le concept d`universel-singulier dans la pratique d

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le concept d`universel-singulier dans la pratique d
LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA
PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN
CONTEXTE MIGRATOIRE
Stéphanie SENOS,
Docteure en Sciences de l’éducation,
Université de Limoges, laboratoire Francophonie Recherche et Diversité,
Institut du FLE,
France
RESUME
Dans une démarche de type ethnographique, nous étudions les pratiques
d'enseignement de formateurs en français pour les migrants adultes. Nous nous
intéressons aux langues-cultures et particulièrement aux liens et aux écarts entre les
langues-cultures premières et la langue-culture française. En nous appuyant sur les
apports de la didactique des langues-cultures, du FLE/I et des notions générales en
pédagogie, nous proposons une démarche d’enseignement avec le concept d’universelsingulier comme point d’entrée et des notions d’ "écart" et de "dialogue" comme
moyens didactiques.
MOTS CLES
Pratique d’enseignement / migrant adulte/ FLE/S/I / universel-singulier/ langueculture
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p. 143-161
LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
Si les études foisonnent sur le bilinguisme, le plurilinguisme ou encore les liens entre
la langue maternelle et la langue à apprendre, elles se limitent bien souvent aux
publics enfants et/ou adolescents. Peuvent-elles être efficaces pour des migrants
adultes ? Contrairement à l’enseignement du français comme langue étrangère ou
seconde en milieu scolaire, le champ de la formation linguistique des migrants adultes
est fragile et, à de rares exceptions près (Leclercq, 2010 ; Adami, 2009), également
délaissé par la recherche universitaire. Il est encore "mal identifié, mal repéré par la
recherche académique, situé entre l’alphabétisation, le français langue seconde ou
l’illettrisme." (Adami et Leclercq, 2012, p. 14).
Les migrants adultes ne sont pas, pour plusieurs raisons, des apprenants comme les
autres. Leurs origines géographiques, les raisons de la migration, les projets
individuels, les parcours scolaires et professionnels antérieurs mais aussi les pratiques
langagières sont multiples et polymorphes. Aussi les formateurs en français pour les
migrants adultes doivent faire face à un public fortement hétérogène. Les apprenants
ne sont donc pas des enfants mais des adultes, peu voire pas scolarisés. Même si
l’adulte n’a pas les mêmes besoins ni les mêmes attentes qu’un enfant, cela signifie-t-il
pour autant que des méthodes conçues pour des enfants et/ou adolescents ne peuvent
être appliquées aux adultes ? La question de la langue française est inévitablement
centrale mais quelle place est faite à la langue première des apprenants dans les
pratiques d’enseignement ? Est-ce que les langues-cultures des migrants sont prises en
compte dans les situations didactiques ?
A partir d’une analyse ethnographique de la communication verbale et non-verbale de
formateurs en français pour les migrants adultes, nous nous interrogeons sur les
pratiques des formateurs en français et particulièrement sur les liens entre les languescultures. Après avoir défini les cadres théoriques et la méthodologie, nous
présenterons nos résultats.
CADRE CONTEXTUEL
Le concept de "langue-culture" fait référence aux travaux de Galisson d’une part et à
ceux de Porcher d’autre part. Le premier, à l’origine du concept, a voulu montrer le
lien étroit entre la langue et la culture. Porcher (1994) confirme ce rapport entre la
culture, au sens culturel, et la langue en rappelant à l’évidence que même l’acte de
parole le plus ordinaire, saluer par exemple, s’exprimera différemment dans chaque
culture.
En se référant à Lévi-Strauss, Mailhot (1969) en conclut à la nécessité de considérer les
deux notions "globalement" et non découpées "en niveaux" (Mailhot, 1969) ;
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simplement parce que langue et culture trouvent leur aboutissement dans la
communication. D’autant que "la maîtrise fonctionnelle d’une compétence de
communication requiert celle de la compétence culturelle adéquate" (Collès, 2007).
Or la communication est centrale dans l’acte d’apprentissage.
Notre étude porte sur les pratiques d’enseignement des formateurs en français pour
les migrants adultes parce que selon les diverses études (Adami, 2009, 2012 ; Leclercq,
2010, 2012), c’est surtout à destination de ce public que les manques théoriques et
didactiques sont les plus forts. Les migrants adultes forment un public spécifique pour
plusieurs raisons. Ils ont à apprendre le français dans un milieu où la langue est aussi
celle de l’école et du milieu social ; c’est-à-dire en milieu homoglotte. Ils ont à
apprendre le français à la fois en milieu naturel (l’environnement socio-familial) et en
milieu guidé (la salle de formation). Mais avant tout, ils ont à apprendre le français
non pas uniquement pour communiquer mais aussi pour vivre et s’insérer en France.
