Une certaine idée de la franc-maçonnerie1

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Une certaine idée de la franc-maçonnerie1
Une certaine idée de la franc-maçonnerie1
Alain Bernheim
Parce que le thème des Tenues d’Été 2008 tourne autour de la notion de
tradition2, j’ai eu la curiosité de chercher quand ce mot était apparu dans
un document maçonnique de langue française. Je l’ai relevé à la date du 12
mars 1737 dans le Livre d’Architecture de la loge parisienne que présidait
alors Jean Coustos :
[...] les avis pris par le vénérable maître Gousteau les frères d’un commun accord ont dit
qu’il n’était permis à personne de faire des lois dans la maçonnerie puisque la charge de
grand maître, de maître et de surveillants ne consiste qu’à faire observer celles qui nous
été transmises par la tradition.3
Et puis, je me suis rappelé que Jean-Émile Daruty, grand historien français
de la franc-maçonnerie qui a appartenu au Grand Orient de France puis à
la Grande Loge de France, avait employé le mot tradition dans une optique
sensiblement différente :
En même temps, écrit Daruty, [je n’ai] avancé aucun fait comme certain qu’après
l’avoir vérifié scrupuleusement et [n’ai] mentionné qu’avec la plus prudente réserve tout
ce qui n’est que de tradition, – la tradition n’en imposant, suivant l’expression d’un
1. Conférence présentée aux Tenues d’Eté 2008 (Tenue blanche fermée) le 12 août 2008.
2. Le Grand Robert donne trois sens au mot tradition : 1. Doctrine [...] transmise de siècle
en siècle. 2. Information relative au passé, plus ou moins légendaire. 3. Manière [...] de
penser, de faire ou d’agir, qui est un héritage du passé.
3. Bulletin du Centre de Documentation du Grand Orient de France n° 51, mai-juin 1965,
p. 38. Transcription (anonyme) effectuée par Daniel Ligou.
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (2)
écrivain dont le nom [m’] échappe en ce moment, qu’à ceux-là seuls qui sont persuadés
ou qui se plaisent à l’être.4
Chercher
D’innombrables livres prétendent expliquer la franc-maçonnerie et ses
symboles. Si j’osais vous donner un conseil, ce serait de ne pas les lire. La
franc-maçonnerie, comme la musique, utilise un langage particulier. On
n’explique pas la musique, on l’écoute. On n’explique pas la franc-maçonnerie, on la sent dans son cœur.
Ignorer les livres qui prétendent expliquer ce qu’est la franc-maçonnerie et
ses symboles, c’est une chose. Mais étudier avec la plus grande attention les
ouvrages et les articles qui décrivent son histoire est quelque chose de tout à
fait différent. Or, pour que chacun puisse se faire sa propre idée de la francmaçonnerie, il est – à mes yeux – essentiel de bien connaître son histoire.
Et ici commencent les difficultés, car il y a beaucoup de livres ou d’articles
qui prétendent retracer l’histoire de la franc-maçonnerie. Et tous sont loin
d’être également utiles, sincères ou honnêtes.
Dans un livre remarquable, Arnaud Desjardins constate :
Si l’on se résigne à faire partie du troupeau, que ce soit un troupeau d’hindous, de
marxistes, de catholiques ou de maoïstes, c’est une chose. Mais si l’on possède une réelle
envergure et si l’on en fait une affaire personnelle, il faut chercher…5
Nous parlons, nous aussi, de l’importance de chercher. Assez curieusement,
nous parlons rarement des différentes manières de chercher, comme si
toutes les méthodes de recherche avaient une valeur identique. Cette lacune
– ou ce silence – joue un rôle important lorsqu’on aborde la littérature
maçonnique.
En effet, n’importe qui (ou presque) peut dire et publier n’importe quoi
(ou presque) à propos de ce qu’est la franc-maçonnerie et de ce que fut son
histoire. Toutes ces opinions sont considérées comme ayant une valeur égale
par beaucoup d’hommes chez lesquels existe une espèce de respect ou d’autorité accordés de confiance à ce qui est imprimé. Et bien des maçons s’imaginent ainsi faire preuve de tolérance, comme l’a souligné Marius Lepage :
4. Daruty, J. Emile. 1879. Recherches sur le Rite Ecossais Ancien Accepté, Avant-propos,
p. IX. Île Maurice : General Steam Printing Company. Paris : chez le F Panisset. - 2002.
