FR O.Van den Boogaard - Marie

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FR O.Van den Boogaard - Marie
MARIE-JO LAFONTAINE: La vraie vie
Oscar van den Boogaard
`Wenn Du gesprochen wird,
ist das Ich des Wortpaars Ich-Du mitgesprochen.
Wenn Es gesprochen wird,
ist das Ich des Wortpaars Ich-Es mitgesprochen.
Das Grundwort Ich-Du kann nur
mit dem ganzen Wesen gesprochen werden.'
Extrait de ICH UND DU, Martin Buber, 1923
VICTORIA
Victoria apparaît dans la mythologie romaine comme la déesse de
la Victoire. Son nom fut naturellement associé à celui de Mars,
dieu de la Guerre. Dans la Rome antique, son prestige grandissait
à mesure que les légions romaines repoussaient les limites de
l’Empire. L’expansion territoriale ne s’obtient en effet qu’au prix
de la victoire, comme la victoire, au prix de la guerre.
L’empereur Auguste fit ériger une statue à son effigie : une belle
jeune femme ailée, juchée sur un globe, tenant dans ses mains
une feuille de palmier. Cette statue demeura dans la Curie Julia,
où le Sénat se réunissait, jusqu’à ce que le temps fût venu pour la
religion des Romains de céder la place au christianisme. La
triomphale Victoria fut éclipsée par le corps souffrant de Jésus.
Dans des esprits obnubilés par l’amour du prochain et la recherche
du salut, rien ne subsistait de l’ancienne rage de vaincre.
La Victoria de Lafontaine est une installation de dix-neuf
monolithes disposés en spirale. La spirale compte parmi les plus
anciens symboles spirituels de l’humanité. Il n’y a pas un
1 continent où elle n’ait servi de motif à des gravures rupestres
plurimillénaires. Sa signification religieuse précise demeure
forcément conjecturale, mais la spirale figure sur certaines
sépultures et avait possiblement vocation à représenter le soleil,
qui accomplit tous les trois mois une trajectoire spiraloïde.
Entrer dans la spirale de Lafontaine, c’est comme se jeter dans un
tourbillon. Se trouver encerclé par dix-neuf moniteurs où l’on voit
deux hommes engagés dans une sorte de danse. Une danse aussi
extatique qu’érotique s’affûtant en un thriller psychologique dans
lequel un des deux partenaires doit succomber. Chaque image
différant d’une fraction de seconde de l’image suivante, le
spectateur se sent comme déporté hors du temps pour être
séquestré dans l’intervalle entre les deux hommes. L’espace qui
bée entre deux paires d’yeux qui se rencontrent, se découvrent, se
défient. Le Je et le Tu qui dans la doctrine du philosophe des
religions autrichien & israélien Martin Buber se laissent ramener
à : toute vraie vie est rencontre.
Victoria est une rencontre. Un Je et un Tu qui ont besoin l’un de
l’autre pour se comprendre. Ils nous encadrent et dans le même
temps nous nous sentons exclus. On ne peut y échapper, pas plus
qu’on ne peut véritablement y prendre part. Les yeux des deux
hommes semblent de temps à autre se fondre en une seule paire.
Les deux hommes deviennent un. Le combat extérieur est une
lutte intérieure. Coup de gong. Prochain round.
Ils ont besoin l’un de l’autre pour danser et pour lutter. Ils font
tous deux partie intégrante du même combat. Tels Yin et Yang, ils
instancient les deux principes contraires qui régissent l’univers.
Ces symboles chinois expriment la dualité cosmique, où Yin
comprend le féminin, la terre, le froid, l’humide et le Nord, tandis
qu’à Yang reviennent le masculin, le ciel, le chaud, le sec et le Sud.
Il ne s’agit cependant pas d’une simple contrariété, mais d’une
2 complémentarité qui préside à la ronde cosmique. D’une même
montagne, on dira que le versant obscur est Yin, et le versant
éclairé Yang.
Si on coupe le symbole Yin-Yang en deux moitiés, on voit
clairement que chaque principe est présent dans l’autre. Il en va
de même de nos deux partenaires. Se découvrant l’un l’autre à
travers la danse, tandis qu’ils semblent vouloir puiser dans la lutte
la force de se dépendre. La courbe en S qui sépare le Yin du Yang,
suggère un processus dynamique. La ligne serpentine dénote le
fait que l’accolade entre Yin et Yang comporte un déséquilibre
multidirectionnel : de gauche à droite, d’avant en arrière, de haut
en bas, mais également dans l’opposition entre le dur et le doux,
le plein et le vide.