D’un point de vue historique, la formation linguistique des migrants adultes est restée
pendant de longues années l’apanage des milieux associatifs. Elle a également connu
de nombreux changements terminologiques depuis les années 60, passant de l' "alpha"
(alphabétisation) au FLE (français langue étrangère) suivi rapidement du FLS (français
langue seconde). Mais ni le FLE ni le FLS ne conviennent véritablement à qualifier
l’enseignement du français aux migrants en France. En effet, du point de vue
sociolinguistique, le français n’est pas une langue étrangère mais seconde. Par contre,
le français est la langue dominante politiquement et socialement. Pour ces raisons, le
FLI (français langue d’intégration) est apparu.
Aussi il doit répondre à une exigence de politique linguistique pour laquelle il
semblerait que les autres termes soient restés insuffisants1. Le FLI n’est pas "une
langue en soi et pour soi, mais un processus de construction de compétences socio
langagières et de répertoires langagiers [...]" (Vicher, 2011, p. 10). De ce fait, le FLI
tend à prendre en compte la situation très singulière des adultes migrants. D’un point
de vue théorique et méthodologique, il "s’inscrit dans la continuité […] de la
didactique des langues en général et de la didactique du FLE et du FLS en particulier"
(Vicher, 2011, p. 13). Mais l'auteure précise qu’il "constitue une branche particulière
de la didactique du français2" puisqu’il est "une langue vectrice d’intégration sociale,
économique et citoyenne" (Vicher, 2011, p. 13). Parce qu’il ne s’adresse ni aux
1
2
L’apparition du label FLI a été l’objet de vives réactions. Au cœur de celles-là, se trouve
encore la confusion entre ce qui relève du traitement politique de la question migratoire et
ce qui concerne la formation elle-même. Aussi les chercheurs sont d’avis partagés sur
l’efficacité du référentiel. Puren, fortement favorable, recense toutes les informations sur un
site dédié au FLI.
D’où la création de master avec une orientation FLI.
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étudiants ni aux locuteurs de type FLS, il convient précisément aux adultes migrants
pour lesquels le français n’est pas la langue première.
Même si le champ de la formation linguistique des migrants adultes (FLMA) se
nourrit des apports de la didactique du FLE et de notions théoriques générales, il se
singularise notamment par la particularité de son cadre institutionnel et économique.
Depuis 1995 suite à la prise en charge par l'Etat, la FLMA s'est professionnalisée
entrainant "le passage du système de la subvention à celui de l'appel d'offres"
(Leclercq, 2012, p. 183). Les formateurs travaillent donc dans un cadre concurrentiel.
En 2005, un nouveau cadrage didactique apparaît avec la mise en place synchronique
du Diplôme initial de langue française (DILF) permettant de sanctionner un niveau en
deçà du premier niveau3 et le Contrat d'accueil et d'intégration (CAI). Quant aux
apprenants, nommés couramment des stagiaires, ils sont en situation d’immersion
linguistique et souhaitent en grande partie rester en France (contrairement aux
étudiants par exemple). Donc "l’objectif des formations est autant linguistique que
social et économique" (Adami et Leclercq, 2012, p. 272)
De la sorte, la formation linguistique pour les migrants adultes a vraisemblablement
besoin d’ "appuis méthodologiques construits par la didactique pour mettre en œuvre
des interventions didactiques qui soient à la fois adaptées au public et
“techniquement” efficaces." (Adami, 2012). L’objet langue à enseigner doit être
construit en tenant compte des facteurs culturels et contextuels en raison de cette
situation d’immersion linguistique. Aussi il est nécessaire de travailler à une démarche
spécifique. Celle-ci va se construire à partir d’apports théoriques sur l’enseignementapprentissage et sur la didactique des langues-cultures.
CADRE THEORIQUE
A l’instar de nombreux pédagogues4, nous postulons que l’apprentissage se fait
véritablement en situation de bouleversement intellectuel. Dans ce cas, l’apprenant
prend, lui-même, conscience de l’insuffisance de son savoir ; c’est donc par nécessité
qu’il doit en acquérir de nouveaux. Le modèle allostérique, développé par Giordan5,
tend justement à déstabiliser l’apprenant en s’intéressant à ses conceptions initiales. La
démarche allostérique encourage à "faire avec [les conceptions] pour aller contre
3
4
5
Pour le dire autrement, avec le DILF, le niveau A1.1 est reconnu.
Cf. par exemple Claparède, Fourez ou encore Hameline et Houssaye
Le modèle allostérique a été présenté par le Professeur André Giordan en 1989. Il a été
nommé ainsi en référence à la biologie et plus exactement à sa signification dans cette
discipline, à savoir la transformation d’une structure sous l’action d’un phénomène
extérieur.
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[elles]" (Giordan, 2010). Avant tout, il faut une prise de conscience de l'inefficacité de
ses connaissances par l’apprenant lui-même. Deuxièmement l’apprenant doit pouvoir
constater la régularité et la répétition de faits qui viennent contredire ses conceptions
initiales. Troisièmement la nouvelle notion doit être clairement identifiable,
transférable et réutilisable. Quatrièmement l’apprenant doit être dans une posture
métacognitive par rapport à sa construction de savoir (être en capacité d’établir des
liens de différences et ressemblances entre ses anciennes et nouvelles connaissances…).
