le virus à roulettes

Transcription

le virus à roulettes
POLYCHROMES : VIRUS
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Polychromes : virus 1 est le troisième numéro
d’une série de recueils collectifs à paraître aux éditions Ecorce,
dans la collection Arobase.
Ce numéro 3 est diffusé exclusivement et gratuitement au format PDF,
destiné à être lu à l’écran ou imprimé par vos soins.
Il ne peut en aucun cas être commercialisé.
:::
Les onze auteurs invités ont accepté de se plier à deux contraintes :
1. Le sujet imposé : virus
2. Le texte devait se composer de 2011 caractères
(espaces, titre et nom de l’auteur non compris)
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Ecorce / arobase
Collection dirigée par Cyril Herry
Janvier 2011
© Paul Colize
© Séverine Chevalier
© Jean-Bernard Pouy
© Antonin Varenne
© Eric Maneval
© Franck Bouysse
© Maryline Paoli
© Christophe Siébert
© Mouloud Akkouche
© Yann Laurent
© Fred Gevart
http://www.ecorce-edit.com
http://ecorce-edit.blogspot.com
ecorce.edit[at]gmail.com
Couverture : Ecorce
(réalisée à partir d’une empreinte digitale de chaque auteur)
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Sommaire
Conquête, Paul Colize : p.06
Culs espaces non compris, Séverine Chevalier : p.08
Le virus à roulettes, Jean-Bernard Pouy : p.10
Vie russe, Antonin Varenne : p.12
Phénomènes, Eric Maneval : p.14
H11-M02, Franck Bouysse : p.17
L’hôte, Maryline Paoli : p.20
Métaphysique de la viande (extrait), Christophe Siébert : p.22
Dernier message, Mouloud Akkouche : p.24
Phantasme, Yann Laurent : p.26
Rage.0, Fred Gevart : p.28
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CONQUÊTE
Paul Colize
D’une manière générale, je n’aime pas trop les types qui ont de grandes
oreilles. Les grandes oreilles sont un signe de curiosité maladive. Les types qui
affichent de grandes oreilles sont généralement égocentriques, inquisiteurs et
envahissants. Sans qu’on y prenne garde, ils parviennent à se glisser à vos côtés
pour espionner votre conversation et s’immiscer dans vos propos. Ce sont les fouillemerde de la société.
Notez, les petites oreilles, c’est pas ce qu’il y a de mieux non plus. Petites
oreilles, petite cervelle, c’est bien connu, les statistiques sont là pour en témoigner.
Les types aux petites oreilles se tapissent dans l’ombre. Ils sont fourbes, sournois et
hypocrites.
Grandes ou petites oreilles, même combat.
Je n’aime pas non plus les types qui sentent des pieds. Ni ceux qui refilent
du goulot. Pas plus que je n’aime les types qui bombent le torse sous couvert qu’ils
trimballent un avant-bras de chimpanzé adulte entre les jambes. Même refroidis, ils
conservent un insupportable rictus d’autosatisfaction.
Je n’aime ni les barbus ni les moustachus. Pas plus que je n’aime les
moumoutés, les tatoués, les percés, les gourmettés, les bodybuildés, les bagués, les
rolexés, les peroxydés, les lunettés, les épilés, les adipeux, les lentillés, les glabres,
les hyperpileux, les énucléés, les acnéiques, les atrophiés, les hypoglycémiques, les
microcéphaliques, les neurofibromateux ou les dysplasiques ectodermiques.
J’en oublie certainement.
Ne venez pas pour autant me taxer de misanthropie. Ce serait un raccourci
facile. Je n’aime pas les blondes écervelées, les fumeuses de Gitanes, les prêtresses
du sexe, les liseuses d’horoscope, les chieuses d’apparat, les boursoufflées, les
anorexiques, les liftées, les mémères à chien-chien ou les héroïnes d’entreprise.
Même si j’ai un penchant pour les catégories précitées, je reste objectif,
neutre et équitable. Je frappe n’importe où, n’importe quand. Aveuglément. Je ne
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m’embarrasse pas de préjugés, de préférences, de critères d’exclusion, de bons
principes ou de valeurs superfétatoires.