Réédition en facsimilé précédée d’un Hommage à Jean-Émile Daruty par Alain Bernheim.
Paris : Télétès.
5. Arnaud Desjardins. 1990. En relisant les Évangiles, p. 59. Paris : La Table Ronde.
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Une certaine idée de la franc-maçonnerie
Car, un des plus graves défauts des Francs-Maçons c’est de confondre charité et tolérance, affection et vérité. On en arrive alors aux plus nocives déviations mentales, dont
savent se servir habilement ceux qui ne cherchent, sous le couvert d’une fraternité sans
cesse invoquée et jamais pratiquée, qu’à servir leurs intérêts particuliers, ou les intérêts
d’un parti. Et, les dénoncer c’est manquer de tolérance et d’amour fraternel.6
Voilà pourquoi une partie de l’énergie de quelques historiens de la francmaçonnerie, tel Daruty, partant de prémisses différentes, est consacrée non
seulement à étudier ce qu’elle fut et ce qu’elle est, mais aussi à détruire des
légendes et des traditions imaginaires.
Telle est aussi la raison pour laquelle j’ai écrit un livre7. Il rassemble une
partie des recherches que j’ai effectuées depuis environ quarante ans en
m’efforçant d’être fidèle à l’esprit de Daruty. Je lui ai donné son titre, celui
de ma conférence de ce soir, en pensant à la phrase par laquelle s’ouvrent Les
Mémoires du général de Gaulle : Toute ma vie, je me suis fait une certaine
idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison.
Informations et opinions
Le rôle des livres n’est pas de donner des réponses, mais de fournir des informations telles que les lecteurs puissent se faire leur opinion personnelle.
Cela donne aux livres et à leurs auteurs une responsabilité considérable.
J’appelle information un fait exact et contrôlable. Ainsi la première édition
du Livre des Constitutions dit « Constitutions d’Anderson » est parue
à Londres en 1723. Je réserve le mot opinion pour tout ce qui relève du
domaine subjectif. Par exemple lorsqu’une personne ou un groupe énoncent
une définition de ce qu’est – pour eux – la franc-maçonnerie et veulent l’imposer à tous. Et pour tout ce qui est différent selon le lieu ou le moment. Par
exemple énoncer les conditions définissant la régularité d’une obédience
maçonnique sans préciser l’auteur de cette définition, sa date et le contexte
où elle fut formulée.
Il y a deux grandes familles de livres qui touchent à la franc-maçonnerie:
ceux qui contiennent surtout des informations – en général accompagnées
de déductions et de conclusions basées sur ces informations – et ceux qui
contiennent surtout des opinions. Il n’est pas facile de distinguer entre elles
ces deux familles parce que les auteurs des livres qui contiennent surtout
des opinions ne semblent pas toujours conscients de la différence qui existe
6. Marius Lepage, ‘L’art d’être grand-père’, Le Symbolisme n° 369, mars-mai 1965, p. 203.
7. Alain Bernheim ,2008. Une certaine idée de la franc-maçonnerie. Paris : Dervy.
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (2)
entre information et opinion, ou parce qu’ils évitent de rendre cette différence clairement perceptible à leurs lecteurs.
On peut également dire qu’il existe deux familles d’historiens de la francmaçonnerie: ceux qui appartiennent à l’école authentique et ceux qui
pensent que l’étude de la franc-maçonnerie constitue un domaine réservé,
régi par des règles particulières. John Hamill a défini les historiens de cette
seconde famille en écrivant qu’ils avaient deux choses en commun: le fait
de croire que la maçonnerie a toujours existé, et une inaptitude manifeste à
établir la différence entre un fait historique et une légende8.
Lorsqu’on écrit à propos de la franc-maçonnerie, rien ne peut rendre licite
le fait de mettre sur le même plan informations contrôlables et opinions
subjectives, ce syncrétisme n’étant admis dans aucune discipline intellectuelle. Voilà pourquoi la première partie de mon dernier livre est intitulée
« Les Bases » et que la première de ces bases est consacrée à offrir au lecteur
des conseils pratiques lui permettant de reconnaître s’il peut ajouter foi ou
non à ce qu’il lit.
