modes opératoires et évolutions
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modes opératoires et évolutions
Livre blanc | Blanchiment : nouvelles questions, nouveaux défis de la Cour de cassation qui, constatant les caractères général, distinct et autonome de l’infraction de blanchiment, n’a guère hésité à neutraliser les dispositions de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales 38. Même si la jurisprudence adoptée à l’égard du recel avait légitimement pu faire croire à l’adoption d’une solution inverse 39, rien n’imposait de soumettre les poursuites pour blanchiment de fraude fiscale à la plainte préalable de l’administration fiscale… si ce n’est l’opinion (bien maladroitement) émise par le Garde des Sceaux lors des travaux préparatoires à la loi du 13 mai 1996 40. Et au plaideur l’ayant interrogé sur la conformité d’une telle solution aux principes de la légalité et d’égalité (sic), la Chambre criminelle de la Cour de cassation a pu logiquement répondre que les dispositions légales critiquées ne portaient atteinte à aucun des principes invoqués, « les poursuites pour le délit général, distinct et autonome de blanchiment étant exercées selon les mêmes modalités, quelle que soit l’infraction d’origine », de sorte que la généralité de l’infraction d’origine postulerait sa soumission à des règles de poursuites communes … et partant, égales 41. MODES OPÉRATOIRES ET ÉVOLUTIONS (35) Crim. 31 mai 2012, n° 12-80.715, D. 2012. 1678, obs. S. Lavric ; RSC 2012. 868, obs. H. Matsopoulou ; RTD com. 2012. 628, obs. B. Bouloc ; RPDP 2012. 928, note M. Segonds ; Adde Crim. 17 déc. 2014, no 13-86.477. par Gilles Duteil, (36) P. Cazalbou, Étude de la catégorie des infractions de conséquence, Directeur du CETFI, faculté de droit et de science politique, université de Aix-Marseille, Aux termes de l’article 9 § 5 de la Convention de Varsovie, laboratoire droit privé et sciences (LDPSC - EA 4690) De l’affaiblissement inattendu « chaque Partie s’assurede qu’une condamnation pourde blanchiment est criminelles LGDJ, 2016, T. 63. (37) possible en l’absence de condamnation préalable ou concomitante au titre de l’infraction principale ». (38) Crim. 20 févr. 2008, n° 07-82.977, Bull. crim. no 43 ; D. 2008. 1585, note C. Cutajar ; ibid. 1573, obs. C. Mascala ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; AJ pénal 2008. 234, obs. A. Darsonville ; RSC 2008. 607, note H. Matsopoulou ; RTD com. 2008. 879, obs. B. Bouloc ; JCP 2008 II, 10103, note J. Lasserre Capdeville. Alors que l’hétérogénéité des règles de poursuite, liée à la présence d’une infraction générale et d’infractions spéciales de blanchiment, a pu être considérée comme une gêne pour les services répresExtrait du livre blanc sifs 42, l’adoption, par l’effet de la loi dite Perben II, d’un dispositif dédié à la délinquance et à la criminalité organisées a permis d’en atténuer les inconvénients. Inattendue a été en revanche la position adoptée par le Conseil constitutionnel concernant le recours à une garde à vue prolongée. Il est vrai qu’une première décision avait largement hypothéqué la mise en œuvre d’une telle mesure en présence d’un fait de blanchiment et il était nécessaire qu’une clarification soit apportée en la matière 43. C’est désormais chose faite puisque le Conseil constitutionnel a décidé de priver les enquêteurs d’un tel acte en présence d’un fait de blanchiment… non lié à une infraction d’origine « susceptible de porter atteinte en elle-même à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes » 44. Outre le caractère très peu opportun de la solution, son fondement juridique peine véritablement à être identifié 45 alors que la Chambre criminelle n’a de cesse de souligner les caractères autonome et distinct de l’infraction de blanchiment 46. Article paru dans AJ Pénal n°4 avril 2016 (39) Crim. 14 déc. 2000, n° 99-87.015, Bull. crim. no 381 ; D. 2001. 831 ; RTD com. 2001. 527, obs. B. Bouloc. (40) J. Larguier et Ph. Conte, Droit pénal des affaires, Armand Colin, 2004, p. 240. Ainsi que l’ont observé ces auteurs, il fallait en conclure, alors qu’était envisagée la généralisation de l’infraction, que « si le blanchiment de fraude fiscale devait assurément être puni comme tous les autres, on devait comprendre que c’était à la condition de ne pas l’être dans les mêmes conditions ». (41) Crim. 25 mars 2015, no 14-85.251. (42) V. Auditions de J.