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Playlist GORILLAZ The Fall, 2010 Leader d'un groupe à succès sur les routes américaines lors d'une tournée internationale, Damon Albarn s'isole avec son iPad et enregistre spontanément un journal de voyage humble et touchant. La tournée internationale est sans doute le moment le plus insulaire et le plus déconnecté du réel dans le métier de musicien pop. Et s'il est question de déplacement, il a lieu chaque jour entre des endroits tristement semblables, de confortables et anonymes chambres d'hôtel en salles de concert qui, sauf en de très rares exceptions, ressemblent plus à des salles omnisports qu'à des théâtres à l'italienne. Le reste du temps se passant dans un bus (certes cinq étoiles), un avion ou une limousine pour relier deux dates. Et l'on ne sait plus si l'on est à Helsinki, Mexico ou Melbourne, hormis lors des jours off où l'on peut faire un peu de tourisme, ou en promo dans des studios de radio ou de télé désespérément identiques. Le seul moment qui peut être unique est celui du spectacle lui-même et/ou de la bringue qui peut lui succéder. On peut gager que c'est ce qu'a ressenti Damon Albarn lors de la tournée nordaméricaine de son super-groupe Gorillaz, trente-deux jours entre Montréal et Vancouver, pour jouer l'excellent « Plastic Beach » sorti plus tôt dans l'année. Le mix pop/hip-hop/electro qui le compose en fait la proposition pop la plus novatrice de 2010, qui a permis de réunir sur disque comme sur scène des personnalités aussi diverses que des rappers (Snoop Dogg, Mos Def, De la Soul), un vrai soulman (Bobby Womack), des musiciens rock à l'impeccable pedigree (Mick Jones et Paul Simonon du Clash), un orchestre damascène, un octet de cordes, une fanfare de cuivres jazz. Rien que ça. Le cirque Gorillaz en ville a amené son génial créateur, lassé à quarante ans de la vie hédoniste allant de fête en fête du jeune rocker moyen, à s'isoler pour écrire un journal de voyage musical. Et comme Damon Albarn est un homme moderne, plutôt que de gratter sur une guitare, il a tout fait sur son iPad avec quelques légers instruments additionnels (ukulélé, melodica et claviers Moog), en solitaire. En cet automne 2010 (« The Fall » signifiant l'automne en américain mais aussi la chute), cet isolement dans la frénésie du déplacement de la tournée a généré des chansons et musiques spontanées (écrites et enregistrées dans la 102 LITTéRATURE ET ESTHéTIQUE journée), introspectives, contemplatives, mais grand ouvertes vers l'horizon, humbles et mélancoliques, où plane la voix étrangement (et joliment) absente de celui qui fut le chanteur adulé de Blur. Ainsi, « Revolving Doors », « Little Pink Plastic Bags », « Amarillo » ou « Bobby in Phoenix » (cette dernière avec Bobby Womack à la guitare et au chant), sont des miniatures pop emplies d'âme qui charment autant qu'elles bouleversent. On ressent une neurasthénie pas dénuée d'étonnement dans ces compositions vraiment atypiques, de « Phoner To Arizona » (enregistrée à Montréal le 3 octobre) à « California And The Setting Of The Sun » (à Oakland le 30). Et si ce véritable album solo est un journal intime, il n'aurait jamais pu être écrit dans le jardin anglais de Damon Albarn, les interminables paysages américains l'ont nourri. Verso discret du flamboyant recto Plastic Beach, ce Gorillaz très « low-key » a d'abord été offert en téléchargement aux fans avant d'être heureusement commercialisé. [EMI] LOU REED Transformer, 1972 Un sombre auteur-compositeur new-yorkais débarque dans le cirque pailleté d'une superstar glam à Londres pour se refaire une santé artistique. Le résultat dépasse toutes les espérances… En 1972, Lou Reed est au plus bas. Son groupe, The Velvet Underground, n'existe plus et n'a rencontré aucun succès de son vivant (l'énorme cote critique et l'influence que le Velvet inspire désormais est un phénomène postérieur à la chute du groupe). Un premier album solo à son nom, majoritairement composé de titres déjà enregistrés par le Velvet, complètement raté, est fraîchement accueilli. La personnalité sulfureuse et en tous les cas difficile du New-Yorkais, laissait donc croire que c'en était fini de l'auteur-compositeur américain le plus important depuis Dylan. La bonne fée qui allait briser la malédiction, en ce début 1972, s'appelle David Bowie. Celui-ci se trouve à l'époque dans la fusée qui allait l'emmener vers la gloire internationale, venant de sortir son fantastique The Rise And Fall Of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars. Bowie est surtout l'un des plus anciens fans de Lou Reed. Il avait eu entre ses mains un exemplaire de The Velvet Underground And Nico (celui avec la banane de Warhol en pochette) en 1967 et, abasourdi par la puissance de l'écriture de Lou Reed, a immédiatement 103 Sens-Dessous - novembre 2011 repris « Waiting For The Man » sur scène. Les deux hommes se sont rencontrés au début de l'année après un concert, Reed séduit par le charme irrésistible de Bowie, celui-ci fasciné par la noirceur de Lou. Et David Bowie proposa à Lou Reed de venir enregistrer ses nouvelles chansons avec lui à Londres. Le New-Yorkais arriva donc en août aux studios Trident avec sa seule guitare acoustique, joua les chansons à Bowie et à son fidèle lieutenant et génial guitariste Mick Ronson, qui allait coproduire le disque avec son patron (Reed raconte que Bowie devait traduire tout ce que Ronson disait, celui-ci ayant un accent du Yorkshire tellement puissant que Reed ne comprenait rien). Bowie et Ronson amenèrent des éléments inédits dans la musique de Lou Reed, des cordes (merveilleusement arrangées par Mick Ronson), des choeurs (par un trio féminin et Bowie), et aussi l'inoubliable solo de sax de « Walk On The Wild Side », joué par le jazzman Ronnie Ross, qui donna quelques leçons au jeune Bowie à la fin des années 50. Lou Reed reconnaît aujourd'hui que seul, il n'aurait jamais pensé à de tels arrangements. Le côté music-hall britannique, intrinsèque chez le Bowie de l'époque, transparait dans certains titres, comme le jazz « Goodnight Ladies » qui clôt l'album. Et si l'Américain est déplacé à Londres et entouré d'une équipe de musiciens tous britanniques (ça s'entend vraiment), l'inspiration de Transformer est purement new-yorkaise. Lou Reed, excellent observateur et conteur hors pair, décrit avec ironie (et une bonne dose de vacherie) le cirque de la Factory d'Andy Warhol, « Walk On The Wild Side » met en scène la transsexuelle Holly Woodlawn, le sex-symbol Joe Dallessandro et la transformiste Candy Darling, parle de travestis, de fellation et décrit les bas fonds new-yorkais, ce qui est plus qu'osé en 72. Et ça passe olympiquement, même à la radio (ce sera le seul vrai hit de sa carrière). « Andy's Chest » parle de l'agression que la féministe radicale Valerie Solanas fit subir à Warhol, « Perfect Day » est une merveilleuse chanson d'amour (à moins que ce soit une chanson sur l'héroïne, on ne saura jamais), « Satellite Of Love » semble être une romance mais parle crûment de l'addiction amoureuse (les choeurs célestes de Bowie y approchent le divin). On trouve aussi de vrais morceaux rock comme « Vicious » ou « Hangin 'Round », plus proches du glam rock alors en vogue. Cet album indémodable est l'un des tous meilleurs albums rock de tous les temps, succès critique doublé d'un succès public. Et si Lou Reed avait vraiment été transformé par cette expérience anglaise ? On peut parier que oui, elle lui permettra d'aller fantasmer un Berlin aux accents de tragédie grecque, autre indiscutable chef d'oeuvre. [RCA] Sélection Roland Dérudet 104