modes opératoires et évolutions

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modes opératoires et évolutions
Livre blanc | Blanchiment : nouvelles questions, nouveaux défis
de la Cour de cassation qui, constatant les caractères général, distinct et autonome de l’infraction de blanchiment, n’a guère hésité
à neutraliser les dispositions de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales 38. Même si la jurisprudence adoptée à l’égard du
recel avait légitimement pu faire croire à l’adoption d’une solution
inverse 39, rien n’imposait de soumettre les poursuites pour blanchiment de fraude fiscale à la plainte préalable de l’administration
fiscale… si ce n’est l’opinion (bien maladroitement) émise par le
Garde des Sceaux lors des travaux préparatoires à la loi du 13 mai
1996 40. Et au plaideur l’ayant interrogé sur la conformité d’une telle
solution aux principes de la légalité et d’égalité (sic), la Chambre
criminelle de la Cour de cassation a pu logiquement répondre que
les dispositions légales critiquées ne portaient atteinte à aucun des
principes invoqués, « les poursuites pour le délit général, distinct et
autonome de blanchiment étant exercées selon les mêmes modalités, quelle que soit l’infraction d’origine », de sorte que la généralité de l’infraction d’origine postulerait sa soumission à des règles de
poursuites communes … et partant, égales 41.
MODES OPÉRATOIRES ET ÉVOLUTIONS
(35) Crim. 31 mai 2012, n° 12-80.715, D. 2012. 1678, obs. S. Lavric ; RSC
2012. 868, obs. H. Matsopoulou ; RTD com. 2012. 628, obs. B. Bouloc ;
RPDP 2012. 928, note M. Segonds ; Adde Crim. 17 déc. 2014, no 13-86.477.
par Gilles Duteil,
(36) P. Cazalbou, Étude de la catégorie des infractions de conséquence,
Directeur du CETFI, faculté de droit et de science politique, université de Aix-Marseille,
Aux termes de l’article 9 § 5 de la Convention de Varsovie,
laboratoire
droit
privé et
sciences
(LDPSC - EA 4690)
De l’affaiblissement
inattendu
« chaque
Partie s’assurede
qu’une
condamnation
pourde
blanchiment
est criminelles
LGDJ, 2016, T. 63.
(37)
possible en l’absence de condamnation préalable ou concomitante au
titre de l’infraction principale ».
(38) Crim. 20 févr. 2008, n° 07-82.977, Bull. crim. no 43 ; D. 2008. 1585,
note C. Cutajar ; ibid. 1573, obs. C. Mascala ; ibid. 2009. 123, obs. G.
Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; AJ pénal 2008. 234, obs. A.
Darsonville ; RSC 2008. 607, note H. Matsopoulou ; RTD com. 2008. 879,
obs. B. Bouloc ; JCP 2008 II, 10103, note J. Lasserre Capdeville.
Alors que l’hétérogénéité des règles de poursuite, liée à la présence
d’une infraction générale et d’infractions spéciales de blanchiment,
a pu être considérée comme une gêne pour les services répresExtrait du livre blanc
sifs 42, l’adoption, par l’effet de la loi dite Perben II, d’un dispositif
dédié à la délinquance et à la criminalité organisées a permis d’en
atténuer les inconvénients. Inattendue a été en revanche la position
adoptée par le Conseil constitutionnel concernant le recours à une
garde à vue prolongée. Il est vrai qu’une première décision avait
largement hypothéqué la mise en œuvre d’une telle mesure en présence d’un fait de blanchiment et il était nécessaire qu’une clarification soit apportée en la matière 43. C’est désormais chose faite
puisque le Conseil constitutionnel a décidé de priver les enquêteurs
d’un tel acte en présence d’un fait de blanchiment… non lié à une
infraction d’origine « susceptible de porter atteinte en elle-même
à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes » 44. Outre le caractère très peu opportun de la solution, son fondement juridique
peine véritablement à être identifié 45 alors que la Chambre criminelle n’a de cesse de souligner les caractères autonome et distinct
de l’infraction de blanchiment 46.