Par ailleurs la didactique du FLE, et désormais du FLI, appartiennent à la didactique
des langues. Dans l'apprentissage d'une nouvelle langue, la langue première va
interférer. Il ne s’agit pas là d’y voir un obstacle mais plutôt "un moteur"; cela pour
plusieurs raisons. D’une part la langue cible génère une réflexion sur la languesource. Auger (2005) le dit également : l’apprentissage d’une langue étrangère favorise
les compétences métalinguistiques parce que la comparaison invite à une démarche
réflexive. D’autre part lorsque plusieurs langues de la même famille sont abordées, la
compréhension s’effectue à partir d’un réseau de similitudes ou de "dissimilitudes".
Alors la maîtrise de la langue s’enrichit à partir d’une décentration sur les
représentations des langues "en permettant à l’apprenant d’expliquer son expérience
de l’écart, du décalage, voire de la rupture" (Demougin, 2008). L’accent est donc mis
sur la relation entre langues-cultures connues et la langue-culture à apprendre. On
retrouve-là le modèle des compétences sous-jacentes communes de Cummins
(Germain et Netten, 2006, p. 107) : il existe des traits distinctifs et spécifiques à une
langue (des singularités) mais il y a également une grande quantité d’aspects cognitifs
et linguistiques communs à différentes langues (des universaux). Ainsi les habiletés
acquises pour une langue sont transférées à l’autre langue.
En bref tout apprentissage d’une langue repose sur une comparaison avec la langue
première ou les langues connues. Certaines pistes intéressantes, basées sur ces
principes ont été proposées aux Elèves nouvellement arrivés en France (ENAF)6.
C’est le cas du programme "comparons nos langues" (Auger, 2005). Dans la mesure
où il s’agit d’une démarche didactique non infantilisante qui tient compte de la
spécificité linguistique des apprenants, elle nous semble être une grille d’analyse
intéressante pour un public adulte. En effet cette démarche repose sur des critères
métalinguistiques et sur la spécificité de "locuteurs bi-plurilingue" (Cadet, Rémy et
Tellier, 2006) du public primo-migrant. La comparaison entre langues-cultures
inhérentes à la démarche est fondamentalement de nature interculturelle parce que les
langues et les cultures sont véritablement en contact. Indirectement il s’agit de mettre
en lumière "les universaux-singuliers" de chaque langue.
6
Le sigle ENAF est depuis 2012 remplacé par EANA : Elèves allophones nouvellement
arrivés.
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"Un universel-singulier, c’est en effet un phénomène présent
partout, c’est-à-dire dont chacun possède l’expérience au moins
vécue, mais que chaque société ou (peut-être, plus
vraisemblablement) chaque culture ressent et traite de manière
différente." (Groux et Porcher, 2002, p. 74)
Le concept d'universel-singulier, défini originellement par Hegel, exprime le lien
entre l'universel et le particulier : le particulier trouve sa place dans l'universel et
réciproquement. Concernant les langues, il existe de nombreux universaux :
l'expression de la négation, des sentiments, du temps, etc. mais avec des spécificités
sociétales. En plus, d'après L. Porcher, l'entrée par l'universel-singulier a l'avantage de
réconcilier "la culture-source (celle de l'apprenant) et la culture-cible en leur conférant
un point commun." (Porcher, 1994, p. 11)
Au-delà de performances linguistiques non négligeables, l'adaptation du programme
"comparons nos langues" nous parait également pertinente pour les migrants adultes
qui sont bien souvent des personnes avec des histoires de vie déstabilisantes. De la
sorte l'entrée dans une langue, imposée mais indispensable, sera assurément plus
douce et motivante si elle reconnaît au préalable le locuteur et sa langue. Cette
démarche relie donc conjointement des éléments de nature cognitive et affective c’està-dire prend en compte aussi l’estime de soi et la motivation ; or ces éléments doivent
assurément se compléter pour favoriser l’apprentissage.
"Des conceptions de soi positives favorisent une accentuation de l’effort, une
persévérance lors de difficultés, une utilisation des capacités et des stratégies
acquises, ou encore une efficacité accrue" (Martinot, 2001, p. 485).
Les migrants adultes rencontrent souvent des difficultés, d’autant plus grandes s’ils
n’ont pas de tradition scolaire. Avec cette approche de la langue, ils peuvent aussi
mettre en avant leurs forces et non plus uniquement leurs faiblesses.
De plus d’après Vygotsky, l'assimilation d'une langue étrangère "suppose un système
déjà formé de significations dans la langue maternelle. En l'occurrence, l'enfant n'a
pas à développer à nouveau une sémantique du langage, à former des significations de
mots, à assimiler de nouveaux concepts d'objets. Il doit assimiler des mots nouveaux
qui correspondent point par point au système déjà acquis de concepts" (Vygotsky,
1985). Cela nous semble tout autant valable que l’apprenant soit un enfant ou un
adulte.
