scorsese entre camus et sartre
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scorsese entre camus et sartre
Scorsese entre Camus, Sartre, Kafka, Céline et Dostoïevski L’enfer c’est les autres Sartre Martin Scorsese et Robert de Niro dans Taxi Driver (1976) Cette phrase, prononcée par un personnage sartrien dans un contexte d’étouffement, ne prend son véritable sens qu’à la lumière de cette autre : « Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres » (Huis clos, 1943) Pourquoi mettre Scorsese côte à côte avec Sartre, Céline, Camus, Kafka, Dostoïevski ? Toute la pensée européenne du XXe siècle s’est nourrie de Dostoïevski. Camus et Sartre ont consacré une étude à l’ensemble de son œuvre, Kafka s’en est peut-être inspiré en écrivant La Métamorphose (1915). Sartre place en exergue de La Nausée (1938) cette phrase de Céline tirée de L’Eglise (1933) : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu ». Scorsese a lu Camus et Sartre avant de tourner Taxi Driver (1976). Les voilà tous réunis, de manière un peu rapide et artificielle, car ce qui les rapproche dans nos propos, c’est le traitement du personnage. Dans Crime et Châtiment (1866), Dostoïevski parle d’un jeune homme qui tue sans raison apparente –si ce n’est pour quelques roubles- une vieille usurière. Sans raison apparente ? Pas sûr. Raskolnikov se compare à Napoléon, qu’il cherche à imiter en copiant l’acte de celui qui, parce qu’il est tout-puissant, peut changer l’ordre des choses. Raskolnikov changera-t-il le monde, bouleversera-til la moralité qui l’entoure, à l’instar d’un Meursault (L’Etranger, 1942) qui, en tuant l’Arabe « secou[e] le soleil » et « détruit l’équilibre du jour » ? Raskolnikov croit exister dans son rapport au monde, il saura qu’il existe surtout dans son rapport à sa propre personne. Ce sont sa peur, sa paranoïa (à lui) qui découlent de ses actes (à lui) et qui conduisent le meurtrier à palper son existence (à lui). Dans ses romans, Kafka fait évoluer des personnages en quête de reconnaissance au sein d’une société fantôme. Dans Le Procès (1925), Joseph K. est un innocent arrêté sans motif. Durant tout le roman, il tentera en vain de se justifier, de prouver son innocence pour un crime qui n’est jamais mentionné. Dans Le Château (1926), K. arrive dans un village et monte au château afin d’officialiser son statut d’arpenteur. La seule distance qu’il tentera d’évaluer, c’est celle, infinie, qui le sépare des autres. Kafka fait plus que suggérer l’absurde, il le dénonce. La Nausée de Sartre fait évoluer un personnage doublement en marge. Il consacre son temps à la vie d’un autre pourtant mort et enterré, puis prend en dégoût tout ce qui l’entoure, le submerge, l’emplit, jusqu’à la nausée. Jusqu’à ce que ça sorte ! Le Bardamu du Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline est également un personnage qui s’inscrit en porte-à-faux du monde moderne. Son incapacité à intégrer la masse dans l’enfer de la guerre, dans l’enfer de la colonisation, dans l’enfer du travail à la chaîne suggère obliquement l’absurde, mais surtout le malaise. Et Travis dans tout ça ? Travis Bickle est un peu le cousin américain de Meursault, de Roquentin, de Joseph K., de Bardamu, de Raskolnikov dans cette grande famille des solitaires en enfer de la littérature. On pourrait penser également aux personnages de Faulkner, Temple Drake dans Sanctuaire (1931), Benjy et Quentin Compson dans Le Bruit et la fureur (1929), par exemple. Travis est un étranger (il vient du Midwest) dans une ville d’étrangers (New York). Il semble perdu parmi la foule, mais il étouffe pourtant dans un huis clos : il est seul, mais avec les autres. Son malaise ne prend sens que par son rapport aux autres, que par le regard que les autres portent sur lui. Il n’existe que par les autres et, en ce sens, il est l’illustration parfaite de la phrase de Sartre. Travis connaît une montée en puissance du dégoût des autres. Sa nausée, il la dégueule tout au long des lignes de son journal intime. Ce journal intime fait penser à celui de Roquentin, à l’introspection de Raskolnikov, à l’écriture ambiguë de L’Etranger, au récit à la première personne du Voyage au bout de la nuit, à la focalisation sur K. chez Kafka. Tous nous imposent une vision du monde, LEUR vision du monde. Comme Meursault, Travis a coupé tout lien avec sa famille et vit dans la non-communication (la scène du cinéma porno), il évolue dans le moment présent et les seuls sentiments qu’il éprouve sont physiques. Il est impulsif, il a besoin d’une femme (la caissière du cinéma, Betsy), il muscle son corps. S’il tue, c’est au hasard, mais pas par hasard. Il tue pour exister, à l’instar de Meursault qui commence à vivre avec le meurtre par lequel « tout commence ». Travis doit exécuter cette tâche pour bouleverser l’ordre des choses. En ce sens, il rejoint Raskolnikov lorsqu’il prépare son acte. Ce film est le celui de la douleur, de la douleur d’un homme, de la douleur d’une ville, de la douleur d’un pays. Mais cette mise en crise du personnage ne commence pas avec le film, elle est préexistante. C’est bien du trauma de l’inconscient collectif d’une Amérique de la défaite et de la lâcheté qui est la cause des insomnies de Travis, ancien Marine du Viêt-Nam. Il erre dans les rues de l’angoisse et de la haine, il jure contre le vice, il promène sa douleur non-dite sur d’autres douleurs, d’autres échecs. Il donne à cette douleur le ton rancunier d’une morale naïve et rageuse. Et Martin Scorsese de préciser : « Deux mois de tournage dans une chaleur suffocante : 35°. Tout a été tourné en extérieurs. Après quelques temps nous étions complètement intégrés à la vie nocturne de la ville, celle où l’on voit des types se faire tuer sous ses yeux, des prostituées jetées hors des bagnoles dans la 14e rue. On pensait que le seul moyen de connaître la chaleur et l’horreur de la ville c’était d’y vivre »