Article paru dans AJ Pénal n°4 avril 2016
(39) Crim. 14 déc. 2000, n° 99-87.015, Bull. crim. no 381 ; D. 2001. 831 ;
RTD com. 2001. 527, obs. B. Bouloc.
(40) J. Larguier et Ph. Conte, Droit pénal des affaires, Armand Colin, 2004, p. 240.
Ainsi que l’ont observé ces auteurs, il fallait en conclure, alors qu’était envisagée
la généralisation de l’infraction, que « si le blanchiment de fraude fiscale devait
assurément être puni comme tous les autres, on devait comprendre que c’était
à la condition de ne pas l’être dans les mêmes conditions ».
(41) Crim. 25 mars 2015, no 14-85.251.
(42) V. Auditions de J.-C. Marin et A.-J. Fulgeras, in Rapport d’information
sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière
et du blanchiment des capitaux en Europe, op. cit., note 10, p. 157.
(43) Cons. const., 4 déc. 2013, n° 2013-679 DC, Constitutions 2014. 68,
chron. A. Barilari ; ibid. 76, chron. C. de la Mardière.
(44) Cons. const., 11 déc. 2015, n° 2015-508 QPC, D. 2015. 2562.
(45) B. de Lamy, L’effet rebond de l’inconstitutionnalité de la garde à
vue en matière d’escroquerie en bande organisée, RSC 2016 (à paraître).
(46) V. infra, A. Botton, Les aspects procéduraux du blanchiment. Le
blanchiment, une infraction formellement dépendante, p. 190.
MODES OPÉRATOIRES ET ÉVOLUTIONS
par Gilles Duteil
Directeur du CETFI, faculté de droit et de science politique, Aix-Marseille université, laboratoire de droit privé et de
sciences criminelles (LDPSC - EA 4690)
Aux termes de l’article 324-1 du code pénal, le délit
de blanchiment consiste soit à donner une justification mensongère à l’origine de fonds provenant d’un
crime ou d’un délit, soit à participer à une opération
de placement, de dissimulation ou de conversion du
produit d’un crime ou d’un délit.
(1) M. Koutouzis et J.-F. Thony, Le blanchiment, coll. « Que sais-je ? »,
no 3745, PUF, 2005.
(2)
P. Kopp, La lutte contre le blanchiment, in Analyse économique
comparée de la lutte anti-blanchiment : droit continental versus
Common Law, Chaire Régulation de Science Po., 2006.
C’est dans le deuxième alinéa de cet article que nous retrouvons les
trois étapes classiques 1 du processus de blanchiment 2.
Le placement, qui est également appelé « prélavage » ou « immersion » et qui consiste à transformer de l’argent liquide en monnaie
scripturale. Autrement dit, cette phase revient à introduire des espèces provenant d’un crime ou d’un délit dans le système bancaire et
financier. Longtemps considérée comme étant la phase essentielle du
blanchiment de capitaux, celle-ci ne concerne plus que les infractions
dont le produit est uniquement payé en argent liquide. C’est pendant
cette opération que les « blanchisseurs » sont les plus vulnérables.
La dissimulation, aussi connue sous les termes « d’empilage » ou
« lavage » est la réalisation de transactions multiples et successives
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Dossier
Blanchiment
au profit de personnes physiques ou morales résidant dans différents pays. Cette opération rend la traçabilité des fonds presque
impossible pour le juge pénal, qui devra recourir à l’assistance judiciaire de plusieurs pays, ce qui ralentira considérablement l’enquête et le plus souvent, renverra vers d’autres pays qu’il faudra
solliciter à leur tour et ainsi de suite. À la fin du périple, l’argent
aura une apparence légale et sera prêt à être recyclé ou investi.
La conversion, ou « intégration » consiste à investir l’argent blanchi
dans l’économie légale, par exemple, dans l’immobilier de luxe,
l’achat d’entreprises ou de commerces, d’objets d’art, de métaux
précieux, les placements financiers. Pour les organisations criminelles, ces produits serviront également à corrompre pour faciliter
leur activité.
