L`auteur - Crl-franche

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L`auteur - Crl-franche
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FESTIVAL « LES PETITES FUGUES »
Du 16 au 28 novembre 2015
Claire Fercak
L’auteur :
Claire Fercak, née en 1982, vit à Paris. Elle est titulaire d’un mémoire de recherche en
philosophie de l’art sur Francis Bacon et Samuel Beckett. Elle a collaboré à des revues (Le
Magazine des livres, Le Journal de la culture, Cassandre, etc.) et a fait des reportages pour
France 5 (Ubik).
Bibliographie :
Romans :
♦ Histoires naturelles de l'oubli, Éditions Verticales, 2015.
♦ Chants magnétiques, Éditions Léo Scheer, 2009 (co-écrit avec Billy Corgan).
♦ The Smashing Pumpkins : "Tarantula box set", Éditions Le mot reste, 2008.
♦ Le Songe de Japhet dans l'ouvrage collectif Babel, Éditions Paris Sorbonne.
♦ Rideau de verre, Éditions Verticales, 2007 (rééd. J’ai Lu, 2010).
Roman pour la jeunesse :
♦ Les Aventures de Louga de l’autre côté du monde, L'École des loisirs, 2012.
♦ Louga et la maison imaginaire, L'École des loisirs, 2011.
Fiction radiophonique :
♦ Conte noir de la poupée, France Culture, 2010.
Présentation sélective des livres :
♦ Histoires naturelles de l'oubli, Éditions Verticales, 2015.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :
« Je te vois dans le foyer, la superette, la salle de réunion, le bar-tabac,
le couloir, le lit, la cuisine, la chambre, tes ongles ont jauni. Je te
croise, ta barbe a encore poussé, je te vois à la cantine, tes vêtements
et chaussures sont de plus en plus sales, je te vois partout. »
Des circonstances accidentelles ont plongé le soigneur de ménagerie
Odradek et la bibliothécaire Suzanne dans un état d’amnésie partielle,
sinon un désir vital de se déprendre de leur passé. Rien ne les destinait
à se rencontrer jamais. Et pourtant, au hasard de leur métamorphose,
ces deux voix alternées esquissent de subtils échos, suivent à la trace
des obsessions complémentaires, avant de s’oublier ensemble, au-delà
des promesses de l’humaine normalité.
Presse :
Article paru dans L’Humanité le 29 janvier 2015, par Sophie Joubert.
Histoires naturelles de l’oubli, le deuxième roman de Claire Fercak, explore l’animalité et
l’amnésie, entre bibliothèque, ménagerie et hôpital psychiatrique.
Odradek et Suzanne n’étaient pas faits pour se rencontrer. Il est soigneur dans une ménagerie
et a repris un mi-temps thérapeutique après une expérience de mort limite qui a provoqué une
amnésie. Elle est bibliothécaire, terrifiée par les microbes, et a perdu son mari dans un
accident de voiture qui ressemble fort à un suicide. Odradek aime tellement les animaux qu’il
va peu à peu glisser vers l’animalité et vivre comme les renards corsac, de petits animaux à
l’épaisse fourrure, nocturnes et sociables. C’est en faisant des recherches à la bibliothèque sur
le comportement des renards qu’il croise le chemin de Suzanne, paradoxalement attirée par sa
saleté et sa forte odeur animale qui tranchent avec son quotidien aseptisé.
Histoires naturelles de l’oubli est un roman à deux voix qui se racontent alternativement à la
première personne du singulier. Chacune a son rythme propre et imprime sa vision du
monde : celle d’Odradek est hachée, dissèque le réel, dresse des listes, celle de Suzanne est
plus liée, plus égale. L’écriture de Claire Fercak saisit l’étrangeté de ces deux êtres
obsessionnels, murés et solitaires, en proie à des troubles psychiatriques et visités par des
fantômes. Il s’adresse à son coma comme à une personne réelle, elle dialogue avec son mari
mort comme s’il était toujours à ses côtés. Odradek s’analyse minutieusement et sa
transformation se situe dans la langue autant que dans le corps : « Je mutile la langue, je suis
convaincu que si je cesse de parler à jamais, je finirai par oublier comment se forment les
mots (…) Au niveau langagier, j’atteindrai enfin ma condition. » Privé de sa mémoire
récente, il retrouve une mémoire archaïque et instinctive, inscrite dans les fables et les mythes
animaliers, qui interrogent la frontière entre l’homme et l’animal, l’état captif et l’état
sauvage.