-C. Marin et A.-J. Fulgeras, in Rapport d’information sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe, op. cit., note 10, p. 157. (43) Cons. const., 4 déc. 2013, n° 2013-679 DC, Constitutions 2014. 68, chron. A. Barilari ; ibid. 76, chron. C. de la Mardière. (44) Cons. const., 11 déc. 2015, n° 2015-508 QPC, D. 2015. 2562. (45) B. de Lamy, L’effet rebond de l’inconstitutionnalité de la garde à vue en matière d’escroquerie en bande organisée, RSC 2016 (à paraître). (46) V. infra, A. Botton, Les aspects procéduraux du blanchiment. Le blanchiment, une infraction formellement dépendante, p. 190. MODES OPÉRATOIRES ET ÉVOLUTIONS par Gilles Duteil Directeur du CETFI, faculté de droit et de science politique, Aix-Marseille université, laboratoire de droit privé et de sciences criminelles (LDPSC - EA 4690) Aux termes de l’article 324-1 du code pénal, le délit de blanchiment consiste soit à donner une justification mensongère à l’origine de fonds provenant d’un crime ou d’un délit, soit à participer à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit d’un crime ou d’un délit. (1) M. Koutouzis et J.-F. Thony, Le blanchiment, coll. « Que sais-je ? », no 3745, PUF, 2005. (2) P. Kopp, La lutte contre le blanchiment, in Analyse économique comparée de la lutte anti-blanchiment : droit continental versus Common Law, Chaire Régulation de Science Po., 2006. C’est dans le deuxième alinéa de cet article que nous retrouvons les trois étapes classiques 1 du processus de blanchiment 2. Le placement, qui est également appelé « prélavage » ou « immersion » et qui consiste à transformer de l’argent liquide en monnaie scripturale. Autrement dit, cette phase revient à introduire des espèces provenant d’un crime ou d’un délit dans le système bancaire et financier. Longtemps considérée comme étant la phase essentielle du blanchiment de capitaux, celle-ci ne concerne plus que les infractions dont le produit est uniquement payé en argent liquide. C’est pendant cette opération que les « blanchisseurs » sont les plus vulnérables. La dissimulation, aussi connue sous les termes « d’empilage » ou « lavage » est la réalisation de transactions multiples et successives Avril 2016 AJ Pénal 172 Dossier Blanchiment au profit de personnes physiques ou morales résidant dans différents pays. Cette opération rend la traçabilité des fonds presque impossible pour le juge pénal, qui devra recourir à l’assistance judiciaire de plusieurs pays, ce qui ralentira considérablement l’enquête et le plus souvent, renverra vers d’autres pays qu’il faudra solliciter à leur tour et ainsi de suite. À la fin du périple, l’argent aura une apparence légale et sera prêt à être recyclé ou investi. La conversion, ou « intégration » consiste à investir l’argent blanchi dans l’économie légale, par exemple, dans l’immobilier de luxe, l’achat d’entreprises ou de commerces, d’objets d’art, de métaux précieux, les placements financiers. Pour les organisations criminelles, ces produits serviront également à corrompre pour faciliter leur activité. D’une manière générale, le blanchiment consiste donc à effacer tout lien existant entre l’argent et l’infraction commise pour l’obtenir. Si le délit de blanchiment fut initialement institué pour réprimer, exclusivement, les infractions à la législation des stupéfiants, générant des flux d’argent liquide à blanchir, l’idée selon laquelle le blanchiment impliquait la manipulation d’espèces était encore tenace lors de l’adoption de la loi no 96-392 du 13 mai 1996, qui généralisait pourtant le délit de blanchiment à tout crime ou délit. En réalité, l’évolution des processus de l’escroquerie, de la fraude fiscale et l’avènement de la cybercriminalité font que les flux d’argent détournés sont aujourd’hui déjà pour la plupart sous forme de monnaie scripturale, dans le système bancaire et financier licite, rendant inutile la première phase du blanchiment : le placement. Ce constat, assez déconcertant, rend la détection et la traçabilité de ces flux d’argent plus délicates, compte tenu des techniques actuelles de communication. Le constat est simple, il existe désormais deux types de blanchiment de capitaux : ■ Le blanchiment de l’argent liquide provenant, par exemple, du trafic de stupéfiants, du trafic d’êtres humains ou de migrants, du proxénétisme, de