Radical Cinema : contrer le récit depuis Paris

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Radical Cinema : contrer le récit depuis Paris
Radical Cinema : contrer le
récit depuis Paris
Les restes des sachets de sucre du matin et des grilles de
loto jonchent le sol du bar-restaurant « Le Philosophe » du
boulevard Voltaire à Paris. Les hommes, retraités, jouent aux
cartes en parlant et rigolant fort. BFMTV tourne en boucle sur
l’écran de télévision, volume au maximum. Et moi, je
m’installe à la table du fond pour rencontrer trois membres du
collectif « Radical Cinéma » autour d’un burger – unique plat
au menu – du niveau de la friterie de la buvette de Sclessin
un soir de match.
Logan, Gab et Joseph ont monté ce collectif d’artistes et
d’activistes il y a un peu plus d’un an sur un principe assez
simple, la confiance et l’amitié, reposant sur un slogan sobre
et efficace : contrer le récit.
Je ne les ai pas choisis par hasard. Il se trouve que Gab a
déménagé de Liège à Paris à peu près en même temps que moi.
Une occasion rare de pouvoir discuter de la capitale française
avec un regard belge. Le contexte parfait pour ma sixième
chronique d’une Wallifornienne à Paris.
Créer le contexte.
Radical Cinema est un jeune collectif d’une dizaine de
membres. Au départ, le projet se lance sur l’envie des trois
amis de se réunir dans la même ville, Paris, et de créer un
cadre pour raconter une histoire, l’ouverture d’un squat. Gab
avait participé à l’aventure du Théâtre à la place (TALP) à
Liège et voulait reproduire l’expérience d’un lieu ouvert.
À Lire, le récit de l’ouverture du TALP à Liège : « Nous
voulons faire se percuter art vivant et art de vivre »
Joseph, documentariste, était attiré par la dimension média et
travailler des histoires par l’image. Logan, acteur et metteur
en scène est venu au militantisme par les conversations avec
ses amis. Issus des arts audiovisuels et de la scène, le
projet est de permettre à chacun de développer ses obsessions
et de se reposer sur les autres avec l’ouverture d’un cinémathéâtre de quartier qu’ils nomment « l’inconnu*e ».
À Lire : Le collectif Radical Cinema occupe l’inconnu
Après un repérage minutieux et de longues conversations, le
collectif décide de s’installer à quatre, à l’angle de la rue
de Turenne et de la rue du Parc-Royal, dans le 3e
arrondissement de Paris. L’expérience ne durera que deux
semaines et demi pendant lesquelles ils font des travaux et
débouchent les canalisations. Le week-end avant de se faire
virer, quelque 80 personnes passent la porte du squat pour
donner un coup de main, des amis comme des inconnus. Beaucoup
d’amis d’amis. « C’était assez beau dans un truc très peu
organisé, se souvient Gab. On a au moins réussi un lieu de
convivialité et je pense que ça aurait pu se développer. »
Le squat est une expérience éphémère où le nombre fait la
différence.
Le fait qu’on ait prévenu les autorités et les propriétaires
(société immobilière SCI, ndlr) qu’on était là, ça nous a
permis de tenir deux semaines et demi. Le fait qu’on n’ait
pas prévu de barricades pour tenir le lieu, ça nous a permis
de ne tenir que deux semaines et demi. (Gab)
On est plus nombreux en sortant et si on veut refaire quelque
chose on a plus de monde à mobiliser. (Joseph)
L’emplacement choisi par le collectif n’a sans doute pas non
plus aidé puisqu’ils se sont installés dans l’un des quartiers
les plus gentrifié de la capitale : le Marais. « Le voisin
immédiat nous est tombé dessus dès le deuxième jour pour nous
dire qu’on était des voleurs. Typiquement, c’est un type qui a
toujours regardé le Marais de loin en bossant toute sa vie,
qui a eu un jour, enfin, l’occasion de louer ce pas de porte
et qu’il en est hyper heureux. Il nous voit débarquer et son
argument c’est : moi j’ai mis 40 ans à en arriver là en
trimant tous les jours, je ne peux pas me faire renvoyer ça à
la gueule immédiatement. C’est beaucoup moins présent à Liège,
les populations sont moins séparées. Là, le Marais c’est pas
pour les pauvres, pour eux il y a la périphérie, il y a déjà
des espaces prévus. » (Gab)
À 10 000 euros le mètre carré en moyenne, le Marais incarne la
transformation du territoire opérée par le projet du Grand
Paris. L’équation est simple : les faibles revenus n’ont plus
les moyens d’y vivre et sont poussés vers la périphérie. Seuls
quelques petits propriétaires peuvent encore tenir, tant que
leur logement ne devient pas trop vétuste. Lorsque l’entretien
devient trop cher, ils n’ont plus d’autre choix que de vendre.