Histoires naturelles de l’oubli est à la croisée de trois mondes clos : la bibliothèque, la
ménagerie et l’hôpital psychiatrique où se déploie la dernière partie du livre. Fusionnant leurs
voix, leurs consciences et leurs folies, Suzanne et Odradek accèdent à la liberté en trouvant un
territoire commun, réel ou fantasmé. Une échappée belle, onirique et dérangeante.
♦ Chants magnétiques, Éditions Léo Scheer, 2009.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :
Claire Fercak et Billy Corgan croisent leurs plumes dans ces Chants
magnétiques pour nous offrir la rencontre rêvée entre Écho et Médée.
Écho la nymphe déchue que ses bavardages ont transformé en
phénomène sonore, désincarné, tragiquement amoureuse de
l’inaccessible Narcisse. Médée la magicienne meurtrière qui, répudiée
par Jason, saura inventer des armes barbares pour assouvir sa vengeance.
Deux récits qui se répondent, puisant aux sources de l’imaginaire
collectif, pour tisser le corps, le verbe de ces histoires tragiques et fascinantes dont le point
commun est la passion délétère : ou comment aimer peut-il mener des étoiles à l’abîme, d’un
même mouvement.
Un moment d’émotion où l’on retrouve l’univers sombre et magnétique qui définit les deux
auteurs.
♦ The Smashing Pumpkins : "Tarantula box set", Éditions Le mot reste, 2008.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :
« Je suis tombée dedans, comme Alice dans le trou, il y a des années. J’ai
ouvert la box set blanche et noire, l’araignée-loup s’est posée dans mon
cou, hypnotisée par la spirale, aspirée par le fond, j’ai plongé volontiers.
Piqûre douloureuse mais grande excitation. Passion inoculée, dans mon
corps le tarentisme stimulera pour toujours la chorée hystérique.
Ce petit coffre à CD est intitulé The Aeroplane Flies High. Il est
composé d’un petit livret et de cinq disques, les cinq singles du double
album Mellon Collie And The Infinite Sadness.
Thirty-three
Zero
Bullet With Butterfly Wings
Tonight, Tonight
1979
Billy Corgan est si productif à l’époque qu’il sort ces singles avec cinq ou six faces B chacun.
Un total de trente-trois chansons inédites, toutes tirées des sessions de Mellon Collie. Le
même son, la même nostalgie.
Au fond du coffre, mélodies rock, je m’installe, tristesse infinie, m’assoie en tailleur.
Murmures craintifs, cris de colère, c’est un endroit confortable, conforme à mon
tempérament. Aucune raison de bouger d’ici, d’en sortir. Ces chansons évoquent leurs
enfances difficiles et reflètent la souffrance mentale.
Je connaissais déjà le groupe, l’avais découvert à l’époque de la sortie de Siamese Dream.
Étoffes de guitares superposées qui intimident et bercent. Accords saturés qui font vibrer
l’échine. Je n’étais plus une petite fille mais toujours une chose fragile qui avait la tremblote
quand on s’approchait d’elle. Cette musique, un refuge. Une box set blanche et noire. J’ai
trouvé sympathique qu’ils écrivent des paroles et partitions dans lesquelles me pelotonner, me
réservent une place, l’agrandissent pour moi – je me ramasse en boule. Cette place, je la
cherchais partout, je la cherchais encore, ne la trouverai pas je croyais. Je la trouverai plus
tard dans la réalité une maison aux fondations verticales. Ce n’était pas juste un lieu, un foyer
que je cherchais mais une façon de vivre. Une façon de vivre qui ne m’a guérie de rien mais
qui était possible quand aucune autre ne l’était.
J’ai trouvé bien commode qu’ils pensent à me construire une maison même si elle vous
semble exiguë, imparfaite, et fracassée à l’intérieur. Il faut se plier cent fois pour y entrer, les
oreillers ont été tailladés, les prunus chancreux propagent leur maladie. Il y a des papillons
brûlés, des cadavres, un cerf malade sur le bord de la route et un cimetière de voitures
désossées. »
♦ Rideau de verre, Éditions Verticales, 2007.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :
« Les taupes ne creusent plus sous terre depuis qu’elles ont perdu l’odorat.