L’humanité entière m’exaspère.
Je suis le cinquième cavalier de l’Apocalypse. Le pouvoir m’a été donné de
faire périr les hommes par l’épée, la famine, la mortalité et les bêtes sauvages. Et
pour votre malheur, je bénéficie du soutien assidu de l’enfariné en soutane qui me
permet de m’épanouir pleinement.
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CUL ESPACES NON COMPRIS
Séverine Chevalier
ce bruit – écrire au syndic – PAN PAN PAN – lettre recommandée – on peine à
dormir, on peine à la télé – des gosses – les miens mouftent pas, bien élevés – qu’il
est mignon le petit – c’est une fille – ah – mais cette boule à zéro – une maladie –
ah et ces vélos – encombrent
Elle a fermé la porte, sa jambe est tordue contre le rebord, ses lèvres près
du robinet elle boit de l’eau chaude, elle tape contre le mur avec son poing droit,
elle a glissé, c’est bête, elle est un peu bête (pour ne pas dire dérangée).
on va tous finir cinglés – travaux au quatrième les types bossent au black –
auraient pu prévenir – impolitesse interphone défectueux vide-ordure bouché –
dératiser – blattes – sont sales, à côté, des bestioles encore pires – trop d’enfants –
le fils du troisième et sa musique – a gerbé sur mon balcon – linge foutu – c’est un
drogué – assemblée générale le douze – ça un quartier tranquille, ah ben – PAN
PAN PAN
Un espace conçu pour les ablutions, avant il y avait des bidets mais
démantelés on ne se lave plus les culs, pense-t-elle en imaginant des fesses de
différents acabits.
paquet pour le deuxième gauche – alcoolique du cinquième – PAN PAN PAN – vais
finir par les tuer, ces mioches
Son fils a enlevé le bidet et elle n’a pas pu dire qu’elle souhaitait le
conserver pour se laver le cul, il a dit ça te fera plus de place derrière le lavabo, ça
sera bien plus pratique.
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signez en bas – condamnation des vide-ordures ravalement des façades – PAN PAN
– ascenseur – marche pas
Son fils démantèle tous les bidets du monde, empêcher les gens de se laver
le cul, la modernité (ne plus barboter dans sa merde).
PAN PAN – on dort plus on baise plus – syndic rappelez ultérieurement – viens
boire le café (on parlera de nos gosses) – pourquoi des travaux jours et nuits –
pisse dans le hall – mari mort – qui – condoléances – coupure d’eau de 8 à 10
Avec Babette entre deux voitures, elle hurlait Pisse et elles rigolaient
tellement que ça ne sortait pas, et le premier truc qu’il a vu d’elle, le futur mari, ce
fut son cul blanc, et elle ne peut le raconter à son fils, pour lui l’amour est
fonctionnel comme les éléments dans les salles de bain, la vie c’est pas une question
de fesses.
PAN PAN – grève des poubelles – rats – on serait mieux – dans un village – un
lotissement – ailleurs – ça s’est un peu calmé, le bruit – on file – PAN – on s’fait
chier – parle pas comme ça – tiens la porte – merci bien – bien gentille
Quand les PAN ont cessé, ça a commencé sérieusement à puer.