En bas des immeubles se multiplient les boutiques de luxe et
autres lieux de consommation réservés à une clientèle prête à
payer cinq euros son thé et quinze euros son croque-monsieur.
« C’est aussi pour ça que les habitants du quartier étaient
enchantés quand on a débarqué, de savoir qu’il allait se
passer autre chose qu’une boutique dans cette rue-là. »
(Joseph)
Le Marais, c’est fait, Barbès, ça commence. Il y a peut-être
dans certains quartiers des choses qui se passent, notamment
avec le lycée occupé dans le 19e arrondissement pour
accueillir les réfugiés. Il y a eu un retour du militantisme
de base bobo de tradition chrétienne qui se dit : quand même
on ne peut pas les laisser crever. Des commerçants se
mettaient spontanément à filer leurs invendus. Ça m’a un peu
rassuré. (Gab)
Que ce soit dans les endroits très riches ou dans les
endroits très pauvres, rien n’est fait pour favoriser la vie
de quartier (de façon différente, mais le résultat est le
même). Dans les deux cas, pas de boulangerie en bas de
l’immeuble, pas de bar abordable, etc. Sauf que certains
subissent plus que d’autres… L’échec de l’urbanisme, c’est
ça. (Logan)
Je ne suis pas d’accord : il y a une vie de quartier, mais
elle est différente. On a quand même rencontré des gens qui
ont leurs habitudes, simplement elles sont traversées par des
gens qui ne font que passer. Donc il y a aussi toutes les
infrastructures pour ces passants. Quelques personnes se
connaissent et se rejoignent au bistro. (Gab)
Le collectif aurait pu aller s’installer dans la périphérie,
en banlieue, à Barbès, ils ont choisi le Marais. Avant
l’ouverture de l’inconnu*e ils ne savaient pas encore quelle
histoire ils allaient raconter. C’est en partant de ce vide
qu’ils ont créé un contexte, qu’ils ont raconté quelque chose.
Selon le lieu où on s’installe, on ne raconte pas la même
histoire.
Qui a peur de L’inconnu*e ?
Récit d’une occupation, de l’ouverture d’une brèche dans un
quartier fermé.
Contrer le récit.
« Contrer le récit » sont trois mots utilisés par Chelsea
Manning dans un texte publié dans le Guardian en septembre
2014 : How to make Isis fall on its own sword.