Tolérance, régularité, reconnaissance, landmarks
Je viens d’évoquer deux mots qui nous sont familiers: tolérance et régularité. Le mot tolérance est entré dans le vocabulaire français en 1561 ; le
mot anglais regular et le mot français régulier sont apparus dans notre vocabulaire avec la naissance de la franc-maçonnerie obédientielle.
Au chapitre que j’ai consacré à la notion de tolérance, j’ai mis en exergue
deux phrases de Paul Henri Spaak :
La tolérance ne fait renoncer à aucune idée et ne fait pas pactiser avec le mal. Elle implique simplement qu’on accepte que d’autres ne pensent pas comme vous sans les haïr
pour cela.9
Ces cinq derniers mots m’ont paru importants pour mieux discerner ce
qu’est la tolérance, dont j’ai résumé l’histoire, en la distinguant des notions
d’indulgence, de compromis et de raison d’État avec lesquelles on la
confond souvent.
Quant au mot régulier, je me suis efforcé de montrer dans quel sens il était
utilisé lors de ses premières apparitions maçonniques. Par exemple, j’ai
8. John Hamill. 1986. The Craft, p. 22. London : Crucible.
9. 2e congrès de Fraternité mondiale, Bruxelles, 1955.
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Une certaine idée de la franc-maçonnerie
relevé dans les procès-verbaux de la première Grande Loge d’Angleterre, à la
date du 29 janvier 1731 :
Le Dr. Douglas observa que plusieurs Frères qui n’appartiennent à aucune Loge régulière et qui sont cependant de bons et fidèles Frères ne peuvent avoir connaissance [du
Grand Festival] si celui-ci n’est pas annoncé publiquement.
Ne pas appartenir à une loge régulière n’aurait donc pas impliqué en 1731 à
Londres que ses membres aient été irréguliers, remarque l’historien anglais
Sadler qui ajoute avec l’ombre d’un sourire que la maçonnerie de cette
période ne saurait être jugée « d’après nos critères contemporains de discipline et d’organisation presque parfaites10 ».
Et comme la notion de régularité est souvent – malheureusement –
confondue avec celle de reconnaissance, j’ai montré que le sens de cet autre
mot, en anglais comme en français, avait subi une singulière évolution
depuis son apparition dans nos anciennes instructions. Nous connaissons
tous les deux phrases suivantes:
– Êtes-vous [Franc-] Maçon ?
– Mes Frères me reconnaissent comme [ou pour] tel.11
Il s’agissait alors de la reconnaissance d’un franc-maçon par d’autres francsmaçons. Telle est la raison pour laquelle, dans les Encyclopédies maçonniques de Mackey (1874) et de Kenning (1878), l’entrée Recognition est
suivie par deux mots mis entre parenthèses, signs of. Le mot reconnaissance
– Recognition – n’était alors employé dans le vocabulaire maçonnique que
dans l’expression « signes de reconnaissance ».
Ce que vous ne savez peut-être pas tous, c’est que le Grand Orient de France,
fondé en 1773 et qui, pour textes réglementaires, n’avait jamais eu que des
Statuts, décida le 10 août 1849 pour la première fois de son histoire de se
doter d’une Constitution dont l’article 1er commençait ainsi :
La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et
progressive, a pour base l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ; […]
Ces dix derniers mots n’avaient jamais figuré dans un texte réglementaire
maçonnique français. Ils suscitèrent des problèmes pendant plusieurs
années.
10. Henry Sadler. 1887. Masonic Facts and Fictions, p. 43. London : Diprose & Bateman.
1985. Facsimile reprint introduced by John Hamill. The Aquarian Press : Wellingborough,
Northamptonshire, England. – 1973. Faits et Fables Maçonniques (traduction, préface et
commentaires par J. Corneloup), p. 93. Paris : Vitiano.
11. Catechisme des franc-maçons [sic] (1744). L’Ordre des Francs-Macons trahi [sic]
(1745).
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (2)
Ce premier article subit de légères modifications jusqu’à ce que le Convent
de 1877 en adopte la nouvelle rédaction suivante :
La Franc-Maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et
progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale universelle, des
sciences et des arts et l’exercice de la bienfaisance. Elle a pour principes la liberté absolue
de conscience et la solidarité humaine. Elle n’exclut personne pour ses croyances. Elle a
pour devise: Liberté, Égalité, Fraternité.