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LE VIRUS À ROULETTES
Jean-Bernard Pouy
Un virus est dans la ville. Les nombreuses composantes de l'espace urbain
sont complexes. La différence entre les êtres n'est pas uniquement délimitée par des
parcours, des places de stationnement et de repos, de lieux de vie, mais aussi par
d'opérantes fractures entre les humains, stationnaires ou en mouvement, au travail
ou au plaisir, en situation d'échange ou d'usage. Or, depuis longtemps, la
complexité des aménagements urbains n'a pas vraiment progressé, diégétiquement,
ayant même trouvé naturellement une fonction accommodante, que ça soit dans le
couloir de métro, la queue au cinéma, ou l'attente à la caisse de supermarché. L'être
civil a calculé, intuitivement, didactiquement, expérimentalement, sa place dans la
Ville, et surtout sa place par rapport à ses semblables, qu'il soit seul, muni de sac à
dos ou de caddie, encombré d'enfants ou transportant la planche de 2 mètres 20
achetée au sous-sol du BHV. Or, depuis quelques temps, une nouvelle donnée, aussi
imparable qu'inattendue, a changé cet axiome. Un virus inattaquable. La valise à
roulettes. Certes, ce n'est pas parce que les muscles des bras se sont anémiés, ce
n'est pas parce que le temps est à la paresse, c'est simplement parce que tout doit,
paraboliquement, rouler, glisser, suivre sans effort. L'idéologie comme le practicoinerte, dirait Baudrillard. Sur les quais de gare, dans les halls d'aéroport, dans les
couloirs du métropolitain, sur les plates-formes des autobus, la valise à roulettes a
changé radicalement la relation ergonomique de l'homme à son prochain. Avant, la
distance, physique, intellectuelle, sentimentale, se situait entre le demi mètre et le
millimètre, distance propre à rapprocher les habitants de la même sphère sans les
amener systématiquement à la collusion. Maintenant, si l'être humain, qui regarde
en l'air et continue de vouloir s'éloigner de la bassesse des choses, ne met pas deux
mètres entre lui et son prochain, il a de grandes chances de se casser la gueule. C'est
arrivé à chacun d'entre nous de ne pas calculer cette distance intuitive établie par
une longue pratique de la compro-mission ! À bas la valise à roulettes ! À bas ce
parangon de la faiblesse qui ne dit qu'une chose : méfions-nous, mettons de la
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distance entre les autres et nous. Chacun pour soi et personne pour tous. Les autres
peuvent crever, mais dans leur coin ! À bas cette merde de valise à roulettes !
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VIE RUSSE
Antonin Varenne
Si des scientifiques à masques blancs et calculatrices se penchaient
aujourd’hui sur moi, additionnaient chaque jour passé, chaque bouchée de
nourriture, chaque cigarette fumée, alcool ingurgité, listaient les os cassés, les
marches en montagne, les courses pieds nus sur les plages, les heures devant un
écran, celles à planter des clous ou de sommeil, les nuits blanches, les montées
d’adrénaline, les rhumes et les fou rires, la radioactivité des maisons où j’ai vécu, le
nombre de fois où j’ai coupé mes cheveux, pris l’avion, éjaculé, rêvé et
cauchemardé, s’ils additionnaient mes chromosomes et TOUT ce que j’ai vécu et me
montraient l’écran de leur machine : « Il vous reste, en l’état actuel des choses, X
années, X mois, X semaines, X jours, X heures à vivre. »
Que ferais-je le jour suivant ?
Une marche en montagne ?
(X+X+X+X+X) + 1 heure
OU
(X+X+X+X+X) + avalanche = 0
Une nuit de bringue ?
(X+X+X+X+X) – 2 jours
OU
(X+X+X+X+X) + fille de rêve = bonheur éternel
Des gens perpétuellement malheureux vivent centenaires.
Des gens toujours contents s’effondrent à vingt ans.
Pour y réfléchir, cigarette, Knockando, 18 ans d’âge.
Écraser la cigarette à moitié consumée, vider d’un trait le whisky en faisant
une grimace, claquer le verre sur le bureau, comme le dernier.
Peut-être est-ce le dernier ?
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Il neige, la route est glissante, il faut prendre la route, pour aller jusqu’à
cette gare, faire ce voyage ; sortir de chez soi… croiser des poids lourds, rouler vite
pour être toujours à l’heure. Arriver à l’heure, frissonner d’avoir roulé si vite, boire
un verre et allumer une cigarette. Choisir de marcher, malgré le vent, plutôt que de
prendre le métro, l’air est vif, les poumons se dilatent, dans les rues polluées.
Retrouver des amis, boire jusqu’au sourire absolu, rentrer en taxi.
En l’état actuel des choses, s’endormir sans compter.
Réveil, sourire au jour dont on a oublié le programme, gueule de bois,
douche, les mains qui tremblent et le teint pâle dans le miroir. Choisir une belle
chemise pour ne pas avoir l’air malade, boire trois verres d’eau, avaler trois œufs et
quatre tartines de beurre demi-sel avec un grand café.