La démarche interculturelle, s’associant à l’approche comparative, prend ici tout son
sens et repose sur deux principes : le partage et la réciprocité. Les deux vont trouver
leur place dans le dialogue. En effet selon Jullien (2011), pour gérer les écarts des
cultures, le dialogue semble être une réponse adaptée. Par "dia", il s’agit d’envisager
avant tout la distance de l’écart et la mise en tension inhérente et nécessaire entre
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cultures parce qu’un dialogue n’est jamais si rigoureux que lorsqu’il est constitué de
thèses contradictoires. Quant au "logos", il fait référence aux principes de
communicabilité et d’intelligibilité, passant par la réélaboration de ses propres
conceptions, pour justement entrer en communication. C’est précisément cette mise
en tension qui est opérante et qui rend le dialogue efficient.
Selon Hélot et Scheidhauer, le dialogue est un moyen didactique "de faire fructifier
l’écart" (2006, p. 10) parce que l’écart est véritablement le lieu "d’échange, de reliance7,
de partage, de reconnaissance." (Hélot et Scheidhauer, 2006, p. 10). Le dialogue devient
un moment pour apprendre au moyen de l’écart vu comme un outil pour comprendre
des tensions entre langues-cultures."L’écart positivement envisagé est ce qui permet de
se décentrer et d’aller vers les autres." (Delamotte-Legrand, 2006, p. 41)
Par ailleurs comme Van der Maren (1996), nous pensons que le problème principal de
l’enseignant relève de la communication. Même si nous admettons des différences
entre un enseignant et un formateur, l’un comme l’autre ont à construire des séances
et des situations pour un groupe d’apprenants hétérogènes, en vue de susciter un
apprentissage. De ce fait nous en déduisons que le problème majeur du formateur est
aussi celui de la communication. Pour Cohen-Emerique (1989), les difficultés de
communication entre les professionnels et les populations migrantes s'expliquent par
une maîtrise insuffisante de la langue et d'un contact complexifié en raison de
différences culturelles. Aussi une grande part du travail des professionnels va porter
sur le décodage. Or celui-ci ne peut se faire sans la prise en compte par le
professionnel de ses propres codes culturels.
L’auteure définittrois étapes qui favoriseraient cette compréhension et donc la
communication interculturelle. La première, la décentration, qualifie la capacité à
s'autoanalyser pour d’abord prendre conscience de ses propres cadres de référence
puis de ses zones sensibles. La seconde consiste à pénétrer dans le système de l'Autre
et à se mettre à sa place; elle définit une attitude empathique. Et enfin la dernière
étape est la négociation. Si l’on revient sur la décentration, c’est-à-dire la clé de voute
de la méthode, l’auteure nous dit qu’il est indispensable de faire émerger les "images
guides". Ce sont des représentations mentales qui orientent le décodage et
l’interprétation des comportements. Elles génèrent des zones d’incompréhension
appelées aussi "zones sensibles".
7
En créant le néologisme reliance, Boll de Bal veut donner un caractère actif à l’adjectif
substantivé. "Relié est passif, reliant est participant, reliance est activant" (Hélot et
Scheidhauer citant Morin).
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En conséquence, ce n'est que lorsque l’Autre devient étrange ou incompréhensible
qu’il suscite la décentration. L’entrée dans la zone sensible provoque une situation
d'angoisse et subséquemment peut déclencher une démarche de compréhension. Cette
compréhension de l’Autre ne sera effective qu'en envisageant au préalable une
situation de choc culturel, possible dans les cas d’une perception différentielle du
corps, de l’espace et du temps, de la structure familiale, de la sociabilité, de la
croyance et du rapport au divin et enfin de la réaction au type de demande d'aide.
Pour optimiser la compréhension, il va donc falloir susciter une déstabilisation, un
bouleversement. Nous avons déjà dit que le déséquilibre est à la base de tout
apprentissage. Comme nous considérons que l’enseignement-apprentissage en
situation interculturelle est une spécificité de l’enseignement-apprentissage général,
nous proposons de mettre en relation la théorie du choc culturel avec le modèle
allostérique. Une telle démarche permettrait de "déconditionner", c’est-à-dire de
réfléchir "sur les modalités et les fonctionnements de la pensée" (AbdallahPretceillecité par Dervin et Suomela-Salmi, 2009, p.115) : c’est un préalable à
l’enseignement-apprentissage. Le travail à partir des conceptions que propose Giordan
se retrouve ainsi dans l’approche de Dervin : "le déconditionnement est un élément
important dans le travail sur l’altérité, le soi, le “même”, la rencontre, la différence et
les stéréotypes […]" (Dervin et Suomela-Salmi, 2009, p. 117). Mais si le
déconditionnement est nécessaire, Dervin reconnaît qu’il n’est pas suffisant. Pour
Giordan, l’émergence des conceptions n’est qu’une étape, de même que la
décentration. Le processus de construction-déconstruction est donc à l’origine de
l’élaboration du savoir.