Deux mois plus tard, le 5 décembre, une commission de dix membres –
parmi lesquels l’historien Gould – était constituée par la Grande Loge Unie
d’Angleterre afin de prendre en considération l’action du Grand Orient de
France, supprimant de sa Constitution les paragraphes [sic] qui affirmaient
une croyance en l’existence de Dieu. Au mois de mars 1878, cette commission proposa la résolution suivante qui fut adoptée à l’unanimité :
La Grande Loge [Unie d’Angleterre] toujours désireuse de recevoir dans l’esprit le plus
fraternel les Frères appartenant à toute Grande Loge étrangère dont les travaux sont
effectués selon les anciens Landmarks de l’Ordre, dont le premier et le plus important
est la croyance au Grand Architecte de l’Univers, ne peut reconnaître comme « vrais et
véritables » Frères ceux qui auront été initiés dans des Loges qui nient ou ignorent cette
croyance.12
Vous aurez remarqué les mots: ne peut reconnaître (cannot recognise). Ce
n’était plus des Frères qui reconnaissaient ou non un autre Frère, mais une
Grande Loge qui s’attribuait cette prérogative. Et vous aurez aussi remarqué
la réapparition du mot Landmark accompagné d’une précision nouvelle:
« dont le premier et le plus important est la croyance au Grand Architecte
de l’Univers ».
Un chapitre de mon livre est intitulé « La franc-maçonnerie, l’Angleterre
et les mythes ». Il montre qu’autrefois nos FF britanniques étaient loin
d’être d’accord pour définir les landmarks et leur nombre. Vous y découvrirez, peut-être avec surprise, qu’au cours de la seconde moitié du xviiie
siècle, les grandes loges d’Écosse et d’Irlande ne reconnaissaient pas la
Grande Loge créée à Londres en 1717 et que depuis 1772, la Grande Loge
des Anciens fondée en 1751, était seule reconnue comme Grande Loge
d’Angleterre par les Grandes Loges d’Écosse et d’Irlande. Vous y lirez l’inspection qu’effectuèrent les plus hauts dignitaires de ces deux Grandes Loges
en 1814 pour s’assurer que les rituels de la nouvelle Grande Loge Unie
d’Angleterre étaient orthodoxes, inspection que Gould n’évoqua jamais.
Une fois ces trois bases solidement établies – déterminer pourquoi on peut
donner sa confiance à un livre maçonnique, établir les limites de la tolérance
12. Robert Freke Gould. 1882-1887. History of Freemasonry, vol. III, p. 26. Edinburgh : T.
C. E. C. Jack, Grange Publishing Works.
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Une certaine idée de la franc-maçonnerie
et prendre conscience de l’évolution du sens des mots régularité, reconnaissance et landmarks –, il est temps de s’attaquer au survol de l’histoire de
la franc-maçonnerie et de se mettre à la recherche de documents oubliés,
susceptibles de faire mieux comprendre cette histoire.
Chercher et trouver
J’étais un tout jeune maçon lorsque je décidai d’aller à la recherche d’anciens textes réglementaires français que Marcy affirmait être perdus depuis
plus d’un siècle13. Je les retrouvai à La Haye, à Londres et à Paris en suivant
des indications données par Kloss et par Gould. J’apportai ces documents
en 1969 à la Commission d’Histoire du Grand Orient de France dont j’étais
membre. Lorsque le grand maître Jacques Mitterrand prit connaissance du
texte inédit des Statuts de St Jean de Jérusalem de 1745 et y découvrit avec
horreur l’article 29 stipulant que le jour de la Saint-Jean, la loge devait assister à la messe, il déclara tout net qu’il n’était pas opportun que le Grand
Orient publiât ces Statuts.