Aller au rendez-vous, important pour ton avenir. Stress.
En l’état actuel des choses, prendre des décisions sans se dire que l’on fait
chaque jour le choix de vivre ou de mourir.
Le virus de la mort en pensée se glisse dans les fissures de la vie.
Inoffensif.
Incurable.
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PHÉNOMÈNES
Eric Maneval
31/12/2010
À 15h, Zar reçoit le premier message d’alerte.
Le visage impassible de Jones apparaît sur l’écran :
– Monsieur Zar, nous avons une alerte de niveau 6.
– Niveau 6, c’est impossible.
– Niveau 6, monsieur.
– C’est encore ces conneries de Wikileaks ?
– Non monsieur, une alerte de niveau 6.
– Je vous écoute.
– Night Shyamalan, un cinéaste.
– Un cinéaste, vous plaisantez, vous me dérangez pour un cinéaste ?
– Non, monsieur Zar, je respecte la procédure.
– Bien, de quoi s’agit-il ?
– Je l’ignore pour l’instant.
– Activez les filtres cognitifs et réunissez immédiatement l’équipe de
prospective géomancique.
– C’est fait.
– Et alors ?
– Ils cherchent.
– Que dit Ibrahim ?
– Qu’on aura un premier rapport dans deux heures.
– Rappelez-moi dès que vous en saurez plus, c’est sans doute une
turbulence sémantique.
– Nous l’espérons vraiment, monsieur Zar.
– Nous n’avons jamais eu d’alerte de niveau 6.
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– Vous étiez trop jeune, mais en 1974, nous avons dû faire face à un tel
problème.
– L’affaire K. Dick ?
– Oui.
– Mon père m’a raconté.
Il lui reste une heure avant le conseil d’administration. Il songe à cette
affaire K. Dick. À l’époque, les choses étaient simples et contingentées. Ils l’avaient
rendu fou. Ce fut facile, l’écrivain était toxicomane, son public l’était tout autant.
– Darya ?
– Oui monsieur Zar.
– Faites-moi une recherche Internet sur Night Shyamalan, un réalisateur,
apportez-moi une synthèse dans cinq minutes.
– Bien monsieur.
Le conseil d’administration, puis le réveillon avec ses invités, les neufs
membres donateurs en personne, les neufs personnes les plus puissantes de la
planète. Inutile de les nommer, vous ne les connaissez pas.
– Monsieur Zar.
– Darya.
– Impossible de faire des recherches sur le réalisateur. Alerte 6, blocage
lexical.
Zar se concentre. Il se souvient de trois films ; Incassable, Le village,
Phénomènes. En vain. Le visage de Jones apparaît sur l’écran. Imperturbable.
– Monsieur Zar ?
– Jones.
– L’analyse se précise. L’alerte est sérieuse. Je dois vous poser une
question.
– Allez-y.
– Avez-vous vu le film Phénomènes, du réalisateur Night Shyamalan.
– Oui, je l’ai vu.
– Bien.
– Jones ?
– Que se passe-t-il ?
– Vous confirmez avoir vu ce film ?
– Je vous l’ai dit, Jones.
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– Alors vous n’êtes plus en mesure de diriger la fondation. Suivez le
protocole.
– JONES ?
– Adieu, monsieur Zar.
L’écran s’éteint. Zar se sert un cognac, le boit lentement avec une capsule
de cyanure.
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H11-M02
Franck Bouysse
– Combien ils t’ont donné, à toi ?
– Vingt-mille.
– Putain, j’me suis fait avoir avec mes quinze-mille. T’en as fait quoi de ce
fric ?
– Je me suis payé une Fender, le reste est à la banque.
– Ah, et c’est quoi une Fender ?
– La Rolls des guitares.
– T’es musicos ?
– Je gratte un peu.
– Moi, j’ai tout claqué dans une Chevrolet décapotable et dans la pétasse
qui allait avec.
– T’as eu assez ?
– Pour la Chevrolet, ouais… Ton fric, à la banque, qu’est-ce qu’y va
devenir ?