Elles ont été asphyxiées, coincées dans leurs propres galeries. Leurs
museaux ont cessé de s’allonger en boutoir, leurs petits yeux se sont
vidés, et leurs ongles tranchants ont été limés jusqu’à entailler les
articulations de leurs mains fouisseuses. Les fontaines sont muettes, leurs
abajoues sont gonflées, engorgées de pissenlits. Papa et moi sommes
morts ici. »
Presse :
Article paru dans Le Matricule des anges en septembre 2007, par Lise Beninca.
Elle a 4 ans, elle en a 7, 16 ou 25, la voix qui prend parole dans Rideau de verre avec la
violence de celles qui se sont trop longtemps tues. Elle dit « elle », puis « je »,
indifféremment, tant sa propre identité lui échappe, volée dès l'enfance par la maladie du père
qui lui a offert une névrose pour seul repère dans la construction de soi. « Elle a subi verte
semonce le courroux paternel destructions récursives, je ne m'habituais pas. » Exposée à un
trop-plein d'agressivité, de déni et d'indifférence, la petite fille s'enferme dans le silence,
s'enferme dans le placard, s'absente d'elle-même pour supporter les brimades. « Je ne bouge
pas, reste cloîtrée, tapie au fond de ma tête. » Le mal-être intérieur s'exprime sur son corps,
qui transpire de détresse et dénonce à la place de la bouche restée muette. « Sa peau parle
trop, c'est aussi ce qui l'énerve. » Réfugiée dans une bulle de verre qui l'isole du monde, en
attente d'une délivrance plus vraie que celle apportée par les médicaments, la narratrice sent
ses propres mots l'étouffer. « Elle voulait s'exprimer, au conditionnel, comme les petites filles
mais qu'est-ce qu'une petite fille ? »
Ce premier roman de Claire Fercak est un cri libératoire.
En bienveillantes compagnes, Sylvia Plath, Virginia Woolf et Sarah Kane, soeurs de
psychose, guident les premiers pas de l'auteur. Le texte entretient aussi une parenté frappante
avec l'écriture de Chloé Delaume dans Le Cri du sablier : le même traumatisme d'enfance,
une tragédie familiale que seule l'écriture saura enrayer, les mêmes glissements vers
l'alexandrin, rythmes et rimes internes à la phrase, la même « langue ecchymosée »,
vocabulaire médical d'une conscience qui s'ausculte, en termes ressassés, comptines d'enfance
venant percuter les phrases, et cette nécessité d'entrer en lutte avec les séquelles héritées du
père « Je dois chercher en moi les mots qu'il a occis ». Précis et puissants, les mots jaillissent
dans ce premier texte de Claire Fercak pour lui permettre enfin de naître.
Article paru sur le site « www.encres-vagabondes.com » le 25 novembre 2007, par
Dominique Baillon-Lalande.
Il est question, dans Rideau de verre, de l'abandon de la mère dont on ne saura rien, d'un père
tortionnaire et déséquilibré, d'une enfant atteinte d’une maladie génétique mais fière de ses
progrès scolaires qui subit, sans un cri, les maltraitances qui lui sont infligées. « Qu'est-ce
qu'une petite fille ? Un poids mort, une poupée qui se laisse manipuler sans aucune
injonction. » Le personnage du père est central car c'est lui qui porte la responsabilité des
terreurs de l'enfant, « Répondre, elle ne pouvait pas. Trachée obstruée, impuissant, le thorax
dévoré n'a pu innerver les cordes vocales. Fonctions verrouillées, parole engourdie, je me
recroqueville et perds le rythme respiratoire dès qu'on s'approche de moi. », de son divorce
avec son corps, de son exclusion de sa propre vie, de camisole chimique en séjours en hôpital
psychiatrique. « Au centre de la vitre, une salissure, un poinçon, comme une cataracte : le
père ». Face à cet ogre aimé et redouté, la narratrice s’est réfugiée derrière un "rideau de
verre" qui l'isole autant qu'il la protège. « Une matinée sans importance, ça n’ira pas mieux
demain. Je ne bouge pas, reste cloîtrée, tapie au fond de ma tête. » « Pour celui qui se trouve
sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n'est qu'un
mauvais rêve. » (Sylvia Plath)
Dans un texte qui avance par sauts dans le temps mais sans chronologie, « J’ai cinq ans »,
« J’ai vingt-deux ans », « J’ai quatorze ans »... la narratrice tente de rassembler les morceaux
pour effectuer une reconstruction, ou plutôt une reprise de possession, d’elle-même. « On
ferait comme si cela n'était qu'un mauvais rêve. Un rêve de papier. Mais elle commençait à se
souvenir. (...) Un mauvais rêve pour se remémorer. » Difficile entreprise de re-composition
d'un ego désintégré. Entre délires, souvenirs, rêves, rencontres imaginaires, lectures, des
bribes de vie prennent forme, difformes et troublantes. La narratrice décrit précisément les
effets de la médicamentalisation, les séances de psychothérapie, les tentations suicidaire,
« Tout je crois. Mais je suis nulle pour faire les nœuds coulants, elle avait essayé de se pendre
mais je me suis défilée. Mon corps a refusé pourtant papa m’avait mise en garde Folle à six
ans tu t’égorgeras à dix. Le corps possède plus d’un tour dans son sac, faut toujours se
méfier, » la souffrance, l'univers de la folie.