D’une manière générale, le blanchiment consiste donc à effacer
tout lien existant entre l’argent et l’infraction commise pour l’obtenir. Si le délit de blanchiment fut initialement institué pour réprimer, exclusivement, les infractions à la législation des stupéfiants,
générant des flux d’argent liquide à blanchir, l’idée selon laquelle
le blanchiment impliquait la manipulation d’espèces était encore
tenace lors de l’adoption de la loi no 96-392 du 13 mai 1996, qui
généralisait pourtant le délit de blanchiment à tout crime ou délit.
En réalité, l’évolution des processus de l’escroquerie, de la fraude
fiscale et l’avènement de la cybercriminalité font que les flux
d’argent détournés sont aujourd’hui déjà pour la plupart sous forme
de monnaie scripturale, dans le système bancaire et financier licite,
rendant inutile la première phase du blanchiment : le placement.
Ce constat, assez déconcertant, rend la détection et la traçabilité
de ces flux d’argent plus délicates, compte tenu des techniques actuelles de communication.
Le constat est simple, il existe désormais deux types de blanchiment de capitaux :
■ Le blanchiment de l’argent liquide provenant, par exemple, du trafic
de stupéfiants, du trafic d’êtres humains ou de migrants, du proxénétisme, de la contrebande de tabac et/ou d’alcool, du trafic d’animaux domestiques, de certaines formes de fraude fiscale, etc. ;
■ Le blanchiment de la monnaie scripturale (se trouvant déjà sur
des comptes bancaires ou financiers) procédant, par exemple, des
carrousels de TVA 3, de fraudes au Président, de fraudes au virement SEPA, de Phishing ou Pharming, d’abus de biens sociaux, de
faux marchés, faux procès, d’utilisation de sociétés off-shore, etc.
Les modi operandi des blanchisseurs s’adaptent à ceux des infractions commises. Les paiements en espèces ont tendance à diminuer dans la plupart des pays et se maintiennent, principalement,
dans les pays en voie de bancarisation. Les flux résiduels d’argent
liquide, d’origine criminelle, sont destinés à solder les comptes par
compensation, notamment dans les systèmes de paiement informels de type Hawala 4 ou Hundi 5, permettant ainsi de dissimuler
les flux intermédiaires.
C’est au visa de cette taxonomie du blanchiment
que nous analyserons, dans un premier temps,
le blanchiment d’espèces au travers de deux cas
pratiques, avant de nous intéresser à deux modes
opératoires spécifiques du blanchiment d’argent
scriptural.
■
Le blanchiment
d’argent liquide
Le blanchiment d’argent en espèces implique la
première phase du blanchiment, qui consiste à introduire la monnaie divisionnaire d’origine délictueuse ou criminelle dans le système bancaire licite
ou bien encore à le faire changer de main, afin que
cette problématique revienne au nouveau propriétaire des fonds.
L’échange de monnaie scripturale
contre des espèces
Cet échange est basé sur une alliance objective
entre une personne physique ou morale souhaitant réaliser un échange d’argent scriptural
contre des espèces détenues par une organisation
criminelle. Cette pratique peut paraître curieuse
pour la personne qui détient de l’argent en banque
mais qui, en fait, souhaite réaliser une opération
de dissimulation. Prenons, par exemple, le gérant
d’une SARL qui souhaite détourner une partie
des disponibilités de la société à son profit, tout
en ayant des écritures comptables d’apparence
conforme permettant de dissimuler la malversation (Figure no 1 : alliance objective d’une société
avec un blanchisseur).
(3) G. Duteil. Les carrousels de TVA ou le pillage organisé du budget de
l’État, Banque et Stratégie, no 268, mars 2009, p. 23-31.
(4)
E. C. Schaeffer, Remittances and reputations in hawala moneytransfer systems : Self-enforcing exchange on an international scale,
Journal of Private Enterprise, 2008, vol. 24, no 1, p. 95.