– J’ai un fils.
– Quel âge il a ?
– Quinze ans.
– C’est pour lui que t’as fait ça ?
– Pour lui et pour moi.
– Et sa mère ?
– J’ai pas trop envie d’en parler.
– Comme tu voudras… t’es un mec bien.
– Tu parles.
– Si, t’es un mec bien, parce que tu penses aussi aux autres.
– Si j’y avais pensé plus tôt, j’en serais pas arrivé à cette extrémité.
– Tu sais depuis quand j’ai compris que c’était foutu…
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– Depuis que tu as vu le flingue chargé dans le tiroir de la table de chevet.
– Exactement, mon pote. Tu pourrais le faire, toi ?
– Faire quoi ?
– Ben, faire monter une sale petite pute dans la chambre de ce putain de
flingue, pour qu’elle te suce la cervelle ?
– Je crois qu’on n’aura pas le choix, à un moment.
– Tu crois pas que ça serait plus facile si on se rendait ce service ?
– Je sais pas si je suis prêt.
– Tu seras jamais prêt et moi non plus.
– Et alors, ça nous mène où ?
– Tout de suite, je sais pas, mais si on se faisait un baroud d’honneur,
genre Butch Cassidy et le Kid à la fin du film… Tu l’as vu ?
– Comme tout le monde.
– Tu trouves pas que ça aurait de la gueule de charger en chœur.
– Ça aurait de la gueule, je suppose.
– Parce que tu sais c’qu’y va s’passer si on fait rien ? T’as bien entendu
c’qu’il a dit ce putain de toubib, qui ose plus rentrer dans la chambre !
– Comme toi.
– T’as bien compris que c’était pas une grippe qu’il nous a refilé dans sa
seringue et qu’on s’est fait baisé comme des bleus ?
– Arrête tes conneries, tu veux, ça sert à rien…
– Tu vas bientôt plus pouvoir te servir de ton cerveau, et encore, on sait
pas tout.
– Je viens de penser à un truc.
– Profite…
– Survi, c’est une anagramme de virus, si on tient pas compte du e.
– Tu parles d’une découverte, c’est sensé me consoler ?
– Non, mais c’est étrange, tu trouves pas ?
– Ce qui est étrange c’est que t’arrives à réfléchir à des trucs pareils.
– Tu sais ce qui me manque le plus, tout de suite ?
– Vas-y.
– Une clope.
– Rêve.
– La dernière cigarette du condamné.
– Rêve.
– Tu crois que si on demandait ?
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– Rêve.
– T’as raison.
– Alors ?
– Alors quoi ?
– Tu fais Butch, ou le Kid ?
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L’HÔTE
Maryline Paoli
Café brûlant entre les mains.
Heureuse sensation métonymique où la tasse disparaît au profit du petit
noir moiré et verbal.
Je bois par petites gorgées les larmes chaudes du matin, ne me résolvant
pas à ouvrir ce mail. Trois ans que je ne reçois plus de courriel dans cet abri sans
nom. On m’avait placé là parce que je dérangeais. Déséquilibre asocial. Et
aujourd’hui, ce message…
Une dernière lampée, la plus amère. Je déglutis ma torpeur et me jette sur
le clavier, tel un enfant malhabile.
Un texte. Nu et soigné. Aucun signe particulier, aucune signature.
Minuscule police aux consonnes acérées. Virtuelle réminiscence d’un travail suranné
à la une plume aiguisée. Je vais devoir lire. Lire… Le sais-je encore ? Je me lance.
Il traverse la glace, invisible et patente, sans contrainte ni démon; il suit
son chemin ; arabesque grimpante au gré des pitons neigeux. Affolant les
cieux, il prend son envol –Nucléique-Protéinique – Excellence des dieux ;
aller-retour sur le sort. Il bondit bienheureux dans la jungle de ton humus
et renifle tes murs. Tu dors encore… Il sommeille en de superbes effluves de
fibres cellulosiques végétales et de café chaud.
Cette histoire est si proche. Un appendice lexical regagnant son antre, mon
ventre ; ce ventre gémit. Je dois avoir faim. Je poursuis sans trop comprendre.
