Robert Malaval, un art visuel et musical.

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Robert Malaval, un art visuel et musical.
Robert Malaval, un art visuel et musical.
Pascal TERRIEN, Maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest, Angers et professeur au Conservatoire
national supérieur de musique et de danse de Paris. Chercheur permanent de l’Observatoire Musical Français au
sein du Groupe MUsique Société Enseignement COgnition. Chercheur associé au CERCI, Université de Nantes.
Introduction
Robert Malaval est né le 29 juillet 1937 à Nice. Il a été quelques temps « classé » dans ce qu’on nomme
communément l’Ecole de Nice avec des artistes tels que Ben, Arman, Martial Raysse, pour ne citer que quelques
noms, mais il restera toute sa vie durant un artiste indépendant, se tenant à l’écart de toutes les écoles. Il
découvre la peinture à 16 ans grâce à un de ses amis et s’intéresse dès ses débuts aux surréalistes :
« On a le droit de faire de la peinture même sans savoir, sans avoir étudié le dessin et toutes ces
choses, et je me suis mis à peindre. Je me suis mis à m’intéresser à la peinture, j’ai flashé sur Van
Gogh, j’ai flashé sur les surréalistes, et j’ai fait un truc qui était au début, très impersonnel1».
Autodidacte, il part assez vite vers Paris où il fait de petits boulots, et où il est peint. De retour à
Nice, il va se fixer dans les Basses-Alpes, et ce sont ses amis parisiens, Louis Pons et André Labarthe qui font
connaître son travail. En 1961, suite à la visite d’un marchand de Vence, Alphonse Chave, il commence à peindre
l’Aliment Blanc. Ses premières œuvres plastiques sont des allégories de l’envahissement, de l’encombrement, du
débordement. C’est de cette époque que date Le violon2. Il s’agit d’une œuvre où l’instrument est posé dans
sa boîte, enserré, comme avalé par cette pâte qui sert à faire les personnages du carnaval de Nice. Cet objet
plastique donne l’impression que l’instrument est victime de l’envahissement de cette matière organique et qu’il
sera totalement avalé par lui.
Dès cette première période Malaval est sensible à la musique, même s’il n’ose pas la pratiquer :
« J’étais persuadé qu’il fallait connaître les notes pour jouer d’un instrument, depuis je me suis aperçu que
c’était faux…3 ». Très éclectique dans ses goûts musicaux, Malaval écoute aussi bien du free-jazz que de la
musique classique ou de l’accordéon musette, sans oublier le rock’n’roll, qu’il écoute depuis l’âge de 16 ans.
De nombreuses toiles portent des noms de musiciens ou font références à des œuvres musicales, comme nous
aurons l’occasion de le constater ci-dessous. C’est à la fin des années 1960, que Malaval va s’intéresser aux
sons et aux travaux des musiciens de musique concrète (Pierre Schaeffer, Pierre Henry, François Bayle et al.).
Dans une interview de 1971, réalisé par Otto Hahn pour une émission diffusée par l’ORTF4, il déclare : « le
son, c’est beaucoup plus large que la musique », et il travaille ce matériau sonore comme il avait travaillé le
papier mâché quelques années auparavant.
Notre communication repose sur l’hypothèse que si le travail plastique de Malaval sur L’Aliment Blanc
a influencé son approche du son, en retour, la compréhension que le peintre a eu du matériau sonore et
musical a modifié son rapport à la peinture. D’autre part, sans qu’il en soit peut-être conscient, les paramètres
qui composent le matériau sonore ont été pour lui une source d’inspiration qui l’a nourri jusqu’à sa dernière
exposition à Créteil en juin-juillet 1980, et son suicide le 9 août de la même année, dans son atelier parisien.
L’exposition Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll d’octobre novembre 19715 a marqué une évolution esthétique
indéniable chez cet artiste. Nous essayerons en premier lieu d’analyser les apports de cette exposition dans
l’œuvre de Malaval des années 1970 en décrivant les composantes essentielles de cette performance artistique.
Dans un deuxième temps, nous ferons un bref rappel sur les composantes du son, ce que les musiciens
appellent « les paramètre du son », et nous tenteront de modestes analogies avec certaines composantes
des œuvres d’arts, non dans l’optique que les artistes abstraits s’en faisaient, mais dans l’esprit du peintre
Malaval. Enfin, nous aborderons quelques œuvres des différentes périodes du peintre au cours des années 1970
que nous analyserons sous l’angle « acoustique » et que nous mettrons en perspective avec les recherches
compositionnelles de cette période.
1 Robert Malaval, Rétrospective 24 mars – 12 juin 1995, Musée d’arts moderne et d’art contemporain de Nice, p. 12.
2 Le violon, 1961, matériaux divers, 11 x 72 x 23 cm, Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 81.
3 Robert Malaval, Rétrospective 24 mars – 12 juin 1995, Musée d’arts moderne et d’art contemporain de Nice, p. 12.
4 Variance, Emission du 30 novembre 1971, réalisation Adrien Maben, interview Otto Hahn. La première partie de cette émission était consacrée à une interview de René Fallet.
5 Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971.
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I. L’exposition Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll
I. 1. Le dispositif de l’exposition Cette exposition a eu lieu au CNAC, Centre national d’art contemporain, 11 rue Berryer, à Paris dans
le 8 arrondissement du 5 octobre au 1er novembre 1971. Avec le recul, elle fait de Robert Malaval l’un des
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pionniers de ce qui deviendra quelques années plus tard en musique « le paysage sonore ». Elle représente
une sorte d’événement artistique intermédiaire entre le happening de John Cage et les première œuvres du
canadien de Raymond Murray Shaffer qui datent de 1975. Malaval a décoré et surtout sonorisé six espaces du
CNAC, dont le jardin adjacent, à partir d’éléments de la vie quotidienne. Dans une des salles une grande tenture
pendait du plafond devant lequel l’artiste avait installé des chaises longues, des transats. Elle était animée par
un dispositif de six ventilateurs. Une autre était occupée par une télévision et un distributeur de boisson. Une
troisième était composé d’un juke-box et d’un manège- motos pour enfants, une autre de jeux électroniques,
d’un billard, d’un Apollo, sans oublier le jardin adjacent où était disposé des haut-parleurs pour le sonorisé.