la contrebande de tabac et/ou d’alcool, du trafic d’animaux domestiques, de certaines formes de fraude fiscale, etc. ; ■ Le blanchiment de la monnaie scripturale (se trouvant déjà sur des comptes bancaires ou financiers) procédant, par exemple, des carrousels de TVA 3, de fraudes au Président, de fraudes au virement SEPA, de Phishing ou Pharming, d’abus de biens sociaux, de faux marchés, faux procès, d’utilisation de sociétés off-shore, etc. Les modi operandi des blanchisseurs s’adaptent à ceux des infractions commises. Les paiements en espèces ont tendance à diminuer dans la plupart des pays et se maintiennent, principalement, dans les pays en voie de bancarisation. Les flux résiduels d’argent liquide, d’origine criminelle, sont destinés à solder les comptes par compensation, notamment dans les systèmes de paiement informels de type Hawala 4 ou Hundi 5, permettant ainsi de dissimuler les flux intermédiaires. C’est au visa de cette taxonomie du blanchiment que nous analyserons, dans un premier temps, le blanchiment d’espèces au travers de deux cas pratiques, avant de nous intéresser à deux modes opératoires spécifiques du blanchiment d’argent scriptural. ■ Le blanchiment d’argent liquide Le blanchiment d’argent en espèces implique la première phase du blanchiment, qui consiste à introduire la monnaie divisionnaire d’origine délictueuse ou criminelle dans le système bancaire licite ou bien encore à le faire changer de main, afin que cette problématique revienne au nouveau propriétaire des fonds. L’échange de monnaie scripturale contre des espèces Cet échange est basé sur une alliance objective entre une personne physique ou morale souhaitant réaliser un échange d’argent scriptural contre des espèces détenues par une organisation criminelle. Cette pratique peut paraître curieuse pour la personne qui détient de l’argent en banque mais qui, en fait, souhaite réaliser une opération de dissimulation. Prenons, par exemple, le gérant d’une SARL qui souhaite détourner une partie des disponibilités de la société à son profit, tout en ayant des écritures comptables d’apparence conforme permettant de dissimuler la malversation (Figure no 1 : alliance objective d’une société avec un blanchisseur). (3) G. Duteil. Les carrousels de TVA ou le pillage organisé du budget de l’État, Banque et Stratégie, no 268, mars 2009, p. 23-31. (4) E. C. Schaeffer, Remittances and reputations in hawala moneytransfer systems : Self-enforcing exchange on an international scale, Journal of Private Enterprise, 2008, vol. 24, no 1, p. 95. (5) M. Martin, et al., Hundi/hawala : The problem of definition. Modern Asian Studies, 2009, vol. 43, no 4, p. 909-937. Figure 1 : Alliance objective blanchisseur / société licite Moyen : fausses factures 3. Chèques ou virements 2. Fausses factures Monsieur A SARL X (légitime) Besoin de cash Société Y Fausse raison sociale 1. Faux contrat de prestation de services 4. Espèces AJ Pénal Avril 2016 Besoin de blanchir des espèces d’origine criminelle Dossier (6) Source internet : http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/13/traficde-drogue--une-elue-eelv-mise-en-cause-blanchiment_n_1963207.html (7) European Police Office, The Internet Organised Crime Threat Assessment, 2014. (8) McAfee Labs White Papers,Jackpot ! Money Laundering Trough Online Gambling, 2014. (9) À l’instar des sites illégaux proposant d’investir sur le marché des changes (FOREX) ou encore sur des options binaires. Communiqué de presse de l’Autorité des marchés financiers du 4 févr. 2016. 173 sans toutefois les déclarer à l’administration fiscale. En fait, en collaboration avec des employés de la banque suisse, les fonds étaient livrés aux clients, en espèces, par le biais d’une organisation criminelle liée au trafic de stupéfiants qui, en contrepartie, se retrouvait bénéficiaire de virements, à partir des comptes suisses des clients précités, via une cascade de comptes off-shore. Bien que l’élue et d’autres personnes impliquées aient nié connaître l’origine des fonds reçus, l’enquête a démontré qu’il s’agissait bien d’espèces collectées par la vente de stupéfiants 6. Le blanchiment d’espèces par utilisation d’un casino virtuel off-shore Cette technique de blanchiment repose sur la création d’un casino virtuel, c’est-à-dire l’installation d’un logiciel proposant de miser de l’argent au moyen