Ce père qui vient à Noël
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Ce père qui vient à Noël
Ce père qui vient à Noël Daniel Roy Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances.1 Je tiens d’un jeune garçon rencontré il y a quelques années cette définition tout à fait lumineuse de cette figure singulière du père nommée le Père Noël : « Ben, c’est le père qui vient à Noël ! » Définition lumineuse de par les obscurités nouvelles qu’elle fait surgir dans la trame de nos liens sociaux aux configurations tourmentées : d’où vient-il donc, ce père ? Pourquoi vient-il ainsi intervenir à date régulière chaque année – comme un anniversaire, une commémoration ? Pourquoi ce modus operandi si particulier qui signe sa venue : des cadeaux pour des souliers ? Définition lumineuse car elle dissipe du seul coup de son énoncé toutes les disputes interenfantines ou « adulto-enfantines » entre ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. C’est pour tous, en effet, qu’il est le père qui vient à Noël, muni de sa hotte « ni avare, ni haineuse », nouveau Booz qui, sans femme, donne nombreuse et nouvelle progéniture à notre civilisation, progéniture de consommateurs. Le père qui vient à Noël est un fondateur, les curés de la cathédrale de Dijon ne s’y étaient pas trompés, eux qui organisèrent l’autodafé du Père Noël dont Levi-Strauss fait le point de départ de son article « Le père Noël supplicié »2. À Noël 1951, le 24 décembre, « le Père Noël a été pendu aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le parvis, condamné par le clergé comme usurpateur et hérétique ». Et l’article de France-Soir poursuit, non sans humour : « Dijon attend la résurrection du Père Noël assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir à l’Hôtel de ville et il convoque, comme chaque année, les enfants de Dijon place de la Libération et il leur parlera du haut des toits de l’Hôtel de ville où il circulera sous le feu des projecteurs ». Et depuis, il ne les a plus quittés… Le père qui vient à Noël est un donateur, voire un super-donateur, car les parents lui confient la tâche d’être « celui qui donne », d’être le support de la grande fonction symbolique du don, désormais trop lourde à porter. Qu’importe le fait que les cadeaux soient dans la réalité des marchandises achetées en magasin par les parents ou d’autres membres de la famille, pour les enfants mais aussi bien pour les adultes, pour tous, qu’ils le veuillent ou non, ils ne prennent réellement leur statut de cadeaux que d’être passés par les mains du père qui vient à Noël. Le père qui vient à Noël est donc un grand trans-mutateur. Il vient chaque année, sous nos yeux aveuglés, transformer des objets manufacturés en objets désirables offerts à nos attentes et en objets de don créateurs de liens, double tour de passe-passe qui lui vaudrait les honneurs des music-halls, s’il ne cachait une opération d’une autre envergure : transformer les sujets divisés en consommateurs consommés par la grande machine à produire. 1 Levi-Strauss C., « Le Père Noël supplicié », Nous sommes tous des cannibales, Paris, Le Seuil, 2013. 2 Ibid. On le voit, le père qui vient à Noël est doté de super pouvoirs, il en a gavé plein et pas des moindres – fondateur, donateur, trans-mutateur – mais son principe-même est le pouvoir de transformer celui qui se pense le maître de l’objet en objet à consommer. Pour l’année à venir, il pourra œuvrer à faire tourner la grande machine à produire, en lui offrant son corps, son argent, ses objets pulsionnels, assuré qu’il est de voir revenir à la bonne date ce père qui viendra le marquer de son sceau, le désignant ainsi « enfant de son siècle », apte à se laisser compléter par les produits de la machine et à s’offrir pour en produire de nouveaux. Ainsi en témoignent les insurrections post-Noël, si réprouvées par les bonnes mœurs du temps : enfants qui, découvrant ces objets collés à leurs chaussures, n’ont de cesse que de les réduire en miettes, ou à les laisser traîner sous la pluie sur la terrasse (NB : expérience personnelle), jeunes ou moins jeunes adultes qui mettent immédiatement en vente ou en échange sur le net les cadeaux tout à l’heure reçus avec les marques de la plus parfaite satisfaction ! Concluons donc : ce père qui vient à Noël est donc l’opérateur d’une jouissance opaque, inconnue de nous, pauvres êtres humains, impossible à imaginer, à penser, à éprouver, jouissance hors-sexe. Appelons-la « jouissance du produit ». Sous couvert de jovialité de boisson gazeuse et d’amour parental qui ne recule pas devant la dépense, ce père-là est l’agent réel de cette intoxication particulière par la jouissance des produits, « produits à la qualité desquels les producteurs, plutôt qu’au maître, pourraient demander compte de l’exploitation qu’ils subissent »3. Le père qui vient à Noël n’est certes pas un maître, mais son air bonhomme et festif masque ce qu’il sert, « la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir »4, sous le semblant du « père » dont il se sert pour infiltrer nos trames imaginaires et discursives. Quoi lui opposer ? Sinon suivre Lacan et user du savoir-faire de Joyce pour répondre au père qui vient à Noël : Who ails tongue coddeau, aspace of dumbillsilly ? « Où est ton cadeau, espèce d’imbécile ? »5 Du père, d’où qu’il vienne, pas de cadeau à attendre, mais selon la formule du bricoleur, s’il y en a, « gardons-le, ça peut toujours servir ! » Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 415. Ibid., p. 435. 5 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 166. 3 4 2 3