Tous ces lieux étaient reliés entre eux par un dispositif sonore sur bande qui était « diffusé sur l’ensemble du
lieu par cinquante projecteurs de son après amplification par quatorze modules de 40 Watts6. »
Soigneusement choisie par Malaval, la matière sonore était très conséquente. Elle était fixée sur de cinq
cartouches de bande sans fin (4 x 2 pistes), qui étaient lues par cinq défileurs stéréos autonomes7, où étaient
enregistrés des sons de la nature : campagne, mer, sources. Ces sons étaient diffusés dans l’ensemble des
salles et dans le jardin de façon permanente, mais avec un décalage afin que le visiteur n’ait pas l’impression
d’entendre ou de reconnaître les mêmes bruits dans son parcours. L’artiste avait ajouté un juke-box contenant
deux cents morceaux de musiques composées de rock’n’roll et de valse musette. Une télévision retransmettait
ou non les programmes, un poste radio diffusait de façon permanente, et cet ensemble venait se superposer au
dispositif des bandes lorsque le visiteur passait dans les espaces où ce matériel était installé. A cela s’ajoutait,
selon les lieux, un système conçu à partir de quatre micros qui captaient les sons sur l’instant pour les rediffuser
dans les autres salles de l’exposition, et un réseau d’intercommunication constitué de six postes téléphoniques
répartis en différents endroits de l’exposition qui permettaient aux visiteurs de pouvoir communiquer d’une salle
à l’autre. Ainsi quel que soit l’endroit où se situer le visiteur, il était pris dans une ambiance de sons plus ou
moins complexes, où les informations sonores qui lui parvenaient de différentes sources, elles-mêmes, plus ou
moins identifiables. La spatialisation du son devait contribuer à mettre le visiteur dans une situation d’attente,
d’éveil.
Sur le plan visuel, outre les éléments matériels tels que la télévision, la radio, les jeux électrique,
l’Apollo, le Juke-box, le distributeur de boissons, le manège, le billard, les téléphones, les différents diffuseurs
de sons répartis dans toute l’exposition, Malaval avait installé, comme nous l’avons dit ci-dessus, un « voile
suspendu animé par le souffle de six ventilateurs8 », et jouait avec de « effets visuels : lumière d’ambiance
modulée par gradateurs électroniques et scintillateurs9. » A ces divers dispositifs, s’ajoutaient, dans l’une des
salles, des miroirs qui dédoublaient l’espace visuel, effaçaient la surface qu’ils recouvraient et « réfléchiss[aient]
l’image des regardeurs qui deviennent ainsi éléments visuels de l’animation10. » Le dispositif visuel contextualisait
l’époque du visiteur en utilisant des objets de son quotidien, mais lui permettait aussi d’imaginer d’être ailleurs,
ou dans un espace virtuel.
Tout le dispositif de l’exposition transportait le visiteur dans des espaces visuels ou sonores qui
alliaient le quotidien au virtuel en suscitant son imaginaire. La surprise, l’état d’éveil permanent du visiteur
n’était plus seulement visuel mais aussi auditif. La tension, qu’il éprouvait, était le résultat des différentes
formes d’informations visuelles et sonores qu’il percevait. Les unes, d’une apparente banalité quotidienne, étaient
bousculées par les autres dont l’origine perceptive était difficilement contextualisable. C’est ce que Malaval
revendiquait dans son projet :
Indépendamment de ce pouvoir d’évocation, le son, lorsqu’il se déplace entre plusieurs sources disposées
de façon à couvrir l’ensemble ou une partie d’un lieu, introduit une modification au niveau de la perception
de cet espace même – lorsqu’un son se déplace d’un côté à l’autre d’une pièce, c’est dans l’espace fictif
6 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971. Téléphone,
amplificateurs, projecteurs de son : L’automatic, 88, rue Bobillot, Paris-13e.
7 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971. Lecteurs
stéréos 8 : Stéréos-Jaubert, 105 rue de Normandie, 92-Courbevoie.
8 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971.
9 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971. Lumières
modulées : Adès Electric, 8, cité des Trois-Bormes, Paris-11e.
10 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971, p. 6-7.
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du moment enregistré autant que dans celui qui au présent nous environne que ce moment est perçu.
Le son, matériau parmi les plus souples (avec la lumière) est propre à jouer les rôles qui apparaissent
nécessaires à l’expérience de l’animation : COMMUNICATION – ISOLATION – STIMULATION11.
I. 2. Le travail de préparation
Cette exposition représente l’une des premières performances d’art sonore ou d’espace sonore, aussi
dénommé de paysage sonore (soundspace). Il s’agit d’un travail « d’agencement de l’environnement, la mise en
scène de l’événement sonore s’emparant de l’espace pour le remodeler de fond en comble12. » C’est une sorte
d’extension du geste pictural – la marine, le paysage… - à l’environnement tout entier. Il s’agit d’un environnement
à entrées multiples. Avec cette exposition, Malaval cherche à modifier l’environnement du spectateur, ici et
maintenant. Cette idée sera reprise quelques années plus tard à l’exposition Ambiance/arte à la biennale de
Venise, mais sans lui.
Dans l’émission que l’ORTF a consacré à Malaval, nous le voyons quelques instant en train de travailler
sur les bandes sons avec un « assistant ». Il nous reste de nombreuses photos où l’on voit l’artiste en pleine
prise de son13.
Il faisait ses prises de son avec un matériel de qualité comme le rapporte Gilbert Lascault dans son
ouvrage sur l’artiste :
… les bruits aussi l’intéresse et, sans doute, font pour lui partie de la musique. Tour à tour il est voleur
de bruits, transformateurs de bruits, organisateur de bruits.
Il est voleur de bruits. Il est capte. Il les garde. Pirate de l’audition, il se construit un trésor de son. Il
enregistre des conversations téléphoniques, des bribes de conversations, des bruits de cigales, des bruits
de camions, des fragments de vie familiale. Il acquiert un matériel d’enregistrement assez perfectionné :
un magnétophone Revox, une table de mixage Dynacord, etc. Ainsi armé, il guette ce qui va l’étonner.