À la même époque, en lisant de vieux numéros d’Ars Quatuor Coronatorum,
j’avais remarqué un article passionnant14. Son auteur, Norman Sitwell,
avait fondé en 1925 la première loge de recherches en France, St-Claudius
No. 21, au sein de la Grande Loge nationale indépendante et régulière, la
Grande Loge nationale française d’aujourd’hui. Dans cet article, Sitwell
avait publié des documents inédits qu’il disait provenir de la collection du
F Sharp de Bordeaux et des archives de la Grande Loge d’Ukraine détenues par le F Choumitzky. J’allai à Londres rechercher tout ce qu’avait
écrit le F Sitwell et, avec l’aide du F Harry Carr, retrouvai dans la bibliothèque de la loge Quatuor Coronati de nombreux articles inédits d’un
intérêt considérable.
Citant tous ces documents, j’écrivis un article dont la publication intégrale
fut refusée par Jacques Mitterrand. Je l’adressai alors au F Jean Baylot qui
le publia malgré sa longueur (quatre-vingt pages) et devint mon ami. Voilà
pourquoi « Contribution à la connaissance de la genèse de la première
13. Henri-Félix Marcy. 1956. Essai sur l’origine de la Franc-Maçonnerie et l’histoire du
Grand Orient de France, tome deuxième, Le Monde Maçonnique Français et le Grand
Orient de France au XVIIIe Siècle, p. 173. Paris: Editions du Foyer philosophique.
14. Norman Sisson Hurt Sitwell. 1928. ‘Some mid-eighteenth Century French manuscripts’. Ars Quatuor Coronatorum vol. 40, p. 91-125.
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Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (2)
Grande Loge de France » parut en 1974 dans Villard de Honnecourt15 et
non dans une publication du Grand Orient de France que j’avais quitté
deux ans auparavant.
Quelques années plus tard, je découvrais les procès-verbaux d’une commission d’histoire (History Committee) fondée en 1950 par la Juridiction
Nord des États-Unis. Ils m’apprirent que la « collection du F Sharp »
– en réalité une partie essentielle des archives de la plus vieille loge de province française, L’Anglaise de Bordeaux – avait été emmenée en Angleterre
par Alfred Irwin Sharp en 1940, que deux membres de cette commission
américaine avaient traversé l’Atlantique en 1952 et lui avaient acheté ces
documents qui se trouvent depuis à Lexington aux États-Unis16. Mais ces
procès-verbaux m’apprenaient aussi qu’à la suite d’un échange de documents
effectué entre le Suprême Conseil de la Juridiction Nord des États-Unis et la
Bibliothèque nationale, celle-ci en avait reçu un microfilm intégral.
J’allai poser la question à Madame de Lussy qui ouvrit un tiroir, sortit un
rouleau de microfilms que personne n’avait jamais examiné et me le confia.
J’annonçai ma découverte dans un article publié en 1979 dans la revue
de mon ami René Guilly, Renaissance Traditionnelle17. Ces pièces d’archive d’une valeur inestimable sont aujourd’hui connues sous le nom de
Documents Sharp18.
La franc-maçonnerie allemande et les nazis
La seconde partie de mon livre résume, en s’appuyant sur des documents
inédits ou mal connus que j’ai retrouvés, les évènements importants de
l’histoire maçonnique de quatre pays : la France, l’Angleterre, la Suisse et
l’Allemagne.
15. ‘Contribution à la connaissance de la genèse de la première Grande Loge de France’.
Travaux de Villard de Honnecourt, vol. X (1974), p. 18-99. - 1988. Réimprimé in Travaux
de la Loge nationale de recherches Villard de Honnecourt n° 17, p. 55-197.
16. J’ai donné des détails sur cette découverte dans un article paru en 1989 dans le vol.
101 d’Ars Quatuor Coronatorum. ‘Notes on early Freemasonry in Bordeaux (1732-1769)’.
17. Renaissance Traditionnelle, n° 38 (avril 1979), p. 142. J’ai raconté cet épisode dans
‘Notes on Early Freemasonry in Bordeaux (1732-1769)’.
18. À propos de la publication de ces documents par la Fondation Latomia, cf. mon article
An “Introduction to the Sharp Documents” publié en 1996 dans Ars Quatuor Coronatorum vol. 108, p. 254-256. À sa suite, mon ami le Brigadier A.C.F. Jackson ajouta une note
dans laquelle il remarquait que si les Américains semblaient en droit d’acheter ces documents, on pouvait se poser la question de savoir si Sharp avait celui de les vendre.