Nous en déduisons que les écarts entre langues-cultures mis en avant par les
universaux-singuliers créent un déséquilibre assimilable à un choc culturel. C’est
pourquoi nous pensons que le déséquilibre est à créer ou tout au moins à exploiter par
les formateurs. Produit par le choc culturel et identifiable dans le modèle allostérique,
il intervient dans l’apprentissage via le processus de déconstruction-reconstruction.
Aussi nous nous demandons quelle place est faite aux universaux-singuliers dans les
pratiques d'enseignement des formateurs (-rices) en français en contexte migratoire.
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CADRE METHODOLOGIQUE
Dans une démarche de type ethnographique des discours sur la pratique et des
pratiques effectives de formateurs en français pour les migrants adultes, nous nous
sommes intéressée aux langues-cultures et précisément aux liens et aux écarts entre les
langues-cultures premières et la langue-culture française. Au moyen d’entretiens semidirigés, nous avons voulu connaître le rapport que les formateurs entretiennent avec
les langues-cultures, les connaissances qu’ils pensaient avoir ou non sur le concept et
indirectement les idées qu’ils se font du plurilinguisme. Dans un second temps, les
observations nous ont permis, d’abord de voir, puis de comparer les pratiques aux
discours concernant les langues-cultures.
Concrètement nous avons enquêté et observé six formatrices8 d’un même organisme
de formation au sein d’un même département, recrutées uniquement9 pour former à
la langue française des publics migrants. Cet organisme national est celui qui a obtenu
le marché de la formation linguistique en lien avec la signature du CAI exigé par
l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII). A ce titre, le public
migrant est prioritairement orienté vers notre organisme d'étude. Les formatrices10
sont de jeunes femmes âgées de 24 ans à 40 ans. Emilie, Aénor et Héloïse ont une
formation en FLE et Elisa a étudié le FLE comme matière optionnelle. Cette
dernière, comme Carole, a un diplôme de formatrice pour le public adulte. A
l'exception d'Emilie, c'est l'envie d'enseigner qui les a amenées à devenir formatrices,
plus que l'attrait pour le FLE. Du côté des stagiaires, les groupes sont fortement
hétérogènes11 et les niveaux restent élémentaires, allant de A1.1 à A2.
Nous avons effectué une analyse de contenu des entretiens en comparant les données
de façon à repérer les analogies et oppositions, les occurrences, les convergences et les
divergences. Par conséquent, l’analyse est issue des thèmes et des catégories
interprétatives dans lesquels ils sont rangés. Nous avons aussi déterminé des unités
d’analyse avec l’appui de certains passages sélectionnés parce qu’ils nous semblaient
donner du sens à nos rubriques.
8
9
10
11
Le féminin sera employé chaque fois que nous nous référons à notre corpus parce qu’il est
composé exclusivement de femmes, en raison de la féminisation de la profession. Mais
notre recherche n’est pas une étude de genre. Lorsque que nous parlons de la profession ou
du terme générique, nous utilisons le masculin.
De nombreux formateurs alternent entre différents types de formations (savoirs de base,
illettrisme, passerelle emploi, etc.) ; nous les avons écartés de notre étude.
Nommées Emilie, Justine, Aénor, Héloïse, Carole et Elisa, cf. tableau 1 en annexe.
Cf. tableau 2 en annexe.
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A l’aide d’une grille, nous avons observé les pratiques d'enseignement des formatrices
et notamment la communication verbale et non verbale durant les séances de
formation. En nous appuyant d’une part sur les travaux de Cicurel (2011) et d’autre
part sur ceux de Auger (2005), nous avons élaboré notre propre grille d'observation.
Premièrement elle permet de relever les éléments contextuels de la situation de
formation (temps, lieu, participants, etc.). Et deuxièmement elle aide à noter les
éléments communicatifs, verbaux et non verbaux, au cœur des interactions et des
situations didactiques.