(5)
M. Martin, et al., Hundi/hawala : The problem of definition.
Modern Asian Studies, 2009, vol. 43, no 4, p. 909-937.
Figure 1 : Alliance objective blanchisseur / société licite
Moyen : fausses factures
3. Chèques ou virements
2. Fausses factures
Monsieur A
SARL X (légitime)
Besoin de cash
Société Y
Fausse raison sociale
1. Faux contrat
de prestation de services
4. Espèces
AJ Pénal
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Besoin de blanchir des espèces
d’origine criminelle
Dossier
(6) Source internet : http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/13/traficde-drogue--une-elue-eelv-mise-en-cause-blanchiment_n_1963207.html
(7) European Police Office, The Internet Organised Crime Threat
Assessment, 2014.
(8)
McAfee Labs White Papers,Jackpot ! Money Laundering Trough
Online Gambling, 2014.
(9) À l’instar des sites illégaux proposant d’investir sur le marché des
changes (FOREX) ou encore sur des options binaires. Communiqué de
presse de l’Autorité des marchés financiers du 4 févr. 2016.
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sans toutefois les déclarer à l’administration fiscale. En fait, en collaboration avec des employés de la banque suisse, les fonds étaient livrés aux clients, en espèces, par le biais d’une organisation criminelle
liée au trafic de stupéfiants qui, en contrepartie, se retrouvait bénéficiaire de virements, à partir des comptes suisses des clients précités,
via une cascade de comptes off-shore. Bien que l’élue et d’autres personnes impliquées aient nié connaître l’origine des fonds reçus, l’enquête a démontré qu’il s’agissait bien d’espèces collectées par la vente
de stupéfiants 6.
Le blanchiment d’espèces par utilisation
d’un casino virtuel off-shore
Cette technique de blanchiment repose sur la création d’un casino
virtuel, c’est-à-dire l’installation d’un logiciel proposant de miser de
l’argent au moyen de cartes bancaires sur des jeux de casino (roulette, blackjack, poker, machines à sous, etc.) à partir d’un ordinateur
situé dans une place off-shore et relié à un compte bancaire, par l’entremise d’une société off-shore équipée d’un terminal de paiement
par carte 7 (Figure no 2 : utilisation d’un casino virtuel). L’organisation
criminelle remet à des « joueurs » complices une somme d’argent
en espèces à miser. De nos jours, le liquide est avantageusement
remplacé par des cartes prépayées, souscrites sous de fausses identités. Auparavant, les espèces étaient en effet réparties et utilisées
en fonction des seuils de déclaration, pour éviter des détections intempestives, mais aujourd’hui, il est possible de confier cent cartes
prépayées ou plus à un seul complice, pour qu’il verse des fonds importants dans le casino virtuel désigné. Dans certains cas 8, il a été
rapporté que ces « collaborateurs » avaient des identifiants spécifiques qui leur permettaient de verser l’argent des cartes prépayées,
ce montant étant automatiquement « perdu » par souci d’efficacité.
À l’inverse, certains membres de l’organisation criminelle, après
avoir saisi leurs identifiants, sont déclarés gagnants, sans jouer, leur
compte bancaire personnel étant crédité du montant prédéfini et une
attestation de gain de jeu leur étant délivrée. Ce dernier document
permettra aux bénéficiaires d’éviter l’impôt, dans les pays où les
gains de jeux ne sont pas fiscalisés.
Les internautes qui se connecteraient sur ce casino virtuel off-shore
pourraient miser, mais les probabilités de gains préprogrammées et
l’analyse comportementale par le logiciel feraient en sorte que ces
joueurs soient toujours perdants 9. Après un certain temps d’utilisation et pour rendre toute détection compliquée, un autre casino virtuel sera créé et le premier sera « fermé » par simple arrêt logiciel
et déconnexion du Net. Les comptes créditeurs seront purement et
simplement perdus au profit de l’organisation criminelle.
