiste et la vision romancée
d'une Grande France bariolée. Dans ce conte moderne, K. Kwahulé ne propose pas de
réponse toute faite à la problématique identitaire, il propose des personnages pris au
piège de cette propagande centenaire, et d'autres qui s'y dérobent non sans risque.
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FANNY LE GUEN
Université Paris 4
Courriel : [email protected]
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