Il est à l’affut de l’événement : « Il m’arrive de prendre un son quand il se passe quelque chose qui
m’intéresse. »14
Malaval va ainsi se constituer une audiothèque très conséquente dans laquelle il va puiser l’ensemble
des sons qui l’intéresse pour créer ses espaces sonores. Le matériau sonore provient d’enregistrements réalisés
à la campagne, avec des bruits des oiseaux, des ruisseaux, de sources, et sur le bord de mer, avec le bruit
des vagues, du ressac, de l’eau sur les galets. Il a aussi enregistré les « bruits sales » de la pollution sonore
des avions, des voitures, de environnement citadin et industriel.
« Je suis très sensible au son, éléments physique qui me touche et que j’aime manipuler. Le son a une
action directe sur les personnes qui l’écoute. Quand on voit un tableau on est obligé de le regarder,
quand on écoute un son il nous prend de gré ou de force15».
Les enregistrements sonores réalisés, il semble que Malaval va surtout se contenter de les mixer pour
créer sur ses bandes des strates de sons, superposer des couches de sons comme on superpose des couches
de couleurs ou comme il superposait des couches de papier mâché blanc. Il procède dans le mixage sonore
comme il procédait dans L’Aliment Blanc, par envahissement, encombrement, débordement de son sur une bande.
Le travail de préparation du « compositeur » Malaval n’est pas aussi poussé que celui des compositeurs
de musique concrète. Si le peintre procède par empilement, par saturation sonore, un peu à l’image des
groupes de musique rock qui saturent le son des guitares électriques, qui joue sur le feed-back, ou qui dans les
années soixante privilégiaient le son salle16, sa démarche est à l’opposé de celle des musiciens acousmatiques
ou concrets qui procèdent par épurement du son, et joue sur sa transformation en un matériau unique et
inouï, ou chaque composante est coupée, séparée, étudiée, travaillée et resonorisée. La démarche du peintre
est fondamentalement à l’opposé de celle de ces musiciens, car l’origine de leurs pratiques artistiques est
11 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971, p. 4-5,
le son matériau souple : c’est une fréquence comme la lumière ou la couleur, il est donc corrélé à l’espace dans lequel il
se propage.
12 Pécoil, Vincent, « Blanche generation », Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 49.
13 L’auteur de cet article remercie chaleureusement les personnels et conservateurs de la Bibliothèque Kandinsky du Centre
Pompidou pour leur aide précieuse.
14 Lascault, Gilbert, Robert Malaval, Paris, Art Press – Flammarion, 1984, p. 78.
15 Variance, Emission du 30 novembre 1971, réalisation Adrien Maben, interview Otto Hahn.
16 Il existe de nombreux enregistrement de ces groupes des années 1960 dont les sons sales représentaient l’esthétique du
« garage-rock ». Il est très probable que l’influence de cette esthétique est jouée dans l’approche que Malaval a du son, tout
comme on démasque plus tard l’influence de la musique punk dans les dernières toiles de l’artiste.
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différente. L’un part du son brut, sans s’interroger sur ces composantes, et pour l’empiler à d’autres sons bruts,
pour obtenir un objet sonore, les autres dissèquent un son et utilisent ces composantes comme prétexte à un
discours musical. La grande différence entre Malaval et les compositeurs de musique concrète est sur la finalité
de l’œuvre sonore, le peintre la pense comme une forme, un objet en soi, et de ce fait, imagine le déroulement
sonore comme un regardeur, alors que les autres l’entendent comme une source d’éléments d’un discours dont
on fait succéder les différentes composantes pour construire une œuvre dans la temporalité. D’une certaine
manière pour Malaval, les sons sont une matière, un matériau, à sculpter pour faire un objet presque fixe, à
l’image des sculptures de Calder qui se meuvent dans un espace défini, alors que pour des Schaeffer, Henry,
Bayle et al., le son est une source d’éléments divers et variés qui peuvent se dérouler, s’organiser dans le
temps et l’espace. Il existe dans ces approches une différence entre staticité de l’objet sonore chez Malaval et
mouvement discursif chez les musiciens.
Malaval pense ses mixages sonores pour un endroit déterminé, clos d’une certaine manière, et il le
revendique : « Ça se rapproche de la sculpture que l’on met dans un endroit pour agrémenter et pour marquer
cet espace17 ».
C’est pour ces raisons que Malaval superpose, encombre, déborde, envahit l’espace sonore du visiteur.
Son mixage n’est pas épurement du son, mais bien complexification, envahissement, qui produit chez l’auditeur
une désorientation auditive : « Substituer au désordre naturel ou accidentel un environnement à notre mesure
et à notre usage18 ».
Pour autant ce travail de mixage laissera des indicateurs de perception à l’artiste. Ces indicateurs sont
ceux qui composent le son, les paramètres du son, sur lesquels nous reviendrons ci-dessous.
I. 3. Les buts visés par l’artiste
Comme nous l’avons précédemment indiqué, cette exposition représente pour l’artiste un « agencement
de l’environnement, la mise en scène de l’événement sonore s’emparant de l’espace pour le remodeler de fond
en comble19. » Et il l’exprime de façon très concise sur la 4e de couverture du livret de l’exposition :
ELARGIR L’ESPACE REEL PHYSIQUE
ISOLER OU FAIRE COMMUNIQUER A VOLONTE
DEUX OU PLUSIEURS LIEUX OU PERSONNES
STIMULER L’ACTIVITE ou FACILITER LA RELAXATION.
Substituer au désordre naturel ou accidentel
un environnement à notre mesure et à notre usage
LUTTER CONTRE LE BRUIT AMBIANT
EN DEVIANT SON SENS :
Bruits des voitures provenant de la rue = agression.
Bruits des voitures + son de la mer = plage.