Dossier
Dans ce schéma, M. A, gérant la SARL X est mis en relation avec le « responsable financier » d’une organisation
criminelle (société Y, idéalement située à l’étranger) qui
dispose d’espèces d’origine douteuse. Les protagonistes
se mettent d’accord sur le procédé suivant :
■ La SARL X signe un faux contrat de prestation de
services ;
■ La société Y émet une fausse facture à X de
520 000 € ;
■ La SARL X fait un virement à l’étranger sur la base
d’un IBAN communiqué par la société Y ;
■ M. A reçoit à son domicile, par porteur spécial, la
somme de 465 000 € en 930 billets de 500 € (la différence étant 52 000 € de commission pour la société Y et 3 000 € pour le courrier).
La SARL X a comptabilisé la facture de la société Y,
adossée au contrat de prestation de services, cette
facture « justifiant » comptablement le paiement
des 520 000 €. Au passage, la SARL X diminue son
bénéfice du même montant en comptabilisant la
charge, réduisant artificiellement son impôt sur les
sociétés en conséquence. Plusieurs délits sont alors
constitués : faux et usage, présentation de faux bilans, abus de biens sociaux et blanchiment d’abus
de biens sociaux, fraude fiscale et blanchiment de
fraude fiscale. De surcroît, M. A ayant, à l’occasion de
cette opération, détourné la SARL X de son objet, lui
fait encourir la peine complémentaire de dissolution.
C’est sur la base de ce mécanisme simple – pour ne
pas dire simpliste – qu’une élue EEVL, Mme F., adjointe
au maire d’un arrondissement de Paris, a été mise en
cause en octobre 2012, pour blanchiment en bande organisée et association de malfaiteurs. Effrayée par la
« chasse » aux détenteurs de comptes en Suisse non
déclarés, Madame F. avait voulu rapatrier ses avoirs
Blanchiment
Figure 2 : Casinos virtuels, gains fictifs
1. Remise de l‘argent à blanchir
Pseudo joueurs
COMPLICES
ACHAT DE
PLAQUETTES
PREUVE
DU GAIN
2. Conversion du gain fictif
PLAQUETTES NON MISÉES
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Dossier
Blanchiment
■
Le blanchiment d’argent
en compte courant
Les dépôts à vue représentent environ 80 % de la masse monétaire
dite « M1 ». Les 20 % restant sont représentés par la monnaie divisionnaire (billets et pièces) 10. Les mécanismes d’escroquerie récents montrent que les délinquants ont une appétence plus particulière pour les dépôts à vue plutôt que pour l’argent liquide. La fraude
au Président (qui consiste à se faire passer pour le Président d’une
grande société auprès d’un employé ou un cadre de la même entité,
pour l’inciter à faire un virement dérogeant aux règles procédurales
internes, sur un compte bancaire désigné) ou la fraude au virement
SEPA (qui consiste à se procurer le fichier des clients d’une entreprise et à leur envoyer un courriel en les priant de payer leurs prochaines factures sur un nouveau compte bancaire en joignant un RIB/
IBAN qui, en fait, correspond à un compte bancaire contrôlé par les
escrocs) en sont l’illustration, pour des montants très conséquents.
D’autres modes opératoires, comme le blanchiment par utilisation
d’un crédit documentaire ou par paiement d’un pacte de corruption
par un crédit adossé (back-to-back) peuvent être présentés.
Le blanchiment par utilisation
d’un crédit documentaire
Dans ce montage, il s’agit de rapatrier des fonds d’origine criminelle
accumulés à l’étranger dans le pays d’origine (Figure no 3 : utilisation d’un crédit documentaire). Pour ce faire, l’organisation criminelle contrôle une société A, exportatrice en Europe et une société B
importatrice dans un pays du Moyen-Orient. Le but de l’opération est
de récupérer des fonds importants en Europe, sous une apparence
licite. Le détail des opérations est le suivant :
La société A rédige un faux contrat de vente de marchandises au profit de la société B ;
■ Au moyen de ce contrat, la société B sollicite son
banquier pour mettre en place un crédit documentaire 11 au profit de la banque de la société A ;
■ Les documents à communiquer au banquier de
la société B sont fabriqués par l’organisation criminelle au moyen d’une simple chaîne graphique
(ordinateur, logiciel et imprimante laser couleur) ;
■ Après vérification sommaire des documents et de l’assentiment de la société B, la banque de la société B virera le montant (souvent exprimé en millions d’euros ou
de dollars US) du marché couvert par la lettre de change.