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Il sommeille et s’affranchit du poids numérique. Un effleurement suffit à
son expression. La lumière le pénètre. Ton regard l’éveille. La tentation est
grande et il ne peut se soustraire à la foisonnante Multiplication.
Je vis ici, bon sang depuis trois ans.
Oui, j’écrivais.
Mon nom en première de couverture – Je gênais – Mon nom, ténu, en bas
de couverture – Parasite – Mon nom en quatrième de couverture – Scorie.
On est venu me chercher. Insidieux moyens.
Mes doigts se figent sur le clavier. Paralysie. Un mince filet pourpre
apparaît sur mes ongles violacés. Le texte s’entrecoupe en de cruelles portions de
termes abscons et permutables. La relecture s’impose.
Ton index est de pierre – Tu te brises par les doigts –
Fragments de structures involontaires
Hôte auctorial du génome viral
Bordel cellulaire – Evaporation ponctuelle – Reptilienne sensation
métaphorique de ma dissolution
« La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur »
Roland Barthes avait raison
Mon peplos s’épaissit à travers ton corps
Capside ouvre-toi que je vive l’instant
Que Capside toi l’ouvre
Vive
Je
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MÉTAPHYSIQUE DE LA VIANDE
(extrait)
Christophe Siébert
Népès en sueur et l’air d’avoir perdu la boule se glissa sous la panse
verruqueuse et ridée du monstre et arriva à la chatte longue de soixante centimètres,
large de trois, lisse comme un foie, glaireuse, dilatée, ouverte sur un vagin poisseux
puant la poubelle de poissonnerie. Le monstre s’affaissa. La fente écrasa le visage
tout entier de Népès qui utilisa sa bouche et ses mains pour exciter les grandes
lèvres et l’intérieur de la chatte. Il lécha, mordit, aspira, des flots de mouille rance
lui vinrent à la gueule, le crapaud géant souffla comme un phoque, ses pupilles se
dilatèrent jusqu’à occuper tout l’œil. Le clitoris évoquait une tête de nouveau-né au
moment de l’accouchement. Népès le branla à deux mains, le téta comme un sein
flasque. Le monstre exhala un cri plaintif et versa sur le flanc. Népès accompagna le
mouvement et enfila son sexe dans la chatte énorme, tout son torse collé à la fente.
Son cou écrasait le clitoris frémissant. Népès y allait à grands coups de reins,
s’agrippait à la chair pendante pour donner de l’élan, grognait, ahanait. Le monstre
répondait par des bruits de gorge maladifs et étranglés évoquant un animal sans
corde vocale.
Après le coït les voilà dans une caverne vaste comme un pays. Le crapaud
paraît minuscule ; on ne voit même pas l’homme. Partout des grappes de végétaux
avachis diffusent leur phosphorescence.
Népès halète. Son visage exprime la peur. Son métabolisme a changé mais
il ne le sait sans doute pas. Toute la fibrinogène a disparu de son plasma et le foie a
cessé de la synthétiser. Une protéine de nature inconnue présente dans le sang du
monstre l’a remplacée. Ce changement a pour conséquence que le sang de Népès ne
coagule plus et devient presque noir, donnant à ses veines une teinte bleu nuit. Par
ailleurs lors de son accouplement avec la créature il a contracté un virus. Ce virus,
porteur de l’ARN du monstre, s’est fixé aux nouvelles protéines et a circulé dans le
sang inactif et indécelable. Arrivé au cerveau il s’est fixé aux cellules de
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l’hippocampe et du cortex visuel primaire et a aussitôt commencé de se répliquer,
sans conséquence pour l’activité cérébrale, comme s’il assumait la fonction des
neurones détruits.
Népès fut dans son lit. Du sperme tachait les draps froissés et mouillés. Son
sexe gluant de foutre et de glaires se dégonflait. Népès eut l’air hébété. Au pied du
lit un lézard mort grouillait de fourmis.
Népès tremble.