20
Une certaine idée de la franc-maçonnerie
Pour l’Allemagne, j’ai repris une conférence que je donnai en 1998 comme
titulaire de la Chaire Théodore Verhaegen de l’Université libre de Bruxelles,
« La franc-maçonnerie allemande au xxe siècle ». Je m’y suis attaché à
montrer combien les obédiences chrétiennes berlinoises s’étaient efforcées
– sans succès, il est vrai – de collaborer avec le nazisme.
Or en 1946, les francs-maçons allemands arrivèrent à tromper les frères
américains venus leur apporter une aide matérielle de mille dollars19. Ils passèrent sous silence leurs offres de collaboration avec Hitler et occultèrent totalement le rôle de la très petite minorité courageuse qui avait formellement
rejeté le nazisme dès 1930. Ces frères courageux, à peine un millier sur
quelque 100 000 francs-maçons allemands, étaient membres de la Grande
Loge Symbolique d’Allemagne et du Suprême Conseil pour l’Allemagne,
deux obédiences fondées en 1930 avec l’aide de la Grande Loge de France
et du Suprême Conseil de France.
À peine la Seconde Guerre mondiale terminée, les francs-maçons allemands
conclurent un accord pour ne jamais évoquer leurs documents et circulaires
des années 1920-193520. Et ils déclarèrent publiquement qu’ils n’accepteraient jamais d’initier ou de réintégrer quiconque aurait été membre du
parti nazi21.
Cet accord vola en éclat en 1960 lorsque le F Schalscha fut proposé
comme Grand Commandeur du Suprême Conseil d’Allemagne, candidature à propos de laquelle plusieurs membres du Suprême Conseil estimèrent que l’accession d’un juif à ce poste pourrait présenter des aspects
négatifs pour la franc-maçonnerie allemande. Alors de vieux documents
reparurent, ces membres du Suprême Conseil – parmi eux le grand maître
Vogel – en furent exclus et mon vieil ami Schalscha fut élu.
Ce n’est pas tout. Il y a quelques années, grâce à mon ami Ralf Melzer, j’eus
accès aux fichiers du parti nazi du Berlin Document Center devenus acces19. After fifteen years (Octobre 1949. Washington D.C.), p. 9. Sur la dernière page de la
traduction allemande (1950) une note en caractères minuscules décline toute responsabilité pour les inexactitudes qui pourraient s’y trouver à propos notamment des grandes
loges berlinoises.
20. Das Verhältnis der Großen Landesloge der Alten Freien und Angenommenen Maurer
von Deutschland zum Deutschen Obersten Rat des Alten und Angenommenen Schottischen Ritus (1961), p. 12.
21. « Je ne connais aucun membre du Rite qui ait cherché à collaborer avec les Nazis. [...]
aucun Fr. qui a collaboré avec les Nazis n’est toléré et ne peut faire partie du Rite. » (Exposé du Grand Commandeur du Suprême Conseil Allemand Dr August Pauls à la Réunion
des GGCC européens de Lausanne. 12-13 mai 1952, pp. 3 & 6).
21
Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (2)
sibles au public. Ils révélaient que le Grand Commandeur élu en 1978, Kurt
Hendrikson22, était devenu membre du parti le 1er janvier 1941 (matricule
8 289 368) et que son successeur, Herbert Kessler23, élu en 1984, s’y était
inscrit le 1er mai 1941 (matricule 8 934 793).
Une certaine idée de la franc-maçonnerie
Mon livre se termine par le portrait de quatre francs-maçons, un Suisse et
trois Français : Oswald Wirth, Marius Lepage, Corneloup et René Guilly.
Bien sûr, je n’ai pas connu Wirth, l’un des plus remarquables membres de la
Grande Loge de France, mort en 1943. Mais son dernier livre, Les Mystères
de l’Art Royal, m’a beaucoup appris. Wirth fut le maître de Corneloup et
de Lepage. Tous les deux, comme René Guilly, ont été mes amis. Tous les
quatre ont beaucoup écrit. Et comme l’a écrit mon maître Corneloup :
J’ai écrit [...] pour comprendre, et j’ai beaucoup écrit. Est-ce à dire que j’ai tout compris ?
Le sourire est la seule réponse qui convienne à une telle question.24
Moi aussi, j’ai beaucoup écrit et je suis loin d’avoir tout compris. Je vais
pourtant tenter, pour finir, de vous dire cette « certaine idée » de la francmaçonnerie qui est la mienne.