La comptabilité de la société A fera état du marché,
de sa facture et du paiement. La faille à mettre en
évidence est qu’il n’y a pas eu d’achats correspondant à la livraison de la marchandise.
■
(10) https ://www.ecb.europa.eu/
(11) Le crédit documentaire permet d’assurer la bonne fin et le règlement
d’un contrat commercial entre un exportateur et un importateur de
nationalité différente. Les banques des deux partenaires commerciaux
cautionnent leur client respectif, ce qui limite le risque de livraison non
payée, ou de marchandise payée mais non livrée. Après la signature
du contrat commercial entre un acheteur importateur et un vendeur
exportateur, c’est à l’acheteur qu’il revient d’initier la signature du
crédit documentaire en prenant contact avec sa banque qui répercute
à une banque correspondante l’ouverture d’un crédit documentaire
payable sur ses caisses. Le vendeur pourra retirer les fonds lorsque la
banque aura réceptionné et reconnu en ordre les documents exigés (Le
Lexique financier, Les Échos). Ces documents peuvent être, par exemple,
la lettre de voiture (CMR), le connaissement maritime, les documents
de dédouanement, le procès-verbal de réception de la marchandise,
etc. Ils seront falsifiés avec minutie. Par exemple, un connaissement
maritime visera un navire qui était effectivement à quai dans le port de
destination, au jour supposé de la livraison.
Figure 3 : Blanchiment par utilisation d’un crédit documentaire fictif
CONTRÔLÉES PAR DES MAFIEUX
Société A
1. Faux contrat de vente de marchandise
exportatrice
Société B
importatrice
2. Demande d’ouverture
d’un crédit documentaire
(faux documents)
Banque
de A
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3. Transfert des fonds par virement
Banque
de B
Dossier
Blanchiment
Le blanchiment d’un pacte
de corruption
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Dans le cadre d’un pacte de corruption, un agent corrupteur X va payer un agent corrompu Y pour accomplir un
acte de sa fonction. Un paiement direct de X à Y, même
en espèces, étant susceptible de laisser des traces qui
peuvent devenir gênantes dans le cadre d’une enquête,
pour une sécurité accrue, il est « préférable » de dissocier les relations existantes entre X et Y des flux d’argent
du pacte de corruption. Le modus operandi est le suivant
(Figure no 4 : le crédit adossé ou « back-to-back » :
■ Conclusion d’un pacte de corruption entre l’agent
X et l’agent Y ;
■ L’agent X, au moyen d’une société mère AX établie en France et qu’il contrôle, va rédiger un faux
Dossier
contrat de prestation de services, qu’il va payer à la société mère
(points 1 à 4) ;
■ Afin de mieux dissimuler ce flux d’argent, la société mère AX
va reproduire le point précédent en utilisant une société filiale
off-shore, permettant d’envoyer le flux monétaire à l’étranger
(points 5 à 7) ;
■ Cet argent off-shore permettra d’établir un contrat de caution,
au profit de la banque en France où l’agent Y détient un compte
(points 8 et 9) ;
■ Forte de cette caution, la banque du corrompu (Y) lui accordera
un prêt d’argent qui sera, dans les faits, assumé et soldé par le
garant (point 10).
Ce type de prêt adossé (également appelé « back-to-back ») n’est
pas toujours facile à détecter, surtout quand la garantie du prêt
est effectuée par une filiale du prêteur à l’étranger, sans qu’il y ait
forcément de trace visible dans le pays où le prêt est mis en place.