Son itinéraire est accompagné par les fantômes de trois femmes écrivains, trois sœurs de
psychose mortes pareillement en février, mois de sa naissance : Sylvia Plath, poétesse et
romancière qui a mis fin à ses jours à trente ans au moment où son roman, La cloche de
détresse, commençait à connaître le succès, Sarah Kane, grande dramaturge anglaise, morte
jeune encore il y a une dizaine d’années, et enfin Virginia Woolf. « Ses refuges sont des mots,
des chants d'amour d'une jeune fille folle nommée Sylvia , des psychoses de Sarah qui cessent
à 4.48 et des ondes marines de Virginia. » Elle puise dans la lecture de leurs œuvres et leur
étrange fréquentation l’énergie de la survie et parvient grâce à ces figures complices à
retrouver des sensations, à les partager et à communiquer. Ces altérités contribuent à la
richesse thématique du récit, à la dynamique de l’action et ménagent des portes d’entrée au
monologue qui dépasse ainsi la stricte expérience individuelle pour s'ouvrir à une certaine
universalité.
Dans la spirale du délire confus, intemporel, violent parfois, au cœur même du dénuement et
de l'enfermement le plus total, la malade tente obstinément d'en neutraliser les effets par
l'emploi de litanies incisives, d'autodérision et de digressions littéraires salvatrices. Victime de
l'incompréhension et de la brutalité du père, la malade – qui se désigne alternativement par un
"je", quand l'enfance lui revient, et par un "elle" pour l'adolescente absente et l'adulte
distanciée qu'elle est devenue – doit inventer une langue pour être, dire son corps, son
intellect, sa souffrance et à partir de ses mots/maux trouver le chemin d'elle-même et grandir.
« Les mots sont de la chair, la mienne est douloureuse ».
Le récit construit, ou plutôt déconstruit, autour de sept jours de journal intime, incarne ainsi la
matière même qu'il met en branle. « La violence est inscrite dans la mémoire de l’espace. Du
corps. » À la fin de ce jeu de piste pour reconstituer une identité fracturée, une éclosion,
timide, pourra laisser entrevoir un apaisement possible. « Il sera toujours celui qui la fait
attendre et n'entend pas. Forte de souvenirs cruels elle n'a rien résolu, mais composé au
mieux. Forte, elle cherche encore ce qu'elle pourrait lui dire. »
Claire Fercak restitue les émotions, les peurs, les espoirs de son personnage avec justesse et
sensibilité. Dans chacune de ses phrases résonnent les souffrances de l'enfance, leur écho
ravageur dans le présent, les pensées et les douleurs qui cisaillent l'esprit et le corps de la
victime. Mais les mots ne sont pas là pour dire ou décrire, ils donnent un sens au désordre
mental et libèrent l'identité emprisonnée.
Ce qui distingue cette poignante mise à nu des témoignages habituels sur la folie ou du récit
clinique de cas, c'est son essence poétique et le poids que les mots mêmes prennent pour la
narratrice. La description des symptômes, leur analyse, les moments de lucidité ou
d'obscurité, tout est donné au lecteur sans aucune interprétation, sans pathos, comme un art
brut littéraire. La structure morcelée du texte, comme lorsque des fractions de phrases en
italique s’incrustent dans la phrase première, incarne le désordre intérieur mieux que tout
commentaire, en intensifie la fragilité et l’émotion et, en le déstabilisant, prépare le lecteur
lui-même à se laisser momentanément engloutir dans cet "ailleurs", à quitter le monde
"normal" pour "ressentir avec" et non comprendre ou observer avec voyeurisme cet autre en
souffrance. Sa forme originale, l'usage d'un langage travaillé, trituré, désarticulé, ses
tendances à une certaine sophistication poétique font décoller ce texte intime, âpre et
fulgurant lui conférant une identité troublante, singulière et une rare intensité.