de cartes bancaires sur des jeux de casino (roulette, blackjack, poker, machines à sous, etc.) à partir d’un ordinateur situé dans une place off-shore et relié à un compte bancaire, par l’entremise d’une société off-shore équipée d’un terminal de paiement par carte 7 (Figure no 2 : utilisation d’un casino virtuel). L’organisation criminelle remet à des « joueurs » complices une somme d’argent en espèces à miser. De nos jours, le liquide est avantageusement remplacé par des cartes prépayées, souscrites sous de fausses identités. Auparavant, les espèces étaient en effet réparties et utilisées en fonction des seuils de déclaration, pour éviter des détections intempestives, mais aujourd’hui, il est possible de confier cent cartes prépayées ou plus à un seul complice, pour qu’il verse des fonds importants dans le casino virtuel désigné. Dans certains cas 8, il a été rapporté que ces « collaborateurs » avaient des identifiants spécifiques qui leur permettaient de verser l’argent des cartes prépayées, ce montant étant automatiquement « perdu » par souci d’efficacité. À l’inverse, certains membres de l’organisation criminelle, après avoir saisi leurs identifiants, sont déclarés gagnants, sans jouer, leur compte bancaire personnel étant crédité du montant prédéfini et une attestation de gain de jeu leur étant délivrée. Ce dernier document permettra aux bénéficiaires d’éviter l’impôt, dans les pays où les gains de jeux ne sont pas fiscalisés. Les internautes qui se connecteraient sur ce casino virtuel off-shore pourraient miser, mais les probabilités de gains préprogrammées et l’analyse comportementale par le logiciel feraient en sorte que ces joueurs soient toujours perdants 9. Après un certain temps d’utilisation et pour rendre toute détection compliquée, un autre casino virtuel sera créé et le premier sera « fermé » par simple arrêt logiciel et déconnexion du Net. Les comptes créditeurs seront purement et simplement perdus au profit de l’organisation criminelle. Dossier Dans ce schéma, M. A, gérant la SARL X est mis en relation avec le « responsable financier » d’une organisation criminelle (société Y, idéalement située à l’étranger) qui dispose d’espèces d’origine douteuse. Les protagonistes se mettent d’accord sur le procédé suivant : ■ La SARL X signe un faux contrat de prestation de services ; ■ La société Y émet une fausse facture à X de 520 000 € ; ■ La SARL X fait un virement à l’étranger sur la base d’un IBAN communiqué par la société Y ; ■ M. A reçoit à son domicile, par porteur spécial, la somme de 465 000 € en 930 billets de 500 € (la différence étant 52 000 € de commission pour la société Y et 3 000 € pour le courrier). La SARL X a comptabilisé la facture de la société Y, adossée au contrat de prestation de services, cette facture « justifiant » comptablement le paiement des 520 000 €. Au passage, la SARL X diminue son bénéfice du même montant en comptabilisant la charge, réduisant artificiellement son impôt sur les sociétés en conséquence. Plusieurs délits sont alors constitués : faux et usage, présentation de faux bilans, abus de biens sociaux et blanchiment d’abus de biens sociaux, fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale. De surcroît, M. A ayant, à l’occasion de cette opération, détourné la SARL X de son objet, lui fait encourir la peine complémentaire de dissolution. C’est sur la base de ce mécanisme simple – pour ne pas dire simpliste – qu’une élue EEVL, Mme F., adjointe au maire d’un arrondissement de Paris, a été mise en cause en octobre 2012, pour blanchiment en bande organisée et association de malfaiteurs. Effrayée par la « chasse » aux détenteurs de comptes en Suisse non déclarés, Madame F. avait voulu rapatrier ses avoirs Blanchiment Figure 2 : Casinos virtuels, gains fictifs 1. Remise de l‘argent à blanchir Pseudo joueurs COMPLICES ACHAT DE PLAQUETTES PREUVE DU GAIN 2. Conversion du gain fictif PLAQUETTES NON MISÉES Avril 2016 AJ Pénal 174 Dossier Blanchiment ■ Le blanchiment d’argent en compte courant Les dépôts à vue représentent environ 80 % de la masse monétaire dite « M1 ». Les 20 % restant sont représentés par la monnaie divisionnaire (billets et pièces) 10. Les mécanismes d’escroquerie récents montrent que les délinquants ont une appétence plus particulière pour les dépôts à vue plutôt que pour l’argent liquide. La fraude au