Figure 4 : Blanchiment d’un pacte de corruption
Accomplissement d’un
acte de la fonction
Pacte de corruption
1. Agent X
corrupteur
3. Paiement de
la prestation
inexistante
2. Prestation
inexistante liée à un
faux contrat
4. Société mère
AX (écran/taxi/
de portage)
6. Paiement de la
prestation inexistante
5. Prestation inexistante
liée à un faux contrat de
sous-traitance
7. Société filiale
BX offshore
(écran/taxi/de portage)
11. Agent Y
corrompu
10. Contrat de
prêt (adossé)
au profit de Y
9. Banque
dans le pays
de l’agent Y
8. Contrat de
cautionnement
Source : Marc SEGONDS (N.B. les flèches noires représentent la succession
des actes, les flèches rouges décrivent le circuit effectif des fonds).
Conclusion
Les modes opératoires du blanchiment sont multiples et régulièrement révisés, en fonction des
besoins des organisations criminelles. Depuis de
nombreuses années, la lutte passe par la déclaration de soupçons, à laquelle sont soumises les
personnes visées à l’article L. 561-2 du code monétaire et financier, et des renseignements financiers externalisés exploités par le service à compétence nationale Tracfin 12. À cet effet, la Cellule
de renseignement financier française diffuse
régulièrement, sur son site et dans ses publications, des typologies du blanchiment, afin d’aider
les professionnels assujettis à les reconnaître et à
améliorer la qualité des déclarations.
Si la fraude liée à la cybercriminalité, au préjudice
des entreprises et des particuliers, est en hausse
notable (le taux de fraude constaté en France a
plus que doublé en 7 ans : 68 % des entreprises
françaises ayant déclaré avoir été victimes d’une
fraude au cours des 24 derniers mois, contre 55 %
en 2014, 46 % en 2011 et 29 % en 2009 13), l’activité
criminelle générant des flux de cash reste majoritaire. Selon les informations centralisées par
Europol, plus de 1,5 milliard d’euros par an, en
espèces, seraient détectés et/ou saisis par les autorités compétentes. Les constats opérationnels,
effectués par les services enquêteurs des États
membres démontrent que, si l’utilisation d’argent
liquide est en diminution chez les particuliers, le
cash reste le moyen privilégié des infracteurs,
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AJ Pénal
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Blanchiment
agissant en bande organisée, pour faciliter le blanchiment de
capitaux 14. La technique dite de « réduction », qui consiste à
échanger des billets de banque de valeur nominale inférieure en
coupures de 500 €, est effective dans tous les pays de l’Union et
même au-delà. Par exemple, 1 million d’euros représente 2 000
coupures de 500 €, soit un poids de 2,2 kg et un volume de 3
litres, alors que la même somme en billets de 50 € équivaut
à 20 000 coupures, 22 kg et le volume d’une petite valise 15. Le
billet de 500 € est très rarement utilisé comme moyen de paiement courant, pourtant sa masse en valeur représente un tiers
du montant de tous les billets en euros en circulation.
Dans les années 1997-2010, les transports physiques d’espèces
avaient tendance à diminuer, au profit des nouvelles techniques
de l’information et de la communication (NTIC) et des systèmes
de paiement automatisés ou alternatifs. Ces dernières années,
il s’avère que les transports physiques de billets de banque,
par cargaisons, sont en nette augmentation. Cette évolution résulte incontestablement d’une meilleure efficacité de la lutte
contre le blanchiment, au travers des Cellules de renseignement financier et des assujettis à la déclaration de soupçons
Dossier
sur le plan international, ce qui rend la tâche des
blanchisseurs plus compliquée 16. Ce bilan est encourageant, mais la marge de progression reste
importante. La lutte contre le blanchiment de capitaux demeure l’arme la plus efficace contre le
crime organisé.
(12) Rapport Tracfin, Tendances et analyses des risques de blanchiment
de capitaux et de financement du terrorisme en 2014, http://www.
economie.gouv.fr/files/tracfin_rapport_analyse2014.pdf.