Il ne me semble pas que la franc-maçonnerie ait été un Ordre initiatique
lorsqu’elle s’est organisée en Angleterre en 1717. Je crois qu’elle l’est devenue
en France avec l’apparition des premières instructions de langue française
qui soulignent la nécessité de chercher la lumière, le rôle des maîtres pour
la répandre.
Initier, c’est transformer et faire renaître. Tel est le rôle des rites maçonniques
dans les loges symboliques. Mais ces rites ne sont efficaces que si celui à qui
l’initiation est conférée possède un don particulier. C’est cette condition
qu’évoquait James Anderson en écrivant and if he rightly understands the
Art, c’est-à-dire « s’il comprend bien l’Art ». Chacun n’a pas ce don, de
même que tous les êtres humains n’ont pas reçu celui de la musique.
22. Kurt Hendrikson (18 novembre 1913-8 novembre 1991). Initié à Hambourg, le 8
février 1950. 4e le 5 décembre 1953. 33e et membre actif du Suprême Conseil, le 2 novembre 1958. Grand Commandeur 1978-1984.
23. Herbert Kessler (8 décembre 1918-8 novembre 2002). Initié à Mannheim, le 8 octobre 1965. 4e le 9 juin 1969. 33e le 15 janvier 1974, membre actif du Suprême Conseil le
19 octobre suivant. Grand Commandeur 1984-1993.
24. J. Corneloup. 1971. Je ne sais qu’épeler !, p. 209. Paris : Vitiano.
22
Une certaine idée de la franc-maçonnerie
La musique utilise un langage qui lui est propre, celui des sons. Le langage
de la franc-maçonnerie est celui des symboles. Les symboles ne devraient
pas faire l’objet de commentaires, car je les crois destinés à être montrés et
transmis, non à être expliqués. Celui qui reçoit ces outils en fait l’usage qu’il
peut. À force d’explications estimées bien à tort nécessaires, la plupart des
rituels verbeux pratiqués aujourd’hui sont devenus des textes moralisateurs.
Ce n’est pas leur rôle.
Je crois, par contre, que notre histoire a besoin d’éclaircissements et de
rappels. Par exemple, celui du virage pris au milieu du xviiie siècle, lorsque la
Grande Loge des Anciens, rivale de celle fondée en 1717, fut créée à Londres
par des Irlandais. Ce sont eux qui introduisirent la notion selon laquelle les
Trois Grandes Lumières de la franc-maçonnerie seraient le Volume de la
Loi Sacrée, l’Équerre et le Compas, alors que les plus anciennes instructions
maçonniques connues, en anglais comme en français, attribuaient ce rôle à
la Lune, au Soleil et au Maître de la loge. C’est alors aussi qu’un certain ton,
plus voisin des églises que des chantiers, est apparu dans les rituels. Je ne juge
pas, je constate.
Comme l’a écrit mon ami Pierre Chevallier,
Le rôle de l’historien n’est ni de condamner les uns, ni d’acquitter les autres. L’histoire,
contrairement à une opinion reçue, n’a pas à juger, mais à expliquer et à faire
comprendre.25
Tous les rites de la maçonnerie tournent autour de l’idée de construction
affirme un personnage de Jules Romains26. Je me sens en accord avec cette
idée qu’éclaire une image de Pierre Mariel : des ouvriers extrayaient des
pierres, les taillaient, les transportaient et les mettaient l’une sur l’autre
pour construire les pyramides. Elles sont nées, il est vrai, grâce à ceux qui en
avaient dessiné les plans et en avait conçu l’idée27. Mais tous participèrent à
leur construction.
À sa manière, selon son talent et sa faculté de bien comprendre l’Art, chaque
franc-maçon participe à une « certaine forme » de construction.
25. Pierre Chevallier. 1984. Histoire de la Franc-Maçonnerie française, volume 3, p. 302.
Paris : Fayard.
26. Jules Romains. 1934. Recherche d’une Église. 1964, Éditions J’ai Lu, p. 293.
27. [Anonyme = Pierre Mariel]. 1961. Les authentiques « Fils de la Lumière », p. 61-62.
Paris : La Colombe.