Le bruit ambiant devient l’arrière-plan d’un ensemble
auquel la base enregistrée donne un sens autre
fond de route ou vagues lointaines
SIGNALISATION ET ANIMATION DE LIEUX PUBLICS
RUES - COULOIRS DE METRO
SALLES D’ATTENTE – JARDINS, ETC.20
17 « Entendre passer les avions », Robert Malaval interviewé par Bernard Delage, extraits du catalogue Robert Malaval :
attention à la peinture – Exposition pirate, Maison des arts et de la culture, Créteil, 1980, in Robert Malaval, Kamikaze, Paris,
Musées, 2005, p. 144-151.
18 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971, 4e de
couverture.
19 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 49.
20 Livret de l’exposition Malaval, Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Paris, CNAC, 5 octobre – 1re novembre 1971, 4e de
couverture.
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Il s’agit d’une extension du geste pictural, écrit Vincent Pécoil, reprendre l’idée de marine, de paysage
mais l’étendre à l’environnement tout entier21. « Elargir l’espace physique …/…stimuler l’activité » par la création
de lieux où les sons rappellent d’autres lieux, provoquent l’imagination pour créer d’autres espaces. Dans un
entretien accordé à Bernard Delage22, Malaval revient sur les buts qu’il s’est assigné pour cette exposition. Il
explique que pour lui l’intervention de l’artiste par la sonorisation sur un espace donné est du même ordre que
de peindre un paysage réel « la sonorisation, qui est l’équivalent du paysage peint par rapport au paysage
réel23 ». Intervenir sur la paysage urbain sonore, c’est créer une distraction, rectifier le bruit qui existe, non en
annulant ce bruit mais en le maquillant, en le colorant d’autres sonorités aussi éloignées que cela est possible.
Malaval est conscient de la spatialité des sons, il les pense en plans sonores, et veut modifier chez le visiteur,
le regardeur, ce qu’il ressent par la perception auditive. Il souhaite agir sur le comportement des personnes
par une mise en son différente de leur quotidien. Sur ce point les réactions des usagers du jardin du CNAC
manifesteront leur approbation ou leur désapprobation, comme on le constate dans l’émission du 30 novembre
197124.
Le résultat de ce travail est en accord avec ce que Malaval a toujours fait. Otto Hahn écrit à propos de
cette exposition que le but du peintre est immédiat, fonctionnel sans pour autant avoir à voir avec le réalisme,
car la réalité devient interchangeable par le jeu des mixages sonores, de leurs déplacements dans les différents
lieux de l’exposition. Le résultat est de substituer les différents niveaux du réel, donc de faire de l’art.
II. Les
correspondances avec le mode de la musique
Comme nous venons de le voir cette exposition repose faussement sur le vu mais d’abord sur l’ouïe,
et le travail de mixage réalisé par Malaval est un travail sur le son. Si pour le peintre « le son est beaucoup
plus large que la musique », c’est aussi un objet qui est régi par certains concepts qu’on nomme « paramètres
du son ». Mon propos dans cette seconde partie de ma réflexion est de faire un rappel sur la nature et les
fonctions des paramètres du son, leur emploi en musique et les liens qui peuvent exister entre musique et arts
sur ce point.
II. 1. Les paramètres du son
Les paramètres du son sont au nombre de cinq : hauteur, timbre, durée, intensité et espace.
Chaque paramètre possède lui-même différents éléments qui selon les musiques sont plus ou moins mis en
évidence. La hauteur d’un son est représentée sous deux aspects, le premier horizontal, c’est-à-dire la relation
qu’entretiennent les notes entre-elles dans leur déroulement mélodique (conjoint ou disjoint, saut intervallique,
etc.), et le second est vertical, c’est-à-dire la relation qu’entretient un son entre les différentes hauteurs qui
le constituent (les harmoniques) et les relations qu’entretiennent les sons entre-eux dans la formation d’un
accord (l’harmonie). Ce paramètre de hauteur repose donc sur deux axes : celui de la mélodie, du discours
monodique, et celui de l’harmoni[qu]e, du discours polyphonique. Il y a donc la ligne qui donne une forme à
une mélodie et l’épaisseur ou harmonie qui tout en accompagnant cette mélodie la colorie. Dans le cadre d’un
mixage sonore le compositeur doit se déterminer sur l’un est l’autre des deux axes pour construire une trame
musicale. Il s’agit de construire un discours où les sons vont se succéder mélodiquement et harmoniquement.
C’est ce que fait Robert Malaval lorsqu’il fait se succéder un son de source à celui de la mer, puis à un autre,
et lorsqu’il superpose un son de mer à celui des automobiles, il organise à la fois son discours sonore sur le
plan mélodique et harmonique, par succession de sons et par empilement, superposition de ces mêmes sons.
Concernant le paramètre de durée, celui-ci se subdivise en pulsation, tempo et rythme. Pour faire simple, la
pulsation est un battement régulier, le tempo est la vitesse à laquelle se battement régulier revient, le rythme
est l’organisation d’informations sonores dans l’espace de ce battement régulier. Ce qui caractérise la durée,
c’est le déroulement temporel dans lequel elle s’inscrit. Dans les mixages de Malaval, ces trois composantes
apparaissent très nettement et sont identifiables à l’oreille. Elles permettent même de caractériser l’origine de
certaines sources sonores comme le mouvement du ressac de la mer, le mouvement d’un moteur, etc.
21 Pécoil, Vincent, « Blanche generation », Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 49
22 « Entendre passer les avions », Robert Malaval interviewé par Bernard Delage, extraits du catalogue Robert Malaval :
attention à la peinture – Exposition pirate, Maison des arts et de la culture, Créteil, 1980, in Robert Malaval, Kamikaze, Paris,
Musées, 2005, p. 144-151.
23 Ibid.
24 Variance, Emission du 30 novembre 1971, réalisation Adrien Maben, interview Otto Hahn.
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Le timbre a été décrit par les acousticiens comme ayant trois éléments, son attaque, une phase stable
et le flux. C’est sur ces trois composantes que travaillent principalement les compositeurs de musique concrète
de façon très fine. Pierre Schaeffer montrera qu’en supprimant un de ces éléments on dénature le timbre, voir
on le défigure totalement en lui supprimant son attaque. C’est la composante qui sera certainement la moins
travaillée par notre peintre compositeur, même si on constate que la phase stable ou le flux seront parfois
amplifiés.