Président (qui consiste à se faire passer pour le Président d’une grande société auprès d’un employé ou un cadre de la même entité, pour l’inciter à faire un virement dérogeant aux règles procédurales internes, sur un compte bancaire désigné) ou la fraude au virement SEPA (qui consiste à se procurer le fichier des clients d’une entreprise et à leur envoyer un courriel en les priant de payer leurs prochaines factures sur un nouveau compte bancaire en joignant un RIB/ IBAN qui, en fait, correspond à un compte bancaire contrôlé par les escrocs) en sont l’illustration, pour des montants très conséquents. D’autres modes opératoires, comme le blanchiment par utilisation d’un crédit documentaire ou par paiement d’un pacte de corruption par un crédit adossé (back-to-back) peuvent être présentés. Le blanchiment par utilisation d’un crédit documentaire Dans ce montage, il s’agit de rapatrier des fonds d’origine criminelle accumulés à l’étranger dans le pays d’origine (Figure no 3 : utilisation d’un crédit documentaire). Pour ce faire, l’organisation criminelle contrôle une société A, exportatrice en Europe et une société B importatrice dans un pays du Moyen-Orient. Le but de l’opération est de récupérer des fonds importants en Europe, sous une apparence licite. Le détail des opérations est le suivant : La société A rédige un faux contrat de vente de marchandises au profit de la société B ; ■ Au moyen de ce contrat, la société B sollicite son banquier pour mettre en place un crédit documentaire 11 au profit de la banque de la société A ; ■ Les documents à communiquer au banquier de la société B sont fabriqués par l’organisation criminelle au moyen d’une simple chaîne graphique (ordinateur, logiciel et imprimante laser couleur) ; ■ Après vérification sommaire des documents et de l’assentiment de la société B, la banque de la société B virera le montant (souvent exprimé en millions d’euros ou de dollars US) du marché couvert par la lettre de change. La comptabilité de la société A fera état du marché, de sa facture et du paiement. La faille à mettre en évidence est qu’il n’y a pas eu d’achats correspondant à la livraison de la marchandise. ■ (10) https ://www.ecb.europa.eu/ (11) Le crédit documentaire permet d’assurer la bonne fin et le règlement d’un contrat commercial entre un exportateur et un importateur de nationalité différente. Les banques des deux partenaires commerciaux cautionnent leur client respectif, ce qui limite le risque de livraison non payée, ou de marchandise payée mais non livrée. Après la signature du contrat commercial entre un acheteur importateur et un vendeur exportateur, c’est à l’acheteur qu’il revient d’initier la signature du crédit documentaire en prenant contact avec sa banque qui répercute à une banque correspondante l’ouverture d’un crédit documentaire payable sur ses caisses. Le vendeur pourra retirer les fonds lorsque la banque aura réceptionné et reconnu en ordre les documents exigés (Le Lexique financier, Les Échos). Ces documents peuvent être, par exemple, la lettre de voiture (CMR), le connaissement maritime, les documents de dédouanement, le procès-verbal de réception de la marchandise, etc. Ils seront falsifiés avec minutie. Par exemple, un connaissement maritime visera un navire qui était effectivement à quai dans le port de destination, au jour supposé de la livraison. Figure 3 : Blanchiment par utilisation d’un crédit documentaire fictif CONTRÔLÉES PAR DES MAFIEUX Société A 1. Faux contrat de vente de marchandise exportatrice Société B importatrice 2. Demande d’ouverture d’un crédit documentaire (faux documents) Banque de A AJ Pénal Avril 2016 3. Transfert des fonds par virement Banque de B Dossier Blanchiment Le blanchiment d’un pacte de corruption 175 Dans le cadre d’un pacte de corruption, un agent corrupteur X va payer un agent corrompu Y pour accomplir un acte de sa fonction. Un paiement direct de X à Y, même en espèces, étant susceptible de laisser des traces qui peuvent devenir gênantes dans le cadre d’une enquête, pour une sécurité accrue, il est « préférable » de dissocier les relations existantes entre X et Y des flux d’argent du pacte de corruption. Le modus operandi est le suivant (Figure no 4 : le crédit adossé ou « back-to-back » : ■ Conclusion d’un pacte de corruption entre l’agent X et l’agent Y ; ■ L’agent X, au moyen