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DERNIER MESSAGE
Mouloud Akkouche
Ce sera fini aujourd’hui, se dit Philippe, planté devant la fenêtre de son
bureau au vingtième étage. Pas du tout dans ses habitudes de promener son regard
sur les rues du quartier des affaires. Mais, ce matin-là, il aurait tout donné pour
devenir une silhouette anonyme. Etre n’importe qui, mais surtout pas lui. Il avait
réfléchi toute la nuit avant de prendre sa décision. Tout le monde se souviendra de
son ultime geste…
Pas une journée sans humiliations. Une semaine avant, lors du pot de
départ d’une secrétaire, le chef de service lâcha : « Philippe, vous n’avez pas encore
terminé ce que je vous ai demandé. » Un gobelet à la main, il regagna son bureau
sous les regards moqueurs de ses collègues. Personne ne vit les larmes sur son
clavier. Plus de sept ans qu’il subissait ces vexations.
Sept ans à encaisser sans moufter.
Il frotta ses yeux rougis par la fatigue. Jamais il ne s’était senti autant au
bout du rouleau. Et avec un tel désir d’en finir ! Il se redressa et observa ses
collègues derrière la vitre ; dernière fois qu’il les verrait. Puis il pivota le fauteuil et
fixa la fenêtre. La délivrance était à portée de mains.
Tout allait bien jusqu’au jour où la boîte fut vendue à un gros groupe. La
pression s’installa alors insidieusement et détruisit l’ambiance bon enfant. Chacun
cherchait à conserver coûte que coûte son poste. Les nouveaux cadres dirigeants,
sourires lisses et formules mécaniques, décidèrent de dépoussiérer. Philippe fut le
premier sur la liste. À 53 ans, il devint d’un seul coup trop vieux, plus qu’une
poussière balayée vers la sortie. Peu à peu, il perdit confiance en lui. Et le départ de
sa femme accentua sa résignation.
Sept ans plus tard, il devait se rendre à l’évidence : les jours heureux ne
reviendraient plus jamais. Sa famille et sa carrière étaient trop loin derrière lui. Et
chaque matin, il se levait battu d’avance. Il avait perdu goût à la vie.
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Tu es vraiment un bon à rien, se dit-il devant la fenêtre. Il se trouvait
vraiment très minable. Pourquoi avoir servi de paillasson ? Pourquoi s’être laissé
humilié si longtemps ? Il devait s’évader de cette prison !
Il fixa longuement le trottoir au pied de l’immeuble, puis ouvrit la fenêtre.
Un seul geste pour arrêter cette ronde infernale, se libérer définitivement…
Sans hésiter, il cliqua sur une icône et lança son virus ultra puissant.
Toutes les données de IGR seraient réduites à néant avant la fin de la journée.
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PHANTASME
Yann Laurent
Voilà cinq jours que Sébastien n’a pas fermé l’œil. Les yeux rougis, il
regarde le paysage défiler en pensant aux derniers jours écoulés. Tout ce chemin
parcouru ensemble : ils en ont vu de toutes les couleurs, tous les deux. De
rencontres en rencontres, des hommes de tout horizon les ont abordés. Tous ont eu
la même idée : la posséder. Certains lui ont proposé d’emblée de l’argent pour
pénétrer ce jardin secret et goûter aux plaisirs défendus ; d’autres plus audacieux,
ont tenté des folies pour assouvir leur pensée impure avec cette allumeuse. Avec ses
formes rebondies, opulentes, ses courbes fluides, sa ligne de rêve, elle fait tourner
les têtes. En sa compagnie, Sébastien se sent différent : un mélange subtil de désir
intense où se mêle sensations de liberté et bien-être à la fois. Pour tous ces motifs, il
comprend qu’elle puisse susciter envie et convoitise. Alors, la partager ? Pas
question. Il veut jouir seul des plaisirs qu’elle lui procure.
Il n’arrive pas à se raisonner au sujet de leur histoire : elle finira un jour.