L’intensité est la variation de l’oscillation et de la vibration d’une fréquence sonore. Communément
appelée nuance, l’intensité peut être le résultat de la force d’une attaque du son, et/ou d’un empilement de
sons divers ou au contraire l’éloignement de la source sonore de notre oreille. L’intensité du bruit d’une moto
varie selon son rapprochement ou son éloignement, il en est de même de celui du ressac d’une vague sur le
bord de la mer.
L’espace est le paramètre du son qui définit sa direction, sa profondeur, la situation du son ou de son
origine. Ce dernier paramètre est aujourd’hui très exploité dans le cinéma et a donnée lieu dans les années
1970 à l’acousmonium, dispositif de haut-parleurs répartis sur scène ou dans une salle de manière à ce que
l’auditeur soit entouré de son. Cette spatialisation du son a été un des aspects les plus importants du dispositif
dans l’exposition de Malaval, car les visiteurs étaient cernés par différentes sources sonores.
La musique repose sur ces différents paramètres du son, et on appelle « musique » tout discours
sonore organisé par une personne.
II. 2. Les différentes musiques et leurs atmosphères
Dans l’univers sonore de l’exposition Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, Malaval travaille, certainement
en l’ignorant, sur ces différents paramètres du son. Ces paramètres et leurs composantes sont des indicateurs
qui n’échappent à personne, même au non musicien, car ce sont eux qui nous renseignent sur notre
environnement25. La façon dont on les utilise, dans la composition musicale, caractérise aussi les styles de
musique. La chanson sera organisée de façon à ce que la mélodie soit facilement identifiable et mémorisable,
la musique rock utilisera plus facilement la distorsion des timbres, leur saturation, le jazz sera plus marqué
par le balancement rythmique ce qu’on appelle le « swing », les musiques électroacoustiques travailleront plus
la spatialisation du son, et toutes joueront sur l’intensité. Toute musique est faite de sons et joue sur ces
paramètres. Pour autant, dès qu’on perçoit des sons, ils répondent à ces concepts et c’est leur organisation
volontaire qui les transforme en musique. Cette description reste très générale, bien entendu, mais le dispositif
sonore de l’exposition va confondre ces différentes musiques, entendues via le Juxe-box ou la radio, avec le
travail sur des sons extraits de leur contexte habituel.
Pour Malaval, il existait une différence entre les musiques et les arts de l’espace, que Gilbert Lascault
décrit assez précisément dans son ouvrage sur le peintre26. Malaval pense que les musiques servent de modèles
à l’activité du peintre, qu’elles l’aident à trouver une pratique plus spontanée, plus rapide que les pratiques
picturales traditionnelles. Il considère la musique comme le fugitif contre l’éternel, comme la fidélité à l’instant
présent, comme la vitesse et l’improvisation, et cherche dans la musique un mode de création s’écartant du
modèle du travail artisanal auquel se réfèrent bien des peintres : « J’ai eu envie de faire des toiles qui soient
aussi rapides, aussi instantanées (…). Je me suis mis à peindre, comme on fait des chansons. Je joue un
dessin, je le chante27. » Malaval pense que la musique aurait un nombre d’éléments plus réduit que ceux qu’on
rencontre dans la peinture. Elle rendrait légitime son souci de parvenir à des formes simples. « Le losange dans
le rectangle de la feuille de papier, c’est une structure simple comme les douze mesures du blues28 ».
Dans son travail pictural qui suivra l’exposition et tout au long des années 1970, Malaval introduit la
notion d’improvisation dans son geste, mais à l’instar des musiciens de jazz, il crée préalablement un schéma,
une structure préliminaire à partir de laquelle il lancera ses gestes « Soudain j’improvise comme peuvent le
faire les musiciens, mais souvent aussi j’ai une trame… 29». L’exposition de Créteil sera celle de l’improvisation,
25 Différentes études ont été menées sur l’impact de la musique sur nos comportements, et sur nos capacités à discerner
les éléments qui constituent le sonore. De nombreux ouvrages en psychologie de la perception auditive ont été publiés et
parmi eux, nous donnerons comme référence l’un des plus récents : Levitin, Daniel, De la note au cerveau, l’influence de la
musique sur le comportement, Paris, Editions Héloïse d’Ormesson, 2010.
26 Lascault, Gilbert, Robert Malaval, Paris, Art Press – Flammarion, 1984, p. 77.
27 bid.
28 Ibid.
29 Ibid.
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comme un retour à ses amours musicales de jeunesse lorsqu’il écoutait les musiciens de free-jazz30. Enfin, les
musiques sont pour le peintre un modèle de pratique, mais aussi source d’inspiration, ce qui confère à ses
peintures des rythmes très divers.
Nous essayerons de retrouver les influences que le travail du son, et l’écoute des musiques, ont pu
avoir dans l’œuvre de Malaval au-delà du rapport anecdotique qu’il réfutait entre arts et musique. Dans ce lien
entre musique et arts, ce qui l’intéresse, c’est la fonctionnalité de la musique : « Mes travaux actuels [19731974] sont très proches de la musique… Je peins maintenant comme on écrit des chansons31. » Mais, précise
Vincent Pécoil :
il y a une différence entre cette affirmation et la justification classique de l’analogie art/musique
établie par les pionniers de l’art abstrait. Pour ces derniers, il s’agissait de sauver la peinture abstraite
de l’arbitraire. Malaval, lui, ne croit pas à la pertinence de la distinction entre abstrait et figuratif, et
ne cherche donc conséquemment aucune légitimation à sa peinture « abstraite » en usant de cette
analogie ; la toile est envisagée par lui comme un objet concret, qu’il s’agisse d’un paysage ou d’une
abstraction, ni plus ni moins, toujours, qu’un prétexte pour la peinture32. II. 3. Liens possibles entre musique et arts
Si on tente une analogie entre la musique et les arts, il semble présomptueux de vouloir embrasser
tous les arts. D’autre part, lorsqu’on parle du son en musique on en parle du point de vue musicologique, et
non du point de vue de l’acousticien ou du physicien, ce qui circonscrit les commentaires aux paramètres et
composantes décrits ci-dessus. Je propose donc de partir de ces paramètres pour essayer de construire des
liens entre la musique et la peinture de Malaval qui vaudront pour ce que qu’ils représentent dans ce travail.