d’une société mère AX établie en France et qu’il contrôle, va rédiger un faux Dossier contrat de prestation de services, qu’il va payer à la société mère (points 1 à 4) ; ■ Afin de mieux dissimuler ce flux d’argent, la société mère AX va reproduire le point précédent en utilisant une société filiale off-shore, permettant d’envoyer le flux monétaire à l’étranger (points 5 à 7) ; ■ Cet argent off-shore permettra d’établir un contrat de caution, au profit de la banque en France où l’agent Y détient un compte (points 8 et 9) ; ■ Forte de cette caution, la banque du corrompu (Y) lui accordera un prêt d’argent qui sera, dans les faits, assumé et soldé par le garant (point 10). Ce type de prêt adossé (également appelé « back-to-back ») n’est pas toujours facile à détecter, surtout quand la garantie du prêt est effectuée par une filiale du prêteur à l’étranger, sans qu’il y ait forcément de trace visible dans le pays où le prêt est mis en place. Figure 4 : Blanchiment d’un pacte de corruption Accomplissement d’un acte de la fonction Pacte de corruption 1. Agent X corrupteur 3. Paiement de la prestation inexistante 2. Prestation inexistante liée à un faux contrat 4. Société mère AX (écran/taxi/ de portage) 6. Paiement de la prestation inexistante 5. Prestation inexistante liée à un faux contrat de sous-traitance 7. Société filiale BX offshore (écran/taxi/de portage) 11. Agent Y corrompu 10. Contrat de prêt (adossé) au profit de Y 9. Banque dans le pays de l’agent Y 8. Contrat de cautionnement Source : Marc SEGONDS (N.B. les flèches noires représentent la succession des actes, les flèches rouges décrivent le circuit effectif des fonds). Conclusion Les modes opératoires du blanchiment sont multiples et régulièrement révisés, en fonction des besoins des organisations criminelles. Depuis de nombreuses années, la lutte passe par la déclaration de soupçons, à laquelle sont soumises les personnes visées à l’article L. 561-2 du code monétaire et financier, et des renseignements financiers externalisés exploités par le service à compétence nationale Tracfin 12. À cet effet, la Cellule de renseignement financier française diffuse régulièrement, sur son site et dans ses publications, des typologies du blanchiment, afin d’aider les professionnels assujettis à les reconnaître et à améliorer la qualité des déclarations. Si la fraude liée à la cybercriminalité, au préjudice des entreprises et des particuliers, est en hausse notable (le taux de fraude constaté en France a plus que doublé en 7 ans : 68 % des entreprises françaises ayant déclaré avoir été victimes d’une fraude au cours des 24 derniers mois, contre 55 % en 2014, 46 % en 2011 et 29 % en 2009 13), l’activité criminelle générant des flux de cash reste majoritaire. Selon les informations centralisées par Europol, plus de 1,5 milliard d’euros par an, en espèces, seraient détectés et/ou saisis par les autorités compétentes. Les constats opérationnels, effectués par les services enquêteurs des États membres démontrent que, si l’utilisation d’argent liquide est en diminution chez les particuliers, le cash reste le moyen privilégié des infracteurs, Avril 2016 AJ Pénal 176 Blanchiment agissant en bande organisée, pour faciliter le blanchiment de capitaux 14. La technique dite de « réduction », qui consiste à échanger des billets de banque de valeur nominale inférieure en coupures de 500 €, est effective dans tous les pays de l’Union et même au-delà. Par exemple, 1 million d’euros représente 2 000 coupures de 500 €, soit un poids de 2,2 kg et un volume de 3 litres, alors que la même somme en billets de 50 € équivaut à 20 000 coupures, 22 kg et le volume d’une petite valise 15. Le billet de 500 € est très rarement utilisé comme moyen de paiement courant, pourtant sa masse en valeur représente un tiers du montant de tous les billets en euros en circulation. Dans les années 1997-2010, les transports physiques d’espèces avaient tendance à diminuer, au profit des nouvelles techniques de l’information et de la communication (NTIC) et des systèmes de paiement automatisés ou alternatifs. Ces dernières années, il s’avère que les transports physiques de billets de banque, par cargaisons, sont en nette augmentation. Cette évolution résulte incontestablement d’une meilleure efficacité de la lutte contre le blanchiment, au travers des Cellules de renseignement