Sébastien le sait, on finit toujours par se lasser. Cependant, comment oublier ces
moments complices ? Son parfum enivrant ? Ces plaisirs interdits partagés ? Ce que
toutes les autres n’ont pas su lui donner jusqu’à présent… Lorsqu’il promène ses
mains sur elle, le feu du désir s’attise en lui. Il la sent vibrer sous ses caresses
jusqu’à l’étourdissement des sens, l’extase…
Râle lancinant : Sébastien s’est écroulé, épuisé aux côtés de sa belle. Il se
réveille avec ce souvenir : une ballade en tête à tête pour profiter du spectacle de la
ville, s’illuminant doucement à la tombée de la nuit. Puis, il y a cet homme qui
surgit, un couteau à la main, le menaçant. Bagarre. L’homme s’écroule. Une femme
crie dans la nuit. Aujourd’hui, lui et sa belle fuient.
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Un chien aboie au loin : de nouveau, débusqués. Les gendarmes ont une
nouvelle fois repéré leur piste : la traque reprend. Il faut détaler. Il regarde sa belle,
sachant très bien qu’elle répondra à son appel, encore une fois.
Sans savoir que dans quelques instants il sera trahi, Sébastien roule à
tombeau ouvert sur la route qui serpente autour du lac de Sainte Hélène. Un virage
plus marqué, la pédale de frein qui s’enfonce, sans réponse : la voiture s’envole et
plonge dans le lac. Son conducteur reste impassible à son volant, soulagé. Sébastien
n’a pas eu le temps de se lasser de sa DS 23 de 1973, une auto couleur pourpre.
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RAGE.0
Fred Gevart
H moins cinq minutes. La foule s’est amassée devant les verrières, moi au
premier rang, la poitrine écrasée par des milliers de geeks. Le personnel nous cache
le tas de Modèles 8 rutilants, l’air de dire : « Vous cassez pas les mecs, de toute
façon y en aura jamais assez pour tout le monde. ». Je scrute l’heure sur l’écran de
mon numéro 7. Une horloge, un thermomètre. Rien d’autre qu’un assemblage idiot.
Incapable de changer quoi que ce soit à ces nœuds pas possibles. Dans une heure, il
rejoindra les autres au fond du tiroir.
Plus qu’une minute. Le thermomètre est au négatif, mais je bous dans la
foule en surchauffe, dans ce monde insipide peuplé de mes semblables.
Donnez-moi le Modèle numéro 8, et j’irai traîner les rues sous le soleil
d’hiver. J’appellerai mon amour en vidéo. Les passants seront jaloux. Elle sera belle
comme au premier jour et la ville resplendira. Je suis certain qu’elle sera heureuse.
Elle rigolera et elle m’embrassera et elle me dira que tout est encore possible et elle
fera même semblant d’y croire, et moi aussi. Elle oubliera pour quelques minutes la
malchance en boîte et les heures perdues, les jours d’ennui et les si j’avais su. Elle
aimera mon statut.
H zéro. Lorsque les portes s’ouvrent, la horde se déverse. Les nerds hurlent
en faisant tournoyer leurs visa infinite. Je suis piétiné, mais parviens à me ruer à
travers la mêlée. Je prends des coups. J’en donne en retour. ET PUIS JE L’AI. À la
caisse, je sens peser sur moi deux mille regards de haine. À peine ressorti, j’arrache
l’emballage. Modèle numéro 8. Accélérateur émotionnel. Clavier mental. Présynchronisation en ligne. Débloqueur de scénario. Combleur de vide sidéral. J’active
ma micro-Sim et compose son numéro.
Sur l’image, elle reste impassible à l’énoncé de la nouvelle.
« Je t’ai déjà dit de ne plus m’appeler.»
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Je contemple l’écran HD. Puis le dos de l’appareil. Lignes simples. Design.
Prétentieuses. Aluminium brossé. Horloge et thermomètre. Inutile. Périmé dans trois
mois. Autant le fracasser contre un mur tout de suite.
Ils sont deux, portent des T-shirts de l’université Ann Harbor et des
lunettes rondes. Le plus petit me montre un grand couteau de chef à lame
céramique. L’autre me prend l’appareil d’un sourire aimable. Puis ils s’en vont sans
hâte, me laissant seul sur cette avenue glaciale, dans cette ville incolore. Dans ce
monde insipide dont je n’en peux plus d’attendre la mise à jour.
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À suivre…
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