Le lien entre son et couleur peut être décliné en partant des paramètres du premier. La hauteur serait alors
associée à la relation que différentes couleurs entretiennent entre elles. La différence entre deux notes serait
la différence entre deux couleurs nettement différentes, un bleu d’un rouge. On pourrait ainsi voir dans la
succession des couleurs d’une toile, une succession mélodique. Sur le plan harmonique, une couleur possède
différentes fréquences qui pourraient être celles des harmoniques du son, et l’agencement des couleurs sur
l’espace d’une toile crée une harmonie.
Le timbre, qui est la composante qui caractérise la nature d’un son, serait la variation d’une même
couleur, ses dégradés, sa réverbération, sa vibration.
La durée en art plastique tient dans la régulation de l’espace que la toile possède, la rythmicité de ces
éléments, le tempo que les lignes et les formes impriment à la toile.
L’intensité dans le contraste que les couleurs entretiennent entre elles, voire l’épaisseur les couches
ou des traits. Enfin, l’espace est la répartition des lignes ou des formes sur la surface de la toile qui laissent
parfois percevoir une profondeur par une perspective.
Ces quelques interprétations des concepts du son sous forme d’analogie avec ceux de la couleur, loin
d’être suffisant, peuvent permettre une première lecture des œuvres de Malaval au cours des années 1970, et
elles peuvent peut-être valider l’hypothèse d’une influence d’essence réellement musicale dans les toiles.
III. Quelques
toiles de
Malaval
à l’aune de son travail sur le son.
III. 1. Contexte
Suite à l’exposition Transat, Marine, Campagne, Rock’n’roll, il est clair que Robert Malaval a de plus en
plus intégrer la musique dans sa démarche plastique. « La peinture est un divertissement, un défoulement comme
la musique ou l’écriture. » écrit-il en 197133. Il avait précédemment envisagé de réaliser un album sur les Rolling
Stones, mais le projet n’avait pas vu le jour par faute d’éditeur. Pour autant, Eté pourri Peinture fraîche (1972)
et Multicolor (1973) sont deux ensembles d’œuvres qui vont être réalisées très rapidement après l’exposition de
1971 et qui sont proches de la démarche des musiciens minimalistes ou répétitifs américains de ce début des
années 1970, parmi lesquels on compte Terry Riley, Philip Glass, Steve Reich, John Adams.
30 On sait que Robert Malaval avait porté un intérêt au free-jazz part la trace d’une lettre datée du 15 septembre 1961
31 Entretien avec Sylvie Dupuis in Pécoil, Vincent, « Blanche generation », in Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005,
p. 52
32 Pécoil, Vincent, « Blanche generation », in Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 52.
33 Pécoil, Vincent, « Blanche generation », in Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 51.
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« Plus la forme est simple et plus on se sent libre, dans le fond quand on a des sujets compliqués on
donne moins de soi parce qu’on est prisonnier du sujet. Avec des structures simples, il ne reste plus
qu’à s’occuper de l’expression car le reste est presque un automatisme ; reste le plaisir. Je me suis
orienté vers des choses simples34».
Cette vision de la composition plastique est très proche de celle des compositeurs américains. Le moins
de contraintes possibles pour mieux créer des univers sonores nouveaux. On retrouve aussi une démarche
similaire dans les expériences avant-gardistes de jazz, notamment dans le free-jazz35 ou dans le jazz-fusion qui
sont contemporaines de ces créations. Pensons au performance d’un Archie Shepp, d’un John McLaughlin et
du Mahavishnu Orchestra. Des structures musicales « simples » pour laisser toute la créativité du musicien, de
l’improvisateur s’exprimer.
Les critères de Malaval pour évaluer la peinture de son époque sont ceux du plaisir, de la fraîcheur :
« Je peins au dernier moment de manière à ce que ma peinture soit la plus fraîche possible. Je me
prépare à peindre – essais de couleurs, constitution d’une gamme, de pochoirs très précis ou de simples
indications sur papier – comme on branche les instruments d’un orchestre de rock and roll. Tout se
mélange pour moi, le son, la musique, la peinture, la vie36».
Peinture sans aucune recherche de transcendance mais purs prétextes « à poser de la couleur et à
transmettre une certaine ambiance – objet impalpable qui nous modifie37. » A l’instar de la musique répétitive qui
évolue par touches progressives, micro déphasages de rythmes ou de hauteurs, la peinture de Malaval travaille
les éléments des contours de durées, de hauteurs, en questionnant la densité, la couleur et l’espace. Ces idées
sont abordées et développées par Vincent Pécoil38 :
Le travail est tendu vers l’instant, le moment présent – une obsession typique des sixties finissantes,
que l’on retrouve plus facilement dans l’univers de la contre-culture et de la musique que dans celui
de la peinture de l’époque :
« Pensées.
// Je fais un tableau // Je le fais comme j’aimerais faire toute chose// comme
On rencontre quelqu’un un jour / sans passé
qui encombre / sans futur qui soit déterminé /
reste l’instant et son ambiance / C’est-à-dire
TOUT. […] // J’ai souvent l’impression
qu’on me prêtait des intentions inavouées
ou inconscientes // Qu’on le sache bien / aucune
intention particulière ne m’anime / sinon faire
un tableau // Trouver un rythme / traduire
(ou créer artificiellement) une
ambiance / interpréter une suite de gestes
comme d’autres chantent une chanson / […]
// Derrière un tableau il y a un châssis / et c’est
Tout / aucune signification n’est cachée / ce n’est qu’un objet39. »
Malaval reprend à son compte dans ces dernières lignes la non-signification d’une œuvre d’art, il s’agit
d’un objet, un châssis sur lequel on pose une toile pour la peindre et rien d’autre. L’œuvre d’art n’a pas de
message à transmettre, elle interpelle chacun d’entre nous pour qu’on en fasse une interprétation à partir des
éléments qu’on remarque. D’autre part, le rythme est la résultante de l’interprétation d’une suite de gestes,
comme les musiciens le font pour donner naissance à une chanson, à une pièce instrumentale. La proximité de
gestes de réalisation du peintre colle à celle du musicien improvisateur.