(13) Global Economic Crime Survey 2016, Adjusting Lens on Economic
Crime : Preparation Brings Opportunity Back Into Focus. PwC-Group
2016, 56 pages.
(14)
Europol Financial Group, Why Cash is still King : a Strategic
Report on the Use of Cash by Criminal Groups as Facilitator for Money
Laundering. European Police Office 2015, 53 pages, ISBN 978-92-9520048-7, p. 7.
(15) Ibid., p. 20.
(16) FAFT & MENAFAFT,
Money Laundering Through the Physical
Transportation of Cash, FAFT Paris, France and MENAFAFT, Manama,
Bahrain, oct. 2015, 105 pages, p. 28.
LES NOUVEAUX DÉFIS DE TRACFIN
par Bruno Dalles
Directeur de Tracfin
Bruno Dalles, directeur de Tracfin (acronyme de Traitement du renseignement et action contre les
circuits financiers clandestins), qui est la cellule de renseignement du ministère de l’Économie et des
Finances en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, a accepté de
répondre à quelques questions de la rédaction de l’AJ pénal sur le rôle et les prochains chantiers de
l’institution. Propos recueillis par Maud Léna le 4 mars 2016.
AJ pénal : Quelques questions tout d’abord sur l’organisation
générale de Tracfin : le service est composé d’environ 120 personnes, c’est bien cela ?
Bruno Dalles : C’est bien cela, 120 personnes en janvier 2016,
dont 6 officiers de liaison, même si ceux-ci restent rattachés à
leur administration d’origine. Plus précisément, il s’agit de 3
officiers de liaison police et gendarmerie (Ndlr : Direction générale de la gendarmerie nationale – DGGN –, Office central pour
la répression de la grande délinquance financière – OCRGDF –
et Office central de lutte contre la corruption et les infractions
financières et fiscales – OCLTIFF), un officier de liaison de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), un de la
Douane, ainsi qu’un officier de liaison des URSSAF, donc cela
fait 6 personnes en tout. Pour l’année 2016, dans le cadre à la
fois du renforcement de la lutte antiterroriste et du renforcement des moyens de Tracfin pour l’ensemble de ses missions, le
ministre des Finances et des Comptes publics nous a accordé 16
postes supplémentaires. C’est un vrai renforcement du service,
qui fait suite au plan Sapin, annoncé en mars 2015 pour lutter
contre le financement du terrorisme (V. AJ pénal 2015. 569) où
10 emplois supplémentaires avaient déjà été accordés.
AJ pénal : Sur ce nombre de personnes, en proportion, combien travaillent sur les enquêtes et combien sur l’analyse et
la recherche ?
B. D. : L’activité opérationnelle de Tracfin tourne autour de deux
départements. Le département de l’analyse, du renseignement
AJ Pénal
Avril 2016
et de l’information qui comprend 4 divisions : une
division internationale, une division spécialisée en
matière de lutte contre les fraudes et deux divisions de traitement des déclarations de soupçons,
les financières et les non financières. L’ensemble
de ces quatre divisions représente environ 40 personnes. CeExtrait
sont celles
travaillent
duqui
livre
blanc sur l’analyse,
le traitement initial des déclarations de soupçons
ou en soutien avec la division internationale. Le
second département opérationnel est celui des
enquêtes, il se compose de 4 divisions de 10 personnes chacune, donc cela fait de nouveau 40 personnes ; enfin il y a la division lutte contre le terrorisme, créée au 1er octobre, qui, au moment où je
vous parle, compte une dizaine de personnes. Au
total nous avons donc 50 enquêteurs.
AJ pénal : Le nombre de professionnels assujettis a beaucoup évolué. Il s’agissait au départ
uniquement de professionnels du secteur financier, et puis ensuite cela a été étendu à plusieurs
secteurs non financiers. Quels sont ceux qui font
le plus de déclarations de soupçons ?
B. D. : 85 % des déclarations de soupçons proviennent du secteur financier. Au sein des professions non financières, c’est très hétérogène :
certains secteurs professionnels ne transmettent