Revue de presse :
À l’occasion de la sortie de son dernier livre Histoire naturelles de l’oubli, Claire Fercak
a accordé un entretien à Laurence Viémont pour le site « salon-litteraire.com ».
Claire Fercak choisit de traiter le thème de l'oubli dans son dernier roman. Deux portraits
croisés, deux personnages en quête d'un passé disparu de leur mémoire. Deux portraits aux
ramifications de plus en plus évidentes jusqu'à la rencontre. De belles pages à lire sans
hésitation.
Laurence Viémont : Les deux héros de votre dernier roman, Odradek et Suzanne, regardent
devant parce qu'ils ne peuvent pas regarder en arrière. Tous les deux sont amnésiques,
pourquoi avoir choisi de traiter ce thème de l'oubli, est-ce une évanescence de vie
personnelle ?
Claire Fercak : Ce thème était déjà présent dans mon premier roman Rideau de verre. J’ai
cette idée que la mémoire n’est jamais intacte, fidèle à la réalité telle qu’elle se présente. La
mémoire ne peut pas être séparée de sensations et perceptions personnelles, c’est en ce sens
qu’elle peine à être totalement fidèle à l’événement vécu. Quand on la convoque, elle contient
d’emblée le récit de l’événement et le souvenir de la perception de l’événement, elle fait un
tri, elle sélectionne, elle instaure une distance. Les souvenirs d’un moment sont éreintés,
recousus. La mémoire avance par détours, elle peut aussi être une faculté qui oublie,
sélectionne partiellement.
Prenons l’exemple d’Odradek. Ses collègues essaient de lui remémorer des événements de
son passé, ils lui racontent ce qu’il aimait faire, lui parlent de ses habitudes, ses passe-temps
préférés : toutes ces paroles et faits rapportés ne lui évoquent rien, ne lui rappellent rien. Il est
étranger au souvenir que les autres ont de lui.
Dans le cas de Suzanne, c’est différent, elle n’est pas victime d’amnésie, elle s’efforce plutôt
de nier, de rejeter une réalité qui lui déplaît, qui est trop violente pour elle, qu’elle ne peut pas
supporter. Elle réinvente les événements, construit une histoire dans laquelle elle finit par
trouver sa place. Peu importe que cette reconstruction, cette déviation, écarte le réel et les
personnes qui ont partagé son passé.
L’oubli, pour Suzanne et Odradek, n’est pas seulement accidentel, il leur permet de sortir du
monde aliénant du travail, de la cellule et des obligations familiales. L’oubli est l’opportunité
de découvrir d’autres façons d’envisager l’existence. C’est une liberté.
L.V. : Avec le personnage d'Odradek qui travaille dans une ménagerie, se confondant presque
avec les animaux, un être sauvage, sale, oublieux, je n'ai pu m'empêcher de penser à des
relents kafkaïens avec la Métamorphose notamment...
C.F. : Odradek, le prénom de mon personnage, provient d’une nouvelle inachevée de Kafka,
« Le souci du père de famille ». Walter Benjamin s’est interrogé sur la signification de cette
dénomination inventée par Kafka ; pour lui, Odradek désigne « la forme que prennent les
choses tombées dans l’oubli ». Dans la nouvelle de Kafka, il est difficile de déterminer ce
qu’est Odradek. Est-ce un homme, un esprit, un souvenir, un objet, une bobine de fil par
exemple ? Étymologiquement, od-radix signifie le sans-racines. J’ai trouvé que ça
correspondait parfaitement au personnage masculin de mon livre, ça me permet aussi de faire
un clin d’oeil, de rendre hommage à Kafka.
L.V. : Vous avez un style résolument moderne, qui marche à merveille. Est-ce un choix
d'écrire vite, de ciseler, de provoquer, de courir sans cesse ?