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Voici notre grille :
Début observation
Cadre temporel
Fin observation
Description de la salle
Disposition des tables
Site de l’interaction
Placement des apprenants
Nombre de stagiaires
Cadre participatif
Participants présents/exclus
Régulation de la parole
Nombre d’entraides
Interactions verbales
Identification des interactants
Pauses et chevauchements
Usage des mains
Usage du corps
Usage du visage
Communication non verbale
Tenue vestimentaire
Dimensions prosodiques
Activités mises en place
Descriptif des activités et des
compétences travaillées
Pratiques d’enseignement
Démarches, méthodes et théories sous
jacentes
Ressources des formatrices
Répertoire didactique
Modes explicatifs
Commentaires sur la langue
Appuis sur la langue-culture première
Difficultés
Difficultés observées chez les stagiaires
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RESULTATS
L’analyse des entretiens met en avant la reconnaissance par les formatrices de
l’avantage du plurilinguisme comme du multilinguisme pour générer une posture
réflexive ou tout au moins pour amener à analyser le fonctionnement des langues. La
volonté de trouver du commun ressort aussi fortement. Les formatrices qui ont
enseigné le FLE à l’étranger partageaient une langue commune avec les apprenants si
bien que lorsque la communication verbale était compliquée, elles pouvaient y avoir
recours. Mais en France elles ne peuvent s’appuyer ni sur la langue première des
stagiaires ni sur une langue commune ; c’est là une de leurs principales difficultés. En
plus d’aspirer à "trouver du commun"12, elles disent travailler tout le temps sur "les différences
culturelles"13. C'est ainsi que le démontre la formatrice Aénor :"on pose des questions où sont
les pays et à chaque fois qu’on parle de [hésitation] là en ce moment c’est la nourriture, j’essaie de faire ça
avant ramadan, demain on va faire les plats typiques des pays, présentez votre plat comme j’ai fait le jour de
la fête de la musique, présentez votre musique, présentez vos vêtements". D'après Dervin, les effets
d’un tel travail semblent moins interculturels que ceux d’une manifestation de "la
diversité de façade" (Dervin, 2011, p. 26) A plusieurs reprises dans les entretiens, le
discours de cette formatrice montre qu'elle se pense culturellement neutre et celui de
Carole s'appuie beaucoup sur des causalités culturelles. Un travail à partir du concept
d’universel-singulier pourrait dépasser le recours aux typologies culturelles et
favoriser la décentration.
Lors des observations, nous avons relevé des traces inconscientes de la langue-culture
première14 pour appréhender la langue-culture française au cours des moments de
lecture à voix haute et des interactions des stagiaires avec les formatrices ou entre les
stagiaires eux-mêmes. Ces traces se notent dans la procédure phonographique où les
productions des stagiaires montrent la présence d’un crible phonologique,
notamment les locuteurs arabophones15 qui ont des difficultés avec les sons [e] et [i]
ou encore avec les sons [o] et [u]16. De plus nous constatons aussi des omissions ou des
ajouts de lettres. Le locuteur turc par exemple aura tendance, en référence à sa langue,
12
13
14
15
16
Extrait des entretiens.
Idem.
Nous précisons qu’il ne s’agit pas de tendre à une typologie sur les langues des migrants
laquelle n’aurait pas de sens étant données les variétés et variations linguistiques.
Nous parlons des arabophones en général tout en admettant l’existence de variétés
dialectales.
Nous notons ici les sons à partir de la transcription de l’alphabet phonétique internationale
(API)
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à prononcer toutes les lettres ; c’est le cas lorsque S217 lit "photosse" et non "photos".
Or le dépassement des lettres muettes peut avoir lieu avec une entrée dans la
procédure orthographique et particulièrement à partir d’une réflexion sur les
morphogrammes, telles que les marques du pluriel.
Les traces de la langue première se trouvent aussi dans la procédure
graphomorphologique, que ce soit au niveau du lexique ou de la syntaxe. Par
exemple, lorsqu’ils sont en situation de communication improvisée (jeu de rôles), les
stagiaires se réfèrent soit à leur langue-culture première soit au rapprochement
sémantique tel que la synecdoque (S1 dira "numéro" pour dire "pointure") ou le type
générique (S2 dira "sandales" au lieu de "chaussures"). Au niveau syntaxique, nous
avons relevé essentiellement la suppression des articles ainsi que des incorrections
dans l’emploi des pronoms personnels et des adjectifs possessifs. D’autant que dans
certaines langues comme l’arabe, il n’y a qu’un seul mot pour exprimer le pronom
personnel sujet et complément.
De plus dans de très nombreuses langues, les articles définis tout comme la marque du
genre n’existent pas (turc ou thaï par exemple) ou sont liés directement au nom sous
la forme d’un préfixe (l’arabe par exemple), de suffixe avec une marque grammaticale
(russe par exemple), ou encore à l’aide de mots-outils (vietnamien par exemple). Dans
la lignée de Auger, en nous référant au concept d’universel-singulier, nous
remarquons que toutes les langues peuvent dire la négation18 mais que chacune a sa
manière de l’exprimer. Or la négation telle qu’elle se forme dans la langue française
avec deux éléments semble exceptionnelle. L’anglais, l’allemand, l’espagnol n’utilisent
qu’une seule particule comme beaucoup d’autres langues. D’après Galisson (1986 : 52)
"[…] la langue maternelle est toujours là, visible ou invisible". Elle est de ce fait un
appui considérable pour les formateurs afin de comprendre l’origine des difficultés
d’apprentissage des apprenants. Mais in situ, nous n’avons pas vu les formatrices
analyser les erreurs des stagiaires au regard de leur langue première. Si la formatrice
Héloïse avait pris en compte la langue première de S3, elle aurait pu envisager une
confusion phonétique là où elle a interprété une confusion entre émetteur et
récepteur. Plus clairement, dans le jeu de rôle où S3 joue le client et S4 le vendeur,
Héloïse entend "un chèque s’il vous plaît" alors que vraisemblablement S3 voulait dire "en chèque s’il
vous plaît". En effet juste après, tendant sa main, il dira "tiens" à S4.