34
35
36
37
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39
Entretien avec Catherine Bonello.
On sait que Robert Malaval avait porté un intérêt au free-jazz part la trace d’une lettre datée du 15 septembre 196Z
Robert Malaval à Sylvie Dupuis, in « Robert Malaval », Art Press, n° 6, septembre 1973.
Robert Malaval à Sylvie Dupuis, in « Robert Malaval », Art Press, n° 6, septembre 1973.
Pécoil, Vincent, « Blanche generation », in Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 52.
Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 52.
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Pour autant, Malaval semble ignorer, ou feindre de ne pas comprendre, que l’expression de gestes ou
de mouvements artistiques est la conséquence d’un travail, d’une culture qui reste propre à chaque artiste, et
que ses toiles sont la transcription d’une pensée en acte, d’un work in progress.
Pendant les dix dernière années de sa vie, le peintre réalisera des œuvres qui sont en parfaite
adéquation avec leur époque, qu’il s’agisse des œuvres colorées et rythmées des années 1973-1974 proche du
minimalisme musical américain, celles plus sombres de la série Kamikazes qui ressemblent à s’y méprendre aux
musiques punk ou rock les plus sombres, ou celles de l’exposition de Créteil de 1980, toutes empruntent dans
leur composition aux paramètres du son.
III. 2. Quelques œuvres
Le terme de « fraîche » dans la série Eté pourri peintures fraîches (1972) renvoie à l’univers de la
musique rock, et à la nécessité de trouver d’autres critères pour évaluer la peinture :
« Le rock est une forme de musique dont l’importance n’est pas dans sa qualité musicale mais dans
l’expression dont elle est un médium (comme la peinture pour moi), la révolte intérieure, la nonacceptation40».
Little Queenie I, 1972, acrylique sur toile, 100 x 100 cm, coll. Daniel Gervis, Paris41
Cette toile d’un mètre carré, où est peint un pourtour de petits carrées bleus pâles alternant avec de
petits rectangles roses pâles et séparés d’espace blanc sur fond blanc, qui encadre le motif central d’un carrée
jaune, barré par un X au fond blanc faits des mêmes motifs bleus et roses qui encadre la toile. L’alternance
des couleurs en petits carrés bleus et petits rectangles roses donnent un tempo à la toile, ou les rythmes
seraient symbolisés par la succession des oppositions carrés/rectangles tant sur l’encadrement que dans le X.
La pulsation est donnée par la domination de la figure du carrée. Le peintre joue sur les contrastes de couleurs
comme il le ferait avec les hauteurs de note, le timbre étant celui de la vibration de ces couleurs opposant le
rose et bleu pâles au jaune vif et fond blanc. L’espace est renseigné par l’alternance et l’occupation des deux
carrés et du X.
Cette chanson de Chuck Berry datant de 1959 sera encore source d’inspiration en 1974 et 198042.
40 Robert Malaval à Michel Giroud in « Kamikaze Rock : Malaval pour un art jubilatoire », Canal, n° 29-31, juillet-septembre 1979.
41 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 164.
42 Little Queenie III, 1974, acrylique et paillettes sur toile, 120 x 120 cm ; Little Queenie III, 1974, acrylique et paillettes sur
toile, 120 x 120 cm
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Pigalle Rock, 1973, Sérigraphie sur toile, 100 x 100 cm43
Toile d’un mètre carré, sur fond blanc, sur lequel le peintre a sérigraphié trois fois deux rangées de neuf
traits obliques pour les deux supérieures et huit traits pour celle du bas, dont la ligne du dessus et rouge, et
celle du dessous bleu. Les trois couleurs sont le blanc, le rouge et le bleu. La durée est figurée par le rythme
d’un groupement de trois séries de traits en 4 + 5 sur deux rangées, et 4 + 4 sur celle du bas. Le tempo est
donnée l’alternance des bleus et rouges qui marque l’espace de la toile, la pulsation plus large par les trois
rangées de traits. Le timbre est la variation qui existe entre les bleus, blancs et rouge. Les hauteurs sont le jeu
des couleurs, et l’orientation des traits. L’intensité repose sur l’opposition entre bleu et rouge au fond blanc,
répartis sur l’espace de la toile en autant des indices. L’interprétation « rock », le battement régulier et des
couleurs, l’harmonie simple, la distorsion des traits.
Rock on, 1973, Acrylique sur toile, 97 x 130 cm, coll. galerie Daniel Gervis, Paris44
Il existe une idée d’une direction du mouvement donnée par la superposition des traits jaunes en forme
de pointes de flèches. La toile est rectangulaire recouverte de traits jaunes en chevrons alternant avec des
point bleus plus ou moins foncés sur fond blanc. La notion de durée, le rythme est marqué par l’alternance des
traits et des points, donnant une idée de direction du mouvement par le sens des traits et la répartition des
taches entre les traits ; le tempo se retrouve dans la régularité des formes, et la pulsation, dans la régularité
des traits et des espaces où sont les taches. Les hauteurs sont réduites aux trois couleurs vives : blanc, jaune,
bleu. L’intensité est contenu dans la vibration du jaune en opposition à l’alternance des bleus sur fond blanc,
le crescendo et decrescendo en termes de longueurs des traits et du nombre de taches. Le timbre se réduit à
la représentation du rond et du trait, figures qui utilisent l’espace de la toile dans la répartition de l’alternance
traits/taches et les mouvements donné au trait.
La java des comètes, 1974, acrylique et paillettes sur toile, diamètre 100cm45, exposition Poussière d’étoiles.