C.F. : La langue est liée aux personnages. Odradek et Suzanne parlent à la première personne,
se racontent tour à tour. J’ai travaillé leurs voix séparément, la langue d’Odradek est hachée,
composée de répétitions, de questions, d’hésitations. Son langage, au sortir du coma, est
immédiat, rapide. La langue de Suzanne est plus liée, plus propre, plus soignée aussi. J’ai
essayé de faire en sorte que leurs vocables correspondent à leurs façons d’être, de ressentir, à
leur histoire, à l’évolution de leur comportement. Leur langage est aussi dépendant d’un
milieu et d’un contexte social, d’un apprentissage.
L.V. : J'aime ce rythme cadencé entre Odradek et Suzanne, ça marche très bien. Comment
vous est venue l'idée de camper deux personnages en parallèle, en opposition, en relief ? Et
cette idée de leur rencontre dans une bibliothèque, lieu du savoir, de la conservation des
choses, de l'absence d'oubli...
C.F. : Au départ, j’avais l’idée d’un roman à trois ou quatre voix, mais Odradek et Suzanne
étaient des personnages plus forts, les autres ne trouvaient pas leur place, j’ai donc décidé
d’écrire le roman à deux voix. Il s’agissait de faire évoluer les deux personnages dans leur
milieu professionnel, élaborer une dramatisation romanesque pour chacun, pas à pas, en écho
ou en opposition, jusqu’au moment de leur rencontre. Ensuite, les choses s’accélèrent,
s’imbriquent différemment. Tout le roman est fondé sur l’évolution possible de leur relation.
Le lieu de leur rencontre, c’est la bibliothèque, lieu de recherche, de quête, de tentative de
compréhension. Odradek lit des ouvrages sur la nature, les animaux, mais aussi des livres sur
son origine tchèque. Ce qui est fixé pour toujours dans les livres qu’il consulte est détourné,
enrichi par l’usage personnel qu’il en fait.
L.V. : La fin résonne comme une ouverture, une fuite, une liberté... Suzanne et Odradek sontils libres finalement, libérés de leur absence de souvenirs ou leur fuite n'est-elle qu'un temps,
un sas, avant que le monde ne les récupère pour les enfermer de nouveau ?
C.F. : La fin est ouverte, elle est perçue différemment selon les lecteurs, cette fuite est réelle
et/ou fantasmée. Ce qui compte, ce sont les liens qu’ils ont tissés, ils se sont apprivoisés
lentement, chacun accepte l’étrangeté de l’autre. Odradek et Suzanne accèdent à la liberté en
trouvant, créant, un territoire commun.
L.V. : À la toute fin, vous remerciez notamment les soigneurs de la ménagerie du Jardin des
Plantes. Avez-vous fait des recherches particulières pour mieux cerner le travail et l'animalité
d'Odradek ?
C.F. : J’ai interrogé des soigneurs de la ménagerie du Jardin des plantes, notamment Gérard
Dousseau, le chef soigneur. C’est lui qui m’a expliqué en quoi consiste ce métier, il a un
discours passionnant sur sa profession. J’ai aussi observé les soigneurs en train de travailler,
j’ai passé du temps devant l’enclos des renards corsacs, je les ai pris en photos, les ai filmés.
J’ai pu assister à leur nourrissage en suivant le soigneur qui s’occupait d’eux. C’était
fondamental de commencer par là, je voulais rendre compte le plus fidèlement possible du
métier de soigneur. Pour ce livre, j’ai bénéficié d’une résidence du conseil régional d’Île-de-
France, j’étais en résidence à la BULAC, bibliothèque universitaire des langues et
civilisations pendant dix mois. Les bibliothécaires m’ont parlé de leur travail, j’ai recueilli
leurs anecdotes. Pour finir, je suis allée à l’hôpital public de santé mentale d’Armentières. Je
me suis inspirée de son architecture, de son parc, son agencement, des activités qu’il propose,
pour la dernière partie du livre.
J’ai fait beaucoup de recherches sur les trois lieux clos du roman : la ménagerie, la
bibliothèque, l’hôpital psychiatrique. Le but était d’évoquer, discrètement, en filigrane des
intrigues principales, l’aliénation sociale. Le comportement d’Odradek et Suzanne n’est pas
beaucoup plus fou à l’hôpital que dans les entreprises pour lesquelles ils travaillent. Aucun de
ces lieux ne peut leur permettre d’échapper à leur tristesse existentielle et aux contraintes
quotidiennes et sociales.