17
18
Les stagiaires sont identifiés par la lettre "S" suivi d’un numéro lié à leur placement dans la
salle. Notre étude est issue d’une recherche de doctorat où l’analyse de la proxémie tient
une part importante. Le profil des stagiaires cités se trouve en annexe, cf. tableau 2.
Nous rappelons que certaines langues ont une négation spécifique pour le verbe être, telles
que le chinois ou l’arabe par exemple.
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LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
Suite à ce "tiens", Héloïse lui répondra qu’il faut "faire attention à ce genre de formule qui peut
être mal pris". Là encore, l’appui sur la langue première permettrait de voir comment se
déroulent les interactions verbales et plus particulièrement la prise de parole. Dans
tout leur discours S3, S2 et S4 alternent, de manière indifférenciée, entre "tu" et
"vous" ainsi qu’entre "tiens" et "tenez". En somme ce qu’Héloïse ramène à un
problème d’usage de la langue en matière de politesse ou de savoir-vivre en société est
en fait un effet de l’interlangue. A de rares exceptions près19, le tutoiement et le
vouvoiement sont caractéristiques des langues indo-européennes. Aussi pour ces trois
stagiaires arabophones, l’alternance peut être problématique.
De surcroît le recours à la langue première est fréquent notamment lorsque les
apprenants sont dans des "situations de détresse verbale" (Lüdi cité par Klett, 2011,
p. 101). Dans ces cas, ils peuvent utiliser des "formulations approximatives"
composées de termes de la langue première, "des mots voisins ou des expressions
inventées" (Lüdi cité par Klett, 2011, p. 101). Il s’agit ni plus ni moins que de
"stratégies compensatoires interlinguales" (Lüdi cité par Klett, 2011, p. 101) mises en
œuvre par les apprenants pour parvenir à communiquer. Ainsi, pour poursuivre
l'échange, S8, anglophone, dira que l'Angleterre est "à côté à l'Irlande" et S4 malgache
décrira le vêtement de la formatrice avec le terme "kasak"20.
Les écarts entrent la langue-culture première et la langue-culture française se notent
aussi dans la communication non verbale, particulièrement concernant les usages et
les pratiques, les représentations et les perceptions différentielles de la structure
familiale, du rapport au temps et à l’espace. Ils manifestent la difficulté à se décentrer.
Cette difficulté-là est présente notamment dans les modes explicatifs. Par exemple la
formatrice Justine explique que : "la montagne, c’est où on peut faire du ski l’hiver". Cette
définition que nous qualifions d’hypospécifique21 prouve la force des cadres de
référence. Ceux-là la conduisent à donner une définition insuffisante et en ce sens
uniquement accessible à ceux qui ont des cadres de références proches des siens.
Par ailleurs la formatrice Héloïse met en avant, au travers du choix de ses documents,
l’importance de la libération de la femme et du même coup le renversement des rôles
traditionnels. L’homme se retrouve ainsi régulièrement en position d’accomplir les
tâches ménagères. Par la suite S5, femme musulmane, couverte et voilée, en situation
d’alphabétisation, débute son apprentissage de la langue française avec un document
où l’homme cuisine, repasse, lave le sol, etc. S5 reste muette et impassible durant tout
19
20
21
Comme dans la langue anglaise par exemple.
Après explication, nous avons compris que la stagiaire décrivait le vêtement à partir de la
matière, ici le coton.
Une définition est hypospécifique lorsque les traits référentiels sont insuffisants et qu’elle
repose sur l’inclusion. Par exemple : tigre = félin mais tous les félins ne sont pas des tigres.
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LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
Stéphanie SENOS
le temps de l’explication d’Héloïse. Alors que pendant l’activité précédente, malgré
ses difficultés pour comprendre, elle souriait par moment. Comment fonctionnent les
modèles familiaux des stagiaires, sur quels modes de structuration ils reposent, sur
quels points ils se retrouvent et s’en distinguent ? Que ce soit par rapport au corps ou
à la structure familiale, la démarche d’Héloïse ne lui permet pas de "relativiser ses
propres valeurs, ses propres croyances et comportements, d’accepter que ce ne sont
pas forcément les seuls possibles et les seuls manifestement valables" (Byram,
Gribkova et Starkey, 2002, p. 13).
De manière générale, l’absence de détachement par rapport à leur propre cadre
conduit les formatrices à des malentendus et à des incompréhensions.