La danse des deux hommes semble louvoyer entre le combat et
l’amour. Celui qui n’est que combat, court le risque d’y prendre
goût. Celui qui n’est qu’amour, finit par se faire violence. En
l’homme, les deux vont de pair. C’est en combattant qu’il devient
capable d’aimer. Son amour nécessite l’ardeur du conquérant, la
vaillance du protecteur. Et son combat a besoin d’amour pour ne
pas tourner en fureur.
Pourquoi les spectateurs que nous sommes restent-ils à regarder ?
Parce que nous ne pouvons pas nous échapper. Nous sommes
captifs du combat. Nous y prenons part. Le combat suppose des
témoins. Il n’y a pas d’échange de parole. Peut-être qu’il n’y a
même plus de pensée. La musique, qui se fait de plus en plus
dramatique et menaçante, s’arrête à l’instant où l’un des deux
hommes tombe à terre. Etrange victoire qui ne restitue au
vainqueur que la solitude tout entière.
LIQUID CRISTALS
3 'Cause they say two thousand zero zero
Party over, oops out of time
So tonight I'm gonna party like it's 1999
Prince, 1999
‘Aetas parentum pejor avis tulit nos nequiores, mox daturos
progeniem vitiosiorem.’ « La génération de nos pères, qui valaient
moins que nos aïeux, a fait naître en nous des fils plus méchants,
qui vont donner le jour à une postérité plus mauvaise encore ».
Ces lignes sont extraites des Odes d’Horace. Deux mille ans plus
tard, mon grand-père les recopia dans un cahier où il avait
coutume de calligraphier des « paroles de sagesse ». En ma
qualité de petit-fils dégénéré d’un grand-père lui-même déjà fort
méchant, jusqu’à quel point devrais-je me dénigrer ? Un peu
moins en tout cas que ceux qui viendront après moi.
Liquid Chrystals est une série de portraits monumentaux
d’adolescents. Des garçons et des filles à la lisière de la maturité.
Leur âge exact est difficile à déterminer. Quatorze, peut-être
quinze, seize ou dix-sept ans. Le corps est à mi parcours entre
l’enfant et l’homme ou la femme.
A Lafontaine, ils révèlent qui ils sont, qui ils sont vraiment, ou
voudraient être. Garçons et filles s’efforcent de se donner de
l’assurance, mais ce qu’on perçoit est vulnérabilité, instabilité,
fragilité.
4 Que peut bien signifier l’identité quand on est en pleine mutation.
Est-on contraint de devenir celui ou celle qu’on est, ou peut-on
choisir son identité ? Les possibilités semblent infinies et cela peut
être source de perplexité. S’il revient à chacun de choisir qui il est,
il s’ensuit que l’identité est arbitraire et que l’authenticité est un
leurre. Vivre n’est peut-être rien de plus que jouer un rôle. Mais si
tout est jeu, alors où est la vérité ? Le sérieux ?
Ces jeunes gens photographiés ne se situent pas seulement à la
lisière entre adolescence et âge adulte, mais encore à la jointure
entre le vingtième et le vingt et unième siècle. Les cloches du
nouveau siècle – et du nouvel âge – éveillent l’impétrant à une
nouvelle vie inconnue. Leurs yeux dardent un regard plein
d’aplomb, d’attente, avec peut-être une pointe de réprobation. Ils
ne sont pas les artisans du monde qui les entoure, ils n’en sont
pas responsables. Ils le scrutent et se posent la question :
voulons-nous en être ? En même temps, ils savent : l’avenir nous
appartient.
Bien qu’ils aient échappé à la guerre et aux barricades, on aurait
tort de croire qu’ils n’ont connu que le temps de l’insouciance. Ces
jeunes sont des rejetons de l’ère Dutroux. Contemporains exacts
de Julie et Melissa. Leur vision du monde est pleine de pédophiles.
De fusillades mortelles dans des écoles. De changements
climatiques, de catastrophes écologiques, de penser-en-temps-decrise. Combien de dangers obstruent leur conscience. Les jeunes
de la fin du vingtième siècle n’ont plus droit à la négligence.