C’est une toile sur fond bleu roi avec variation d’intensité des couleurs, alternance de points rouges et
or suivis ou précédés d’une trainée de paillettes. L’idée de mouvement est donnée par l’alternance des points
de couleurs, l’épaisseur et la forme des trainées de paillettes. Le timbre résonne dans la variation des bleus,
l’alternance des points rouge et or, la trainée de paillettes. L’organisation des hauteurs est aléatoire si l’on
considère que les couleurs ne forme pas une ligne mais procèdent pas touches, comme dans une œuvre de
Feldmann ou de Cage. Les durées des « formes », des « taches » sont variables et réparties aléatoirement
sur l’espace de la toile. Ce qui donne une impression d’espace, comme le titre de l’œuvre l’indique, tant sur la
surface que dans la profondeur. Cette toile est proche des œuvres aléatoires et liées au hasard que Cage et
ses amis compositeurs de l’école de New-York ont composées au cours des années 1950. Mais elle fait aussi
penser aux performances du free-jazz.
43 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 170.
44 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 172.
45 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 188.
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Sang viennois, 1974, acrylique et paillettes sur toile, 130 x 162 cm46
Cette toile aux couleurs « gaies », aux mouvements déterminés, illustre le goût que le peintre avait
pour la valse viennoise. La disposition des traits en quatre quart d’arcs de cercle fait penser aux danseurs
tourbillonnant sur la piste. Le rythme est donné par les sortes de morceaux d’étoiles couleur or disposés aux
quatre angles avec paillettes dorées, les traits sur la toiles en arc-de-cercle qui se rejoignent au milieu, les
pétales de touches de paillettes dorées en forme de virgules répartie sur la toile. Tous les gestes vont vers le
centre de manière synchrone dans une pulsation induite par les courbes plus ou moins régulières.
Les hauteurs, le timbre et l’intensité passe par les contrastes, les variations des couleurs et les sens
des lignes qu’elles impriment. Le mouvement remplit l’espace de la toile et fait penser au ballet des danseurs,
mais aussi aux différents aspects de la fête avec ses feux d’artifices.
Orage à Créteil, 1980, acrylique sur papier, 100 x 100 cm, 1980, Coll. du Frac des Pays de la Loire.47
Cette toile de la dernière période du peintre témoigne l’influence des musiques qu’il écoutait alors.
Outre le fait que sa résidence à Créteil souleva bien des polémiques et qu’elles n’étaient pas sans influence
sur le travail de l’artiste, Orage à Créteil est très proche des musiques punk des années soixante-dix et de
la violence rentrée qu’elles expriment. Les rythmes saccadés des lignes, leur opposition entre l’encadrement
par deux bandes verticales violettes et vertes, la forme générale de la zébrure blanche, et le fond noir aux
intensités variables, faisant apparaître la trace du geste de l’artiste laissée par les différentes épaisseurs des
traits, ces allers-retours des lignes entre un extérieur limité par le cadre et un intérieur circonscrit par le plan,
donnent une durée, un rythme, un tempo agité, rapide et une pulsation nerveuse à la toile. La variation des
gris, les chromatismes autour des bruns et des noirs sont les timbres de l’œuvre. L’intensité est libérée par
la différence des traits, des lignes plus ou moins grandes, plus ou moins épaisses. Cette zébrure blanche qui
traverse le tableau illustre l’éclair, la fulgurance, mais aussi une colère de l’artiste qui explose. Les hauteurs/
couleurs résident dans les contrastes, les oppositions de tons clairs et sombres, donnant à entendre entre ce
qui gronde souterrainement et ce qui est exprimé par cette zébrure blanche. Il existe dans l’espace de cette
toile une mélodie acérée par le mouvement de la forme et une harmonie saturée par le fond aux variations
sur un même ton.
Cette toile décrit la violence créatrice du peintre dans ce qui sera se dernière période et illustre
particulièrement les musiques et les univers sonores du mouvement punk de cette époque.
46 Robert Malaval, Kamikaze, Paris, Musées, 2005, p. 199.
47 Carquefou, Fonds régional d’art contemporain des Pays de la Loire.
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Conclusion48
Si l’expérience du peintre Malaval exerce une influence indéniable sur le musicien Malaval, son travail
sur le matériau sonore opèrera en retour une influence encore plus nette sur son œuvre plastique, et permettra
à l’artiste de donner à sa création un nouvel élan d’abord festif et ludique, avant de plonger dans des univers
plus troublés, de plus en plus morbides, à l’instar des artistes de la scène underground et punk.
Dans l’exposition Transat, Marine, Campagne, Rock’n’Roll, Malaval travaille le son comme on travaille
une toile, une sculpture, et musicalise l’espace visuel qui est donné à voir aux visiteurs.
Indépendamment de ce pouvoir d’évocation, le son, lorsqu’il se déplace entre plusieurs sources
disposées de façon à couvrir l’ensemble ou une partie d’un lieu, introduit une modification au niveau
de la perception de cet espace même – lorsqu’un son se déplace d’un côté à l’autre d’une pièce, c’est
dans l’espace fictif du moment enregistré autant que dans celui qui au présent nous environne que ce
moment est perçu.
Il est l’initiateur des performances où le sonore envahit l’espace plastique, le détourne de sa fonction
première pour dépasser le cadre de la toile ou du lieu où il est confiné. Le sonore chez Malaval donne à
voir autrement ce qui nous entoure. Les œuvres picturales de l’artiste, au cours des années 1970, sont des
œuvres ou les rythmes, les timbres, les hauteurs, les intensités, envahissent l’espace de la toile, nous faisant
parfois croire qu’ils en dépassent les limites du cadre. Dans la production d’œuvres qui suit cette exposition de
1971, Malaval continuera, en empruntant de plus en plus aux paramètres du son, plus qu’à ceux des genres
musicaux, à élaborer ces toiles comme on compose une pièce musicale. Lorsqu’on regarde ses toiles, on voit
de merveilleuses partitions, comme tant de compositeurs rêveraient de les écrire pour leurs interprètes.
48 Je remercie Monsieur Le Nouene, directeur du Musée d’Angers et conservateur en chef du patrimoine, d’avoir été à l’origine
de l’intérêt que nous portons à cet artiste.
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