Radical Cinema est un collectif d’artistes et d’activistes
avec l’ambition de participer à la production de récits pour
raconter une autre histoire du monde. Ils ont ainsi mis en
ligne leur site internet radicalcinema.org dans le but de
rassembler tout ce qui construit cette histoire. « Faire de
l’activisme c’est créer le contexte, de nouveaux cadres, des
nouvelles histoires, qui nous permettent de formuler une
approche des choses qui ne soit pas dépendante des thématiques
qu’on nous impose, développe Joseph. C’est typiquement ce
qu’il se passe quand on ouvre un squat. On part du néant. »
On se pose quand même la question : de quel récit a-t-on
besoin à ce moment-là ? On s’est demandé où c’était le plus
intéressant d’aller s’installer. On avait trouvé ce truc en
plein Marais qui nous faisait envie mais est-ce que c’est pas
plutôt dans les banlieues où le Grand Paris est en train de
s’installer, d’aller au front à cet endroit-là ? On s’est dit
que c’était tellement avancé au niveau du Grand Paris que
faire revenir l’habitat populaire à l’intérieur ou aller
préserver les habitats populaires à l’extérieur, ça se
valait. (Gab)
On essaye de créer un récit à partir de ce que nous on amène
comme actions. Il y a aussi beaucoup de questions qui
réagissent à l’actualité. On constitue des archives pour plus
tard. On peut revenir dessus et voir ce qui nous a
suffisamment interpelés pour qu’on écrive dessus. On s’est
par exemple rendu compte qu’à chaque attentat, Judith Butler
écrit un texte et on le partage. Après c’est juste une
observation, il faut ensuite voir quelles conclusions on peut
en tirer. (Joseph)
Même si c’est très difficile de produire des récits qui
participent à une autre histoire du monde en écrivant un
article, l’accumulation de toutes ces petites pensées pourra
y contribuer. (Gab)
C’est le principe du site. J’écris très peu d’articles, mais
j’ai fait un spectacle. Des articles, des actions, tout
participe. Ce qui est agréable parce que pour moi qui ai du
mal à réagir à l’actualité, ça m’englobe, de façon
collective, dans la construction d’un récit plus large.
(Logan)
Aucun n’est journaliste mais chacun écrit. Dans l’accumulation
de leurs publications et de leurs productions, organisée de
façon collective (le groupe fonctionne au consensus : un seul
« non » suffit à bloquer une décision), ils essayent d’en
faire ressortir une trame. Il ne s’agit pas de faire de la
contre-information, dans laquelle beaucoup trop de place est
donnée au récit qu’ils veulent contrer, mais bien de proposer
d’autres récits, d’explorer ce qu’ils appellent « les trous »
: là où l’information manque, où elle est incomplète, ou qu’il
y en a trop. La réponse du journalisme d’investigation est de
faire du journalisme factuel et précis. Leur réponse :
raconter autre chose.
Il faut par exemple contrer le récit qui conduit des jeunes à
aller s’engager dans l’État islamique. Il y a quelque chose
sur le récit européen sur lequel il faut agir, celui qui
consiste à présenter l’Europe de la prospérité et des droits
de l’homme. Il faut abattre ce récit, ou l’élever. Soit on se
bat pour que l’Europe soit une philosophie et non pas juste
un territoire. Soit on ne va pas vers ça, c’est plutôt ce
qu’il se passe, et on le dit. (Joseph)
Certains événements, comme les attentats, provoquent des
points de convergence et de discussion qu’il faut exploiter.
Ces moments permettent d’élargir le spectre du récit, de
bouleverser les lieux communs.
J’étais plutôt très heureux après le 13 novembre de voir des
regards qui s’échangaient dans le métro qui se disaient : on
appartient au même monde. Par ailleurs, c’est la meilleure
des nouvelles après les déclarations d’Hollande sur l’état
d’urgence et la déchéance de nationalité que le récit se
fissure en son centre. (Gab)
Leur action passe aussi par l’emploi d’un vocabulaire nouveau,
pour éviter de se parler entre soi, de chercher un langage qui
ne soit ni militant qui braque, ni une information vidée de
sentiments. « Ça permet d’accueillir des gens ou l’intérêt de
plusieurs gauches, précise Gab. Il s’agit d’essayer d’arriver
à dire que la politique est plus large que le vocable habituel
pour en parler. C’est en ça que les grands événements aident
parce qu’on se retrouve à parler à plus de monde avec des mots
clés autour d’une thématique. Rémi Fraisse se fait tuer, tu
mets #sivens, tu touches tout le monde. Idem pour
#etatdurgence qui réunit celui qui est assigné à résidence
jusqu’à la personne qui ne comprend pas pourquoi elle se fait
fouiller en entrant dans un supermarché. »
Le collectif est aussi vigilant et tente de produire un récit
positif. Selon eux, l’échec du squat permet de dire qu’il y a
des choses possibles, des espaces à prendre. « Le récit qu’on
contre, on sait où il va. Le nôtre, on ne sait pas« , conclut
Gab. Radical Cinema n’est pas une coquille vide, mais une
coquille qui se remplit d’expériences avant d’éclore.