CONCLUSION
Dans l’acquisition d’une langue nouvelle, en raison des liens entre les langues, les
apprenants sont toujours, à un moment donné, dans une situation d’interlangue. Les
migrants rencontrent de ce fait inévitablement un filtre qui produit des interférences
entre la langue première et la langue française. Ce filtre est comparable au
déséquilibre : tous deux sont nécessaires et incontournables. En travaillant à partir des
universaux-singuliers, la comparaison concernant les similitudes et les différences
s’effectue aux différents niveaux linguistiques mais aussi sur les grands thèmes de la
vie courante. C’est bien cette entrée-là que nous estimons correspondre à la spécificité
de la situation des migrants adultes. Ils ont à apprendre la langue française pour
communiquer mais aussi pour vivre en France ; donc dans un objectif d’insertion
sociale et économique. L’approche par les universaux-singuliers est une démarche
pédagogique qui répond précisément aux objectifs du FLI. En effet le français tel qu’il
est envisagé dans le FLI "vise un usage quotidien de la langue et l’apprentissage des
outils d’une bonne insertion dans la société française (y compris par l’adhésion aux
usages et aux valeurs de la République.)" (Vicher, 2011, p. 4).
L’apprentissage résulte d’un déséquilibre lié à une insuffisance dans les savoirs. La
modification réelle des connaissances ne peut se faire qu’à la condition d’une
déconstruction, processus complexe dans la mesure où il remet en cause les modes de
fonctionnement. La déconstruction s’avère aussi utile parce que les migrants adultes
sont en milieu homoglotte. Or l’apprentissage naturel a des effets sur l’apprentissage
en milieu guidé, notamment au niveau des constructions syntaxiques : les locuteurs
emploient des tournures qui sont grammaticalement incorrectes au regard de la
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LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
norme française. Pour que le locuteur reconstruise des savoirs plus efficaces, il doit
d’abord prendre conscience de l’insuffisance des siens. C’est la base du modèle
allostérique.
En conséquence l'entrée dans les situations d'apprentissage au moyen des universauxsinguliers peut favoriser les pratiques d'enseignement des formateurs en français pour les
migrants adultes. Pour faire écho à Vandermeulen, nous pensons qu’elle peut en plus,
mettre en oeuvre "une véritable perspective actionnelle (et interculturelle)"
(Vandermeulen, 2012, p. 272). Parvenir à pratiquer une approche actionnelle avec les
migrants adultes est important car cela permet de prendre en compte aussi les
apprenants "alpha" pour lesquels cette approche reste la plus rigoureuse (Adami, 2009).
Cette démarche à partir du concept d’universel-singulier facilite la posture
interculturelle, le dialogue des cultures puisque le travail porte, non pas sur les
différences, mais sur les écarts. La nuance est fine mais réelle. La différence en
s’opposant à l’identique analyse les distinctions alors que l’écart, contraire du
prévisible, permet d’explorer des singularités, d’envisager un ailleurs. C’est l’écart qui
va permettre aux cultures d’entrer en contact et susciter une meilleure compréhension
des tensions entre langues-cultures. "L’écart positivement envisagé est ce qui permet
de se décentrer et d’aller vers les autres" (Delamotte-Legrand, 2006, p. 41). Avec le
concept d’universel-singulier comme point d’entrée, l’écart et le dialogue deviennent
des moyens didactiques pour l’enseignement du français en contexte migratoire.
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LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
Stéphanie SENOS
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ANNEXES
Prénom des
formatrices
Justine
Age
24 ans
Diplômes obtenus
Licence espagnol
Années
d'expérience
2 ans en Colombie
Enseignement du
FLE à l'étranger
Oui en Colombie
5 mois en France
Carole
33 ans
Master LCE espagnol
3 ans
Non
Licence espagnol
9 ans au Mexique
Oui au Mexique
Maîtrise FLE
2 mois en France
Maîtrise FLE
4 ans en Syrie
Diplôme de formateur
pour adultes
Héloïse
Emilie
40 ans
36 ans
Oui en Syrie
3 ans en France
Aénor
30 ans
Master 1 LEA anglais
1 an
Non
2 ans
Non
Master 1 FLE
Elisa
36 ans
Maîtrise de lettres
modernes, option FLE
DU de formateurs
option illettrisme
Tableau 1. Profil des formatrices.
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LE CONCEPT D’UNIVERSEL-SINGULIER DANS LA PRATIQUE D’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS EN CONTEXTE MIGRATOIRE
Stagiaires
Age
Genre
Nationalité
Niveau de langue
S2 (Carole)
18 ans
M
turque
A1
S1 (Héloïse)
40 ans
M
kosovare
A1.1
S2 (Aénor)
22 ans
M
coréenne
A2
S2 (Héloïse)
50 ans
M
guinéenne
A1
S3 (Héloïse)
48 ans
M
algérienne
A1.1
S4 (Héloïse)
28 ans
F
malgache
A1
S8 (Justine)
50 ans
F
anglaise
A1
S5 (Héloïse)
42 ans
F
algérienne
A1.1
Tableau 2. Profils des stagiaires cités dans l'article.
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