Toujours sur le qui-vive.
En même temps, leurs aînés n’ont eu de cesse de les encourager à
agir comme bon leur semble. L’épanouissement personnel est la
tâche. Sourdement prescriptive. Cela signifie qu’on n’a aucune
raison de se rebeller contre l’autorité parentale, ni contre une
5 société qui n’exhorte ses membres qu’à se montrer tels qu’ils sont.
Une société qui attend de chacun d’eux qu’il soit artiste, créatif,
authentique. Et beau et boute-en-train et prometteur. Et heureux
par-dessus le marché. Il y va de leur responsabilité. S’ils n’y
parviennent pas, on conclura qu’ils ont lamentablement échoué.
Que tout soit permis et qu’on ait toujours raison d’être comme on
est pourrait faire pousser de hauts cris, au prétexte que la
majorité des jeunes sont incapables de répondre à la question de
qui ils sont ou de ce qu’ils veulent vraiment. Et plus grave encore :
ce déficit immunitaire de la volonté ne les rend-il pas vulnérables
à l’ennui ?
Une énième génération perdue ? Mais n’est-on pas toujours un peu
perdu entre l’enfance et l’âge adulte ? Ces jeunes n’ont pas choisi
de vivre dans ce monde, à l’élaboration duquel ils ne sont du reste
pas encore en âge de prendre une part active. Les sociologues ont
coutume d’étiqueter les générations. Les jeunes de Liquid Crystals
pourraient appartenir à la génération Y, parfois également appelée
Génération Einstein. Elevés dans la société numérique, les jeunes
de cette génération, à la différence de la génération X,
montreraient des dispositions collectivistes plutôt
qu’individualistes. Leurs aptitudes dans le traitement de
l’information tiendraient de la pensée imaginative et censément
multidisciplinaire d’un Albert Einstein, plutôt que de la pensée
logique, systématique et soi-disant linéaire d’un Isaac Newton.
Ces jeunes qui ont grandi à l’ère digitale ont eu librement accès
depuis leur plus jeune âge à du porno sur leurs écrans
d’ordinateurs. Il est possible que cela les ait perturbés. L’enjeu de
la sexualité est-il pour eux d’imiter et de reproduire des séquences
vidéo ? Il leur faut opérer un mouvement à rebours, du dehors
vers le dedans. Percer à travers cette agitation frénétique une
6 fenêtre qui ouvre sur l’amour. Avoir à l’âge de seize ans déjà tout
vu et parfois même tout essayé sur le plan sexuel permet à tout le
moins d’entrer dans l’âge adulte en sachant ce qu’on veut ou pas.
C’est un avantage. Ces jeunes abreuvés de pornographie
appartiennent à une génération que nous reconnaîtrons sans
doute un jour comme la première sexuellement pleinement
libérée.
La grandeur du format élève les individus photographiés par-delà
toute individualité au rang d’effigies de la jeunesse éternelle. Ils
témoignent du temps qui est passé – rien n’empêchant d’imaginer
qu’ils ont aujourd’hui des enfants du même âge – et
simultanément du temps qui ne passera jamais.
Roland Barthes qualifie la photo de jeunesse d’indiscrète – car s’y
montre au grand jour le corps qui sous-tend mon propre corps – et
en même temps d’absolument discrète – la photo n’étant pas de
« moi ». D’où qu’on puisse la considérer avec autant de
fascination que d’impudence. Mais on ne peut la fixer du regard
sans qu’elle nous renvoie à nous-mêmes.
Ces regards insistants visent-ils les spectateurs, ou sont-ils
tournés vers le dedans ? Sont-ils en train de scruter les autres
qu’ils sont à eux-mêmes ? Si téméraires qu’ils veuillent paraître, le
doute se fait sentir. Ils balancent au seuil de la vie adulte, une vie
avec des autres, la vie où on juge et on est jugé. Une vie faite
aussi de témoignages. Voir les autres. Etre spectateur de la vie
d’autrui. Mais ce que tous ces jeunes gens ont en commun, est que
leur désir l’emporte sur leur anxiété. Leur curiosité jouissive est
plus forte que l’ennui. De l’autre côté de cette porte magique, à
quoi ressemblera le monde, et qui deviendront-ils ?
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