financier et des assujettis à la déclaration de soupçons Dossier sur le plan international, ce qui rend la tâche des blanchisseurs plus compliquée 16. Ce bilan est encourageant, mais la marge de progression reste importante. La lutte contre le blanchiment de capitaux demeure l’arme la plus efficace contre le crime organisé. (12) Rapport Tracfin, Tendances et analyses des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en 2014, http://www. economie.gouv.fr/files/tracfin_rapport_analyse2014.pdf. (13) Global Economic Crime Survey 2016, Adjusting Lens on Economic Crime : Preparation Brings Opportunity Back Into Focus. PwC-Group 2016, 56 pages. (14) Europol Financial Group, Why Cash is still King : a Strategic Report on the Use of Cash by Criminal Groups as Facilitator for Money Laundering. European Police Office 2015, 53 pages, ISBN 978-92-9520048-7, p. 7. (15) Ibid., p. 20. (16) FAFT & MENAFAFT, Money Laundering Through the Physical Transportation of Cash, FAFT Paris, France and MENAFAFT, Manama, Bahrain, oct. 2015, 105 pages, p. 28. LES NOUVEAUX DÉFIS DE TRACFIN par Bruno Dalles Directeur de Tracfin Bruno Dalles, directeur de Tracfin (acronyme de Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), qui est la cellule de renseignement du ministère de l’Économie et des Finances en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, a accepté de répondre à quelques questions de la rédaction de l’AJ pénal sur le rôle et les prochains chantiers de l’institution. Propos recueillis par Maud Léna le 4 mars 2016. AJ pénal : Quelques questions tout d’abord sur l’organisation générale de Tracfin : le service est composé d’environ 120 personnes, c’est bien cela ? Bruno Dalles : C’est bien cela, 120 personnes en janvier 2016, dont 6 officiers de liaison, même si ceux-ci restent rattachés à leur administration d’origine. Plus précisément, il s’agit de 3 officiers de liaison police et gendarmerie (Ndlr : Direction générale de la gendarmerie nationale – DGGN –, Office central pour la répression de la grande délinquance financière – OCRGDF – et Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales – OCLTIFF), un officier de liaison de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), un de la Douane, ainsi qu’un officier de liaison des URSSAF, donc cela fait 6 personnes en tout. Pour l’année 2016, dans le cadre à la fois du renforcement de la lutte antiterroriste et du renforcement des moyens de Tracfin pour l’ensemble de ses missions, le ministre des Finances et des Comptes publics nous a accordé 16 postes supplémentaires. C’est un vrai renforcement du service, qui fait suite au plan Sapin, annoncé en mars 2015 pour lutter contre le financement du terrorisme (V. AJ pénal 2015. 569) où 10 emplois supplémentaires avaient déjà été accordés. AJ pénal : Sur ce nombre de personnes, en proportion, combien travaillent sur les enquêtes et combien sur l’analyse et la recherche ? B. D. : L’activité opérationnelle de Tracfin tourne autour de deux départements. Le département de l’analyse, du renseignement AJ Pénal Avril 2016 et de l’information qui comprend 4 divisions : une division internationale, une division spécialisée en matière de lutte contre les fraudes et deux divisions de traitement des déclarations de soupçons, les financières et les non financières. L’ensemble de ces quatre divisions représente environ 40 personnes. CeExtrait sont celles travaillent duqui livre blanc sur l’analyse, le traitement initial des déclarations de soupçons ou en soutien avec la division internationale. Le second département opérationnel est celui des enquêtes, il se compose de 4 divisions de 10 personnes chacune, donc cela fait de nouveau 40 personnes ; enfin il y a la division lutte contre le terrorisme, créée au 1er octobre, qui, au moment où je vous parle, compte une dizaine de personnes. Au total nous avons donc 50 enquêteurs. AJ pénal : Le nombre de professionnels assujettis a beaucoup évolué. Il s’agissait au départ uniquement de professionnels du secteur financier, et puis ensuite cela a été étendu à plusieurs secteurs non financiers. Quels sont ceux qui font le plus de déclarations de soupçons ? B. D. : 85 % des déclarations de soupçons proviennent du secteur financier. Au sein des professions non financières, c’est très hétérogène : certains secteurs professionnels ne transmettent